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Art et designTranscription
00:00 *Ti ti ti ti ti ti*
00:02 *Musique*
00:08 France Culture, Olivia Ghesbert, bienvenue au Club.
00:12 *Musique*
00:17 Bonjour à tous, on termine cette saison sous le signe de l'absence et de la disparition
00:21 avec une artiste dite littéraire parce qu'elle mêle la narration à l'image.
00:25 Une exposition en préparation à toi de faire, Mamignone au Musée Picasso,
00:29 à partir du 3 octobre dans cette année de célébration du peintre espagnol.
00:33 Une exposition testament accompagnée d'un catalogue fantôme, où une fois encore
00:37 elle brouillera les frontières entre la fiction et le réel, celle de sa vie.
00:41 Une fois de plus aussi, elle ira de l'avant, gardera le mouvement en repartant du passé.
00:47 Figure de l'art contemporain, artiste pérotin du nom de son galeriste,
00:51 femme d'attache plutôt que d'appartenance, toujours en partance.
00:55 Sophie Call était l'une de nos toutes premières invitées il y a 7 ans,
00:59 on la retrouve ici et maintenant jusqu'à midi et demi.
01:02 *Musique*
01:05 Une émission préparée par Laura Dutèche-Pérez, programmée par Henri Leblanc,
01:09 réalisée par Félicie Fauger avec Olivier Hernet à la technique.
01:13 Et bonjour à vous Sophie Call. - Bonjour.
01:15 - Tellement heureuse de vous retrouver pour cette dernière semaine, de vous avoir là avec nous
01:19 pour faire en fait finalement cette démarche qui est la vôtre,
01:23 être toujours un peu dans le rétrospectif, regarder dans le passé mais pour avancer.
01:28 Et là on va le faire tout particulièrement parce qu'il y a cette exposition qui est en cours,
01:31 que vous préparez, qui sera à voir au musée Picasso à Paris à la rentrée.
01:35 Mais on pourrait commencer si vous le voulez bien par une disparition,
01:39 celle d'un grand artiste, Christian Boltanski, décédé il y a deux ans.
01:42 Un absent qui avait envie peut-être d'ouvrir le dialogue avec vous.
01:46 - On ne travaille que sur soi, c'est la seule chose qu'on connaît,
01:51 on ne travaille que sur ses sentiments.
01:53 Et en même temps si on est un artiste, chacun qui voit ce travail pense qu'il n'a été fait que pour lui
02:01 et se reconnaît.
02:03 Et je pense que c'est même une des beautés de l'art, c'est qu'en même temps c'est son histoire
02:09 mais ça devient l'histoire collective de chacun.
02:12 Et pour montrer que j'ai lu beaucoup de livres, si on peut lire Proust aujourd'hui,
02:22 c'est parce qu'il ne parle pas de lui mais qu'il parle de chacun de nous.
02:26 Parce que nous avons tous été jaloux, on a tous attendu notre mère une nuit.
02:31 Et donc constamment quand je lis ça, je me reconnais comme chacun peut se reconnaître.
02:36 Et je pense que la grande beauté de l'art c'est du plus individuel, le plus collectif.
02:42 Les artistes n'ont plus de visage, ils ont un miroir à la place du visage
02:47 et chacun qui les regarde se voit lui-même.
02:52 Ils ne sont plus rien que les autres.
02:54 - Voilà ce que dit Christian Boltonski.
02:57 À la recherche du temps perdu, à la recherche peut-être du temps à venir,
03:01 pour qui travaillez-vous, Sophie Kall ?
03:03 - Déjà pour parler de Christian, c'est un réel fantôme dans ma vie.
03:08 Parce que nous habitions dans le même ensemble d'ateliers.
03:12 - À Malakoff en région parisienne.
03:14 - Il venait tous les jours.
03:16 C'est vraiment quelqu'un qui est très présent et fantomatique dans ma vie.
03:22 Donc on est dans le thème.
03:24 - Et dans cette question du temps qu'il évoque aussi à travers Proust,
03:29 c'est aussi une question ou une notion qui est centrale dans votre travail.
03:32 - Alors moi je ne sais pas à quel est mon cas.
03:34 On me reproche parfois d'être beaucoup trop égocentrique,
03:36 de ne parler que de moi, ce qui est à moitié vrai et à moitié faux.
03:42 Mais j'ose espérer que je fais partie des artistes qu'il évoque,
03:48 c'est-à-dire ceux qui en parlant d'eux parlent aussi des autres.
03:51 Mais ça ce n'est pas à moi de le dire.
03:53 - C'est le propre de l'artiste, dit presque Christian Boltonski.
03:56 En parlant de soi, on parle des autres, on parle de nous.
03:58 C'est aussi ça une œuvre d'art réussie, une démarche en tout cas qui fonctionne.
04:01 - Moi je m'en suis aperçue particulièrement quand j'ai montré le film sur la mort de ma mère,
04:06 ma mère que j'ai filmée pendant ces derniers instants.
04:09 Il m'est arrivé de voir des femmes, principalement d'ailleurs,
04:13 qui restaient très très longtemps devant le film sans bouger et qui pleuraient.
04:18 Et bien sûr qu'elles ne pleuraient pas sur ma mère, qu'elles ne connaissaient pas.
04:23 Mais c'était particulièrement frappant.
04:27 Moi un film que je ne pouvais pas regarder personnellement, que j'ai pu filmer mais plus regarder,
04:32 j'ai vu souvent des gens qui restaient devant comme paralysés dans leur propre songe.
04:42 - Qu'est-ce qu'elles regardaient ?
04:44 - La mort de leur mère j'imagine, ou quelqu'un en train de mourir tout court.
04:50 - Expérience collective, là encore celle du deuil ou un moment de la disparition.
04:56 "À toi de faire ma mignonne", ça c'est un clin d'œil au romancier Peter Chenet.
05:01 Ce sera d'abord une exposition, puis des beaux livres, en tout cas ensemble,
05:06 "Hératum", "Picasso".
05:07 Mais c'est aussi d'abord une envie pour vous, une rencontre par défaut,
05:11 avec un artiste qui est Picasso.
05:13 - Oui, enfin, j'expose dans son musée, mais la rencontre va quand même être relativement fugace
05:25 parce que, sûrement par syndrome d'imposture, je ne me voyais pas exposer à côté de Picasso.
05:37 Il n'y a pas vraiment de mots parce que c'est Picasso.
05:40 Et donc j'ai longtemps hésité à accepter cette exposition, très longtemps,
05:46 parce que je ne voyais pas quoi faire à côté de lui.
05:49 Et puis j'ai fini par le visiter, ce musée, pendant le Covid.
05:55 Là, j'ai accepté immédiatement parce qu'on avait peu d'occasion d'avoir le droit de sortir.
06:00 Donc j'ai sauté sur cette occasion.
06:04 Et je me suis retrouvée dans un musée où les Picasso étaient confinés, eux aussi,
06:09 c'est-à-dire qu'ils étaient recouverts de craft,
06:13 pour sûrement les protéger de la poussière, de la lumière, que sais-je.
06:17 Et ils étaient tous cachés.
06:19 Et là, je me suis dit que je pouvais les affronter ainsi,
06:22 si je ne les voyais pas, qu'il n'y avait que leurs fantômes, leurs ombres,
06:26 leur présence, mais leur présence absente.
06:29 - Et puis il y a aussi les grands absents, comme Guernica, qui est exposé en Espagne,
06:33 qui n'est pas dans son musée à Paris, en tout cas.
06:35 - Mais en tout cas, là, tout le musée était caché.
06:37 On ne voyait pas un seul tableau.
06:39 Et ça m'a donné le... J'ai photographié ces Picasso confinés,
06:44 et j'avais mis le pied dans l'engrenage.
06:47 Ce qui fait que maintenant, je vais exposer dans un musée
06:50 où il n'y aura quasiment pas de Picasso.
06:53 J'en garde visibles quatre et cinq qui seront cachés eux-mêmes.
06:59 Donc, voilà, ma peur de la confrontation a été résolue,
07:05 puisque maintenant je me confronte à leur absence.
07:10 - Et qu'est-ce que vous allez confronter de vous ?
07:12 Comment vous allez finalement vous mesurer avec cet absent ?
07:14 - Alors, il y a plusieurs étages et plusieurs thèmes.
07:17 Disons qu'au rez-de-chaussée, je parle de Picasso,
07:21 de cette crainte d'exposer avec lui, de son absence.
07:25 Je parle aussi de Guernica.
07:28 J'ai trouvé dans un livre dont j'ai oublié le titre et l'auteur,
07:36 une anecdote où quand Picasso a montré Guernica pour la première fois à New York.
07:45 C'est un livre de Marie-Gabrielle qui s'appelle Nine Street Woman.
07:49 Le Gorky avait convoqué une réunion au Love de De Kooning.
07:54 Tous ces artistes américains ont été totalement bluffés par Guernica.
08:00 Et pour jouer, ils ont admis entre eux, c'est dans le récit, qu'ils étaient en faillite face à Picasso.
08:07 Ils se sont demandé si à eux tous réunis,
08:09 un qui était meilleur en couleur, d'autres en dessin, le troisième en idée,
08:13 ils pourraient à eux tous, s'ils s'y mettaient ensemble sur le même tableau,
08:17 faire aussi bien que Picasso tout seul.
08:20 Évidemment, il n'y a pas eu de seconde réunion.
08:22 Ils n'ont pas fait un tableau à dix.
08:25 Mais j'ai repris l'idée au vol et j'ai décidé de mettre côte à côte
08:32 tous les artistes de ma collection, parce que j'ai fait pas mal d'artistes de ma génération,
08:39 que j'ai collectionnés dans des tout petits formats,
08:41 et sur 27 mètres carrés et quelques, c'est-à-dire la surface précise de Guernica,
08:45 en les associant tous, pour voir si à nous, je crois qu'on est 200 dans ces 27 mètres carrés,
08:53 on pouvait faire aussi bien Guernica ou pas.
08:56 C'était un clin d'œil.
08:57 J'ai tourné autour de Picasso, je suis rentrée en communication avec le voleur,
09:02 un voleur qui avait volé un Picasso, de sa prison de la santé,
09:06 pour qu'il me parle de Picasso.
09:09 - Et qu'on n'a jamais retrouvé.
09:11 - Qu'on n'a jamais retrouvé, exactement.
09:13 Je tourne autour et je montre ces fameux Picasso confinés sous Kraft.
09:20 Ça c'est le premier étage, c'est le rez-de-chaussée.
09:23 Ensuite, je parle du Picasso et du regard,
09:27 puisque Picasso a souvent dit qu'il ne peignait pas ce qu'il voyait,
09:31 mais ce qu'il pensait de ce qu'il voyait.
09:34 Et donc, c'est le seul étage où j'ai des œuvres anciennes à moi,
09:40 puisque tous les étages, les trois autres étages, sont des œuvres nouvelles,
09:45 créées pour l'occasion.
09:47 Donc là, je mets tout ce que j'ai fait sur le regard,
09:50 sur les tableaux volés, leurs souvenirs, leurs fantômes, une fois de plus.
09:55 Et ensuite, je me demande ce que je fais dans ce musée,
09:58 qu'est-ce que c'est d'être muséographiée, encore plus chez Picasso.
10:03 Et je parle de ma mort, de ce qu'il va l'advenir,
10:10 de ce que je possède une fois mort.
10:13 Je fais une sorte de bilan, façon de parler.
10:20 - Et il y aura les livres en parallèle, pour ceux qui ne pourront pas se rendre à l'exposition.
10:24 Eratum, vendu notamment avec le catalogue Drouot,
10:27 collection sophicale qui rassemble vos objets,
10:30 des lots, vos biens, finalement, sophicales, mis en scène dans cet esprit,
10:34 des ventes aux enchères de la célèbre salle des ventes Drouot.
10:37 C'est votre succession.
10:39 Et là encore, on se dit, mais quelle drôle d'idée, vous n'êtes pas encore morte.
10:43 - Si. - Pourquoi l'anticiper ?
10:47 - Parce que j'y pense souvent et parce que c'est une manière de...
10:51 C'est une bonne manière aussi de faire le ménage.
10:54 Par exemple, cette exposition, puisque j'imagine...
10:58 Enfin, je vais expliquer un petit peu mieux de quoi il s'agit.
11:02 J'ai donc demandé au commissaire priseur de l'hôtel Drouot
11:05 de venir inventorier tout ce qui est dans ma maison.
11:08 Parce que je me suis dit que mes œuvres existaient déjà d'une certaine manière
11:12 parce qu'il y avait des livres, qu'il y a des expositions, qu'elles sont dans les musées.
11:17 Mais je me suis dit que, puisque mes parents étaient morts,
11:20 que je n'ai pas d'enfant, qu'est-ce qu'il allait être à devenir de tout ce que je possède ?
11:24 Et j'avais peur, pas que ce soit dispersé,
11:28 mais que tout ce que je possède, tous les objets que j'ai associés,
11:31 que j'ai fait vivre ensemble, perdent l'histoire qui les relie à moi
11:36 ou même leur histoire entre eux.
11:38 Chez moi, il y a un mur sur le mariage, il y a un mur sur la mort, forcément.
11:45 J'ai eu peur qu'ils perdent leur vie commune.
11:50 Donc j'ai demandé au commissaire d'inventorier tout ce que je possède et ils l'ont fait...
11:55 - Ils l'ont fait à la manière d'eux.
11:57 - Drouot a vraiment joué le jeu, c'est le moins qu'on puisse dire.
12:00 Ils ont été extraordinaires, c'est-à-dire qu'ils ont vraiment pris ma maison.
12:03 Je leur ai demandé de ne pas l'expertiser puisque je ne comptais pas vendre quoi que ce soit,
12:07 mais de faire la liste.
12:10 Et ils l'ont fait, oui, à la manière d'un catalogue Drouot.
12:14 Donc tout ce qui n'est pas mon travail est dans ce catalogue.
12:19 Et ensuite j'ai pensé qu'ils n'avaient pas les histoires
12:22 parce qu'eux, ils décrivent un objet, sa taille, sa provenance, sa matière.
12:29 Mais en fait, sous ces objets, il y a des histoires.
12:32 Le piano, ce n'est pas forcément un piano clin.
12:36 C'est aussi peut-être le piano que m'a donné quelqu'un à telle occasion.
12:41 Donc il y a sous chaque objet une histoire personnelle.
12:44 Donc j'ai fait un catalogue, celui que j'appelle Erratum,
12:48 qui est le catalogue où il n'y a que les histoires sous les objets,
12:53 ce qui ne se lit pas dans la légende qui accompagne ces objets.
12:57 En fait, montrer les histoires qui sont sous les objets.
13:00 Ce que disait Picasso, il faudrait pouvoir montrer les tableaux qui sont sous le tableau.
13:05 Moi, je voulais pouvoir raconter les histoires qui sont sous les objets.
13:10 Et tout ça, vous le transmettez, cette mémoire-là,
13:12 cette histoire que vous avez, celle qui vous relie avec chacun de vos objets.
13:16 Il y a évidemment cette idée de traçabilité, de la trace que vous laisserez,
13:20 mais aussi la possibilité d'imaginer, de se projeter,
13:23 de penser que tous ces objets auront une seconde vie après vous.
13:26 - Peut-être. - Ça, ce n'est pas totalement déroutant, déboussolant, un peu intimidant,
13:31 de penser que des objets, et on y est très attachés, c'est normal,
13:35 parce que c'est des parties de nos vies, iront avoir une vie, une deuxième vie, sans vous.
13:40 - Oui, mais ça allège, au contraire.
13:42 C'est-à-dire que j'ai l'impression que je leur ai donné un petit morceau de ma vie à moi.
13:48 Et c'est pour ça que les gens font des testaments.
13:51 C'est une manière de laisser partir les choses.
13:56 Et puis bon, ils sont encore chez moi, ils ne sont pas partis.
13:59 Mais c'est une manière d'en finir presque avec eux.
14:06 Enfin moi, je pense que ça va me soulager.
14:10 Parce que forcément, sans héritier, on se demande toujours de...
14:14 Qu'est-ce qui va se passer ?
14:16 Là, d'une certaine manière, je leur donnerai un tout petit morceau de vie.
14:23 Mais voilà, ce sera acté.
14:25 - Et sans savoir qui va en hériter. C'est quand même ça la question aussi.
14:28 - C'est une autre affaire. J'ai encore le temps peut-être de les offrir, de les...
14:34 - De les destiner. - De les destiner, oui.
14:37 Là, pour l'instant, c'est un inventaire.
14:40 - Alors petite question bizarre, mais quelle serait pour vous la grande oeuvre,
14:44 votre grande oeuvre qui devrait vous survivre, espérez-vous, Sophie Calle ?
14:48 - Je ne pense pas comme ça. Je ne...
14:52 - Picasso non plus en fait. On lui a posé la question en 1966.
14:57 Écoutez sa réponse.
14:59 - Justement, vous aimez beaucoup le mot "amour", Pablo Picasso.
15:01 - Oui, oui. Même une jeune fille, qu'un jour m'a interviewée pour je ne sais pas quel journal,
15:05 je lui avais dit "ça vous savez pour moi rien qu'est l'amour, n'est-ce pas ?"
15:08 - Vous aimez bien les gens ? - J'aime beaucoup les gens.
15:11 - Tout le monde ? - J'aimerais même un bouton de porte, n'est-ce pas ?
15:16 Un pot de chambre, n'importe quoi.
15:19 - Est-ce que, si vous deviez choisir vous-même, l'époque, la peinture, la toile qui devrait vous survivre,
15:26 quelle serait cette toile, quelle serait cette période ?
15:29 - Je ne sais pas. C'est difficile. C'est fait avec des intentions tellement du moment,
15:33 de l'époque et de l'état dans lesquels tout le monde et moi, nous nous trouvons,
15:38 que c'est très difficile. Au moment des Guernica, j'ai fait Guernica, n'est-ce pas ?
15:42 C'était une grande catastrophe, même le commencement de beaucoup d'autres que nous avons suivis, n'est-ce pas ?
15:49 Mais au fond, c'est comme ça. C'est personnel, n'est-ce pas ?
15:53 Au fond, ce sont des mémoires qu'on s'écrit soi-même, des cahiers.
15:59 - Voilà, j'aime bien cette idée des mémoires, des mémoires de soi.
16:01 - Mais ouf, j'ai répondu la même chose que lui à cette étrange question.
16:06 - Telle qu'on l'est posée peut-être en 1966.
16:08 Des mémoires de soi, est-ce que c'est comme ça que vous qualifieriez, définiriez vos œuvres ?
16:13 - Non, parce qu'elles sont réécrites, les histoires, parce que je n'essaye pas uniquement de faire mon autobiographie.
16:23 J'essaye de faire un livre qui tienne le coup, une œuvre...
16:29 Voilà, mon motif n'est pas thérapeutique ou résoudre mon héritage.
16:40 Ce sont des moteurs qui m'entraînent.
16:43 Je ne vais pas parler du dernier étage de cette expo, parce que c'est en gros celui qui m'a donné le plus de travail,
16:50 mais il répond mieux à cette question.
16:51 Je me suis dit que puisque mes œuvres existaient déjà dans les catalogues,
16:55 que mes objets, d'une certaine manière, maintenant, ils étaient dans le catalogue Drouot, ça y est.
17:01 Ce qui n'existait pas encore, c'est toutes les idées, les ébauches, les choses qui ne sont pas terminées,
17:09 les choses laissées en plan.
17:11 Moi, j'ai des cartons et des cartons chez moi d'œuvres entamées et pas finalisées,
17:19 soit parce que je n'ai pas eu le temps, soit parce que ça s'est révélé une idée moyenne,
17:23 soit parce que ça a été censuré, etc.
17:27 J'ai voulu faire l'inventaire des idées qui piétinent,
17:32 et inventorier les tentatives,
17:37 parce que ça, ça risquait vraiment de mourir dans un tiroir.
17:40 C'est formidable, dans un sens, pour moi, de le faire,
17:45 parce que c'était de donner une fin à ce qui n'était pas fini et qui ne le serait pas.
17:53 Tout d'un coup, c'est fini dans son inachevé.
17:57 J'appelle ça d'ailleurs le catalogue raisonné de l'inachevé, l'étage.
18:02 Pour moi, ça y est, ça a une vie, même si je ne le fais jamais, ça n'est pas juste un abandon.
18:10 L'inachevé a trouvé une forme aussi, à travers cela.
18:15 Il est achevé, dans son inachevément.
18:18 Exactement, et on voit aussi que l'artiste est aussi archiviste, détective, photographe, sociologue,
18:25 comme vous l'êtes tant de fois aussi, Sophie Kall, à travers tous vos projets.
18:30 C'est l'année Picasso, et il y a ce choix qui a été fait de célébrer un artiste minotaure,
18:35 50 ans après sa mort.
18:36 Quand on connaît aujourd'hui son comportement plutôt violent avec les femmes,
18:39 ça fait débat, on parle de masculinité toxique, ce sont les termes d'aujourd'hui.
18:43 Et elle est inscrite jusque dans ses œuvres.
18:45 Ça permet d'ailleurs de comprendre aussi cette relation aux femmes, ce qu'il y a dans ses tableaux.
18:50 Pour vous, tout ça, aujourd'hui, c'est un bon, un juste ou un faux débat ?
18:55 Se demandez s'il faut le célébrer aujourd'hui, Picasso.
18:58 Écoutez, je m'attendais à la question, soyons.
19:01 J'ai commencé à prendre quelques notes dans votre couloir,
19:05 en me disant que la facilité, en effet, c'est de tracher Picasso en allant dans le sens des réseaux.
19:12 Mais moi, je n'ai pas eu le temps de faire la part des choses entre la presse de caniveau et les faits.
19:18 Et comme je suis invitée dans le musée qui porte son nom, et pas dans son lit,
19:25 que de plus j'ai enlevé ses œuvres des murs, et que je préfère parler de moi,
19:31 à ce stade, je pourrais dire que ce génie avait peut-être un petit côté.
19:37 Il avait sûrement un petit côté.
19:40 Et sans doute, était-ce un goujat ?
19:44 Jusqu'à présent, pas que je sache, un criminel.
19:47 Donc, pour moi, je n'ai pas...
19:54 Peut-être que je ne me suis pas intéressée assez à ce débat,
19:59 parce que j'étais plutôt préoccupée par ce que j'allais mettre dans ce musée
20:03 que par tous les dossiers sur Picasso.
20:07 Et puis, c'est vrai que je préfère m'intéresser aux goujats et aux criminels, cette fois, de ma génération.
20:15 Ceux qui cognent leurs femmes, ceux qu'on peut arrêter dans cet élan criminel,
20:24 plutôt qu'un homme qui vivait à une autre époque,
20:30 qui certainement n'était pas exemplaire.
20:33 Picasso, la chose est certaine, d'après ce que je comprends.
20:38 Mais je ne peux plus intervenir sur lui.
20:43 Peut-être, je préfère intervenir quand je peux sur...
20:49 - Sur aujourd'hui ?
20:50 - Sur aujourd'hui.
20:51 Donc, pour moi, ce n'est pas la chose qui vient en premier dans ma colère.
21:00 - Picasso vu par l'artiste, performeuse serbe Marina Abramovic.
21:05 C'est Arte qui a créé cette collection de courts regards sur cet artiste.
21:09 Écoutez.
21:10 - Si vous me demandez qui est Picasso aujourd'hui, j'ai une belle anecdote qui remonte à ma jeunesse.
21:17 J'avais 19 ans et j'assistais à mon premier cours d'art.
21:24 Dans notre cours, il n'y avait que deux étudiantes.
21:26 Le reste, c'était des garçons.
21:29 Un jour, un vieux professeur arrive, il nous regarde fixement et nous dit
21:33 « Si vous n'avez pas de couilles, vous ne pourrez pas devenir des artistes ».
21:38 Et moi, j'ai pris ça au pied de la lettre, alors que c'était une métaphore.
21:42 Je suis rentré chez moi et j'ai pleuré pendant toute une semaine.
21:46 Aujourd'hui, avec le recul, je me dis que oui, Picasso avait vraiment des couilles.
21:52 Mais que nous, les femmes artistes, nous avons aussi des couilles.
21:57 - Avez-vous des couilles, Sophie Kehl ?
22:00 - Je ne le dirai pas avec ces mots-là, mais en tout cas de l'imagination, de l'envie,
22:10 parfois, mais pas tant que ça, du courage.
22:16 Oui, j'en ai.
22:18 - Pourquoi pas du courage ou pas tant que ça ? Il n'en faut pas quand même ?
22:22 - Parce que souvent, on me dit « C'était risqué ».
22:25 Ce n'est pas si risqué que ça.
22:29 Je n'ai pas l'impression que la première chose que je fais, c'est de prendre des risques.
22:38 J'essaie d'en prendre un peu dans mon travail.
22:40 - Le risque, ce serait quoi ? De s'exposer ? De plaire ou de déplaire ?
22:43 - Oui, c'est ça que je voulais dire.
22:45 Un des premiers projets que j'ai fait, je suis allée toute seule dans le South Bronx,
22:48 qui était un quartier extrêmement dangereux.
22:51 On m'a parlé de ce courage.
22:54 En fait, c'était un petit peu de courage, mais il ne m'est rien arrivé.
23:01 Je me suis confiée aux gens.
23:03 J'ai dit à ces gens que tout le monde craignait, « Faites ce que vous voulez de moi, d'une certaine façon. »
23:09 Et ils ont été très…
23:15 Voilà, il ne s'est rien passé.
23:18 Donc, oui, ce sont des petits risques, disons.
23:23 Mais enfin, bon, voilà, j'essaie de… Oui, je suis indépendante.
23:28 J'essaie de vivre comme j'ai envie, mais je ne dirais pas que c'est un problème de couille.
23:36 - Une question de couille.
23:38 Je requitte le courage pour l'imagination et pour en revenir à tout ce que vous avez aussi pu inventer
23:45 et qu'on retrouve à travers vos différentes expositions, à travers vos œuvres,
23:48 mais aussi à travers vos performances sophicales.
23:51 Hier, vous avez donné un récital, un récital un peu particulier, d'un genre un peu particulier,
23:55 pour deux spectateurs, deux auditeurs.
23:58 C'était à l'Opéra de Paris. Quelle était l'idée ?
24:01 - Ah, ça, c'était assez surréaliste.
24:04 L'Opéra de Paris m'avait demandé, pour ses activités d'éducation,
24:10 de participer à une vente aux enchères.
24:14 Et bon, je n'avais pas très envie encore de donner une œuf.
24:18 J'ai préféré leur proposer de profiter d'un jour où l'Opéra à Garnier serait fermé,
24:24 pour vous donner, pour me donner, moi, en spectacle.
24:28 J'ai donc composé un récital en cinq chansons,
24:32 cinq chansons qui ont ponctué, jalonné ma vie et qui ont eu de l'importance pour moi.
24:37 Donc, j'ai décidé de raconter comment ces cinq chansons étaient rentrées dans ma vie
24:43 et puis de les chanter, ou plutôt de tenter de les chanter.
24:48 Et donc, l'enchère a été remportée par un couple.
24:55 Enfin, c'était une enchère pour une personne, mais qui avait le droit de venir accompagner,
25:00 donc par un inconnu.
25:03 Et le récital avait lieu hier.
25:06 Et c'était très étonnant, parce que l'Opéra était donc totalement vide,
25:10 puisque c'était un jour où il n'y avait rien, il y avait deux spectateurs.
25:14 Et nous étions tout de même trois sur scène,
25:17 puisque j'avais demandé à Florent Marchais de m'accompagner au piano pour certaines chansons.
25:23 Et comme je ne suis pas une chanteuse hors pair, loin de là,
25:28 j'avais demandé pour que ces deux spectateurs ne repartent pas totalement déçus,
25:35 et j'ai demandé à Stéphane Escher de partager avec moi une chanson de son répertoire
25:40 qui m'a toujours bouleversée,
25:43 et que j'ai eu ainsi l'occasion de chanter avec lui sur la scène de l'Opéra de Paris.
25:49 Moi, je ne pensais pas qu'un jour je chanterais à Garnier,
25:54 que je serais sur scène.
25:56 - Qu'est-ce qu'elle dit cette chanson ? Vous vous en souvenez ?
25:58 - "C'est pas moi qui serre autour de ton cou,
26:01 c'est comme une vipère qui sort de son trou.
26:04 Tu somnifères trop de ventre mou, c'est pas moi qui serre autour de ton cou."
26:09 - Et on embrasse Stéphane Escher, on l'a partagé ce moment-là avec vous,
26:15 et on en perd sa voix, rien qu'à l'idée de chanter avec lui.
26:19 C'était un beau moment, et ça vous l'avez capté, ça restera ?
26:22 - Alors j'avais exigé que le spectateur vienne sans téléphone,
26:28 parce que je ne suis pas une adepte des réseaux sociaux,
26:33 et je n'avais pas envie que ça file mal filmé.
26:38 Mais par contre, en échange, il recevait par la suite
26:44 l'invitation qui a été faite par l'Opéra de Paris,
26:47 le ticket d'entrée récital pour deux personnes par Sophie Kall,
26:51 le pot de première, puisqu'il y a eu un pot de première où nous étions cinq,
26:55 - Bon, ils ont été gâtés, quoi.
26:56 - Et un film qui a été fait de façon professionnelle.
26:59 J'ai un ami qui est producteur, Stéphane Martin,
27:06 et qui a demandé à un réalisateur de faire un film,
27:11 qui sera donc remis au spectateur.
27:14 - Merci beaucoup, Sophie Kall.
27:16 Plein de livres, plein de catalogues apparaîtrent autour de cette exposition
27:19 à l'automne au Musée Picasso à Paris.
27:22 Citons aussi, parce que vous avez commencé par la photo,
27:24 ce projet avec Paris Poche qui vous a invité récemment
27:27 pour le 40e anniversaire de la mythique collection d'albums
27:30 à revisiter vos propres souvenirs.
27:32 C'est beau, c'est très délicat, et ça fait penser à toutes ces photos
27:34 qu'on voit sur vos murs et qu'on retrouvera donc dans cet inventaire,
27:37 cette exposition que le musée vous a offert,
27:40 cette carte blanche du musée Picasso.
27:43 Merci beaucoup d'être revenue.