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Art et designTranscription
00:00 Bonjour à tous, un club artistique aujourd'hui autour de l'exposition Anna Eva Bergman,
00:05 voyage vers l'intérieur à voir jusqu'au 16 juillet au Musée d'art moderne de Paris.
00:10 Peintre de la nature scandinave, un temps éclipsé par la célébrité de son conjoint
00:14 Hans Hartung, la lumineuse artiste norvégienne se voit enfin consacrée à une grande rétrospective
00:20 en France.
00:21 Elle est une femme du siècle dernier, née en 1909, décédée en 1987, figure de la
00:27 peinture d'après-guerre, magnon la feuille d'or et d'argent, comme personne.
00:31 La commissaire d'exposition Hélène Leroy et la documentariste Simone Hoffmann nous
00:35 ouvrent les portes de son atelier aujourd'hui.
00:37 Bienvenue à tous.
00:38 Une émission programmée par Anouk Delphineau, préparée par Sacha Matéi, coordonnée par
00:52 Laura Dutèche-Pérez, avec à la réalisation Félicie Fauger et Jérémy Kaufmann à la
00:57 technique.
00:58 Et bonjour Hélène Leroy, bonjour.
01:00 Commissaire de l'exposition à voir au MAM, comme on dit au Musée d'art moderne, de Paris.
01:04 Bonjour Simone Hoffmann, bonjour à toutes les deux.
01:07 Anna Eva Bergman, peintre, alchimiste de la lumière, votre film documentaire, c'est son
01:12 titre, est à voir sur Arte, nourri d'images et d'extraits de ses carnets lus par la comédienne
01:18 Charlotte Rampling.
01:19 Extrait.
01:20 Pourquoi peignez-vous, me demandent les gens.
01:29 Je pourrais leur donner des réponses simples mais qui disent tout, parce que je le dois
01:34 ou parce que je ne peux pas m'en passer.
01:36 Mais pour expliquer pourquoi je peins et pourquoi on devient artiste, il faut aller plus en
01:42 profondeur et tenter de déterminer pourquoi l'art existe et quelle est sa mission.
01:47 Aujourd'hui comme hier et comme toujours, les artistes ont la même vocation, montrer
01:55 aux hommes quelque chose qu'ils ne savent ou ne connaissent pas, mais qui devraient savoir
02:00 et connaître.
02:01 Son œuvre nous fait découvrir le monde autrement, complète, Karine Elanzio, que vous avez également
02:18 rencontrée à votre manière, cette historienne d'art qui vous parle, Simon Hoffman, de la
02:24 peinture d'Anna Eva Bergman.
02:26 Elle est très belle cette phrase, cette idée que les artistes ont la même vocation depuis
02:30 toujours.
02:31 Montrer aux hommes des choses qu'ils ne savent pas mais qu'ils devraient connaître.
02:34 Mais ça reste quand même très mystérieux comme formule.
02:37 D'après vous deux, qu'est-ce qu'elle cherchait à nous montrer ? Quel autre monde
02:42 elle nous a fait découvrir à travers ces peintures, Simon Hoffman ?
02:46 Je pense que le monde qu'Anna Eva Bergman veut nous faire découvrir, c'est l'univers.
02:51 C'est un monde qui est à la fois intérieur mais à la fois extérieur.
02:55 C'est-à-dire que pour moi, c'est le lien de l'être humain avec l'univers, notre
03:01 place dans cet univers, dans le cosme.
03:04 Parce que pour moi, elle traite vraiment de la question, qu'est-ce que nous faisons
03:09 là ? Quel est le sens de la vie ? Et elle a vraiment été à la recherche de ça.
03:13 C'est en tout cas moi, ce qui m'a le plus touchée dans sa quête.
03:17 Hélène Leroy.
03:18 Oui, tout à fait.
03:19 C'est une œuvre plastique, donc on la contemple, on regarde son art, on regarde des peintures
03:24 mais en fait derrière l'art de Bergman, il y a beaucoup d'idées, il y a beaucoup
03:27 de spiritualité.
03:28 Elle nous invite aussi à entrer dans une dimension sacrée de l'art.
03:32 Elle disait elle-même qu'on devait regarder l'art en ayant la perception d'entrer
03:37 dans une cathédrale.
03:38 Et je crois qu'elle a cherché d'ailleurs par des moyens plastiques qui sont très efficaces
03:43 à nous faire ressentir cette sensation, cette dimension du sacré qui est effectivement
03:48 un sentiment d'union avec la nature et de dépassement de soi en tant qu'individu
03:55 pour approcher quelque chose de plus absolu.
03:58 Elle a eu vraiment deux grandes périodes dans son œuvre et on peut peut-être dater
04:02 le grand tournant autour de 1950.
04:05 On va peut-être s'intéresser d'abord à cette partie-là de son œuvre que vous
04:08 présentez dans l'exposition et qui signe le passage pour elle du figuratif à l'abstraction.
04:14 Elle va se distinguer avec une matière, un savoir-faire, bien à elle, c'est celui
04:19 de la feuille de métal.
04:20 Ça a l'air d'être extrêmement complexe à manier pour une artiste.
04:24 C'est aussi ça qui fait sa singularité.
04:26 Tout à fait, c'est la seule artiste du XXe siècle à utiliser comme cela ce médium,
04:32 ce matériau.
04:33 Et en plus elle le fait avec une maîtrise absolue.
04:37 Et effectivement elle va découvrir cette technique parce qu'elle s'intéresse à
04:42 l'art des églises médiévales norvégiennes, donc elle voit des œuvres qui sont peintes
04:46 à l'or et elle redécouvre les techniques de dorure ancienne.
04:50 Mais effectivement c'est une technique très complexe et au bout de plusieurs décennies,
04:55 on la voit, elle a maîtrisé à la perfection.
04:57 Elle va s'y intéresser, elle va même la détourner un peu cette technique.
04:59 Et ce matériau qui nous paraît quand même assez sacré, elle va même le malmener puisque
05:05 les feuilles de métal, elle ne se contente pas de les poser pour orner ses peintures.
05:10 En fait elle les recouvre de vernis coloré, elle les déchire, elle les utilise comme
05:16 de la peinture.
05:17 D'ailleurs elle dit qu'elle utilise le métal comme un pinceau.
05:19 Donc ça c'est totalement original.
05:21 - Avec des superpositions de couches notamment.
05:23 - Beaucoup de superpositions.
05:24 Elle fait affleurer la couleur par dessous la feuille de métal pour la réveiller.
05:29 Ça c'est une technique qui existe aussi dans les bénisteries puisqu'on utilise le bol
05:32 d'arménie qui est une préparation très rouge qui permet de donner à l'or une couleur
05:37 très vibrante, très chaude.
05:38 Elle utilise ça aussi, elle le fait avec de la peinture et puis elle va aussi recouvrir
05:43 les feuilles.
05:44 Donc elle va teinter les reflets lumineux, les reflets métalliques des feuilles.
05:48 - Vous dites d'elle que c'est une alchimiste dans le titre de ce film documentaire que
05:52 vous lui consacrez aussi Simon Hoffman et ça dit tout.
05:55 On le voit avec cette capacité à jouer, à manipuler la matière, ces feuilles d'or
06:00 et d'argent.
06:01 Mais il y a aussi qu'en la transformant, elle va transformer cette matière en lumière.
06:06 Ça c'est son autre particularité et marque de fabrique.
06:10 Ce sont des tableaux qui savent rendre grâce à la lumière.
06:15 Comment fait-elle ?
06:16 - Alors déjà le titre que moi j'ai donné au film c'est "L'alchimie de la lumière".
06:22 "Peintre alchimiste de la lumière", c'est le titre qui est annoncé par Arte parce qu'il
06:26 fallait faire un titre un peu qui explique qu'elle est effectivement peintre.
06:31 Mais le titre que moi j'ai donné c'est "L'alchimie de la lumière" parce que c'est
06:35 réellement la transformation de la matière en lumière, les deux, et d'elle-même en
06:42 réalité parce que l'alchimie c'est aussi un processus qu'elle applique à elle-même,
06:45 c'est-à-dire qu'elle devient quelqu'un, elle se transforme elle-même.
06:50 Et c'est ce processus de transformation de soi qui lui permet de faire son art.
06:55 - Alors on retourne dans votre film documentaire.
06:57 Une peinture doit être vivante, lumineuse, contenant sa propre vie intérieure.
07:04 Elle doit avoir une dimension classique, une paix et une force qui obligent le spectateur
07:10 à éprouver le silence intérieur que l'on ressent quand on entre dans une cathédrale.
07:15 La vie, c'est l'essentiel.
07:19 Chaque couleur doit être vivante, doit avoir la place de bouger.
07:23 Toutes les nuances, simples, pures et lumineuses, ont un effet décoratif incontestable.
07:30 Mais encore faut-il qu'elles aient la liberté de bouger.
07:33 Un espace vital qui leur permet de vibrer.
07:36 - Voilà, c'est cet art cathédrale que vous évoquiez à l'instant Hélène Leroy,
07:41 et qu'on retrouve dans sa définition de l'art, de la peinture aussi.
07:46 Alors on l'a bien dit, elle est passée du figuratif à l'abstraction.
07:50 Et ce qu'on retrouve dans ces toiles, ce qui est très singulier, c'est réellement
07:54 une puissance d'évocation.
07:55 Tout est là en fait.
07:58 - Tout est là parce qu'elle a la propension incroyable à faire signe avec des éléments
08:04 qu'elle puisse dans le réel, dans le concret.
08:06 On parle d'abstraction parce que ça permet de cerner un peu la catégorie d'artiste
08:12 à laquelle elle appartient.
08:13 Mais ça ne suffit pas à la contenir ce terme d'abstraction parce qu'en fait Bergman part
08:17 toujours du réel.
08:18 Elle représente des paysages, elle représente des choses.
08:22 Et elle leur donne en fait une certaine forme de synthèse, d'épure.
08:27 Et en fait elle les convie à devenir des signes ou des symboles.
08:30 Donc elle a effectivement cette capacité là.
08:33 Et je pense que c'est ça qui caractérise aussi son art à la limite de l'abstraction.
08:40 Parce qu'on est toujours ancré dans le réel, dans la nature, dans le concret.
08:45 - Alors c'est des formes simples, de plus en plus épurées, à la recherche de cette
08:49 forme singulière qui rendrait compte aussi d'un esprit, d'une philosophie, d'un ressenti.
08:56 Peut-être aussi d'un nouvel horizon qu'elle essaye d'ouvrir à travers ses peintures.
09:00 Il va y avoir un voyage qu'elle va réaliser dans le nord de la Norvège, 49, 50, 51, qui
09:05 va constituer pour elle aussi un tournant.
09:08 Est-ce que de manière picturale, esthétique, ce tournant est visible pour vous Hélène
09:13 Leroy à l'œil nu ? Est-ce qu'il y a une œuvre témoin de ce changement, de cette
09:16 révélation acquise pendant ce voyage ? - Oui, parce qu'elle va être captivée par
09:22 la lumière du soleil de minuit, qui est une expérience qu'on ne peut faire que dans
09:26 les mois d'été, quand on arrive, quand on vient dans ces zones qui sont les plus
09:30 au nord du nord de la Norvège.
09:31 Donc là, c'est la lumière.
09:34 Et donc ça, ça va la déterminer.
09:36 Et dans les œuvres qu'elle va réaliser à cette époque-là, qui sont encore vraiment
09:40 très abstraites, c'est la lumière, c'est les couleurs, les sensations qu'elle cherche
09:44 à transcrire.
09:45 Et puis après, dans les années 60, elle va refaire à nouveau ce voyage.
09:49 Elle va y emmener Hans Hartung.
09:50 Et là, on a des films marques, magnifiques.
09:53 Des montagnes transparentes, peut-être que la montagne transparente est l'œuvre qui
09:59 permet de plus ressentir cela.
10:00 - Cette montagne transparente qu'elle essaie de révéler, de raconter, ce qu'on le disait
10:05 avec cette idée d'une vision d'avenir.
10:07 C'est ce qu'elle en a dit après coup.
10:10 Elle cherche la manière de la représenter sans rien gâcher.
10:13 De peut-être de raconter ou retranscrire un ressenti, celui qui fut le sien.
10:18 Il y a aussi ce grand soleil, cette toile de 1956 qu'elle va réaliser dans son atelier
10:23 à Paris et qui est incroyable.
10:25 Parce qu'il y a tout ce travail sur la lumière que vous évoquiez l'une et l'autre.
10:29 Il n'y a pas qu'une lumière, pas que la lumière scandinave.
10:32 Il y a d'autres lumières qui l'ont touchée, qui l'ont brûlée, qui l'ont marquée.
10:35 Celle notamment du soleil chaud de Minorque, où elle va se faire construire une petite
10:39 maison en 1933, un petit paradis qui a conquis mon cœur, écrira-t-elle dans ses carnets.
10:45 Et celle du feu, du feu qui va ravager ses manuscrits quand elle est juste à côté
10:51 d'Oslo pendant cette année où l'incendie en 1941 de mémoire va se déclencher.
10:58 Il y a cette toile dans l'exposition, cette toile intitulée "feu" qui date de 1962.
11:02 Comment vous l'interprétez l'une et l'autre cette toile-là ? Elle figure aussi dans votre
11:07 documentaire Simone.
11:08 Alors effectivement, moi j'ai considéré que cet événement dont elle ne parle quasiment
11:13 pas, juste dans une lettre à Ansartung, elle évoque ça vraiment en deux phrases.
11:18 Je considérais quand même que c'était un événement extrêmement important et un
11:22 point tournant pour elle.
11:23 Parce que justement, dans la quête qu'elle a et dans la recherche qu'elle fait, être
11:29 confrontée à un feu et périr presque dans un feu, tout perdre dans un feu, c'est quand
11:36 même un événement assez important dans la vie humaine.
11:38 Et justement, elle a peint le feu et le feu c'est vraiment un symbole assez fort.
11:43 Donc pour moi, c'est un moment assez important pour elle et dans son art, c'est une des
11:50 toiles les plus magnifiques, je trouve, qu'elle n'a jamais peinte.
11:55 Je la montre à la radio, cette toile-là.
11:58 Oui, ça fait vraiment partie de ce que j'appelle les visions cosmogoniques d'Anna Eva Bergman.
12:03 D'ailleurs là, elle est présentée comme dans l'exposition en diptyque avec un magnifique
12:07 océan, un océan qui est là pour incarner l'élément liquide.
12:10 Donc qu'est-ce qu'elle fait ?
12:11 Effectivement, elle peint les éléments, l'eau, le feu, mais c'est aussi un feu de
12:16 phénix, c'est un feu de renaissance, un feu créateur.
12:19 C'est tout ça.
12:20 Et c'est ce lien aussi qu'elle va nouer avec la nature, cette nature qui peut à la
12:25 fois détruire, ravager, mais qui peut aussi apporter cette plénitude qu'elle va rechercher
12:29 au fil de ces années-là.
12:31 Ce lien, il est assez particulier pour cette femme qui est née à Stockholm, qui est norvégienne
12:37 aujourd'hui, qui a été allemande aussi par son mariage avec Hans Hartung.
12:41 Ces peintures, elles me font un peu penser à l'écriture de l'Islandais John Calman
12:45 Stephenson qui nous disait, lui, en 2017, que quand on est né dans un pays comme l'Islande,
12:50 c'est impossible de ne pas être complètement habité par la nature.
12:53 Nous avons choisi de survivre dans ce pays hostile en rêvant.
12:57 Ce sont ces rêves que nous décrivons et que nous écrivons.
13:01 - On pourrait mettre cette phrase-là dans la bouche aussi de Anna-Eva Bergman, mais
13:05 au lieu de les écrire, elle les peignait ces rêves-là.
13:07 - Oui, elle les écrivait aussi, puisque c'est vrai qu'on a cherché à le montrer dans l'exposition,
13:13 dans le documentaire, on peut lui donner voix, mais Bergman a écrit beaucoup.
13:17 Et elle a bien écrit.
13:18 D'ailleurs, beaucoup de ses textes sont encore inédits.
13:22 Mais par exemple, on a le récit quand même publié de son voyage au Cap Nord dans les
13:26 années 50, qui est magnifique, où on comprend les sensations qu'elle ressent par rapport
13:30 à la nature.
13:31 - Alors, c'était une voyageuse, c'était une peintre et vous le racontez, ce voyage,
13:36 comme un voyage intérieur aussi à travers l'exposition.
13:39 On va comprendre ce qu'elle a pu ressentir face à cette nature dans cet extrait, une
13:44 fois encore de ses carnets, que vous avez mis en image et mis aussi dans la voix de
13:50 Charlotte Rampling comédienne.
13:51 "Sans crainte, mettre la lumière la plus violente sur le moindre recoin de soi-même,
14:00 et cependant tout le temps avoir un regard perspicace vers l'extérieur, vers les autres,
14:06 en bref, se définir par rapport à l'entourage.
14:08 Ce n'est que plus tard que l'on peut commencer à vouer son travail, son art, sa philosophie
14:18 au service du vrai.
14:19 C'est alors que l'on peut reconnaître le vrai du faux et que l'on comprend ce
14:25 que bonheur, joie et vérité veulent dire, car on a reconnu à repousser le faux et le
14:30 mensonge.
14:31 Le but final est un grand amour, une grande compassion et un grand respect du vrai.
14:40 C'est la mission de l'artiste et sa raison de vivre."
14:43 - Voilà, le respect du vrai, c'est la mission de l'artiste et sa raison de vivre.
14:46 Mais elle dit également "mettre la lumière, la plus violente soit-elle, sur le moindre
14:51 recoin de soi-même".
14:52 Et elle apporte cette précision, se définir par rapport à l'entourage.
14:55 Est-ce que c'est la même chose, vous l'entendez aussi Hélène Leroy, comme se définir aussi
15:01 dans le regard de l'autre ?
15:02 - Oui, oui, oui, tout à fait.
15:04 Et en plus Bergman, c'est quelqu'un qui a beaucoup regardé, on ne l'a pas beaucoup
15:11 évoqué jusqu'à maintenant, mais sa période figurative est une période où l'on voit
15:14 qu'elle tournait vers la nature humaine, puisqu'elle dessine énormément des personnes,
15:19 des caricatures, donc on voit qu'elle scrute les autres.
15:22 Mais elle-même, elle se sent scrutée, elle a ce besoin, c'est pour ça d'ailleurs,
15:26 de quitter Ansar Toung, parce qu'en fait elle doit s'accomplir, elle, en tant qu'artiste,
15:31 parce qu'elle est scrutée par son époque.
15:32 Et je crois qu'elle dit ça, et puis elle dit aussi, quand elle dit "entourage",
15:37 je pense qu'elle pense aussi à l'environnement, et donc par rapport à la nature qui nous
15:41 constitue à l'extérieur et à l'intérieur de nous.
15:44 - Et alors néanmoins, cette phrase interroge aussi la réception de son œuvre.
15:48 Elle a eu une période de...
15:50 D'abord, elle a eu une période où elle a traversé du désert, comme souvent les artistes,
15:54 elle a mis du temps à être connue, puis un succès, une renommée internationale,
15:58 et ensuite, de nouveau, elle est retombée un peu dans l'oubli.
16:01 Ce qui est intéressant, avant d'être redécouverte aujourd'hui, plus récemment, ou en tout
16:07 cas remise à sa juste place dans l'histoire de l'art, dans l'histoire de l'art européen
16:12 aussi.
16:13 Dans ces années-là, ces années 60-70, comment son œuvre est-elle reçue ?
16:18 - Alors, à ce moment-là, elle expose encore beaucoup.
16:22 Mais définitivement, c'est après sa mort qu'elle va tomber dans l'oubli.
16:26 Ça, c'est lié à la nature de son art, c'est impossible, ou très compliqué, de
16:30 reproduire et de donner à ressentir, par le moyen de la reproduction, les œuvres de
16:36 Bergman, à cause de cette lumière qui joue quand le spectateur se déplace devant le
16:41 tableau.
16:42 Ça a d'ailleurs été un beau défi de filmer ses œuvres.
16:46 Et donc, je pense que c'est la raison principale pour laquelle elle est tombée dans l'oubli.
16:53 Après le fait d'être la femme d'un immense peintre qu'on venait voir, je pense qu'à
16:57 la fin de leur vie, dans les années 70, on venait plus voir Artung que Bergman dans leur
17:02 villa d'Antibes.
17:03 Et ça n'a pas aidé, comme on dit, midi 19h sur France Culture, avec mes deux invités,
17:08 Simone Hoffmann qui vient de réaliser ce documentaire, à voir sur Arte, sur Anna,
17:13 Eva, Bergman et Hélène Leroy qui est la commissaire de l'exposition, qui a débuté
17:17 fin mars et qui se poursuit jusqu'à la mi-juillet au Musée d'Art Moderne de Paris.
17:22 France Culture, bienvenue au club.
17:25 Olivia Ghespert.
17:27 Alors ce couple justement, Anna, Eva, Bergman, Hans Artung, ils se rencontrent en 1929, ils
17:35 se marient en Allemagne, elle a tout juste 20 ans.
17:38 Quel couple formait-il ? Écoutez votre film documentaire, Simone Hoffmann, ils étaient
17:43 quand même très importants l'un pour l'autre.
17:45 Ce n'est pas juste une histoire du mari, de l'homme qui a caché la femme artiste
17:50 qui avait autant de talent et qui lui a peut-être volé le sien, loin de ça.
17:54 Au départ en tout cas, comme vous le racontez dans le documentaire, intellectuellement,
17:58 ils partageaient énormément et il était son premier regard, son premier regardeur.
18:02 Personnellement, j'ai la sensation qu'ils étaient vraiment très proches intellectuellement
18:09 et émotionnellement également, que pour eux c'était vraiment un très grand amour
18:14 mais qui est effectivement passé par des phases aussi.
18:17 Il a fallu se séparer pour se trouver mais ça c'est un destin vraiment très féminin,
18:21 je pense que beaucoup de femmes peuvent connaître, d'essayer de ne pas se perdre dans une relation
18:27 mais de se retrouver soi-même.
18:28 Maintenant, je pense qu'Ansartung n'a personnellement pas tenté de la mettre sous...
18:36 - De lui voler la vedette.
18:37 - Voilà, de lui voler la vedette.
18:39 Il a toujours essayé de la mettre en avant et de l'aider mais bon, c'était aussi une
18:43 époque où les femmes n'étaient pas forcément beaucoup considérées donc c'était un peu
18:46 compliqué.
18:47 - Alors quand le couple va-t-il défusionner ? Réponse avec une date, 1937, extrait de
18:53 sa lettre de rupture.
18:54 - Je pense que c'est la lettre la plus difficile que je n'ai jamais dû écrire.
19:01 Elle ne te fera pas plaisir mais il le faut.
19:05 Il est évident que je ne puis faire autrement donc nous devons nous séparer.
19:11 Tu seras soulagé d'apprendre que ce n'est pas à cause d'un autre homme.
19:17 Les raisons se trouvent ailleurs et tu les connais.
19:19 Tout premièrement, cette sensation de dépendance à ma mère, tu sais bien à quel point elle
19:24 m'a fait souffrir.
19:25 Je dois donc tenter de faire ma route seule dans ce monde et je vais y arriver.
19:33 Je me suis rétabli et j'ai récupéré la force nécessaire.
19:36 Mais pour cela, je dois être libre et seul, avoir du temps et non des devoirs ménagers
19:43 ou m'occuper des autres mais m'occuper uniquement de mon travail, avoir du temps
19:48 pour me reposer.
19:49 Ça a été une période terrible pendant laquelle je suis arrivé à cette conclusion.
19:55 Mais rien n'y fait.
19:58 Je dois et je veux être seul.
20:00 - Elle y parle de sa mère, de son besoin de solitude dans cette lettre.
20:04 Est-ce qu'il y avait aussi pour vous ? Elle en aura un peu de jalousie quand même devant
20:08 son ascension à lui ou simplement la conscience qu'elle ne pourrait pas exister en tant
20:13 qu'artiste femme que loin de lui finalement.
20:16 Elle avait besoin de cet éloignement à ce moment-là.
20:19 - Oui, je crois qu'elle avait besoin de tout remettre à plat.
20:22 Et comme c'est un couple très fusionnel, quand ils se rencontrent, ce sont deux jeunes
20:27 étudiants en art presque.
20:29 Ils sont si jeunes, ils se marient si vite.
20:31 Après, ils vont fréquenter les mêmes milieux, rencontrer ensemble les mêmes artistes.
20:35 Ils ont chacun un peu déjà leur propre maîtrise.
20:38 Hartung est dans la voie de l'abstraction et Bergman, on le sait, elle a déjà son
20:42 talent très confirmé de dessinatrice extraordinaire.
20:46 Et ça lui convient pas, il faut qu'elle trouve autre chose.
20:49 Mais comme eux deux, ils sont un peu enfermés dans leur admiration réciproque, vu qu'elle
20:54 devait abandonner cette forme d'art qu'elle a qualifiée de journalisme, qui d'ailleurs
20:59 n'est pas dégradant dans sa bouche non plus, mais qu'elle voulait changer pour faire autrement,
21:04 il fallait qu'ils se séparent puisque dans leur relation, elle était peut-être un peu
21:08 trop enfermée dans cette forme d'art-là.
21:10 Et néanmoins, il a fallu aussi qu'ils se retrouvent puisqu'ils vont se remarier en
21:14 1957.
21:15 Oui, et d'après ce qu'on comprend de leur vie, la tension de se retrouver, elle est
21:20 présente, elle est très forte.
21:21 On sait même que Bergman a un peu retardé le moment de leur retrouvaille parce qu'ils
21:27 se sont retrouvés à Paris, mais en fait, ils s'écrivaient depuis plusieurs années
21:32 avant ça.
21:33 Ils lui donnaient des nouvelles, ils se parlaient beaucoup d'art.
21:35 Leurs lettres sont un délice de conversation artistique à lire.
21:38 Donc, elle a retardé parce qu'elle voulait attendre d'être réellement prête et d'être
21:44 aussi arrivée sur sa scène artistique à elle.
21:46 Et ça, c'est Paris qui va lui donner cette occasion-là.
21:49 Pourquoi Paris ? Parce que Paris va la présenter, elle va exposer ses toiles.
21:54 Donc, elle l'aura fait aussi avant à Berlin, mais en fait, à Berlin, elle n'y passe que
21:57 quelques mois.
21:58 En 1952, très vite, ce qu'il faut, c'est revenir à Paris et exposer.
22:02 Et là, ça va être le Salon de Mai et puis chaque année, ses œuvres jusqu'à la première
22:07 exposition personnelle en 1958.
22:09 - Et puis, il y a une période Côte d'Azur aussi, quand même, dans sa vie.
22:12 - Tout à fait.
22:13 - Où là encore, ça va beaucoup influencer ses peintures et son travail avec notamment
22:16 une sorte de revisitation, une captation de cette atmosphère si singulière du sud de
22:22 la Méditerranée, des pluies, des vagues.
22:25 Là encore, elle inscrit tous ses motifs dans ses peintures.
22:27 - Oui, la Méditerranée, c'est vrai qu'elle est toujours dans cette dialectique nord-sud
22:32 Bergman.
22:33 Et le sud, la Méditerranée en particulier, a beaucoup de présence dans son œuvre.
22:38 On sent que c'est évidemment la lumière et certains effets météorologiques la captive
22:44 dans le sud, arrontie.
22:46 Mais c'est là qu'elle commence à peindre des pluies, mais aussi le vent.
22:50 Elle peint des mistrales, elle peint des oliviers avec cette lumière si particulière.
22:55 - On n'a pas réellement raconté comment elle a traversé la guerre, mais c'est une
22:58 période qui va évidemment beaucoup la marquer, voire la traumatiser.
23:02 Elle a passé dans une Norvège occupée.
23:04 On évoquait cet incendie de 1941 dans cet hôtel où elle était aux environs d'Oslo,
23:08 ses manuscrits brûlés.
23:09 Et puis, vous le disiez déjà, dans les années 30, face à la montée du nazisme,
23:14 elle avait multiplié les dessins, les illustrations des œuvres beaucoup plus politiques qui dénonçaient
23:19 la montée du fascisme en Europe.
23:21 C'était sa période allemande, réellement, avec laquelle elle prendra petit à petit
23:25 ses distances en cherchant une autre forme d'art, une autre quête artistique qui fut
23:31 la sienne avec cette idée de lumière, cette idée aussi de créer l'espace à travers
23:36 ses œuvres.
23:37 Néanmoins, est-ce que vous avez le sentiment que dans cette deuxième et dernière partie
23:42 de sa vie, puisqu'elle décède en 1987, elle a trouvé cette forme d'apaisement qu'elle
23:48 a recherchée à travers ses peintures, cet apaisement intérieur ?
23:52 - Oui, absolument.
23:54 Je crois qu'elle l'a trouvé parce qu'on sent, dans la manière dont elle développe
24:00 son art, sa manière d'aller vers cet épure, et puis l'économie de moyens vers ses dernières
24:05 œuvres, vous avez en trois couleurs et deux formes, elle vous donne la perception d'un
24:10 lac éclairé au clair de lune.
24:12 Et si vous regardez cette toile, plastiquement, objectivement, vous vous dites "je compte
24:16 les couleurs, il y a peut-être trois bleus différents et une pointe d'argent, et il
24:21 y a une forme qui serait un triangle, qui serait une sorte de colline, et puis une autre
24:25 forme inversée qui forme ce lac".
24:27 C'est une économie de moyens.
24:29 Donc là on sent l'apaisement, la maîtrise de l'artiste, et puis sa sérénité, en
24:35 quelque sorte.
24:36 - Oui, vous disiez une part de sacré tout à l'heure, mais c'est presque aussi une
24:39 part de spiritualité qui va la gagner.
24:42 Une œuvre assez spirituelle sur les dernières années de sa vie.
24:45 - Absolument.
24:46 Je pense que c'est tout à fait la spiritualité, c'était sa quête.
24:48 Et je pense que ce qui m'a beaucoup frappée, c'est Bernard Derderian, son ancien assistant,
24:54 qui me disait que c'était une forme de yoga, ce qu'elle faisait déjà, rien que physiquement,
24:58 mais il faisait les feuilles de métal qui sont vraiment très très fines et qui peuvent
25:02 s'envoler très facilement.
25:04 Il faut un certain calme pour le faire.
25:07 Et je pense que c'est vraiment ça, ça se traduit par ce qu'elle faisait dans son art.
25:12 Elle a réussi à atteindre ce qu'elle cherchait, je pense.
25:14 - Oui, du sacré sans Dieu ni religion, même si elle avait des origines chrétiennes.
25:22 Elle avait cette tradition chrétienne qui l'a aussi probablement marqué et qu'on retrouve
25:28 dans certaines de ses toiles, notamment celle évoquant le Christ, Moïse et l'arbre aussi.
25:33 Mais ça c'est peut-être assez représentatif des années 60-70 qu'elle a connues aussi,
25:37 cette autre forme de spiritualité.
25:39 - Oui, tout à fait.
25:40 On le voit dans ses lectures qu'elle est passionnée par les spiritualités.
25:45 C'est quelqu'un d'assez panthéiste, en fin de compte Bergman.
25:47 Mais oui, elle est très captivée par les spiritualités orientales.
25:51 Il y a des montagnes qu'elle peint, qu'elle va appeler des tibétains.
25:54 Et on sait que ça l'intéressait beaucoup.
25:58 C'est quelque chose qui est assez commun à d'autres artistes du XXe siècle passionnés
26:02 par l'abstraction, ce besoin d'ouvrir à une spiritualité plus large, plus englobante.
26:08 - Voilà, on pourrait presque parler d'une artiste descolienne, en référence à l'anthropologue
26:13 Philippe Descola aujourd'hui.
26:15 Elle est à voir cette exposition "Anna-Eva Bergman voyage vers l'intérieur" jusqu'au
26:20 16 juillet au Musée d'art moderne à Paris.
26:23 Et votre film Simon Hoffman au double titre, mais on va reprendre celui d'Arte.
26:27 "Peintre, alchimiste et la lumière" est à voir sur arte.tv.
26:30 Merci beaucoup à toutes les deux.
26:32 On a évoqué le soleil du Nord, on a évoqué le soleil du Sud.
26:34 Je vous renvoie à partir d'aujourd'hui à Marseille, à Marseille-Houba.
26:37 Le rythme du livre et des lectures, des rencontres, des concerts et même des siestes acoustiques
26:43 avec le festival "Oh les beaux jours" et une programmation spéciale "La part des femmes".
26:48 Véronique Ovaldez, Jeanne Chéral, Barbara Carlottier et tant d'autres.
26:51 Une autre entre deux mondes avec notamment "L'intranquillité façon Pessoa" avec le
26:55 comédien Frédéric Pierrot.
26:56 Puis des grands entretiens avec de grands écrivains.
26:58 J'aurai le plaisir de vous y retrouver sur place samedi et dimanche avec trois d'entre
27:01 eux.
27:02 Yannick Henel, Brigitte Giraud, Grégoire Bouillet.