L'historien, sociologue et professeur émérite du Collège de France, Pierre Rosanvallon est l'auteur de "Les épreuves de la vie, comprendre autrement les Français", qui est est réédité aux éditions du Seuil.
Regardez L'invité de RTL du 02 juin 2023 avec Amandine Bégot.
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00:02 RTL matin
00:06 RTL 7h45, excellente journée à vous tous qui nous écoutez. Amandine Bégaud vous recevez ce matin
00:11 l'historien et sociologue Pierre-Rose Envalon.
00:13 Pierre-Rose Envalon, votre dernier livre "Les épreuves de la vie" est sorti en format poche il y a quelques jours aux éditions
00:18 du Seuil dans cet ouvrage et c'est d'ailleurs le sous-titre. Vous essayez de comprendre les français
00:23 autrement, c'est-à-dire non pas à travers les statistiques ou les grandes théories
00:28 mais à travers des épreuves qu'ils traversent et vous identifiez quatre grands types d'épreuves. L'épreuve du mépris, l'épreuve de l'injustice,
00:35 celle de la discrimination, enfin l'épreuve de l'incertitude.
00:40 Quelle est la plus dangereuse, la plus inquiétante de ces épreuves d'après vous ? Je pense que
00:46 on ne peut pas faire un classement mais les deux plus importantes c'est l'épreuve du mépris et l'épreuve de l'injustice.
00:53 Et on l'a vu dans des conflits récents qui ne sont pas simplement en France. Je crois que cette réflexion sur les épreuves
01:00 est aussi une façon de comprendre les points communs qu'il y a
01:04 entre les insatisfactions, les mécontentements dans beaucoup de pays. Je vous prends juste un exemple.
01:10 Tout ce qui ont été ce qu'on a appelé les émeutes de la faim en Afrique, ou qui aurait aussi en Égypte, en Tunisie,
01:17 au fond elles ont une caractéristique.
01:20 C'est bien sûr qu'elles ont été déclenchées par des hausses de prix, notamment des prix de tous les jours, des céréales, etc.
01:27 Mais sur le fond c'est le sentiment qu'il y avait une injustice dans le pays, que certains
01:33 souffraient plus que d'autres. Et donc
01:36 je dirais la mesure,
01:39 l'appréciation de la vie sociale simplement par exemple à partir de la hausse des prix ou des salaires n'est pas suffisante. Il faut voir
01:47 comment les choses sont ressenties.
01:49 C'est ça, c'est encore plus important que les faits, c'est comment on les ressent. Exactement, parce que je dirais des faits objectifs
01:56 ne deviennent des forces sociales que dans la façon dont s'ils se transforment dans des sentiments, dans des modes d'action.
02:04 Ces épreuves elles sont pas nouvelles. Il y a dix ou vingt ans par exemple les français étaient déjà confrontés aux
02:10 discriminations, à l'injustice, à l'incertitude.
02:12 La plus récente vous diriez que c'est celle du mépris ?
02:15 Oui, parce que ce qui caractérisait je dirais la société encore il y a une vingtaine d'années, c'est que la société était
02:22 structurée par des grandes organisations. C'est quelque chose de très banal de le rappeler, mais que les églises, les partis, les syndicats, tout un réseau associatif
02:30 en quelque sorte exprimait la vie des gens. Et même si on était par exemple un salarié avec un petit salaire,
02:38 le fait d'appartenir à une masse syndicale vous donnait un sentiment tout de même de force.
02:44 Vous donnait le sentiment que vous comptiez pour quelque chose.
02:46 Aujourd'hui dans une société où on est plus isolé, eh bien on vit plus durement
02:52 cette distance
02:54 au pouvoir. Et donc il y a le sentiment qu'on a perdu de la fierté.
02:58 Ce qui était très frappant dans la société politique autrefois c'est que
03:03 on pouvait être en bas de l'échelle et avoir une fierté. La fierté ouvrière par exemple. La fierté ouvrière c'était quelque chose de très important.
03:08 Mépris ce terme il revient très régulièrement quand on parle d'Emmanuel Macron, c'est c'est lui le responsable ?
03:13 Je pense qu'il est
03:15 il est tout à fait typique d'un certain
03:18 esprit à la française je dirais. Avec ce qu'il a de meilleur, c'est à dire cette capacité d'analyser,
03:24 de transformer une pile de dossiers et d'analyses différentes en quelque chose clair. Mais il y a un attrait
03:32 et une polarisation par la statistique qui est en quelque sorte une déformation de la réalité.
03:39 Ça appuie trop sur les statistiques, sur les chiffres ? Les chiffres ils sont là, ils sont absolument essentiels. Mais on voit que si par exemple
03:45 c'était le cas récemment pour les gilets jaunes, si on résout toutes les questions
03:51 à travers simplement un prix du carburant, on ne voit pas derrière qu'il y a un sentiment d'isolement dans la société.
03:57 Un sentiment de ne pas compter pour quelque chose, de ne pas être écouté. On l'a revu avec les retraites ?
04:02 Paradoxalement les deux mouvements sont très différents.
04:05 Parce que les gilets jaunes c'était des personnes sans affiliation qui se trouvaient sur des lieux de
04:10 non-communication qui étaient des ronds-points. Alors que sur les retraites c'était les syndicats. Mais il y avait ce point commun,
04:16 ce sentiment de ne pas être assez écouté, de ne pas compter pour quelque chose et au fond
04:22 d'être en quelque sorte aplati par la réalité statistique.
04:25 Quand on vous dit on passe de 62 à 64
04:29 en termes d'équilibre des comptes, ça fait tout à fait sens ou ça peut faire sens.
04:34 Mais chacun va le regarder à l'aune de ses situations particulières.
04:39 En disant "moi je comptais partir dans six mois, ça va être fichu.
04:43 Ah oui mais moi j'ai commencé à travailler très jeune. Ah oui mais moi j'ai eu une carrière très hachée".
04:49 Il faut remettre de l'humanité dans la politique c'est ce que vous dites ?
04:52 Il faut surtout tenir compte des singularités et des particularités.
04:56 Gérer un pays, ça n'est pas simplement gérer des masses statistiques.
05:01 C'est gérer plus précisément tout un ensemble et notre société est de plus en plus singulière.
05:06 Et je pense que le propre de la politique c'est d'être capable aussi
05:11 de mettre des mots sur ce que vivent les gens.
05:14 L'art de la politique c'est cela, c'est donner un langage à ce que vivent les gens.
05:20 Et si le langage il est simplement un langage abstrait, un langage lointain,
05:24 celui de la statistique, celui de l'équilibre des comptes,
05:28 on a l'impression que, en quelque sorte, ça ruisselle sur vous et qu'on ne tient pas compte de vos réalités.
05:34 Je parlais d'Emmanuel Macron, le président qui a mis en garde la semaine dernière,
05:37 après une série de violences qui ont beaucoup frappé, marqué les français,
05:40 contre un processus de décivilisation de notre société.
05:45 Vous êtes d'accord avec ce terme Pierre Rosanvalon ?
05:47 Je pense que le terme de décivilisation, il a eu une histoire qui paradoxalement
05:51 est une histoire qui est un peu plus celle de l'extrême droite.
05:54 Mais cela veut dire qu'il y a, on peut dire, une sorte de déliaison dans la société.
05:59 Le terme est acceptable si on le lit au fait qu'il y a une sorte d'éloignement des individus,
06:04 qu'ils font moins société ensemble.
06:06 Jean Garrigue part, par exemple, l'historien, de brutalisation.
06:10 Alors brutalisation, vous savez, toute l'histoire et la sociologie des violences
06:16 a essayé de montrer que nos sociétés aujourd'hui, malgré toutes les violences que l'on constate,
06:22 sont beaucoup moins violentes qu'elles étaient au 18ème siècle.
06:24 On a souvent cité cet historien et ce sociologue, Norbert Elias,
06:29 qui en a fait le centre de son œuvre.
06:31 C'est lui le premier à avoir utilisé cette expression ?
06:33 Oui, mais il l'a exprimée pour dire justement qu'on sortait,
06:37 on allait vers un processus de civilisation, parce qu'il y avait une réduction de la violence.
06:42 Et la violence, elle est d'autant plus ressentie et d'autant plus crainte
06:48 qu'elle est moins omniprésente.
06:51 Il est certain que si la violence, elle est relative, si par exemple dans votre quartier,
06:55 il y a beaucoup de personnes droguées que vous voyez autour de vous sur les trottoirs,
07:01 ce qui existe dans certains quartiers à Paris.
07:03 Vous n'êtes pas choqué de la même façon que le sera un touriste qui arrive
07:10 d'une zone rurale très tranquille, où il a le sentiment qu'en débarquant
07:13 à la gare du Nord, il va voir des choses absolument terribles.
07:16 Donc, il y a ce rapport très important, je dirais, à la perception des choses.
07:22 La perception des choses, sans tomber, et ça aussi, vous l'expliquez dans votre livre,
07:26 dans le populisme, il nous reste très peu de temps.
07:29 Mais vous qui étudiez, scrutez la société française depuis des années,
07:32 est-ce que vous pensez vraiment que Marine Le Pen peut l'emporter en 2027 ?
07:36 Comme le disent bon nombre d'observateurs de politique aussi.
07:39 La politique ne se joue pas simplement sur les propositions,
07:43 mais se joue beaucoup sur les réactions et sur les rejets.
07:47 On vote par le sentiment, avec nos sentiments ?
07:50 On vote par le sentiment et on vote par la répulsion.
07:53 On vote par le rejet.
07:55 Et je crois que très longtemps, justement,
07:57 Marine Le Pen a fait l'objet d'un rejet et le fait qu'elle puisse
08:02 apparaître comme celle qui canalise au contraire des réactions négatives,
08:06 montre une inversion peut-être inquiétante de la politique française.
08:09 Merci beaucoup, Pierre-Rosan Vallon, d'être venu ce matin sur RTL,
08:13 historien sociologue, je rappelle dans ce livre "Les épreuves de la vie",
08:15 avec ce sous-titre qui est très important, "Comprendre autrement les Français".
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