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Eva Illouz, sociologue, est l'invitée de 9h20 de Mathilde Serrell ce mardi 28 novembre, pour son livre "Le Capital sexuel" aux éditions du Seuil.

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Transcription
00:00 Mathilde Serrell, ce matin vous recevez une grande sociologue franco-israélienne.
00:04 Eva Hilouz, bonjour.
00:06 Bonjour.
00:07 Et tout d'abord, merci d'avoir accepté notre invitation parce que votre parole est
00:09 rare.
00:10 Vous êtes une figure majeure de ce qu'on pourrait appeler la sociologie de l'intime,
00:15 de pourquoi l'amour fait mal en 2012 aux émotions contre la démocratie.
00:19 Votre précédent ouvrage est aujourd'hui « Le capital sexuel ». Pourquoi c'est
00:23 là, dans le pli des sentiments, dans la sphère privée, qu'on a le meilleur moyen pour
00:29 vous de comprendre l'époque ?
00:31 Alors, l'époque, je ne sais pas.
00:34 Je dirais que le capitalisme, oui.
00:37 Il y a deux choses qui m'intéressent.
00:40 C'est la vie intime, comme vous l'avez dit, et la façon dont le capitalisme a pris
00:44 possession de notre culture.
00:46 Quand on sait, par exemple, que depuis 1960, on consomme quatre fois plus, on est interpellé.
00:54 Donc, on est obligé de se poser la question de savoir pourquoi est-ce que cette forme
00:58 économique qui engendre des inégalités phénoménales, qui peut parfois vicier de
01:04 l'intérieur les démocraties, qui représente un danger véritable pour l'environnement,
01:10 pourquoi est-ce que cette forme économique tient aussi bien ?
01:15 Et je pense que le nœud de la réponse est à trouver dans ce qu'on appelle la subjectivité.
01:22 C'est-à-dire le fait que le capitalisme génère du désir, il génère du plaisir
01:29 comme aucun système économique avant lui.
01:32 Donc, pour moi, le capitalisme est un imaginaire, si vous voulez, une culture et une subjectivité.
01:40 Et donc, c'est à partir de là que je pose la question de savoir comment il s'insinue,
01:48 comment la consommation, par exemple, s'insinue dans les relations amoureuses.
01:51 Comment elle redéfinit le vocabulaire qu'on utilise dans les relations humaines ?
01:56 Comment la consommation du loisir elle-même définit le couple et les activités du couple ?
02:02 Et comment la vie devient également un métier ?
02:05 C'est ce que vous abordez, c'est ce qu'on peut voir prosaïquement chez les influenceurs,
02:11 chez les créateurs de contenu.
02:12 Avoir le devoir chaque jour de transformer sa vie en métier, en travail, professionnaliser
02:18 l'intime, ça c'est une caractéristique du capitalisme contemporain ?
02:22 Oui, absolument.
02:23 Je dirais qu'en fait, on peut prendre l'exemple, je vais prendre un exemple pour être plus
02:30 concrète, l'exemple de Kim Kardashian qui est devenue une influenceuse qui vaut à peu
02:36 près 2 milliards de dollars et qui s'est lancée quand il y a eu une sex tape qui a
02:46 circulé sur elle, donc une cassette qui était quasiment pornographique, je crois que c'était
02:52 en 2007.
02:53 Cette cassette a créé de l'attention dans l'économie actuelle, je dirais que l'attention
03:00 est absolument cruciale.
03:01 Comment créer de l'attention ? Il y a une économie de l'attention.
03:06 Il y a une attention qui a été créée sur elle et à partir de là, elle a commencé
03:12 un reality show où elle se montrait avec son clan, avec sa famille, avec ses enfants.
03:18 Il y a plus combien de saisons déjà maintenant ?
03:20 Et à partir de là, elle est devenue en fait une marque, son nom est devenu une marque
03:26 et elle a créé des compagnies de mode, de cosmétiques, de parfums qui fait qu'aujourd'hui
03:34 elle vaut à peu près 2 milliards de dollars et c'est elle-même en fait qu'elle met
03:38 en scène.
03:39 C'est son moi, c'est son corps, c'est sa sexualité, c'est sa famille, ce sont
03:43 ses enfants, c'est les objets qu'elle possède.
03:46 Donc ça c'est un exemple je trouve extrêmement parlant de la façon dont c'est la vie elle-même
03:52 qui est aujourd'hui mise en scène et dont on extrait de la plus-value.
03:56 Ce n'est plus le corps comme au temps de Marx par exemple.
03:59 Au temps de Marx, c'était le corps des ouvriers qui était une source de plus-value.
04:03 Aujourd'hui c'est notre vie elle-même, nos émotions, notre appareil psychique et
04:07 la vie quotidienne.
04:08 Et notre sexualité aussi.
04:10 C'est le sens de cet ouvrage avec Dana Kaplan que vous publiez au Seuil.
04:14 Au fond vous dites que les femmes deviennent les grandes perdantes de la libération sexuelle.
04:19 Comment est-ce que vous expliquez ce tour-là Eva Illouz ?
04:22 Alors ça ce n'est pas tellement dans ce livre-là, c'est dans d'autres livres.
04:26 Mais en même temps la libération sexuelle va renforcer le patriarcat pour vous le plus
04:32 oppressif parce qu'on se sent libéré dans sa vie mais au fond on devient un objet de
04:37 rentabilité, un objet d'employabilité.
04:41 Alors la libération sexuelle, je ne voudrais pas qu'on me comprenne mal, a été un moment
04:48 très important dans la vie des femmes.
04:50 Et je ne voudrais pas revenir à la période d'avant.
04:53 Mais il est vrai qu'au moment même où le corps de la femme se libère, il se libère
05:02 aussi pour des industries que j'appelle les industries scopiques.
05:06 La pornographie, le cinéma, la télévision, la publicité, ces industries scopiques mettent
05:14 en avant un corps sexualisé de la femme.
05:17 Et c'est ce corps sexualisé et le regard du spectateur qui veut consommer ce corps,
05:24 le spectacle de ce corps, c'est ce corps sexualisé qui va produire une énorme plus-value
05:29 économique.
05:30 Donc ça, si vous voulez, c'est le premier pas.
05:32 - Il est employé au fond par le BRK et rentabilisé.
05:36 - Alors ça c'est la première forme si vous voulez.
05:38 - Du capital sexuel.
05:40 - Du capital sexuel.
05:41 Il y en a d'autres.
05:43 La deuxième forme par exemple, c'est effectivement l'employabilité.
05:47 Le fait qu'il y a de plus en plus de professions qui exigent une présentabilité esthétique,
05:57 notamment celle de la femme.
05:59 D'ailleurs, il y avait une recherche faite par un économiste américain qui s'appelle
06:03 Daniel Hammerman qui avait trouvé que dans toutes les classes sociales, les gens plus
06:08 beaux étaient mieux rémunérés que les gens moins beaux.
06:12 Donc il y a des exigences de présentabilité.
06:17 Le travail lui-même change ses exigences.
06:22 Ensuite, il y a le fait qu'il y a des marchandises culturelles qui reposent véritablement sur
06:28 la sexualité.
06:29 Pensez au best-seller d'ailleurs très bien écrit de Catherine Millet à "La vie sexuelle
06:34 de Catherine M".
06:36 - Ou aujourd'hui la dark romance que la jeunesse lit en masse, très sexualisée aussi.
06:42 - Ou alors pensez à quelque chose comme "Sex and the City", la série télévisée culte.
06:48 En fait, on ne peut pas écrire cette série si on est quelqu'un qui s'est marié à
06:53 l'âge de 22 ans, on a été toute sa vie fidèle à sa femme et on a des enfants.
06:58 Ou alors "Girls" de Lena Dunham.
07:02 Ce sont des séries, ce sont des marchandises culturelles qui sont produites à partir de
07:07 l'expérience sexuelle.
07:08 Et ce qui se donne à voir dans ces séries, c'est précisément les aventures sexuelles
07:13 d'hommes et de femmes.
07:14 Donc ça c'est une façon aussi de transformer la sexualité en marchandise culturelle et
07:19 donc de l'intégrer à la machine capitaliste.
07:22 Ensuite, il y a des nouvelles formes de profession comme les influenceuses.
07:27 On vient d'en parler à l'instant.
07:30 - Il y a des emplois aussi générés par le sexe et par la performance sexuelle puisque
07:36 le bien-être, le travail du corps, les conseillers en sexualité, etc.
07:42 Il y a aussi tout un marché qui existe.
07:44 - Mais alors ça c'est une façon directe de le dire.
07:48 Une autre façon de le voir, c'est de penser aux industries énormes dont le but est de
07:56 nous aider à façonner un corps attirant sexuellement.
08:01 Pensez à l'industrie des régimes par exemple.
08:04 L'industrie des régimes qui inclut à la fois l'industrie alimentaire, des aliments
08:09 qui sont allégés en calories, qui inclut tous les régimes Atkins, Dash, Keo, etc.
08:18 Tout cela représente plusieurs milliards, voire des centaines de milliards de dollars.
08:24 Ils sont accompagnés en plus de l'industrie pharmaceutique qui produit aussi des médicaments
08:29 pour nous aider à contrôler notre appétit.
08:32 Cette industrie du corps mince s'adosse à l'industrie de la mode qui elle-même
08:39 met en avant un corps attirant sexuellement.
08:43 En fait, on est là, je pense, dans un des nœuds des industries capitalistes.
08:49 - Parce que c'est rentré dans l'intimité du désir.
08:52 C'est le levier de votre analyse Eva Hilouz.
08:55 Mais on pourrait prendre cet exemple tout simple au début des temps qui est la chasteté.
09:00 C'est la première expression du capital sexuel, une expression en négatif puisque
09:07 la non-sexualisation, la virginité d'une femme vaut pour une valeur d'échange au
09:13 moment du mariage.
09:14 - Oui, je voudrais peut-être dire un mot sur le mot de capital puisqu'on en parle
09:20 depuis un moment sans vraiment le définir.
09:23 Le capital était une notion que l'économiste prix Nobel Gary Becker et le sociologue Pierre
09:33 Bourdieu avaient considérablement élargie en montrant qu'elle s'appliquait pas seulement
09:37 à des domaines économiques mais que des ressources non économiques comme par exemple
09:42 la culture pouvaient servir de capital.
09:46 C'est-à-dire que c'est une ressource qui peut nous aider à avoir de la valeur
09:51 et qu'on peut convertir par exemple en argent.
09:53 Alors, Dana Kaplan et moi-même, on n'est pas les premières à parler du capital sexuel.
09:59 Pour pouvoir convertir quelque chose en quelque chose d'autre, en un avantage, il faut qu'il
10:04 y ait des conditions.
10:05 Mais le capital sexuel est une forme très contemporaine du capital.
10:10 Mais avant ça, pour qu'une femme soit élue sur un marché matrimonial, notamment
10:17 chez les bourgeois, il fallait qu'elle soit chaste.
10:21 Donc c'est un capital sexuel en creux.
10:24 Il fallait qu'elle ne soit pas compromise.
10:26 On va écouter une autre définition du capital sexuel qui vient de la littérature, c'est
10:31 Virginie Despentes.
10:32 Je ne suis pas jeune, je ne suis pas mince, je ne conviens pas aux critères communs.
10:37 Je le sens tout le temps et je pense que plein d'autres filles se sentent de l'intérieur
10:41 exactement comme moi, pareil, très exclues du grand marché à la bonne meuf.
10:45 C'est aussi, je lisais dans Libé, la quatrième de Couve de Libé, une fille qui avait été
10:48 violée qui commençait par « je suis grosse et je suis moche ».
10:50 Je pense que c'est effectivement, probablement, une parole typique de fille violée.
10:54 Si ça laisse quelque chose, ça doit être ce sentiment-là, une fois pour toutes.
10:57 Mais je ne m'en plains pas.
10:58 Je le dis dès le début du livre, ce n'est pas pour venir me plaindre.
11:00 C'est pour dire que j'écris de là.
11:02 Premièrement, je prends cette parole de ce point de vue-là et je voudrais bien savoir
11:04 pourquoi je ne le ferais pas.
11:05 J'ai l'impression qu'à chaque fois qu'on est une fille et qu'on s'exprime notamment
11:08 sur le féminisme, premièrement, il faut qu'on dise qu'on n'a pas de problème avec les
11:10 hommes, on n'a pas de problème avec la sexualité, on n'a pas de problème avec la séduction.
11:13 Pourquoi est-ce qu'on n'en aurait pas ? Quand Weilbeck parle, il parle de son point
11:17 de vue, le mec qui a plein de problèmes et c'est pour ça que c'est intéressant.
11:19 2006 sortie de King Kong Théorie, Virginie Despentes sur France Culture.
11:25 Il y a un déséquilibre sur le plan du capital sexuel entre hommes et femmes, Eva Elouz,
11:30 pour le poser simplement.
11:32 Oui, je voudrais faire référence à cette phrase très forte de Virginie Despentes dans
11:39 King Kong Théorie où elle dit « J'écris de chez les moches, pour les moches, les mal
11:46 baisés, les imbaisables, à toutes les exclues, du grand marché à la bonne meuf ». C'est
11:53 drôle parce que finalement, Despentes parle de la même chose que Weilbeck dans l'extension
12:00 du domaine de la lutte, puisque dans ce roman, il dénonce en quelque sorte le néolibéralisme
12:08 sexuel qui met les hommes-lai de côté.
12:11 Mais elle, elle le fait pour les femmes et je crois qu'elle a raison justement de le
12:17 faire pour les femmes parce que les femmes laides ou pas attirantes, je crois, sont beaucoup
12:24 plus exclues du marché sexuel que les hommes.
12:27 Les hommes sont évalués en fonction de leur valeur sociale, en fonction de leur statut
12:33 social et je dirais que leur physique passe au deuxième plan.
12:40 Quelqu'un comme Weilbeck lui-même d'ailleurs ne se distingue pas par un capital sexuel
12:46 extrêmement fort, je crois, et pourtant ça ne l'empêche pas d'épouser une femme
12:51 beaucoup plus jeune que lui, une jeune femme très jolie et très fringante.
12:57 Et il rentre aussi dans le capital sexuel incarné, puisqu'il propose des films pornographiques
13:04 mais finalement il a renoncé à la sortie.
13:07 Mais Weilouz, il y a aussi une génération qui ne veut plus entendre parler de sexe.
13:11 Il y a des sondages qui sortent qui expliquent qu'on ne veut plus voir de scènes de sexe
13:15 dans les films, dans les fictions.
13:17 Il y a 43% des jeunes gens qui n'avaient pas eu de rapport sexuel durant l'année
13:23 précédente.
13:24 Comment est-ce qu'on analyse ce mouvement-là ?
13:26 Ces mouvements-là, je pense qu'on peut l'expliquer par le fait que la plupart de
13:32 l'asexualité se produit dans des relations stables.
13:36 Ce qui fait défaut, c'est la relation stable.
13:39 Ce n'est pas tellement l'asexualité comme la relation stable.
13:41 Les relations deviennent de plus en plus instables, il y a de plus en plus de gens
13:45 seuls.
13:46 Les périodes entre deux relations deviennent de plus en plus longues.
13:49 C'est la raison pour laquelle nous avons moins de sexualité.
13:52 Nous n'avons que très peu de temps pour finir cet interview.
13:56 Et je ne peux pas aujourd'hui ne pas vous poser cette question, vous franco-israélienne.
14:01 Comment vous vivez émotionnellement la libération d'Erez et Sahar Calderon, 12 et 16 ans,
14:08 et d'Eytar Yaha Lomi, qui a 12 ans ? C'est une information qu'on a eue ce matin.
14:15 Écoutez, les otages, c'est une façon de mettre des noms, des histoires particulières
14:24 sur un phénomène collectif comme celui de la guerre qui tend à complètement anonymiser
14:32 la mort et le drame.
14:34 Alors, j'y pense évidemment avec un certain soulagement et une joie pour les familles,
14:44 mais on ne peut pas ne pas être ambivalent en fait.
14:47 Ambivalent parce qu'on pense aux autres otages et aussi parce que...
14:50 Dans leur propre famille aussi, puisqu'ils découvrent des décès.
14:54 Bien sûr.
14:55 Mais sur le plan politique, ces otages, et c'est en ça que les Palestiniens et Sinuares,
15:02 à mon avis, contrôlent le jeu aujourd'hui, empêchent de vraiment bien comprendre quel
15:08 est l'objectif de cette guerre et quand est-ce qu'elle va s'arrêter.
15:11 Vous, Eva Hilouz, vous êtes une pessimiste qui espère.
15:16 Quelques questions pour finir.
15:17 Qu'est-ce qui vous permet d'espérer ?
15:18 L'espoir, vous savez, chez les chrétiens, c'est une émotion qu'on ressent même quand
15:28 il n'y a plus d'espoir en fait.
15:30 C'est irrationnel.
15:31 Il faut espérer même quand on a toutes les raisons de ne pas espérer.
15:35 Mais ce qui me permet d'espérer, alors par rapport à la guerre, si je repars à ce sujet,
15:41 c'est la fraternité qui a pu exister entre les Arabes Israéliens et les Juifs.
15:48 Elle n'a pas été observée partout, mais il y a eu beaucoup de moments de fraternité
15:53 entre les Arabes Israéliens et les Juifs, entre des Arabes et des Juifs aussi à l'extérieur
15:58 d'Israël.
15:59 Ces moments de fraternité, en général, je dirais que c'est la fraternité humaine,
16:03 gratuite, qui me donne de l'espoir.
16:06 Vous avez publié la fin de l'amour, vous y croyez aussi ?
16:08 Un peu.
16:09 Bonne journée à vous, je le rappelle, cet essai traduit au seuil et co-signé avec
16:16 Dana Kaplan, le capital sexuel, entre autres grandes thématiques, et éclairage que vous
16:21 nous offrez toujours.
16:22 Merci encore.
16:23 Et d'ici dix heures, Cyril Lacarrière, Laurent Delmas et vous Mathilde bien sûr.
16:30 Salut les amis.
16:32 Bonjour Cyril, l'édito média.
16:34 TikTok réinvente le téléachat pour la génération Z.
16:37 L'édito culture, Laurent.
16:39 Cinéma, décidément, ça l'affiche mal.
16:41 Nouvelle tête, Mathilde.
16:42 Un seul en scène de quelqu'un qui récupère sa propre vie.

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