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Transcription
00:00 *Générique*
00:15 Et j'ai trouvé ce matin un article dans le courrier international.
00:18 Catégorie société, Etats-Unis, santé mentale.
00:22 Le titre "Epidémie de solitude, deux points les américains doivent passer plus de temps ensemble".
00:28 La solitude est devenue, et j'ouvre les guillemets, une grave menace pour la santé publique aux Etats-Unis.
00:33 C'est ce qu'affirme un rapport de l'administrateur de la santé publique, Vivek H. Murthy,
00:38 publié dans le Washington Post et repris par le courrier international.
00:42 Le temps qu'un individu consacre à des relations sociales avec des amis en personne
00:47 est passé de 60 minutes par jour en 2003 à 20 minutes par jour en 2020.
00:53 20 minutes par jour. Et ce n'est pas simplement le fait du Covid.
00:56 Le rapport précise "le Covid-19 a jeté de l'huile sur un feu qui existait déjà".
01:02 Et cette solitude a des conséquences que l'administration américaine a tenté de quantifier.
01:07 Alors l'analogie est surprenante mais elle est assez efficace.
01:10 Le risque de mort prématurée causé par la déconnexion sociale
01:14 est comparable à celui causé par le fait de fumer 15 cigarettes par jour.
01:19 On meurt donc de solitude.
01:21 Evidemment, on n'a pas attendu le courrier international ni l'administration de santé américaine pour le savoir.
01:25 Mais maintenant, qu'est-ce qu'on en fait ?
01:27 Alors la réponse est peut-être dans la démarche de mon invité Mathilde Meunier,
01:31 figure de la danse contemporaine, qui présentera en juin prochain son nouveau spectacle au Festival Montpellier Danse.
01:37 Je la cite "Je veux comprendre l'autre avec qui la danse me permet d'être.
01:42 Pour moi, la danse c'est la connaissance d'autrui par un biais singulier, le mouvement.
01:47 La parole ne vient que plus tard.
01:49 Un premier pas donc est de danse, évidemment."
01:53 *Tic-tic-tic-tic*
01:55 Bonjour Mathilde Meunier.
01:57 - Bonjour.
01:58 - Merci beaucoup d'avoir accepté notre invitation pour "Bienvenue au club".
02:01 Est-ce que c'est ce qui vous anime justement, la rencontre avec autrui par le mouvement ?
02:06 Est-ce que c'est ce qui vous a amené, est-ce qui vous fait continuer à aimer charnellement profondément la danse ?
02:11 - Je crois que c'est précisément pour ça que j'ai choisi ce métier.
02:16 Je sais pas si on choisit un métier, mais en tout cas, j'ai choisi de danser.
02:20 C'est parce que justement, c'est un métier qu'on fait pas tout seul, qu'on fait avec d'autres.
02:24 Alors après, effectivement, on travaille parfois tout seul dans son studio.
02:29 Mais c'est tout à fait ce travail, alors on peut dire de communauté, de groupe, de compagnie, on l'appelle comme on veut.
02:36 Mais moi, c'est ça qui me fascine.
02:39 Parce que je pense qu'aussi, la danse, c'est un art du lien.
02:42 Et c'est un art du lien, bien sûr, avec le public.
02:45 Mais moi, c'est ces grandes compagnies, c'est d'être ensemble avec les danseurs, c'est toute ma vie, ça.
02:51 - Vous dites "les mots ne viennent que plus tard", vous arrivez justement à mettre des mots sur cette relation qui se noue,
02:57 quand deux corps sont en mouvement parallèle, se répondent en écho ?
03:02 - Alors on essaye, on essaye de mettre des mots, mais les mots parfois aident, mais pas toujours.
03:07 Parfois, il faut trouver d'autres manières de travailler ensemble.
03:10 Parfois, il faut juste accepter le silence, en fait, dans le travail.
03:15 Et les mots ne remplacent pas tout.
03:18 Alors parfois, il y a des mots qui sont déclencheurs, donc il ne faut pas se tromper de mots.
03:21 On en emploie peu, mais il faut les employer bien.
03:24 Et ça, c'est souvent un espèce de challenge aussi, d'arriver à pointer quelque chose avec la parole.
03:31 Mais souvent, le plus simple, c'est de travailler, de se montrer les choses, de pratiquer ensemble, tout simplement.
03:38 - Inspirée de faits réels, "Black Lights" est un spectacle manifeste qui rencontre des violences faites aux femmes au quotidien.
03:45 C'est une création qui s'appuie sur une série qui avait beaucoup marqué lorsqu'elle était sortie sur Arte en 2021,
03:53 qui s'intitule "H24", 24 courts-métrages sur le quotidien.
03:57 Chacun des courts-métrages décrit une heure du quotidien d'une journée d'une femme.
04:02 Réalisation originale de deux cinéastes, Valérie Urea et Nathalie Masduro.
04:06 Je voudrais qu'on écoute d'abord un premier extrait et qu'on en parle.
04:09 - Oh là là là là là là là là là, mais qu'est-ce que c'est que ces chaussures ?
04:13 - Bah moi, je réponds "des derbies".
04:18 - Des derbies ?
04:21 - À ce moment-là, un mec en costume arrive et il dit "un problème, Jeanne ?"
04:24 Jeanne, elle dit "elle est à plat".
04:28 - Lui, elle est nouvelle ?
04:30 - Oui, nouvelle. Et elle est à plat.
04:32 - Ouais, et elle porte des... c'est quoi le mot ?
04:35 - Des derbies, je dis. Et Jeanne répète "des derbies".
04:39 - Elle a qu'à laisser acheter une paire, dit l'homme, comme si j'étais pas là,
04:41 y a un magasin au coin de la rue.
04:43 - Et prenez pas des talons de 5, il dit, c'est ridicule, prenez des talons de 8 ou 10.
04:50 - Et puis là, le mec se verrouille d'un coup.
04:54 - Tu vois pas pourquoi je discute ? La boutique de chaussures ou la porte ?
04:56 Je vais pas vous laisser scorter mes clients avec vos baskets de jogging.
04:59 - Et là, moi je hurle "mais putain, c'est des derbies !"
05:03 - "10 cm au-dessus du sol", texte d'Alice Zeniter, que donc vous adapterez sur la scène de Montpellier Danse en juin prochain.
05:10 Vous avez donc déjà créé le spectacle.
05:12 Par exemple, pour qu'on essaie de comprendre la manière dont vous travaillez,
05:16 en quoi ce texte a fait écho en vous ? En quoi ces images ont fait écho en vous ?
05:20 Qu'est-ce qu'elles ont provoqué ? Quels gestes elles ont évoqués pour vous ?
05:24 - Alors, c'est bien qu'on commence par ce texte, parce que c'est vraiment un texte...
05:27 Alors, il a l'air de rien, on pense à des talons, voilà, une femme qui met des talons, elle a des derbies, bon...
05:32 Mais en fait, ce texte a été vraiment pour moi un des textes d'entrée dans la pièce.
05:37 Il est d'ailleurs au début du spectacle.
05:39 Et j'ai construit d'ailleurs toute une scène chorégraphique où les femmes sont en talons,
05:46 mais elles sont en talons au sol, allongées par terre.
05:48 Donc avec, il y a tout un travail de... Je vais pas tout révéler les choses,
05:52 mais il y a tout un travail chorégraphique sur ce rapport, justement, où j'ai inversé le rapport,
05:57 c'est-à-dire au lieu d'avoir les femmes debout comme dans la série, j'ai inversé le rapport
06:03 et les femmes sont allongées au sol avec les chaussures.
06:06 Et c'est vraiment, je trouve, une scène très emblématique de la série.
06:10 C'est une toute petite chose cette histoire de talons.
06:13 En fait, la jeune fille décompense sur cette histoire de talons,
06:17 mais ça dit énormément de choses sur ce qu'on attendrait d'une femme quand elle apparaît en public.
06:25 Et sur ces violences quotidiennes même, qui paraissent anecdotiques, comme vous le disiez,
06:31 mais qui laissent des marques malgré tout, et parfois très profondes.
06:34 Oui, alors ça c'est une chose aussi que j'ai compris au fur et à mesure, en fait, où j'ai lu ces textes.
06:39 C'est que finalement, à côté du fait, ou peut-être, alors parfois, effectivement,
06:43 une petite chose qui se passe, un petit incident, finalement, ce qui m'a intéressée,
06:48 c'est de voir quel impact ça a dans le corps des femmes, et dans leur psychologie,
06:52 dans la façon dont elles vont vivre avec ça, souvent pendant un jour, deux jours, parfois pendant une année.
06:57 C'est-à-dire comment, finalement, on ressasse cette petite chose qui n'a l'air de rien,
07:01 et comment elle s'inscrit dans le corps avec une espèce de blessure, surtout quand elles sont répétées.
07:06 Et c'est ça que je mets en scène, en fait.
07:08 C'est vraiment les black lights, c'est un peu les lumières noires qui restent dans le corps et dans la tête.
07:13 Après, ces mini-choses comme ça du quotidien qui nous arrivent souvent à toutes les femmes,
07:19 toutes les femmes ont connu ça, c'est pas extraordinaire non plus.
07:22 Dans la pièce, il y a des choses beaucoup plus graves, il y a des textes qui portent des choses beaucoup plus graves,
07:26 mais en tout cas, voilà, cet impact sur le corps.
07:29 10 centimètres au-dessus du sol, je voulais aussi qu'on commence par là,
07:32 parce que j'ai l'impression qu'avec vous, la danse commence au premier pas, avec la démarche.
07:37 Y compris simplement marcher, quelqu'un qui marche peut vous évoquer un geste de danse ?
07:43 Oui, alors j'ai beaucoup travaillé sur la marche,
07:46 ça a été notamment à l'occasion d'une pièce qui s'appelle "Des routes",
07:50 où en fait les danseurs ne faisaient que marcher.
07:52 Alors c'était une pièce qui a fait un peu de bruit,
07:55 parce que c'était à priori, on va dire, est-ce que c'est de la danse, c'est de la non-dance,
07:59 ça tombait à ce moment-là, au moment de la non-dance.
08:01 Oui, pour moi, la danse démarre déjà dans la marche,
08:04 dans la façon dont on traverse un espace, dont on prend un espace,
08:07 une posture, quand on déroule un corps sur un plateau, voilà.
08:12 C'est déjà de la danse, la marche.
08:14 Si vous avez cette liberté peut-être avec la danse,
08:17 c'est peut-être aussi parce que vous êtes arrivés finalement très tard,
08:19 et presque par hasard, il y a cette anecdote que vous racontez de ce studio de danse,
08:24 dans lequel vous arrivez, par inadvertance,
08:28 je crois que c'est votre mère qui va chercher votre sœur,
08:30 et duquel vous tombez amoureux presque immédiatement.
08:33 Vous savez que ça va être là chez vous pour les prochaines années.
08:37 Oui, c'est vrai que j'ai eu l'impression d'arriver chez moi.
08:40 C'est une sensation, alors, adolescente, parce que je devais avoir 15-16 ans,
08:45 et donc je traverse ce studio, et d'un coup je me dis,
08:48 mais en fait c'est l'endroit que j'ai cherché toute ma vie, sans jamais le connaître.
08:52 Ayant eu une enfance au Maroc, il y avait dans une toute petite ville,
08:56 il n'y avait absolument rien, je n'avais jamais eu accès à...
08:59 ni d'ailleurs à des images de danse, parce qu'on n'avait pas la télé,
09:02 donc sincèrement je ne sais pas d'où vient ce besoin, cette envie de rentrer dans ce monde
09:08 qui m'était totalement inconnue.
09:10 Mais le moment où je suis rentrée, j'ai su que ça y est, j'étais là pour toujours.
09:14 Vous pourriez le décrire encore aujourd'hui, ce lieu, ou pas ?
09:16 Je ne sais pas, les odeurs, les matériaux, les formes,
09:19 ces choses-là vous restent encore de ce moment de rencontre ?
09:21 Oui, alors la musique beaucoup, le piano, c'est vrai qu'on rentre dans un monde parallèle en fait,
09:26 un monde où il y a moins de problèmes, il y a moins de soucis,
09:31 c'est un monde d'invention, de fiction, un monde que je me suis complètement appropriée.
09:39 Oui, et puis aussi un monde où le corps peut trouver une place.
09:43 Je crois que j'avais besoin de corps, j'avais besoin que mon corps parle à ma place.
09:46 J'avais besoin aussi de travailler mon corps, peut-être aussi le rapport un peu sportif-physique,
09:52 j'étais très attirée par ça.
09:55 Vous disiez que mon corps parle à ma place, ça m'évoque, ça me fait penser à votre spectacle
09:59 "Je ne vois pas la femme cachée dans la forêt",
10:02 parce que c'est vrai que vous êtes ensuite très vite allée vers la chorégraphie,
10:05 mais que cette pièce, donc, jouée du 19 au 21 février 1988 au Théâtre de la Bastille à Paris,
10:12 il faut être précis, cette pièce-là a été pour vous comme une forme de libération,
10:15 comme une forme d'affirmation qu'enfin, vous dansiez pour vous et pas cachée derrière des grandes figures.
10:21 Oui, alors ça a été vraiment ma première pièce en solitaire, j'avais fait des petites choses avant,
10:26 c'est vrai que ce titre où à la fois j'apparais et je disparais,
10:30 c'est-à-dire j'apparais comme chorégraphe, mais avec un titre où,
10:35 suite au tableau de Magritte où la femme est entourée d'hommes,
10:39 elle est nue en fait dans le tableau,
10:42 et la pièce parle de ça, de cette idée de pouvoir faire sa place finalement dans un monde
10:48 dont on ne connaît rien, qui nous est étranger,
10:52 dont on essaie de comprendre un peu les mécanismes,
10:56 et c'était une pièce à l'aveugle je crois complètement, d'où ce titre.
11:01 Ça a été une libération, mais comme vous le racontez, on sent que c'est une libération sur le long terme la danse en fait,
11:08 on ne pourrait pas raconter un moment de déclic qui aurait tout bouleversé.
11:12 Peu à peu vous vous êtes véritablement affirmée.
11:15 Oui, alors c'est venu assez lentement, alors en même temps j'étais assez jeune,
11:18 j'avais que 24 ans quand j'ai fait cette pièce, qui finalement est très jeune,
11:21 moi j'avais déjà l'impression d'être vieille,
11:23 et c'est vrai que c'est au fur et à mesure, parce que aussi ce qui se passe c'est que j'avais pas fait d'école,
11:28 donc on se sent jamais légitime, il se trouve qu'il n'y avait pas d'école à l'époque.
11:33 Donc plus tard j'ai créé un master chorégraphique parce que je me suis dit il n'y a pas d'école pour les chorégraphes,
11:38 où est-ce qu'on apprend la chorégraphie, qui va m'apprendre la chorégraphie ?
11:41 Donc sur le fond c'est en regardant les autres que j'ai appris.
11:44 Voilà, et c'est pour ça que j'ai l'impression d'être rentrée comme ça petit à petit finalement dans ce métier,
11:50 en regardant les spectacles, en essayant de prendre des choses à droite à gauche,
11:54 en glanant mais sans aucune théorie, sans approche vraiment universitaire ou quoi que ce soit.
12:00 Et en cherchant à chaque fois à nous surprendre, comme avec ce nouveau spectacle,
12:05 Black Lives qui sera joué à Montpellier Danse les 22 et 23 juin prochain.
12:11 [Musique]
12:29 Je le vois, lui, prêt à se ruer furieux sur le pied de biche,
12:34 l'empoigner pour me frapper.
12:37 Il disparaît, il revient, il vide sur moi un bidon d'essence.
12:42 L'horloge au mur derrière lui marque 18h10.
12:46 [Musique]
13:01 La fumée assise me brûle les yeux, me bouche les narines.
13:04 Il faut que je respire, que je respire encore.
13:07 [Musique]
13:16 On écoutait donc un nouvel extrait de cette série H24, "Je brûle", Dersy, Sotiro Poulos.
13:22 Alors évidemment il y a la question de comment les mots font écho,
13:26 mais ma question est aussi, et alors elle est très naïve et je vous la pose telle quelle,
13:31 comment est-ce qu'on écrit la danse ?
13:33 Est-ce qu'on danse soi-même ? Est-ce qu'on prend des notes ? Comment ça se passe ?
13:38 On fait tout ça, on prend des notes, on se filme.
13:41 Moi je danse avec les danseuses.
13:44 Il se trouve que c'est vrai que depuis quelques années je travaille beaucoup avec des femmes
13:48 parce que j'ai l'impression que mon vocabulaire, ce que je peux essayer sur moi,
13:52 est beaucoup plus facile à transmettre.
13:54 Il y a une espèce de choses assez évidentes comme ça, de transmettre.
13:59 Mais aussi les danseuses amènent beaucoup de choses.
14:03 C'est des artistes, c'est des grandes artistes, elles amènent beaucoup de choses sur le plateau.
14:06 Donc c'est un travail de collaboration, c'est aussi un travail de groupe.
14:09 On essaye, on se plante, on cherche assez vite parce qu'on n'a pas beaucoup de temps.
14:15 Moi je travaille beaucoup en pratiquant, c'est-à-dire qu'on fait pendant longtemps, pendant plusieurs heures.
14:20 - C'est-à-dire que vous dansez à côté d'elles, en écho, vous vous répondez,
14:25 vous cherchez comme ça directement par le corps ?
14:27 - Oui, je peux arriver avec une proposition, on l'essaye ensemble.
14:31 - Sur cet extrait-là par exemple, est-ce que vous vous souvenez d'où c'est parti ?
14:36 - Cet extrait-là c'est très particulier parce qu'en fait la danseuse qui est une absolument extraordinaire interprète,
14:41 Jonathan Martin, qui a été les juries de William Forsythe pendant 20 ans,
14:47 est une danseuse absolument accomplie, une artiste hors pair.
14:50 Elle a fait une proposition qu'elle a travaillée toute seule.
14:53 Je ne m'attendais pas du tout à cette proposition et c'est assez extraordinaire ce qu'elle fait.
14:57 C'est assez simple mais voilà.
15:01 Et parfois c'est juste d'accueillir une proposition de ces artistes qui sont aussi des partenaires de travail,
15:06 c'est-à-dire que ce n'est pas juste des interprètes.
15:09 - Et qui ont une charge immense parce qu'on le disait, le premier extrait paraissait plus anecdotique,
15:15 celui-là est bien plus profond, on parle d'une femme qui subit des violences terribles.
15:19 Et je me demandais justement comment est-ce qu'on met en mouvement la souffrance ?
15:24 Parce que j'imagine qu'il y a une part aussi de pudeur face à cette souffrance.
15:28 - Oui, c'est très difficile, ça fait partie des questions qu'on se pose pendant le spectacle.
15:34 Alors moi je dis aussi que dans ce spectacle, il ne faut pas qu'on soit assigné à être des victimes.
15:41 Il n'y a aucune assignation pour aucune femme à être victime toute sa vie.
15:45 Donc effectivement ces textes sont des témoignages, ce sont des récits, ils sont forts, il faut les faire entendre.
15:50 Mais en même temps il y a aussi une forme de résilience d'être quelqu'un d'autre.
15:54 On n'est pas seulement l'événement qui nous est arrivé et qui va nous marquer toute sa vie,
15:59 il y a aussi une manière de l'interpréter, de le faire vivre, de le partager avec parfois de la distance,
16:05 de la joie, beaucoup d'émotions. Donc c'est ça que j'essaye de mettre dans ce spectacle.
16:10 - Et pour le faire vivre, il faut évidemment un corps. Mais si on parlait d'un corps de danse, d'un corps en mouvement,
16:18 j'ai l'impression qu'avec vous on parle plutôt des corps aujourd'hui.
16:21 C'est-à-dire que vous introduisez des personnes avec des physiques très différents.
16:26 Et c'est chez vous une véritable volonté de mettre en avant des corps différents ?
16:31 - Oui, alors je l'ai fait depuis plusieurs années, presque depuis 15 ans,
16:36 ou je ne sais pas, presque depuis le début en fait. Même dans "La femme cachée", il y avait déjà des personnages
16:41 qui n'étaient pas du tout des danseurs. Et ça a toujours été...
16:46 Oui, ça veut dire qu'il y a des corps qui sont des danseurs très techniques, qui ont énormément de technique,
16:51 mais qui n'ont pas forcément de l'émotion, qui ne sont pas porteurs d'émotion.
16:56 Et il y a parfois des gens qui ont traversé d'autres techniques.
17:00 Et aujourd'hui, moi je m'intéresse beaucoup à des danseurs qui viennent de techniques,
17:05 ça peut être des techniques du folklore, du krump, du hip-hop,
17:09 enfin voilà, qui viennent d'autres écoles, qui ont d'autres manières de s'exprimer, avec d'autres langages.
17:15 Et j'ai besoin aussi de m'ouvrir à ces langages-là.
17:19 - Ce qui est très intéressant, c'est que vous avez dirigé le Centre chorégraphique de Montpellier Languedoc-Roussillon
17:24 pendant pratiquement 20 ans, 19 ans je crois, de 1994 à 2013.
17:29 Et pour autant, vous n'avez jamais véritablement voulu être enfermée dans un rôle de chef de troupe.
17:35 Vous n'avez pas le tempérament d'une chef ?
17:38 - Alors je ne sais pas, je dois l'être quand même un petit peu, mais c'est vrai que...
17:43 D'abord je travaille beaucoup avec des gens avec qui je suis depuis des années,
17:47 on va dire que c'est une famille et tout ça, mais c'est des gens qui m'accompagnent parfois depuis 20 ans ou 30 ans,
17:52 donc on n'a plus besoin d'être chef parce qu'on se connaît tellement, chacun sait où il est, chacun est à sa place.
17:58 Donc je travaille beaucoup dans la confiance. J'ai besoin de confiance dans le travail,
18:01 j'ai besoin que les interprètes me fassent confiance, que les équipes me fassent confiance,
18:05 parce que moi je leur donne de la confiance.
18:07 Et je pense qu'on est... voilà, on est gagnant, et moi j'ai besoin aussi que ce soit avec de l'empathie,
18:13 de la bienveillance dans le travail, je ne veux pas être dans la violence dans le travail ou dans l'autorité,
18:18 je ne supporte pas cette manière de travailler, je pense qu'elle n'apporte rien du tout.
18:23 - Comment les avez-vous choisis justement ces danseuses qui vont interpréter ?
18:27 Elles sont donc 8 pour 11 textes, les textes sont ceux d'Alice Zeniter,
18:31 Siri Hustvedt, Monika Sabolo, Lis Pitt, Lola Laffont, Fabienne Canor, Agnès Dessartes,
18:36 je veux toutes les citer, Ersys, Otiro Poulos, Blandine Rinkke, Niviak, Cornelius Sen, et Grazina Plebanek.
18:45 Comment les avez-vous choisis ces danseuses qui vont justement incarner les mots de ces autrices ?
18:50 - Alors j'ai choisi des danseuses d'âge et justement issues de techniques très très différentes,
18:56 donc la plus jeune à 24, va avoir 25 ans, et la plus âgée plutôt autour de la cinquantaine,
19:03 donc je voulais avoir un panel de femmes qui ont des parcours aussi dans le métier très différent,
19:09 entre la très très grande professionnelle qui est Ionesan Martin ou Isabelle Abreu,
19:14 qui est actrice, Sheikha Gore Rodriguez, et qui est presque dans toutes ses pièces,
19:19 qui a une énorme carrière, et une très jeune danseuse de Mozambique, May Machupo,
19:27 qui elle au contraire, c'est la première fois qu'elle fait un spectacle, elle vient de Mozambique,
19:32 je l'ai rencontrée cet été, et ça va être son première création avec moi,
19:36 je voulais un panel très différent de femmes, de cultures, de traditions différentes, d'expériences différentes.
19:44 - Mathilde Monnier est notre invitée dans Bienvenue au club, sur France Culture,
19:47 sur son spectacle Black Light, qui sera donné en première mondiale à Montpellier Dance les 22 et 23 juin prochains,
19:52 et plus tard à Avignon en juillet au Carme.
19:55 - Tu dis que je serai reine, si je me renforce.
19:59 Tes mains sur la glace me rattrapent, me redressent, me sécurisent.
20:07 Tes mains m'applaudissent quand je réussis.
20:09 Le soir quand on éteint la lumière dans la chambre que je partage avec une quinze,
20:14 elles soupirent que j'ai trop de chance d'être la chouchoute.
20:17 Trop de chance.
20:21 Au téléphone aussi, mes parents agitent ma chance.
20:26 Le stage n'est pas donné, mais c'est un sacrifice qu'ils sont contents de faire du moment que j'en profite.
20:30 Si ça ne fait pas mal, c'est qu'on n'a pas assez travaillé, dis-tu.
20:35 Me détendre.
20:38 Penser à autre chose.
20:41 J'ordonne à mes cuisses et à mon ventre de lâcher prise,
20:46 d'obéir à tes ordres chuchotés.
20:49 Tes doigts, sur tout l'ongle du majeur, qui m'éraflent dedans.
20:55 Et la salive sur tes doigts la première fois que...
20:59 Tu rentres dans ma chambre, la nuit.
21:08 La laine âcre, d'épices, de viande grasse, t'ont dîné dans ma bouche.
21:12 On entendait l'extrait, un texte de Lola Lafon, "Je serai reine", que vous mettrez en...
21:18 Comment on dit ? Mettre en danse ? Mettre en mouvement ?
21:21 Oui, on peut dire tout ça. Mettre en chorégraphie.
21:24 Comment vous dites-vous ?
21:26 On dit tout.
21:27 Ou on ne dit pas d'ailleurs, on s'en fiche peut-être.
21:30 Oui, on s'en fiche un peu. Je ne dis pas mettre en scène, parce que je ne me sens pas mettre en scène.
21:34 Je reste chorégraphe et c'est toujours à travers ma vision de chorégraphe que je vais mettre en scène.
21:40 Mais c'est vrai que c'est un sort de pari de mettre des textes.
21:43 Pour une chorégraphe, de mettre des textes en scène, il y a quelque chose qui n'est pas si fréquent.
21:48 Et je suis très contente de le traverser, parce que les mots ont beaucoup de valeur pour moi.
21:52 C'est souvent un endroit sur lequel je m'appuie d'imaginaire très fort.
21:56 D'ailleurs, j'ai l'impression, je crois savoir, que votre première émotion culturelle,
22:00 qui n'était pas le spectacle vivant, était plus liée à la lecture, liée aux mots.
22:04 Oui, surtout sur ce prochain spectacle.
22:07 Parce que j'avais beaucoup aimé la série, mais c'est vrai que je n'avais pas eu le déclic à ce moment-là.
22:12 C'est en lisant la publication chez Actes Sud des textes d'H24,
22:17 que d'un coup je me suis dit, mais en fait, ce sont des textes de théâtre.
22:20 Pas tous, peut-être, mais il y en a certains, je pourrais les mettre en scène, je pourrais les utiliser.
22:26 C'est vraiment des textes. Alors, ça sera très différent de ce qu'a fait la série.
22:30 Et tant mieux, il faut que ce soit différent, il s'agit de faire autre chose.
22:34 Mais oui, souvent, les textes sont là, à côté de moi, en répétition.
22:38 Il y a beaucoup de textes, je peux lire des choses à des moments, dans des répétitions.
22:42 Le texte est toujours présent.
22:45 Vous voulez que ce soit également un spectacle qui soit en lien direct avec le public.
22:50 Je crois que c'est assez important pour vous, parce que ce sont des textes qui sont puissants.
22:55 Vous voulez que les danseuses et le public soient proches.
22:59 Oui, j'aimerais bien, j'espère que ce sera possible.
23:02 Je ne voudrais surtout pas que ce soit un spectacle prescripteur d'une espèce de morale ou d'une espèce de posture.
23:08 C'est-à-dire qu'il n'y a pas de posture dans le spectacle.
23:11 On fait entendre des textes, on voit des corps, on voit des corps dansants,
23:15 on voit des corps de femmes qui sont parfois ce qu'elles sont, avec leur force, leur imaginaire.
23:21 Mais je veux dire, c'est au public aussi de faire aussi ce pas, d'être ensemble.
23:26 Il y a quelque chose aussi de l'empathie.
23:28 J'ai envie de partager ces textes avec le public et libre à eux de prendre ce qu'ils veulent.
23:34 Il n'y a pas aucune direction de leur dire "il faudrait plutôt entendre ça ou ça".
23:38 Il n'y a aucune morale là-dedans. C'est un partage.
23:42 Vous dites, vous voulez montrer aussi que les temps changent.
23:47 Et vous dites, et je trouve ça assez juste, que les femmes en sont les sismographes les plus précis.
23:53 Oui, je pense que ça passe. Notre société change beaucoup par les femmes aujourd'hui.
23:58 Parce que pendant tellement d'années, elles n'ont pas eu de place.
24:03 Je pense qu'elles prennent petit à petit une place qui fait bouger la société entière.
24:07 Alors ça prend du temps. C'est pas toujours visible.
24:13 Mais je crois qu'il y a encore beaucoup de choses à faire, notamment dans la politique,
24:17 où la place des femmes est encore à l'image de la place des hommes.
24:20 C'est-à-dire vraiment c'est trouver aussi des places.
24:23 Je pense que les femmes ont à trouver leur propre place sans modèle.
24:26 Et c'est ça qui prend un petit peu plus de temps.
24:28 Vous êtes toujours là où on ne vous attend pas. Ou en tout cas, vous vous renouvelez toujours.
24:32 Est-ce que c'est une forme d'empressement ?
24:34 Par exemple, là ce sera deux journées au Festival Montpellier d'Anse, puis quelques journées à Vignon.
24:39 Puis j'ai l'impression qu'après vous passerez déjà à autre chose.
24:42 Non, pas autant. Parce qu'il aborde une grande tournée.
24:45 Donc ça c'est magnifique.
24:47 Et ce mouvement permanent qui vous anime ?
24:50 Vous savez, c'est pas quelque chose de très conscient.
24:53 On ne sait pas vraiment. Moi je ne sais pas très bien comment je fonctionne.
24:56 Mais c'est souvent des gens qui viennent me chercher ou qui me font des propositions.
25:02 Parce qu'ils ont vu que j'avais cette capacité peut-être à entrer dans d'autres mondes.
25:07 Et c'est vrai que je suis assez curieuse.
25:09 Par exemple dans le monde de la mode, ou dans le monde de la musique, ou de la littérature, ou de la philosophie.
25:13 Donc c'est souvent... Je me laisse porter en fait.
25:16 Beaucoup plus que d'être très volontaire d'en aller chercher.
25:19 C'est souvent des propositions extérieures.
25:21 Je me suis longtemps cachée derrière la danseuse.
25:25 Oui, c'est vrai.
25:26 Vous ne me cachez plus maintenant ?
25:27 Si, si, si. Je ne sais pas. C'est des choses qu'on me dit à un moment donné.
25:32 Oui, parce que peut-être que la danseuse m'empêchait d'être une femme aussi.
25:37 La danseuse, ça reste toujours cet être un peu abstrait, qui maîtrise son corps,
25:43 qui est dans une sorte de perfection, cachée derrière la technique.
25:46 Mais c'est vrai que le côté féminin de la danseuse, surtout dans la danse classique,
25:50 il est quand même assez effacé.
25:52 On a des corps de sportive, des corps qui sont minces, où il n'y a pas beaucoup de...
25:56 Ce n'est pas très charnel.
25:58 Et donc ce corps-là, oui, il est encore en devenir.
26:02 Merci beaucoup Mathilde Meunier.
26:04 Merci de vous être emparée de ces paroles, comme les réalisatrices vous y invitaient.
26:08 Et pour nos éditeurs de France Culture, Black Lights sera donné en première mondiale à Montpellier Danse,
26:13 les 22 et 23 juin prochains, mais également au Festival d'Avignon, ce sera en juillet au Carme.
26:18 Merci infiniment.

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