• l’année dernière
Transcription
00:00 *Générique*
00:19 Vous êtes de plus en plus nombreux et nombreuses à nous retrouver le midi pour le club de lecture de France Culture.
00:23 Alors merci pour votre fidélité.
00:25 Nous poursuivons ensemble notre mission, vous donner envie de lire et de découvrir les grands auteurs et les grands penseurs.
00:31 Ce midi, nous allons donc lire Pascal.
00:34 Blaise Pascal et plus particulièrement les pensées.
00:37 Enfin, essayez car avant de le lire, il faut remettre un peu d'ordre.
00:41 Un peu comme une maison qu'on aurait commencé à construire sans établir clairement les plans.
00:46 A l'occasion des 400 ans de la naissance du mathématicien et philosophe, nous nous replongeons dans ces brouillons.
00:52 Combien de pensées au juste contiennent les écrits de Pascal ?
00:55 Dans quel ordre faut-il les lire ?
00:57 A-t-on enfin trouvé cet ordre définitif ou l'ordre original voulu par l'auteur ?
01:03 Pour esquisser des réponses, on accueille nos invités dans un instant, mais aussi les lecteurs et lectrices du book club.
01:08 *Lecteur*
01:14 L'homme ne peut se suffire à lui-même sous peine de se retrouver face à une épreuve vraiment insupportable,
01:20 un tête-à-tête avec soi-même et la contemplation de son propre néant.
01:23 *Lecteur*
01:27 *Musique*
01:29 France Culture, le book club, Nicolas Herbeau.
01:33 Et les voix de Cyril et Elodie, membres de notre club de lecture.
01:36 Bonjour, Marianne Alphand.
01:38 Bonjour.
01:39 Vous êtes romancière, essayiste, critique littéraire.
01:41 Vous avez travaillé à Libération et vous avez dirigé aussi les revues parlées du centre Pompidou.
01:46 Vous rééditez aujourd'hui votre « Tombeau pour un ordre » qui était publié chez HL Littérature en 1998
01:54 et qui reparaît donc aujourd'hui aux éditions POL en format poche, où vous publiez d'ailleurs la plupart de vos livres.
02:01 Vous avez longtemps, Marianne Alphand, écarté l'idée d'écrire sur Pascal, malgré, si je ne dis pas de bêtise,
02:07 les sollicitations des éditeurs, à commencer par celle de Paul Olszakowski-Lawrence.
02:12 Qu'est-ce qui vous a décidé à l'époque ?
02:15 Pascal est une espèce de figure immense.
02:20 Et même si j'avais toute la formation philosophique, j'avais tout bien fait, j'enseignais la philo, etc.,
02:30 pour moi, c'était un univers qui était trop intimidant, qui était trop grand pour moi.
02:37 Donc, je commence par refuser la proposition de Paul Olszakowski-Lawrence au moment où il crée
02:44 cette petite collection qui était l'édition de textes classiques avec des préfaces d'auteurs.
02:49 Je lui dis non, non, non, je l'aiguille sur un autre texte.
02:51 Il me dit bon, on verra après. Finalement, ça ne s'est pas fait.
02:55 Et puis, c'est Benoît Chantres, pour la, qui dirigeait une collection avec, à nouveau, un écrivain ou un philosophe
03:06 qui parlait d'une de ses lectures. Et là, bon, terrifiant, il y avait Rancière qui avait écrit sur Malarmé, etc.
03:13 Donc, je lui dis non. Et en fait, ce qui sans doute m'a permis de céder ou d'accepter,
03:21 c'était l'exemple de Lafuma, de Louis Lafuma, à qui on doit un tournant, sans doute, de l'édition de Pascal,
03:30 et qui raconte dans ses préfaces qu'il n'avait aucun titre à s'occuper de Pascal.
03:38 Simplement, il avait été, bon, on le sait maintenant, il dirigeait les éditions, enfin, disons, les papeteries,
03:48 les grandes papeteries navare, Lafuma, etc. Et au moment de la guerre, bon, il est juif et donc il est, on va dire, spolié.
03:56 Et donc, il se trouve avec du temps devant lui. Et alors qu'il n'a aucune formation philosophique, enfin, dit-il,
04:04 il pense qu'il va s'occuper simplement de la partie matérielle, c'est-à-dire des papiers,
04:10 des papiers de ces fameux fragments qui avaient été enfilés en liasse, qui avaient été ensuite désenfilés,
04:16 qui avaient connu une existence, disons, on va dire, très extraordinaire.
04:24 - Oui. - Parce que quand même, bon, voilà, de siècle en siècle, on s'occupe d'essayer de les remettre en ordre.
04:30 Et voilà, je me suis dit, bon, s'il ne connaissait pas du tout, peut-être que je peux faire comme lui.
04:36 Et bon, je ne vais pas retourner évidemment aux papiers, mais je vais parler des fragments et de la lecture.
04:43 - Alors, justement, on va en parler durant cette émission. On va rentrer dans le détail, d'ailleurs, de ce que représentent vraiment
04:48 ces écrits et ces manuscrits. Et pour relire ensemble et remettre un tout petit peu d'ordre et échanger également,
04:54 nous avons convié Laurent Thirouin. Bonjour, merci d'être avec nous à distance, en direct.
04:58 - Bonjour. - Vous êtes professeur émérite de littérature française du 17e siècle à l'Université de Lyon.
05:03 Vos travaux sont principalement consacrés à l'œuvre de Pascal. Vous dirigez également le séminaire sur les pensées
05:10 qui se tiennent entre Lyon et Clermont-Ferrand et vous publiez une réédition, là aussi augmentée, de Pascal
05:16 où le défaut de la méthode, lecture des pensées selon leur ordre, c'est aux éditions Honoré Champion.
05:23 Il y a beaucoup d'écrivains contemporains, d'ailleurs, qui continuent de citer Pascal.
05:27 Vous dites, vous Laurent Thirouin, que la question et qui est la même, la question est de savoir pourquoi est-ce qu'on lit encore aujourd'hui Blaise Pascal, selon vous ?
05:37 - C'est quelque chose d'ahurissant. C'est un auteur qui n'aurait théoriquement pas dû rester dans les mémoires.
05:43 Et quand il meurt, un de ses amis, Pierre Nicolle, se la montre qu'il ne restera rien de lui.
05:50 Et donc, quand on compte, comme le fait Marianne Alphand, quand on regarde de l'extérieur cette aventure éditoriale, il y a de quoi être ahuri.
06:01 Et donc, tout ça est venu de la décision lentement mûrie et en fait assez difficile de ses descendants, de ses amis, du comité de Port-Royal, de publier quelque chose de lui.
06:14 Donc ils ont tout inventé. Ils ont inventé le titre. Ils ont inventé un ordre. Ils ont donné naissance à une œuvre.
06:21 Et donc ça, c'était en 1670. Et depuis 1670, on ne fait que corriger, reprendre la première édition de ce qui était un ensemble disparate et reconnu comme tel dès le départ,
06:36 puisque le titre – je le rappelle, mais c'est assez connu – le titre de pensée n'est pas de Pascal. Pascal ne s'est jamais donné le ridicule d'écrire « Mes pensées ».
06:47 Non, ce sont des pensées de M. Pascal sur la religion et quelques autres sujets qui ont été trouvés après sa mort parmi ses papiers.
06:56 Donc c'est un titre à rallonge, comme on les a modifiés. Et cette série de pensées, nous, on l'a progressivement transformée en « Les pensées de Pascal »,
07:05 ce qui est déjà une grosse transformation de l'œuvre. Et c'est devenu cet ouvrage de référence que c'est aujourd'hui et que rien ne pouvait annoncer en 1662 quand meurt Pascal.
07:18 Alors on va voir évidemment comment ces documents, ces manuscrits sont arrivés jusqu'à nous, l'objet de ces écrits.
07:26 Vous l'avez dit en partie Laurent Tiron, c'est donc cette apologie de la religion chrétienne. Et c'est ce qu'a retenu notamment notre lectrice Elodie qu'on va écouter.
07:35 C'est en 1654, blesse Pascal, il a 30 ans à ce moment-là, qu'il va traverser une importante crise spirituelle.
07:43 Cet épisode va le conduire à se concentrer sur la religion. Il va se convertir au jansenisme et se retirer à Port-Royal, où il pourra nourrir sa réflexion philosophique.
07:53 En réalité ce que nous dit Pascal, c'est que le bonheur que l'homme croit éprouver ne lui appartient absolument pas.
07:59 Il ne dépend que du monde extérieur. Autrement dit, dépourvu des apports du monde extérieur, ce qu'il nomme divertissement, l'âme de l'homme est vide.
08:09 Oui car il ne peut se suffire à lui-même, sous peine de se retrouver face à une épreuve vraiment insupportable, un tête-à-tête avec soi-même et la contemplation de son propre néant.
08:19 Pascal va donc parier sur l'existence de Dieu, ce qui va servir aussi de point de départ au XXe siècle à l'existentialisme.
08:27 En pariant sur Dieu, l'homme a tout à espérer et rien à perdre. Mais en ne pariant pas sur Dieu, il n'a rien à espérer et tout à perdre.
08:36 Alors évidemment il y a débat sur est-ce qu'il fait une apologie ou non de la religion.
08:42 Mais d'abord, comment est-ce qu'on en arrive à ces pensées ? Il y a une forme dans la vie de Pascal, Marianne Alphand, de point de bascule, de conversion dans sa vie personnelle ?
08:53 On peut dire ça comme ça. En fait, il y a sans doute eu plusieurs étapes de conversion.
09:01 Une première à l'époque où il est à Rouen avec son père, ses sœurs, etc. et occupé à fabriquer sa machine arithmétique et à tenter des expériences de physique.
09:18 Et puis il y a certainement d'autres moments dramatiques dans sa vie. Dramatique, c'est le départ de sa sœur, sa sœur avec laquelle il est très lié, Jacqueline,
09:33 qui devient religieuse à Port-Royal contre sa volonté à lui. Et puis cette fameuse expérience qu'on appelle aujourd'hui, dont on a la trace dans ce fameux papier,
09:46 ce fameux papier qu'on a trouvé dans son habit après sa mort et qu'on appelle le mémorial, où il retrace les épisodes d'une espèce de nuit de deux heures, en tout cas, d'illumination et de bouleversement.
09:59 Voilà, donc ce sont des crises successives et qui vont, bien sûr, provoquer, première chose, un renoncement aux sciences et un renoncement à la place qu'il occupe dans le milieu scientifique.
10:16 Et donc on voit dans les correspondances des uns et des autres, on le recherche et on dit "Monsieur Pascal, mort à la géométrie".
10:22 Bon, personne ne comprend. Mais je voudrais revenir sur ce que disait tout à l'heure Laurent Tiroin à propos de la longévité extraordinaire de la lecture.
10:35 Vous disiez, Laurent Tiroin, que c'était ahurissant. Effectivement, c'est ahurissant parce qu'on ne peut pas dire qu'aujourd'hui, la question d'une apologie de la religion chrétienne,
10:46 soit, et encore Pascal n'utilise pas ce mot d'apologie, mais soit quelque chose qui soit d'actualité.
10:56 Et donc c'est sidérant de voir à quel point Pascal est là.
11:02 Laurent Tiroin, sur l'idée de cette conversion, certains disent apologie ou non. D'ailleurs, ça vient d'où cette idée d'apologie ?
11:10 C'est l'équipe de Port-Royal qui a un peu poussé, et si vous pouvez d'ailleurs nous préciser qui sont les membres de l'équipe Port-Royal, si on peut dire.
11:17 Oui, oui. Alors, bien sûr. Mais je réagis. Je suis entièrement d'accord avec ce que dit Marianne Alphand, mais j'en tire une conclusion légèrement différente.
11:26 C'est très surprenant, en effet, qu'une apologie nous intéresse autant. Mais c'est la preuve que ça n'est pas une apologie.
11:31 Donc c'est bien pour ça que ça nous intéresse aussi. Alors, le comité de Port-Royal, c'est des gens qui avaient travaillé avec Pascal au moment des provinciales,
11:42 qu'il avait un peu assisté. Donc il y a Antoine Arnault, il y a Pierre Nicolle, il y a la famille même de Pascal, il y a son ami le duc de Rouennais.
11:52 C'est un petit groupe, une douzaine, dizaine de personnes qu'on connaissait un peu comme les pascalins et qui ont cherché ensemble la manière de donner forme à ce livre.
12:04 Mais je reviens à l'idée d'apologie parce que le mot d'apologie, non seulement n'est pas utilisé par l'entourage de Pascal, mais il n'est même pas utilisable à cette époque.
12:14 On ne parle pas d'apologie de la religion au XVIIe siècle du tout. Et en fait, l'invention du mot d'apologie pour Pascal, il faut attendre le XIXe siècle.
12:23 C'est uniquement à partir de Victor Cousin qu'on s'est mis à considérer que Pascal préparait une apologie. Et quand Victor Cousin reprend ce terme d'apologie,
12:34 enfin le prend, le choisit, dans son esprit, c'est tout à fait pour desservir les pensées. C'est pour montrer que ce livre n'a pas du tout l'intérêt qu'on lui prête,
12:41 que c'est en fait une espèce de catéchisme et que c'est un livre antiphilosophique. Donc autant il faut aimer Platon, autant il faut aimer Descartes,
12:49 autant il faut détester Pascal, en tout cas le Pascal des pensées. Car Victor Cousin, avec une vision qui aujourd'hui nous fait sourire,
12:56 explique que les provinciales sont un chef-d'œuvre absolument impérissable, qu'on ne les oubliera jamais et que les pensées sont vouées à disparaître dans un très très proche avenir.
13:04 Donc c'est évidemment pas ce qui s'est passé. Et le problème, c'est pas tant de dire « apologie » parce que ça n'est qu'un mot. Le problème, c'est d'avoir ce qu'on met derrière.
13:13 Or, tous les gens qui disent « apologie » utilisent un mot qui n'est pas du tout de Pascal, qui n'est pas de son entourage, qui n'est même pas du XVIIIe siècle.
13:21 – Qui n'est pas de son époque, ouais. – Et en plus, ils ne mettent pas la même réalité derrière. Alors évidemment, si Pascal nous passionne encore aujourd'hui,
13:31 c'est que ça ne ressemble pas à ce que beaucoup de gens ont dans la tête quand ils disent « apologie de la religion chrétienne ».
13:36 – Ça veut dire que, c'est ce que disait Marianne Alphand il y a quelques instants, il y a à ce moment-là, dans sa vie, dans ses écrits, un abandon total de la science pour la religion tout de même.
13:46 Est-ce que c'est ce qu'on ressent ? – Moi, ce qui me frappe beaucoup, avec un petit peu maintenant le temps que j'ai passé aux côtés de Pascal,
13:55 je représente un petit peu le pôle symétrique de Marianne Alphand, quelqu'un qui a passé sa vie avec Pascal, et qui, probablement trop de temps, et avec trop peu de distance.
14:08 Mais maintenant, ce qui me frappe, c'est que le refus n'est pas tant celui de la science que de la gloire scientifique. Pascal ne veut plus de la notoriété.
14:20 Il a toujours été chrétien. Donc, quand on parle de conversion, on parle d'approfondissement.
14:25 D'approfondissement en plusieurs étapes, il n'y a pas de doute. L'étape de Rouen, l'étape de la nuit de feu, et puis sans doute encore une étape dans les dernières années de sa vie.
14:34 Mais ce qui marque cette avancée de Pascal, on pourrait dire dans une spiritualité plus sentie, plus profonde, c'est l'abandon du souci de la notoriété.
14:49 Et un désir même, un désir paradoxal d'obscurité. Si bien que, quand il est amené à faire un concours mathématique après sa nuit de feu, il le fait pour des raisons qui ne sont plus des raisons véritablement de notoriété scientifique.
15:06 Pascal voudrait disparaître. C'est peut-être aussi un autre paradoxe qui rend cette œuvre ahurissante. C'est que c'est une œuvre qui n'existait pas à la mort de son auteur, et dont son auteur ne voulait pas qu'elle existe, d'une certaine manière.
15:20 Et donc, de même qu'on a volé le mémorial dans la doublure de Pascal, il n'avait jamais évoqué ce texte. Et personne ne le connaissait avant qu'un domestique ne le trouve à l'intérieur d'un de ses habits.
15:33 De la même manière, cette œuvre est une œuvre volée. Et donc, elle a peut-être ce caractère d'authenticité. Il n'y a pas de posture. Pascal ne prend jamais de posture.
15:45 Il voulait, évidemment, il préparait un livre. On ne sait pas lequel. De toute façon, on ne le saura jamais. Le livre n'est pas paru. Mais il ne travaillait pas pour la galerie. Il ne cherchait pas à se faire reconnaître.
15:56 Et il y a dans cette espèce de choix incroyable de sa propre disparition, il y a une sorte de dynamique de force qu'on éprouve toujours quand on le lit.
16:09 - Marie-Anne Alphonse, vous avez le même regard sur cette œuvre non-œuvre ? - Oui, œuvre non-œuvre. On peut dire qu'il a complètement raté son coup s'il souhaitait, au fond, disparaître.
16:23 Je pensais à cet autre petit papier que sa sœur, Gilbert, retrouve après la mort de Pascal. Elle s'étonnait et elle souffrait un peu parce qu'il est mourant chez elle.
16:38 Il est très malade et puis c'est chez elle qu'il va mourir. Et elle trouvait qu'il était très froid avec elle, qu'il refusait ses soins, etc.
16:47 Et elle découvre ce papier où Pascal écrit "il est injuste qu'on s'attache à moi, je ne veux pas qu'on m'aime, je ne veux être la fin de personne".
16:57 Alors là, encore une fois, cette espèce de passion très partagée pour Pascal, d'ailleurs tout Pascal, c'est-à-dire, évidemment, nous parlons des pensées,
17:08 on peut dire qu'il y a une sorte de passion collective aussi pour les provinciales et pour la figure de Pascal.
17:17 On dirait un mot des provinciales tout à l'heure.
17:18 Voilà. Et donc on peut dire qu'en soi c'est un miracle que ce livre existe et c'est un autre miracle qu'il continue à nous passionner.
17:33 Est-ce qu'on peut décrire très concrètement à quoi ressemble ce manuscrit ? Ce sont des petits bouts de feuilles qui traînent par-ci, par-là ?
17:41 Qu'est-ce qu'on retrouve au moment de la première publication, si on peut dire ?
17:46 Ce qu'on a retrouvé, semble-t-il, parce que les proches disent un amas de petits papiers, etc.
17:53 Ce qui fait que pendant très longtemps, par exemple, on a cru que Pascal écrivait comme ça, il jetait des pensées sur des petits bouts de papier.
18:01 Bon, non, pas du tout. Il écrivait sur des feuilles. Il séparait, disons, il distinguait les pensées, si l'on peut dire, par des traits.
18:11 Et à un moment de sa vie, il était déjà assez malade, il les découpe, il les met, il en constitue des liasses qu'il coud ensemble.
18:21 Et on pense que ces liasses étaient suspendues dans son cabinet. Et à sa mort, on défait les liasses.
18:29 Et là commencent les errements, si je puis dire, parce qu'il semblerait qu'on ait recopié les liasses à mesure qu'on les défaisait.
18:38 Puis il y avait des papiers qui n'étaient pas encore attachés en liasses.
18:41 Et ensuite, une espèce d'autre, si je puis dire, mini-catastrophe, c'est que ses proches ont un souci quasi religieux de ces restes.
18:53 Ce sont des reliques. Et donc, ils vont penser à les coller sur un grand registre.
18:59 Mais ils vont les coller d'une façon, bon, ben voilà, un peu aléatoire, comme ça convient sur une feuille, en remplissant les vides, les marges, etc.
19:07 Avec des papiers très, très disparates. Et c'est ça que découvre Victor Cousin quand il va à la bibliothèque,
19:14 qui n'est pas encore la bibliothèque nationale, ce qui va le devenir. Il est stupéfait de voir au fond cette espèce de fouillis, de fouillis, de chaos.
19:25 Bon, et donc ça va entraîner un autre type d'édition. Et voilà. Donc, il faut imaginer que nous avons des restes, nous avons des débris,
19:33 nous avons des fragments, mais formés en liasses. Et justement, Laurent Tiroin a très bien parlé de ces liasses
19:42 et de la façon dont on pouvait peut-être chercher un ordre.
19:46 Vous dites Laurent Tiroin, lire Pascal, c'est une lente acceptation d'un brouillon, la résignation à une ébauche.
19:53 Il y a un premier ordre et au fur et à mesure des siècles, on s'en relâche à essayer de déchiffrer, d'affiner cet ordre, de le modifier, de le bousculer,
20:03 de remettre ces liasses en état. C'est tout à fait déconcertant au fur et à mesure des siècles. Est-ce qu'on lit des choses qui sont différentes, finalement ?
20:12 Oui. Alors, je dirais d'abord, c'est exaltant parce qu'il y a très peu d'œuvres de cette importance qui permettent un réel progrès objectif d'un point de vue positiviste.
20:26 C'est-à-dire que le Pascal, aujourd'hui, qui est le nôtre, en 2023, est un Pascal beaucoup plus sûr, beaucoup plus authentique que celui que pouvait lire Voltaire, par exemple,
20:38 dans les lettres anglaises, ou que celui que pouvait lire Chateaubriand quand il parlait d'un effrayant génie. On sait beaucoup plus de choses.
20:46 Et on continue encore à progresser. Alors, c'est assez compliqué à expliquer, mais c'est tout à fait faisable.
20:54 Alors, je rajouterais une chose à ce que vient dire Marianne Alphand. Le recueil original, donc ce gros volume sur lequel sont collés les petits papiers de Pascal,
21:03 a un avantage absolument incroyable qu'il faut quand même souligner, qu'il faut rappeler. C'est que ça nous permet d'avoir les manuscrits d'un écrivain du XVIIe siècle
21:17 à une époque pré-romantique où le manuscrit n'a pas de valeur. Aujourd'hui, on garde tout d'un écrivain, tellement on est intéressé par ses paperolles, par ses incitations.
21:26 Au XVIIe, on détruit. On détruit dès que l'œuvre existe. L'ébauche de l'œuvre n'a pas d'intérêt par rapport à l'œuvre.
21:34 Avec Pascal, pour une double raison. D'abord, parce que l'œuvre n'a jamais existé. Et ensuite, pour reprendre les termes de Marianne Alphand, parce que c'était considéré comme des reliques,
21:43 on a gardé ses papiers. Et donc, on a tout. On a les ratures, on a les hésitations, et on a parfois, ce qui est extraordinaire, je ne prendrai qu'un exemple,
21:53 parce que celui-là me tient particulièrement à cœur, on a des mots qu'il commence à écrire, et puis au moment même où il les écrit, il se rend compte que le mot ne va pas.
22:01 Et donc, il le remplace par un autre mot. Et donc, on le voit, on entre un peu à ses côtés, et on le voit rejeter une notion,
22:10 alors une qui nous intéresse particulièrement ici, c'est un texte qu'il s'apprête à intituler « Division ». Et il écrit « divi » et il s'arrête.
22:22 « Mais non, mais non, mais non, ça n'est pas du tout division que je veux. Ce mot ne va pas. » Et donc, sans même avoir fini d'écrire « division », il écrit à la place « ordre ».
22:30 Ce qui nous montre déjà une chose, c'est que pour Pascal, dire « ordre », c'est rejeter la notion de division.
22:36 À un autre endroit, il parle des divisions de Charon qui a tristé en nuit. Donc, bien sûr, Pascal, qui n'a laissé aucune œuvre précise,
22:45 qui n'a pas donné véritablement forme au livre qu'il préparait et dont on ne connaît ni le titre, ni le sujet, ni la fonction, dont on ne sait rien,
22:55 Pascal a quand même laissé des papiers qu'il a mis dans un ordre. Et ça, c'est cet ordre qui nous passionne.
23:01 - Un texte, une pensée qu'on voit presque en train de s'écrire, comme vous le décriviez. Alors, est-ce qu'on peut se tromper dans la lecture de Pascal, Marianne Alphand ?
23:12 Ou alors, on a le droit de tout s'autoriser, de sauter des liasses, de revenir en arrière, d'ouvrir le livre n'importe où, de zigzaguer, de…
23:19 Bref, de faire un peu sa propre expérience, sa liberté à soi de lecture.
23:24 - Oui, alors, je crois que quand on n'est pas spécialiste, comme Laurent Tiroin…
23:31 - Parce que Laurent Tiroin ne le ferait pas, je pense. - Voilà, non. - Quoique ! - Quoique, quoique.
23:35 Non, c'est une lecture… ça peut être une lecture complètement en zigzag, parce que c'est une hantise aussi, Pascal.
23:43 On l'a lu pour la première fois au lycée, on le relit, on le retrouve, il est cité, etc.
23:49 Et donc, quand on cherche un… on pense tout à coup à, je ne sais pas, mettons, le silence éternel, ces espaces infinis mais frais.
23:59 Bon, on y pense parce que, voilà, Valérie a fait un commentaire très, très désobligeant sur ce fragment.
24:07 Et on se dit « où est-il ? » Et à ce moment-là, on ne le retrouve pas.
24:12 C'est le problème de ces montages, si je puis dire, c'est que, comme il n'y a pas d'ordre d'une certaine façon, les pensées sont numérotées.
24:25 Et quand on les cherche, on ne les trouve pas. J'évoquais à propos de cette espèce d'égarement, du coup, un égarement qui suscite une autre forme de fascination.
24:37 On est libre, voilà, on circule, on reprend, on abandonne, on répète. Mais j'évoquais dans ce livre un détail qui avait compté pour moi.
24:47 C'était dans ce film de Romer, qui est un film très pascalien, « Manu et chez Maud », où il y a deux fois, une fois c'est Trintignant qui ouvre un livre dans une librairie à Clermont-Ferrand.
24:58 Et hop, il tombe sur le pari. Ensuite, « Dîner chez Maud », discussion avec Vitesse, en professeur de philosophie.
25:05 Vitesse dit « Bon, il ouvre Pascal, c'est une autre édition et c'est à nouveau le pari », ce qui est strictement impossible.
25:12 Je suis très attachée, par exemple, à l'édition Lafuma et chaque fois que j'ouvre l'édition Lafuma pour chercher quelque chose, je suis perdue.
25:21 Donc, voilà, ça commence par l'égarement.
25:24 - Il y a quelque chose que vous écrivez dans votre livre, Marianne Alphand, « Pascal tombeau pour un ordre », c'est cette idée de calcul.
25:31 Il était mathématicien et vous écrivez « Il y aurait de fantastiques calculs à faire à ce sujet. Calculez la différence de résonance d'un fragment,
25:38 selon qu'il est placé à l'intérieur d'un ensemble ou sur l'un de ses bords, selon qu'il est associé ou non à des fragments traitant du même thème,
25:44 selon qu'étant bref lui-même, il suit un fragment bref ou bien un long. »
25:49 On n'a évidemment pas tout compris, mais il y a quelque chose de…
25:54 - Oui, il y a quelque chose de musical, par moment, comme une espèce, parce qu'il y a des éditeurs qui ont trouvé que quand ils se répétaient,
26:02 par exemple, je ne sais pas, les quatre laquais ou des trucs comme ça, bon, on pouvait supprimer, on éliminait.
26:07 Alors que non, c'est cette espèce de résonance intérieure qui est tout à fait merveilleuse.
26:11 On retombe sur des choses qui sont dans un autre contexte et on les lit différemment.
26:18 - Laurent Thirouin.
26:20 - Oui, on va peut-être se séparer un peu maintenant, même si je suis totalement d'accord sur la notion de quelque chose de musical dans les pensées.
26:29 Alors j'aime bien la question « peut-on se tromper ? ». Je crois que oui, on peut se tromper dans les pensées.
26:35 Les lire en zigzag, bien entendu, n'empêche que Pascal a construit quelque chose, quelque chose qu'on n'a pas connu avant la fuma,
26:46 et que bizarrement, on n'a pas trop cherché à exploiter depuis la fuma.
26:52 Ça a été une de mes grandes surprises quand je me suis vraiment lancé dans ce travail sur la signification d'Elias.
26:59 Depuis la fuma, les bons éditeurs, en gros, les éditeurs respectueux des manuscrits, respectueux de la philologie, font ce qu'on appelle des éditions objectives.
27:09 Et donc, toutes les éditions des pensées respectables commencent par l'Elias classé.
27:15 Et puis après, on fait comme si elle n'existait pas.
27:19 Par exemple, Pascal a une Elias qu'il a intitulée « Vanité », une Elias qu'il a intitulée « Misère ».
27:25 Pourquoi a-t-il séparé ces deux séries ?
27:29 Alors, généralement, les commentaires confondent les deux.
27:35 Il a intitulé une Elias « Divertissement », et à côté de cela, il parle du divertissement dans toutes les autres Elias du début des pensées.
27:42 Pourquoi Pascal n'a-t-il pas réuni toutes les pensées sur le divertissement dans une Elias qu'il avait précisément intitulée « Divertissement » ?
27:51 Donc, Pascal a bâti une espèce de dispositif, qui n'est pas le plan d'un livre, qui est juste un classement intellectuel.
28:01 Alors, qui est en effet, je suis là, je rejoins Marianne Alphand, qui est quelque chose de musical,
28:06 qui consiste à bâtir une lente musique qui fait réentendre des notes.
28:14 Mais, si on garde votre métaphore de la musique, qui me va très bien, on est bien d'accord que prendre une pièce musicale
28:23 et classer tous ses éléments, c'est-à-dire mettre tous les dos d'un côté, tous les dos dièses d'un côté, les si bémols d'un autre, ça ne va donner rien du tout.
28:31 On sortira complètement de l'œuvre.
28:33 Donc, la musicalité de Pascal n'est pas n'importe quelle musicalité. Il a lui-même donné les éléments d'une musicalité.
28:40 Et là, il faut se retrousser les manches, il faut essayer de comprendre.
28:43 Il y a eu des gens qui ont dit « L'Elias classé, ce n'est pas possible, c'est trop incohérent. Pascal n'aurait jamais fait ça.
28:50 Brunswick, c'est parfait, c'est très cohérent. On s'y retrouve, il y a 14 chapitres, on sait trouver les choses.
28:57 Dans « L'Elias classé », si je vous demande spontanément, comme ça, un texte très, très connu de Pascal, le texte sur les trois ordres,
29:05 dans quel Elias Pascal a-t-il classé les trois ordres ?
29:09 Là, vous me piégez totalement, Laurent Thirouin.
29:11 Mais on va écouter Cyril pour une expérience de lecture, justement.
29:15 Il est libraire à Lunéville et on écoute comment lui, il a lu et découvert Pascal et comment il s'est aussi arrêté de le lire.
29:21 C'était il y a à peu près dix ans maintenant.
29:23 Je venais d'interrompre mes études de philosophie. Je lisais avec assiduité Georges Bataille, Léon Shestov, Dostoevsky.
29:30 Et je pense que ce sont eux qui m'ont amené à la lecture des pensées de Pascal.
29:34 Je lisais les pensées de Pascal le soir avant de m'endormir pendant une heure.
29:38 Je lisais toutes les réflexions les unes à la suite des autres jusqu'à en trouver une qui me parle, qui me marque.
29:43 Malheureusement, c'était systématiquement les plus désespérantes.
29:47 Et au bout d'une semaine, j'étais dans un état d'élabrement moral, dans un état de désespoir profond.
29:52 Et j'ai préféré abandonner ma lecture.
29:54 C'était comme de subir un ensemble d'attaques très précises, face à laquelle il n'y a aucune défense possible.
30:01 Tant le style est concis, tant il n'y a rien d'autre que cette vérité métaphysique et brutale.
30:08 Et j'ai préféré m'interrompre parce que c'était clairement pas le bon moment pour lire ce livre-là, pas dans ces conditions.
30:15 Ça vous surprend, Marianne Alfford, cette expérience de lecture ?
30:18 Non, ça ne me surprend pas parce que, au fond, c'est indirectement une sorte d'hommage à Pascal.
30:27 Et Laurent Thirouin en parle très très bien à propos de l'ordre ou de la méthode qu'a suivie Pascal.
30:36 Au fond, Pascal ne cherche pas à prouver l'existence de Dieu.
30:41 Ça, pour lui, l'existence de Dieu n'est pas atteinte par la raison, par la preuve, mais par le sentiment.
30:51 Et donc ce qu'il essaye de déployer, si je puis dire, c'est une méthode, c'est une argumentation qui touche les pensées.
31:02 Quand Pascal imagine, peut-être, comment il va s'y prendre, ordre, écrire une lettre, la lettre, ou commencer de telle ou telle façon,
31:16 on sent que ce qu'il cherche, c'est à s'adresser à quelqu'un.
31:23 D'ailleurs, l'adresse, elle est claire dans le pari.
31:25 Laurent Thirouin, vous en avez très bien parlé.
31:29 Le fait que Pascal s'adresse, au fond, c'est un ton qui est très personnel, qui est celui des Essais de Montaigne, par exemple.
31:38 Et du coup, voilà, je pense que celui qui vient de s'exprimer sur sa lecture de Pascal, il a été touché.
31:48 C'est ce que voulait Pascal.
31:50 Il a été touché d'une façon peut-être, je dirais peut-être excessive, ou en tout cas, comment dire, il a correspondu à un mauvais moment de la vie de ce lecteur.
32:09 Parce qu'il nous touche pour de toutes sortes de manières et pas nécessairement, il n'affecte pas en nous ce qui est le plus, au fond, le plus désespéré.
32:22 D'ailleurs, le pari se termine sur des accents de joie et Laurent Thirouin en parle très bien.
32:27 Laurent Thirouin, je vais vous donner un défi, je suis désolé, on arrive quasiment au terme de l'émission.
32:31 Est-ce qu'en une minute, vous pouvez nous donner une manière d'entrer dans les pensées de Pascal ?
32:36 Comment faut-il lire les pensées de Pascal ?
32:38 Voilà, le mot que cherchait Marianne Alfand que j'avais lui suggéré, c'est une lecture partielle.
32:43 Parce que moi, mon expérience, c'est d'un auteur qui m'euphorise, qui, je le trouve, il est désespérant et il est consolateur en même temps.
32:50 Donc, je réponds précisément à votre question.
32:52 Il faut le lire en acceptant le principe de contradiction qu'il a mis au cœur de son propos.
32:59 C'est-à-dire qu'évidemment, il parle de misère, mais en même temps, il parle de grandeur.
33:04 Évidemment, il parle de tristesse, mais en même temps, il parle de joie.
33:07 Or, chaque fois qu'on sort une pensée, qu'on la sort de son dispositif, on donne une tonalité au texte,
33:14 alors que le texte de Pascal est extraordinairement contradictoire et paradoxal.
33:19 Il veut nous toucher, mais nous toucher en créant de l'énigme, en créant de la surprise.
33:25 Il ne veut pas nous déprimer.
33:26 En fait, il nous déprime par moment, mais à peine nous a-t-il déprimé, qui devient exaltant.
33:32 Donc, ça n'est pas... J'aime beaucoup la remarque du lecteur que vous entendez,
33:38 mais à mon avis, c'est une lecture pauvre, insuffisante.
33:42 Il a vu qu'une toute petite partie des pensées de Pascal.
33:44 Et donc, il faut lui conseiller évidemment de relire Pascal ou de lire l'un de vos deux ouvrages.
33:49 Et je vais les citer.
33:50 Merci beaucoup d'avoir été en direct avec nous, Laurent Hirouin.
33:52 Je rappelle la nouvelle édition augmentée de votre essai,
33:55 "Pascal ou le défaut de la méthode, lecture des pensées selon leur ordre".
33:59 C'est aux éditions Honoré Champion.
34:01 Merci beaucoup, Marianne Alffon d'être venue dans le studio de France Culture.
34:04 "Pascal, ton beau pour un ordre" reparaît aujourd'hui aux éditions POL en format poche.
34:09 Il y avait beaucoup de choses encore à dire, mais on renvoie évidemment à vos deux ouvrages.

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