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Dans « le grand témoin » Télématin reçoit Iban Raïs, journaliste et auteur de "La fabrique des élite déraille".
Dans « le grand témoin » Télématin reçoit Iban Raïs, journaliste et auteur de "La fabrique des élite déraille".
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00:00Allez, on remonte un peu le temps maintenant, et on va en 2013, parce qu'un drame s'était déroulé cette année-là.
00:05Un étudiant qui s'appelle Manuel, étudiant à Lille, à la prestigieuse école de commerce l'EDEC,
00:10se retrouve handicapé à la suite d'un bizutage qui tourne mal, et 12 ans après,
00:14l'affaire est en jugement, et le parquet requiert une amende de 10 000 euros contre l'école.
00:19Et cette affaire, votre grand témoin va nous la raconter, Flavie.
00:22Bonjour Iban Raïs.
00:23Bonjour Flavie.
00:23Merci d'être avec nous ce matin.
00:24Vous êtes journaliste, Iban, et vous avez publié en 2021 un ouvrage
00:29qui s'intitule « La fabrique des élites déraille » paru aux éditions Robert Laffont.
00:33Dans ce contexte, justement, vous avez rencontré et récolté le témoignage de Manuel.
00:38Manuel, que vous avez eu hier soir au téléphone, peut-être est-il en train de nous regarder.
00:42Est-ce qu'on peut revenir sur ce qui lui est arrivé déjà à ce moment-là ?
00:45Oui, il faut reposer un petit peu le contexte.
00:47Manuel, il voulait juste faire partie d'une association qui s'appelle la course-croisière EDEC,
00:51qui est l'association la plus puissante et une des plus riches d'Europe,
00:54qui organise la plus grande régate étudiante au monde.
00:56Ça se passe donc à l'EDEC.
00:57Une association étudiante.
00:58Exactement, une association étudiante.
01:00Et pour ça, il y a plusieurs rites d'initiation.
01:03Il y en a une dizaine qu'on fait subir aux étudiants.
01:06C'est les mots qui sont utilisés par l'association.
01:08Et le dernier rite d'initiation se passe extrêmement mal.
01:11C'est dans l'appartement de l'association.
01:12Et on va lui scotcher une bouteille d'alcool sur sa main faible,
01:17bouteille qu'on va remplir avec du rhum, du pastis, de la bière et de la vodka.
01:21Ça a un nom ce cocktail, c'est le cimetière.
01:24Alors, ils ont appelé ça la potion.
01:26Mais en gros, ils ont une heure et demie pour terminer ce cocktail.
01:28Sinon, ils sont menacés d'être frappés par les deuxièmes années.
01:31Donc Manuel, qui a très envie de faire partie de cette association, s'exécute.
01:34Il aide même une étudiante à finir sa bouteille.
01:36Et sur les coups de 23 heures, ce jour-là,
01:39il est placé en position latérale de sécurité, littéralement en PLS,
01:42parce qu'en fait, il y a trop d'alcool dans son corps.
01:45Il devait être surveillé par des étudiants qui devaient rester dans l'appartement.
01:48Mais dans l'euphorie, tout le monde sort en boîte.
01:50Et ce qui devait arriver arriva.
01:53Il a fait une chute de 10 mètres.
01:55Il y avait une fenêtre qui avait été laissée ouverte.
01:57Donc, il a chuté dans la cour de l'immeuble.
02:00Et ses cris ont réveillé un voisin sur les coups de 4 heures du matin.
02:04Et de là part une affaire, en fait, dont la décision est rendue demain,
02:08mais qui court depuis 12 ans maintenant.
02:10Comment est-ce qu'il va, Manuel, aujourd'hui ?
02:12Écoutez...
02:13Parce qu'il est handicapé ?
02:14Il est handicapé à 35 %.
02:16De ce qu'il m'a dit, il se déplace avec une canne.
02:18Sa cheville est encore bloquée chirurgicalement.
02:21Il a trop de douleurs.
02:22Je me souviens qu'il m'avait raconté, il y a certains matins,
02:24qu'il ne pouvait pas se lever tellement la douleur était forte.
02:27Pour vous donner une idée, il a perdu des centimètres de taille.
02:29Il a perdu 4 centimètres.
02:31Il y a des lésions, il y a beaucoup de choses.
02:33Et hier, il m'a dit,
02:34« Iban, je pense que j'ai aussi minimisé le côté psychologique de toute cette affaire,
02:38parce qu'il y a le côté physique.
02:39Mais en fait, il est très atteint.
02:40Encore, cette affaire n'est pas réglée depuis 12 ans. »
02:42Qu'est-ce qu'il attend du jugement demain ?
02:44Parce que c'est l'école qui est mise en cause.
02:46C'est l'association en tant que personne morale
02:48qui est sous la direction de l'école.
02:51Il attend juste d'être confirmé dans le fait
02:54qu'il avait raison depuis toutes ces années
02:56de continuer à croire en la justice.
02:58Je crois que c'est 10 000 euros qui ont été demandés.
03:01Voilà, une condamnation de 10 000 euros.
03:02Mais il attend une condamnation de cette association
03:04qui a essayé de couvrir pendant toutes ces années cette affaire.
03:08Cette affaire, c'est donc une affaire de bizutage.
03:11Le bizutage, je le redis, c'est un délit
03:12qui peut aller jusqu'à l'emprisonnement.
03:14Et pourtant, ça existe encore aujourd'hui.
03:17Des cas comme Manuel, il y en a chaque année.
03:19Comment est-ce qu'on peut expliquer ces pratiques
03:21qui sont complètement barbares, humiliantes ?
03:24On voit des images, là, archaïques
03:26et qui ne sont pas sans danger.
03:28Comment on explique que ça existe encore ?
03:29En fait, si vous voulez, ces élèves-là,
03:31je les considère plutôt comme des clients.
03:32Un programme grande école, dans une école comme l'EDEC,
03:35ça vaut jusqu'à 15 000 euros.
03:37Il y a un esprit de corps qui est créé dans ces promotions-là.
03:40Et pour faire partie des cools,
03:42comme dans les fraternités américaines,
03:43il faut dire oui à tout.
03:44Il faut embrasser des poissons morts dans le bus.
03:46Il faut encaisser des surnoms affreux.
03:49Il faut dire oui à tout.
03:51Donc, il faut être humilié pour avoir le droit,
03:53à un moment donné, d'être accepté et coopté.
03:55Bien sûr. Et l'année d'après, il faut humilier à son tour
03:57pour se venger de ce qu'on a vécu l'année passée.
03:59Quel est le discours de l'école ?
04:00Quel est le discours de l'EDEC par rapport à cette affaire
04:02qui date de 2013 ?
04:03Elle reconnaît quand même une forme de responsabilité.
04:06Elle dit qu'on a pris des mesures, etc.
04:08Ce qui est terrible, c'est que l'école,
04:09elle essaye de tout étouffer.
04:10Dès que ça se passe,
04:12l'école va interdire aux étudiants de cliquer
04:14sur les articles qui parlent de l'accident
04:16pour ne pas faire remonter le référencement sur Google.
04:19Elle va mettre sur les parents par mail
04:20en disant qu'il n'y a pas eu de bizutage.
04:22Et la presse locale va même être menacée
04:24de traiter l'affaire.
04:25Donc, c'est vraiment un étouffement.
04:26C'est une omerta.
04:27Encore maintenant ?
04:28Alors, la direction a changé.
04:29Et de ce que j'ai compris du procès,
04:31la direction essaye de pousser l'association sous le bus
04:33en disant que c'est sa responsabilité.
04:35Mais c'est une omerta.
04:36L'EDEC, c'est une école très connue dans le Nord.
04:38Donc, il faut étouffer pour ne pas ternir l'image de l'école.
04:41Et c'est cette association qui a mis en place
04:43tout ce process de bizutage.
04:45Il y a un moment où moi, j'ai du mal à comprendre
04:47pourquoi les élèves ne se rebellent pas
04:49quand il y a ce genre de choses,
04:50quand il y a des cas comme Manuel ou comme d'autres,
04:52parce qu'il y a des jeunes filles
04:53qui, chaque année, sont agressées sexuellement
04:56pendant les bizutages.
04:58Les positions des jeunes femmes, c'est difficile.
05:00Elles sont vraiment en première ligne
05:02par rapport aux violences sexuelles
05:03et vous vous y intéressez.
05:04Pourquoi est-ce que les élèves ne réagissent pas
05:06en disant que ça n'est pas possible ?
05:07Le risque, il est grand pour ces élèves-là
05:09qui débarquent sur ces grands campus,
05:11c'est d'être catalogués comme nobody,
05:13donc nobody en anglais,
05:14c'est-à-dire d'être une personne pas cool.
05:15Il faut appartenir.
05:16C'est un théâtre, en fait.
05:17C'est le groupe.
05:18Si on les prend individuellement, ils sont contre,
05:20mais le groupe, en revanche...
05:21C'est comme Poudlard et Harry Potter,
05:23il faut être dans la bonne maison
05:24pour passer des années d'études,
05:26c'est une image que je prends souvent,
05:27pour passer des années d'études assez tranquilles.
05:29Parlez-nous des jeunes filles.
05:31C'est vrai que dans mon livre,
05:32je parle beaucoup de Me Too,
05:34parce qu'en fait, sur ces campus-là,
05:36il y a à peu près une moitié de garçons,
05:38une moitié de filles,
05:39et en fait, c'est très dur pour elles
05:40puisqu'elles doivent être cool,
05:41elles doivent boire,
05:42elles doivent sortir,
05:43elles doivent coucher avec des garçons,
05:44mais pas trop.
05:47Sur ces campus-là,
05:49il y a des injonctions assez paradoxales
05:51qui sont projetées sur elles,
05:52et il y a des affaires affreuses.
05:53Je rappelle, aujourd'hui, je tenais à le dire,
05:55à HEC, il y a une affaire de viol
05:56qui n'est toujours pas réglée
05:57et qui est étouffée par la direction.
05:58Voilà.
05:59C'est-à-dire que les établissements
06:01étouffent, à vous écouter,
06:02toutes ces affaires de bizutage
06:04pour protéger leur réputation,
06:06et en même temps, ce système,
06:07il est immuable parce qu'on a le sentiment
06:08que ça se reproduit chaque année.
06:10Qu'est-ce qu'on peut faire
06:11pour lutter contre le bizutage,
06:12selon vous, aujourd'hui,
06:13vous qui avez rencontré des victimes ?
06:16Je pense qu'il faut être
06:17un petit peu plus sévère,
06:18même beaucoup plus sévère
06:19avec les associations
06:20qui continuent à bizuter,
06:21même si les pratiques ont changé.
06:227500 euros d'amende.
06:23Bien sûr.
06:24Ils ont arrêté tous les week-ends
06:25d'intégration.
06:26Bien sûr.
06:27Ils sont censés être
06:28encadrés maintenant,
06:29mais je me suis repenché sur la loi
06:30sur le bizutage.
06:31C'est seulement en 2017
06:32que l'alcoolisation a été rajoutée à la loi.
06:34C'est-à-dire qu'avant 2017,
06:35le fait de faire boire quelqu'un
06:38de force,
06:39ce n'était pas considéré
06:40comme du bizutage.
06:41Le problème majeur,
06:42c'est quand même les beuveries.
06:43Parce que faire un week-end
06:44d'intégration,
06:45quand c'est dans une bonne ambiance,
06:46il n'y a pas de souci.
06:47Le problème, c'est que là,
06:48il n'y a plus de consentement,
06:49il n'y a plus de contrôle,
06:50c'est l'alcool.
06:51C'est les beuveries et l'humiliation.
06:52Mais vous savez,
06:53les open bars sur ces campus-là
06:54sont encore autorisés
06:55alors qu'ils sont censés être illégaux
06:56depuis presque 20 ans.
06:57Mais sur ces campus-là,
06:58ils existent encore.
06:59J'ai des sources aujourd'hui
07:00qui me le racontent.
07:02qui sera rendu demain.
07:03On salue Manuel qui nous regarde
07:04et merci Ben Brahis
07:05d'être venu répondre
07:06à nos questions.