L'écrivain Emmanuel Carrère et le journaliste Lucas Menget étaient les invités du Grand Entretien, lundi 24 février, trois ans après le début de la guerre en Ukraine. Ils ont réalisé le documentaire "Des trains dans la guerre", diffusé sur France 2 mardi 4 mars.
Retrouvez « L'invité de 8h20 » sur France Inter et sur : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-invite-de-8h20-le-grand-entretien
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00:00En ce lundi 24 février, qui marque les trois ans de l'invasion de l'Ukraine par la Russie
00:07de Vladimir Poutine, nous recevons avec Léa Salamé deux invités, un écrivain, Emmanuel
00:13Carrère, un journaliste, Lucas Manget, tous deux co-réalisent un documentaire intime
00:19saisissant sur la manière dont les Ukrainiens vivent ce conflit, il s'intitule « Des
00:25trains dans la guerre », il sera diffusé le 4 mars sur France 2. Emmanuel Carrère,
00:32Lucas Manget, bonjour, et bienvenue sur Inter. On va parler de votre film, évidemment,
00:38où vous vous interrogez des Ukrainiens rencontrés à bord des trains qui continuent à sillonner
00:44le pays, des soldats en route vers le front, des civils qui rejoignent leurs proches, vous
00:49avez réussi à capter, comme rarement, la vie des habitants d'un pays en guerre.
00:55Mais d'abord, un mot sur cet anniversaire, trois ans de guerre en Ukraine et un « deal
01:01Trump-Poutine » qui se profile au détriment de l'Ukraine et de l'Europe. Quelle pensée,
01:07quel sentiment vous traverse en ce jour anniversaire particulièrement sombre pour les Ukrainiens,
01:13Emmanuel Carrère ?
01:15Je me souviens que quand a commencé la guerre, il se trouve que j'étais à Moscou, je suis
01:20resté pendant une dizaine de jours. Et pendant cette dizaine de jours où il y a eu à la
01:27fois la résistance extraordinaire, inattendue de l'Ukraine, le surgissement de la figure
01:35de Zelensky, une espèce de très forte solidarité de l'Europe, des États-Unis. Moi, je me
01:44suis dit, j'imaginais que Vladimir Poutine se réveillait la nuit en disant « mais j'ai
01:50fait une énorme erreur, j'aimerais tellement pouvoir rembobiner le film ». Et trois ans
01:55après, malheureusement, c'est très difficile de se dire ça. On s'imagine plutôt que Vladimir
02:00Poutine sourit de l'air du chat qui dévore la souris. C'est affreux, c'est vraiment affreux.
02:10La tristesse, comme beaucoup des gens qui sont allés en Ukraine, de l'inquiétude de ce qui se
02:17passe en ce moment. Inquiétude quand on sait, par exemple, l'ordre, tout simplement, qui a été
02:22donné par Vladimir Poutine le 24 février 2022 d'envahir l'Ukraine. Et toujours là, l'ordre a
02:28été donné, il n'a pas été levé. Il n'y a aucune raison pour le moment pour les Russes de ne pas
02:32continuer à essayer d'envahir l'Ukraine. Et c'est peut-être ce qu'ils sont en train de faire d'une
02:35autre manière. Ils ont déjà gagné 20% de leur territoire. Le pays, et on le voit dans votre
02:39film, est dépecé, il est exsangue économiquement. Il y a eu des dizaines de milliers de morts,
02:44peut-être des centaines de milliers, côté russe, peut-être plus. On en est là, trois ans après.
02:49Oui, et en même temps, il y a aussi de l'espoir. C'est-à-dire que les Ukrainiens sont d'une
02:53combativité et d'une résistance absolument incroyable. Il faut se souvenir qu'il y a trois
02:58ans, quand on voit les chars russes à quelques kilomètres de Kiev, on se dit « ils vont prendre
03:02ça en quelques jours ». Et puis, on voit naître cette résistance ukrainienne, les cocktails
03:06Molotov, l'intégralité d'un peuple qui tout d'un coup se réveille, au nom de l'Europe, pour l'Europe,
03:12et qui disent « non, ça ne se passera pas comme ça ». Aujourd'hui encore, et on l'a vu hier avec
03:16Zelensky dans cette conférence de presse hallucinante, où il dit « s'il faut que je
03:20démissionne pour que le pays rentre dans l'OTAN, je rentre dans l'OTAN ». Quel autre dirigeant dans
03:27le monde aujourd'hui est capable d'autant de courage politique pour son peuple ? Donc il y a
03:32de l'espoir. Les Ukrainiens se battent et ils ne vont pas se laisser faire. Vous le voyez, vous
03:35l'entendez, l'espoir encore ce matin ? Et on le voit dans votre film, il y a une lassitude, une vraie
03:41tristesse qui gagne aussi le cœur des Ukrainiens. Alors, notre film, on l'a tourné en septembre et
03:48déjà, on sentait cette espèce d'épuisement. Tout le monde n'en peut plus. Puis aussi, quand même,
03:56de division de la société entre les gens qui se battent et ceux qui ne se battent pas. Et au
04:00début, les gens qui se battaient, ils avaient une espèce de discours un peu beau et un peu
04:05noble qui consistait à dire « Eh bien, on se bat, nous, on est au front pour que les gens puissent
04:10être aux terrasses de café à Kiev. C'est notre combat, ça ». Maintenant, ils n'en peuvent plus
04:16qu'il y ait des gens sur les terrasses de café à Kiev. Et même, ils leur en veulent. Oui, il y a
04:21beaucoup à la fois de lassitude, du ressentiment. Et tout de même, ça, c'était en septembre et je
04:28pense que dans leur pire cauchemar à ce moment-là, les Ukrainiens n'imaginaient pas ce qui se passe
04:33tout de suite. Tout de même que je pense que dans ses rêves les plus fous, Poutine ne l'imaginait
04:40pas non plus. D'être à ce point, qu'on lui ouvre les bras comme ça et qu'on…
04:44Alors, venons-en à votre film « Des trains dans la guerre ». En interrogeant les passagers de
04:50ces trains qui n'ont jamais cessé de rouler depuis le début du conflit, malgré les bombes,
04:55que vouliez-vous montrer, Lucas Mangé ? Quelle est l'idée derrière cette unité de lieu ?
05:02L'idée dont on avait discuté avec Emmanuel au tout début, c'était qu'on a tous les deux pris,
05:07indépendamment l'un de l'autre, le train, comme tout le monde, pour rentrer en Ukraine, depuis la
05:11Pologne pour aller jusqu'à Kiev. Et immédiatement, ce sentiment d'être dans une forme de sécurité,
05:17de sérénité. C'est-à-dire que quand on voyage en train, et pour tout le monde, y compris nous,
05:23tous les jours, tous ceux qui prennent le train, c'est cette bulle qui se produit quand on est
05:27dans un train. Et puis on a le temps de parler aux gens. Donc on s'est dit, installons une caméra et
05:33prenons le temps de parler aux gens, de les écouter sur la guerre. C'est un voyage à la fois dans
05:37l'histoire de cette guerre, de ces trois ans de guerre, dans la géographie de cette guerre et dans
05:41l'intimité des Ukrainiens, qui se livrent parfois pendant très longtemps. On a fait des interviews
05:47très longues et les gens étaient ravis de nous parler. Donc l'idée, c'était d'être un peu dans
05:53l'intimité, dans la tête des Ukrainiens, dans cette sécurité du train. Puisque, à part une attaque
05:59contre la gare de Kramatorsk le 8 avril 2022, la plupart des trains et des gares n'ont pas été
06:04attaqués. Ils continuent à rouler tous les jours et des milliers de trains.
06:07Filmer les trains en temps de guerre, ça peut réveiller chez les téléspectateurs une résonance, une ombre, celle de la Shoah. Y avez-vous pensé en filmant Emmanuel Carrère ?
06:19Oui, on y pense nécessairement. En même temps, la réalité concrète de ce qu'on voyait dans les trains n'avait rien à voir avec ça.
06:28Puisqu'on a essentiellement tourné dans des trains entre Kiev et les diverses villes du front.
06:38Les terminus, les gares. Donc, c'est des trains un peu particuliers, puisqu'ils sont très clairement liés à la guerre.
06:48Tous les déplacements sont liés à la guerre. Il y a beaucoup de soldats, mais je pense que ça évoque davantage les trains qui reliaient l'arrière au front pendant la guerre de 1914, pendant toutes les guerres.
07:01Par ailleurs, il faut dire une chose, c'est que des gens qu'on rencontre dans des trains, c'est nécessairement une histoire. Un voyage en train, ça veut dire qu'on part d'un endroit, on va vers un autre, il y a une raison.
07:15Et puis, il y a aussi un autre avantage, c'est que dans un train, on a les gens sous la main. Ils ont deux heures, trois heures devant eux et ils sont très disposés à parler.
07:25Les gens parlent très très volontiers.
07:28Et ils sont généreux dans leurs paroles et ils sont aussi étonnants dans leurs paroles.
07:33Et vous montrez bien, avec ces conversations avec tous ces Ukrainiens et ces Ukrainiennes que vous filmez, qui parlent et qui racontent leur vie, combien leur vie quotidienne a été percutée par la guerre.
07:42C'est ce qui est ça qui est fort. Parce que des reportages ou des documentaires sur le front, on en a vu beaucoup depuis trois ans.
07:49Sur la vie à Kiev qui est loin du front, on en a vu également. Mais cette espèce de transition dans le train est l'entre-deux.
07:56Et vous avez décidé de donner la parole, vous donnez la parole à des soldats, mais vous donnez la parole à tous les gens qui vivent autour des soldats.
08:02À leurs femmes, à leurs mères, à leurs enfants. Et comment ça percute leur vie, leur couple, leur corps.
08:09Et on voit bien comment ça affecte les couples. Combien la guerre éloigne les amoureux.
08:14Vous montrez cette journée de permission des soldats. Ils ont une journée de permission.
08:18Vous avez les femmes, ça c'est très très fort, leurs femmes, parfois accompagnées des enfants, qui prennent le train pendant des heures pour arriver à cette gare qui est près du front.
08:27Kramatorsk.
08:29Et ils viennent et ils ont le droit à 24 heures de permission. Et là, ils louent des chambres. Il n'y a plus d'hôtels parce que tous les hôtels ont été bombardés.
08:35Ils louent des chambres à l'habitant pour passer quelques heures d'intimité avec leur femme qui repart le lendemain.
08:41Ils l'accompagnent au train et elle repart après avoir passé ces quelques heures pour ne plus le voir pendant des semaines ou des mois.
08:46La gare de Kramatorsk, c'est un endroit absolument incroyable pour les raisons que vous venez de décrire.
08:51C'est-à-dire que beaucoup des soldats qui sont là sont parfois au front depuis trois ans et ont effectivement des permissions très rares, très courtes.
08:58C'est parfois tous les deux mois, 24 heures. Et donc tout le pays s'organise.
09:02Et c'est ça qui est intéressant et c'est ça qui est très touchant pour aller voir ces soldats.
09:06Et effectivement, les retrouvailles sont sublimes, les adieux sont forcément déchirants et tout le monde est concerné par cette guerre.
09:13Les enfants sont concernés par la guerre, les grands-parents sont concernés par la guerre.
09:16Mais les couples des soldats, on en parlait estropiés, qui reviennent du front, qui quittent la gare de Kramatorsk,
09:23parfois pour quelques semaines pour aller se faire opérer, parfois accompagnés de leur famille, parfois sans leur famille.
09:28Mais ces retrouvailles sur le quai de la gare de Kramatorsk, c'est le bout du monde la gare de Kramatorsk.
09:32Et puis c'est la dernière grande gare avant la guerre.
09:34Et vous filmez ces baisers, les baisers des retrouvailles et le lendemain les baisers, le dernier baiser avant que sa femme reparte.
09:40Et cette espèce de danse de couple qui s'embrasse sur ce quai de gare, c'est très très beau.
09:46Et vous montrez aussi, à l'inverse, ce soldat dont la femme s'est réfugiée au début de la guerre en Pologne.
09:52Elle vient de moins en moins le voir, elle donne moins de nouvelles.
09:58Il a compris, il vous le dit face caméra.
10:02Elle n'ose pas me le dire, mais c'est fini.
10:05C'est bel et bien fini.
10:07C'est un classique de la guerre.
10:10La femme qui au début dit qu'elle attendra et puis qu'à un moment, on ne peut plus attendre.
10:16Le type, là d'ailleurs, le dit avec une espèce de fatalisme, de profonde tristesse, mais sans vraiment de grief.
10:23En disant que c'est comme ça.
10:26Il ne lui en veut pas. Il lui demande juste qu'elle soit plus claire.
10:29Mais elle ne veut pas lui dire que c'est fini.
10:31Parce qu'il continue à combattre.
10:33Donc on peut comprendre la femme aussi qui fait semblant.
10:35Mais tout ça, il dit.
10:37Il dit un peu que c'est dur pour elle de ne pas pouvoir le dire.
10:41Il y a une autre femme dans un train de retour de Kramathor,
10:45qui elle au contraire dit, et je trouve cette phrase très belle,
10:47elle regarde la caméra et elle nous dit, vous savez, j'en ai marre de fondre en larmes.
10:51Et j'ai décidé que je ne fondrais plus en larmes.
10:53C'est-à-dire qu'il y a aussi cette force incroyable de se dire, ça s'est inscrit dans la durée.
10:57Au début, tous ces couples pensaient que ça allait durer quelques semaines, quelques mois au maximum.
11:01Et cette femme qui nous dit, moi j'en ai marre de fondre en larmes,
11:03donc maintenant on va essayer de construire cette histoire à distance.
11:06Elle est jeune et elle dit, c'est fini, je ne fais plus de plans.
11:08Je ne fais plus de plans.
11:09Je ne fais plus du court terme.
11:10Et je vais essayer le maximum.
11:12On peut se voir.
11:13Ou je peux aller rejoindre près du front.
11:15On y va.
11:16A chaque fois qu'on peut se retrouver, on se retrouve.
11:18Le reste du temps, il fait la guerre, moi je travaille.
11:20Ça aura bien une fin à un moment ou à un autre.
11:22Espérons qu'on survive à tout ça.
11:23Et puis vous interrogez Lucas Mangé, la mère d'une enfant de 4 ans,
11:28qui vous dit franchement que si elle était tombée enceinte de sa fille là, aujourd'hui,
11:33au moment de la guerre, et non avant la guerre,
11:36elle ne l'aurait pas gardée.
11:38Comment faire pour élever un enfant en pleine guerre, se demande-t-elle ?
11:41Et vous, demande-t-elle d'une certaine manière ?
11:44C'est un moment très triste de notre film, je trouve.
11:47Mais qui en dit long sur cette capacité qu'ont les Ukrainiens à se dire
11:51voilà, est-ce qu'il faut arrêter la vie ou arrêter de vivre complètement
11:55et se mettre en état de guerre ?
11:57Ou au contraire, essayer de continuer à vivre ?
11:59C'était le grand pari de Zelensky au début de la guerre.
12:01C'était de dire, on va faire la guerre, mais on va continuer à essayer de vivre.
12:05Et il y a beaucoup de gens qui, aujourd'hui, avec la durée de cette guerre,
12:08sont dans cette incertitude.
12:11Fallait-il effectivement continuer à vivre ?
12:13Est-ce que c'est un autre aspect de la guerre en Ukraine
12:15qui est extrêmement intéressant ?
12:17C'est qu'ils ont fait le choix d'envoyer des gens assez âgés au front.
12:20Ils ont préservé la jeunesse.
12:22Essentiellement en disant, voilà,
12:24il y a beaucoup de combattants, de soldats qu'on a vus dans les trains
12:27qui ont une cinquantaine d'années, entre 50 et 60,
12:29et beaucoup de jeunes qui ne font pas la guerre.
12:31Parce qu'on leur a dit, mais non, restez, vous êtes étudiants en médecine,
12:34on va avoir besoin de médecins.
12:36Vous êtes ingénieurs, on va avoir besoin de reconstruire.
12:38Ça ne tient pas dans la durée.
12:40Et là, on le voit bien, le débat aujourd'hui, c'est si la guerre continue,
12:42est-ce qu'il va falloir envoyer des jeunes ?
12:44Dans les moments déchirants aussi,
12:46il y a cette mère de famille qui vous explique face caméra
12:48qu'elle écrivait le nom et l'âge de ses enfants sur le bras,
12:54l'avant-bras des enfants,
12:56en vous disant, si ils meurent d'un obus,
12:58et qu'on meurt tous d'un obus,
13:01on pourra les identifier.
13:03Donc elle écrivait le nom et l'âge sur les avant-bras.
13:06Il y a aussi, pour illustrer ce que vient de dire Lucas,
13:09on a rencontré comme ça un très jeune homme,
13:13un garçon d'une vingtaine d'années,
13:16qui est apprenti comédien à Kiev,
13:18qui fait des études de théâtre.
13:20Alors lui, il est inoubliable.
13:22Il est très, très beau.
13:24C'est Timothée Chalamet.
13:26Absolument, il s'appelle Édouard Édouard.
13:28Et lui, il allait vers Kharkiv,
13:32pas sur le front, mais près du front,
13:36retrouver sa mère,
13:38qui, elle, était sniper.
13:41Et c'est une totale inversion de ce à quoi on est habitué.
13:45Habituellement, on voit les mères qui vont rendre visite
13:49à leur fils au front.
13:51Là, c'était l'inverse.
13:53Et cette femme nous disait
13:55que si elle faisait la guerre,
13:59c'était parce que pour rien au monde,
14:01elle ne voulait que son fils la fasse.
14:03J'aimerais citer ses propos.
14:05Je me suis engagé, c'est la mère qui parle,
14:07pour deux raisons.
14:09La première, c'est que ce qui se passe n'est pas juste
14:12et je ne supporte pas l'injustice.
14:15La seconde, c'est pour éviter cela, mon fils,
14:19je crois que cette guerre est la nôtre.
14:21Ce sont les vestiges de l'Union soviétique,
14:24les erreurs commises par nos parents
14:26et notre génération.
14:28Mais cela ne concerne pas nos enfants.
14:31Et elle dit même, il ne sait pas qui est Lénine.
14:34Elle parle de son fils en disant
14:36« Nous on l'a appris, on était à l'école sous l'Union soviétique. »
14:39Mais lui, il ne sait pas qui est Lénine,
14:41il ne va pas se battre pour ça.
14:43C'est vrai que c'est une inversion assez rare
14:45dans les conflits contemporains,
14:47d'envoyer comme ça au front.
14:49Cette femme est extraordinaire.
14:51Elle était chef d'entreprise,
14:53elle est belle,
14:55elle est devenue tireuse d'élite
14:57de l'armée ukrainienne.
14:59Ce couple entre cette mère et ce fils de 20 ans,
15:02franchement, on s'est dit ça avec Nicolas,
15:05on voit ce film et en fait,
15:07vous les incarnez tellement,
15:09vous incarnez tellement ce combat,
15:11en tout cas dans cette mère et ce fils.
15:13On les voit une fois, on ne les oublie pas.
15:15Et quand on pensera à la guerre d'Ukraine,
15:17on pensera à cette mère qui était chef d'entreprise
15:19et qui est maintenant tireuse d'élite
15:21et son fils qui vient la voir toutes les quelques semaines
15:23vers le front, passer 24 heures avec elle,
15:25reprendre le train, juste comme ça.
15:27Parce qu'elle veut que son fils ait une vie,
15:29que son fils devienne comédien comme il en rêve.
15:31Et elle dit d'ailleurs,
15:33moi si je meurs,
15:35voilà, j'ai 48 ans,
15:37j'ai fait une partie de ma vie,
15:39mes deux enfants font leurs études,
15:41je veux qu'ils puissent continuer.
15:43Et je crois qu'ils symbolisent beaucoup d'Ukrainiens,
15:45ce couple mère et fils.
15:47On passe au Standard Inter.
15:49Bonjour Pierre.
15:51Bienvenue, on vous écoute.
15:53Alors, moi j'ai accueilli des Ukrainiens
15:55dès le début de la guerre,
15:57une maman et ses deux enfants,
15:59un fils et une fille.
16:01À ce moment-là, il y avait un mouvement en faveur de l'accueil
16:03et aujourd'hui, je pense qu'il n'y a plus
16:05aucun effort pour eux.
16:07J'en ai pour preuve
16:09que les deux personnes,
16:11le fils qui a maintenant plus de 18 ans
16:13et le père qui est arrivé
16:15en déplacement de Pologne, qui est arrivé en France,
16:17ont demandé l'asile politique parce qu'ils n'ont qu'une peur,
16:19c'est d'être obligés
16:21de retourner au front
16:23pour servir
16:25un petit peu,
16:27je vais employer un mot
16:29qui n'est peut-être pas tellement bien,
16:31mais de viande.
16:33Pour moi, c'est surtout le fait
16:35que l'on veut vendre des armes.
16:37Malheureusement, vous avez toutes les familles
16:39qui sont en France
16:41et aujourd'hui, on a du mal.
16:43Même Koalia
16:45n'a pas fait grand-chose non plus.
16:47J'ai tellement de choses à dire.
16:49Ma question, c'est surtout ça.
16:51Qu'est-ce qu'on va faire de toutes ces personnes qui sont là
16:53et surtout des hommes qui ont demandé
16:55l'asile politique parce qu'ils n'ont qu'une peur.
16:57On les renvoie en Ukraine.
16:59Merci, Pierre,
17:01pour cette question.
17:03C'est une vraie question
17:05qui touche beaucoup les Ukrainiens.
17:07D'abord, il y a toute une volonté politique
17:09de faire rentrer le maximum d'hommes
17:11en âge de combattre parce que les lignes de front
17:13sont exsangues.
17:15On ne sait pas combien il y a de morts,
17:17des dizaines de milliers,
17:19peut-être plus de cent mille, on ne le sait pas.
17:21Mais les Ukrainiens ont un besoin absolu
17:23de soldats pour se battre.
17:25Il y a aussi une colère en Ukraine de ceux qui sont partis.
17:27Mais personne n'avait
17:29imaginé, encore une fois, que ça durerait aussi
17:31longtemps et peut-être que ça va durer encore
17:33très longtemps. Il y a des négociations,
17:35il y a des discussions en ce moment.
17:37Trump veut absolument la paix, mais qu'est-ce qui dit
17:39qu'elle va réellement avoir lieu ?
17:41Les Ukrainiens peuvent aussi choisir de continuer à se battre.
17:43Donc ces
17:45hommes qui sont à l'étranger,
17:47à un moment, ils vont être appelés, oui.
17:49C'est la haine aussi qu'on lit
17:51et qu'on entend dans votre film, cette
17:53contrôleuse qui dit « Chaque jour qu'il passe,
17:55ma haine contre les Russes grandit ».
17:57Vous aviez raconté,
17:59Emmanuel Karr, vous qui êtes russe
18:01d'origine familiale, vous qui connaissez
18:03parfaitement bien la Russie, vous aviez
18:05écrit dans la revue Cometa, parue
18:07il y a un an, « J'aimais la Russie,
18:09mais si choquant qu'il soit de dire ça
18:11s'agissant d'un peuple tout entier, on peut
18:13encore aimer quelques Russes,
18:15mais on ne peut plus aimer la Russie ».
18:17Oui, c'est terrible de se retrouver
18:19à écrire une chose pareille.
18:21Il est vrai que la Russie
18:23montre un visage
18:25tellement affreux
18:27que
18:29vous voyez
18:31la mise en cause
18:33de toute la grande culture russe
18:35que tout à coup assimilée
18:37à l'impérialisme,
18:39à tout ça.
18:41Il y a quelques temps encore, ça m'aurait paru
18:43très excessif et le slogan
18:45« Pouchkine n'est pas Poutine »
18:47me paraissait l'expression du simple bon sens.
18:49C'est...
18:51Par moments,
18:53je dois dire...
18:55Vous relisez Tolstoy et vous vous demandez
18:57si dans la littérature russe, il y a
18:59dans le début d'Anna Karenin...
19:01Bizarrement, Tolstoy, je trouve,
19:03échappe un tout petit peu à ça.
19:05Tolstoy est quand même l'écrivain qui, à la fin de sa vie,
19:07a écrit ce récit à Djimourad
19:09qui raconte les guerres coloniales
19:11russes dans le Caucase
19:13du point de vue,
19:15non pas de l'officier colonial russe
19:17qui l'a été dans sa jeunesse, mais du point de vue
19:19d'un guerrillero tchétchène.
19:21Ce n'est pas impérialiste.
19:23Disons que ça, c'est ce que je sors
19:25aux Ukrainiens quand ils veulent dire,
19:27quand ils disent que tous les
19:29grands écrivains russes sont des salauds.
19:31Parce que, si vous voulez,
19:33là, Dostoyevsky,
19:35il ne passe pas bien
19:37l'examen.
19:39Mais la question de la langue est très intéressante
19:41parce que l'Ukrainien
19:43était peu parlé en Ukraine,
19:45c'est une famille. Aujourd'hui,
19:47cette contrôleuse dont vous parlez, il y a la haine
19:49et il y a le fait de se réapproprier la langue ukrainienne.
19:51Et on a rencontré...
19:53Elle ne veut plus parler russe.
19:55Mais il y a beaucoup de gens qui ne connaissaient pas l'ukrainien
19:57qui se sont mis à l'ukrainien
19:59et qui ont du mal à parler russe.
20:01Mais c'est aussi un combat par la langue.
20:03Alors, comment vous voyez
20:05l'un et l'autre les prochaines semaines,
20:07les prochains mois pour les Ukrainiens ?
20:09Trump, on le rappelle, reprend les éléments
20:11de langage de Poutine.
20:13Clairement, il veut lâcher
20:15l'Ukraine. Est-ce qu'il va le faire ou pas ?
20:17Il explique que Zelensky
20:19est un dictateur, qu'il veut récupérer maintenant
20:21le montant de lettres fournies aux
20:23Ukrainiens par les Etats-Unis.
20:25Comment vous voyez les choses ?
20:27Comment les Ukrainiens que vous avez filmés
20:29entendent ces mots
20:31de Trump depuis trois semaines ?
20:33C'est désespérant pour eux.
20:35Ce sont des
20:37successions d'insultes.
20:39Le premier
20:41projet qu'a présenté l'administration
20:43Trump à Zelensky la semaine
20:45dernière sur l'appropriation des
20:47minerais stratégiques et des terres rares ukrainiennes
20:49est une forme de capitulation.
20:51En plus, bourré de fausses informations
20:53en disant qu'on a déporté 400 milliards,
20:55ce n'est pas 400, c'est 183.
20:57Parlant de la popularité de Zelensky à 4%,
20:59qui est un chiffre absolument...
21:01Qui est à 60.
21:03Pour les Ukrainiens, c'est absolument terrible.
21:05C'est l'impression de devoir
21:07capituler à la demande
21:09d'un président américain et un président russe qui finalement
21:11adopte le même narratif.
21:13C'est l'Ukraine qui a déclenché cette guerre,
21:15ce qui est absolument faux, c'est eux qui ont été envahis.
21:17Donc il y a, je pense, une gigantesque inquiétude.
21:19Mais, encore une fois,
21:21ils n'ont pas dit leur dernier mot.
21:23Et d'ailleurs, Zelensky a refusé de signer ce contrat.
21:25L'Ukraine, oui, entre la
21:27tenaille russe et
21:29américaine...
21:31C'est de voir que Trump non seulement
21:33adopte, comme vous le disiez, les éléments de
21:35langage de Poutine, mais vraiment
21:37ce pour quoi il a d'excellentes
21:39dispositions, le logiciel
21:41soviétique de base, qui est vraiment
21:43le mensonge généralisé.
21:45Il y a comme ça une phrase extraordinaire
21:47d'un bolchevik qui était
21:49vraiment un compagnon de
21:51Lénine, qui s'appelait Pyatakov,
21:53qui dit
21:55« Un vrai bolchevik, si le parti lui dit que
21:57le noir est blanc et que le blanc est noir,
21:59doit considérer que le blanc
22:01est noir et que le noir est blanc. »
22:03C'est-à-dire vraiment Orwell.
22:05Et ça, c'est le logiciel
22:07soviétique que Poutine
22:09exprime de façon impavide
22:11et depuis... Voilà, c'est la formation.
22:13Et
22:15Trump, en fait, est très très à l'aise
22:17avec ça. Ça lui va.
22:19Ça lui convient très très bien. Je pense que
22:21c'est certainement
22:23une des bases à la fois de son
22:25admiration pour Poutine et de son
22:27accord avec Poutine.
22:29C'est pas seulement intéressé.
22:31C'est la même vision du monde.
22:33Absente, marginalisée,
22:35exclue. Il y a des tentatives, on le voit bien.
22:37Mais pour l'instant, elle est complètement
22:39marginalisée par Trump et par Poutine.
22:41Là, il y a des
22:43chefs d'État européens qui vont se retrouver à Kiev.
22:45En tout cas, il y a...
22:47Ce qui est frappant, vous vous souvenez, c'est qu'au début de la guerre, on s'est
22:49dit « L'Europe se réveille. Ça y est.
22:51Cette guerre va réveiller toute l'Europe. » On est trois
22:53ans plus tard et tout d'un coup,
22:55l'ouragan Trump a balayé tout ça
22:57et on n'a plus de voix européenne
22:59commune. Donc, il y a des tentatives.
23:01Et je crois que les Ukrainiens attendent ça avec une
23:03impatience évidente.
23:05Sans l'Europe, ils n'y arriveront pas.
23:07Et on dit la même chose. Ça doit réveiller toute l'Europe.
23:09Et bon, face le ciel que...
23:11Parce que là,
23:13c'est pas seulement les
23:15Ukrainiens. C'est nous qui sommes au bord
23:17de la catastrophe.
23:21Et je laisse le mot de la fin
23:23à Quentin, auditeur sur l'application.
23:25Je suis sur la route
23:27pour aller au travail. Je vous écoute
23:29et les larmes me montent
23:31aux yeux en vous écoutant.
23:33Comme quand je lis « D'autres vies que la
23:35mienne ». Ça, c'est pour vous,
23:37Emmanuel Carrère.
23:39Et « Des trains dans la guerre »,
23:41Lucas Mangé et Emmanuel Carrère
23:43sera diffusé, je le rappelle,
23:45le 4 mars sur France 2.
23:47Merci à tous les deux d'avoir été
23:49à ce micro.