La journaliste Ksenia Bolchakova et la réalisatrice Manon Loizeau présentent "Ukraine, sur les traces des bourreaux", diffusé sur Arte. Cette enquête compte prouver les crimes de guerre commis et planifiés par Vladimir Poutine et son régime. Plus d'info : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-invite-de-7h50/l-invite-de-7h50-du-lundi-05-fevrier-2024-4519329
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00:00 Sonia De Villere, vos invités ce matin sont grands reporters.
00:03 Voilà, elles sont les autrices d'une grande enquête diffusée sur Arte et intitulée
00:07 « Ukraine sur les traces des bourreaux ». Deux journalistes récipiendaires du Prix Albert-Londres,
00:12 ayant sillonné l'Europe de l'Est et la Russie, qui traquent ici, en Ukraine, l'épreuve
00:17 d'un crime de guerre massif.
00:19 Crime non seulement perpétré par les hommes de Poutine, mais crime dûment planifié
00:24 par Moscou, affirme-t-elle.
00:26 Manon Loiseau, Xenia Bolchakova, bonjour à toutes les deux.
00:30 On peut déjà voir ce film saisissant sur le site d'Arte et il sera diffusé à l'antenne
00:36 le 21 février.
00:38 Torture, meurtre, pillage, viol, kidnapping, déportation… Ce que votre enquête en Ukraine
00:45 raconte n'entre pas dans le cadre de la guerre ?
00:47 Ce qu'on a surtout voulu raconter, c'est la préparation, la préméditation et l'implication
00:59 de l'état russe et de toutes ses structures dans ce qui est en train de se passer en Ukraine.
01:02 Au-delà des témoignages qu'on a recueillis de victimes de ces crimes, ce qu'on a vraiment
01:07 voulu prouver, c'était la mise en place d'un système et surtout la préparation
01:15 d'une occupation, de la russification des territoires qui étaient occupés par Moscou,
01:19 de la complicité d'un certain nombre de ministères.
01:22 Ce qui m'a vraiment marquée au cours de cette enquête, c'est le rôle du ministère
01:26 de l'éducation russe.
01:28 D'abord dans la déportation des enfants ukrainiens, parce que c'est le ministère
01:31 de l'éducation russe qui orchestre ces déportations, et également dans la planification de la
01:35 russification des zones occupées, de la russification de l'éducation ukrainienne notamment.
01:39 C'est encore une fois le ministère de l'éducation russe qui est en charge de ça.
01:43 A Izium par exemple, pourquoi dit-on que la pratique de la torture a dépassé là-bas
01:48 tout ce qui a été commis ailleurs sur le sol ukrainien ?
01:52 On est arrivés à Izium dix jours après le départ des troupes russes et on y est
01:56 allés pendant six mois.
01:57 Donc on a pu peu à peu reconstituer la pensée du crime.
02:01 Il s'agissait de terroriser rue par rue.
02:04 Les hommes étaient arrêtés, torturés, suppliciés, torturés à l'électricité.
02:07 Moi ça m'a rappelé à tous les témoignages que j'avais recueillis pendant près de
02:10 vingt ans en Tchétchénie, c'était exactement les mêmes méthodes.
02:13 Les tchizhkas embarquaient les hommes, les suppliciés pour terroriser et assujettir
02:16 la population.
02:17 Et derrière ça, il y avait aussi la pensée du crime.
02:22 C'est-à-dire que tout était pensé.
02:23 Il y avait des élites qui avaient été préparées pour remplacer les anciennes élites ukrainiennes.
02:28 On a rencontré une psychologue qui a filmé une cérémonie complètement surréaliste
02:33 d'enfants ukrainiens qui ont remis des diplômes russes.
02:36 Les professeurs, beaucoup de ses amis, des dizaines d'entre eux, ont été envoyés
02:40 en Russie pour être formaux pour, dès septembre 2022, appliquer le programme russe.
02:44 Les manuels scolaires étaient prêts.
02:45 On a visité une salle où il y avait des cartons qui venaient de toute la Russie avec
02:48 des manuels scolaires avec des mots de directeur d'école, de Vladivostok, qui disaient
02:51 "Bienvenue en Russie".
02:52 Donc c'était non seulement un crime, mais c'était un crime.
02:55 Un manuel scolaire qui s'intitule "Ma Patrie est la Russie".
02:57 "Ma Patrie est la Russie".
02:58 Donc tout ça, comme on a suivi le "Vismerdizyum", Alexei Metsokhin, qui découvre devant nos
03:04 yeux, dans un des QG de l'armée russe, qui était un ancien théâtre, toutes ces
03:10 affaires personnelles, ces albums, et aussi ces listes, ces fameuses listes des élites
03:15 qui sont allées traquer.
03:16 Les Russes sont arrivés avec des listes des élites à abattre.
03:19 La torture était partout.
03:22 Il y avait aussi la radio Z, cette fameuse radio de propagande.
03:27 Les gens étaient chez eux, il n'y avait plus de communication.
03:29 La seule chose qu'ils avaient, c'était cette radio qui leur donnait des nouvelles
03:33 des grandes victoires russes et qu'elle les devint bientôt russes.
03:36 Et c'est l'élite Manon Loiseau, vous vous en êtes procurée certaines.
03:40 On voit en effet le nom de tout un tas de femmes et d'hommes qui sont généralement
03:45 décrits comme des néo-nazis extrêmement dangereux.
03:49 En réalité derrière, il y a des journalistes, des profs, des chercheurs, des fonctionnaires.
03:53 Et surtout, vous mettez au jour toutes les deux quelque chose dont on a assez peu parlé,
03:57 c'est-à-dire tout un tas de collaborateurs et de collaborationnistes ukrainiens, de fonctionnaires
04:03 qui ont retourné leur veste.
04:05 Et d'élus qui ont retourné leur veste.
04:07 Il y a aussi des délateurs en masse, des lettres de délation, pour servir le FSB
04:12 et pour servir les agents de renseignement russes.
04:15 Ce qui était intéressant avec ces listes, c'est qu'au début, nous on démarre notre
04:18 enquête en mai 2022 et on pense que ces listes, c'est une légende urbaine.
04:21 Tout le monde nous dit qu'il y a des listes, les Russes sont arrivés avec des listes pour
04:24 arrêter des gens.
04:25 Et pendant des mois, au cours de l'enquête, on en cherche, on est vraiment en enquête.
04:30 Et une de nos sources, finalement, finit par nous en fournir une.
04:33 Elle concerne la ville de Kherson, qui est aujourd'hui encore occupée par les forces
04:36 russes.
04:37 Et c'est une liste de 72 noms qui a été rédigée par un collabo.
04:41 Cette personne était députée, c'était un député ukrainien qui a très vite retourné
04:45 sa veste, mais en 2014, à l'époque où il y a déjà les premiers séparatistes qui
04:49 arrivent dans la région.
04:50 Et c'est lui qui va rédiger cette liste avec des personnalités politiques, il y a
04:55 également des journalistes.
04:56 Et toutes ces personnes sont qualifiées, les termes sont odieux, de néo-nazis, d'ordures,
05:01 de personnes à arrêter, à abattre, à neutraliser.
05:03 Et ce collabo va fournir cette liste au service de renseignement russe, qui a joué un rôle
05:08 très important dans ces régions-là.
05:10 C'est-à-dire qu'il y a le FSB, l'administration pénitentiaire russe, il y a énormément
05:14 d'agents, notamment de la garde nationale.
05:17 Enfin, beaucoup, beaucoup.
05:18 Pas seulement les militaires.
05:19 Justement, vous vous êtes rendues toutes les deux sur un certain nombre de lieux où
05:22 la torture a été pratiquée de manière massive, intense et régulière.
05:27 Qui sont les bourreaux ?
05:28 - Les bourreaux, il y a les russes, mais il y a aussi, notamment, assisté à un procès.
05:35 - Mais qui chez les russes ? Parce que justement, vous avez montré qu'il y a différents profils
05:39 de bourreaux.
05:40 - Les hommes qui torturent, c'est les agents du SIN, il y a les forces spéciales, il y
05:44 a les agents du FSB, il y a les militaires, il y a les agents des services de renseignement
05:49 aussi bien FSB que GRU, c'est-à-dire les renseignements militaires.
05:53 Il y a, d'après nos témoins, en tout cas, c'est eux qui nous racontent ça, les hommes
05:57 de la Rosgvardia.
05:58 La Rosgvardia, c'est la garde nationale russe qui est sous autorité directe de Vladimir
06:03 Poutine.
06:04 Il y a également des hommes qui font partie des unités militaires de la fameuse DNR,
06:09 LNR.
06:10 Ce sont ces fameux séparatistes originaires des régions de Donetsk et de Lugansk.
06:14 C'est-à-dire que c'est toute une armada, c'est une armée entière, faite de différents
06:18 profils de tortionnaires et de bourreaux qui sont actifs dans ces régions-là.
06:23 Et sur cette question, par où est arrivé le réseau ?
06:25 On a réussi à concilier ça à travers justement les victimes qui entendaient les mots, qui
06:28 entendaient les gens se parler entre eux.
06:29 Donc on arrivait, en fonction des victimes qu'on rencontrait à Izium, à voir qui
06:35 étaient les bourreaux.
06:36 Il y a aussi, parmi les bourreaux, des ukrainiens.
06:38 Moi, j'ai notamment filmé un procès.
06:40 En fait, les procès commencent en ce moment alors que la guerre n'est pas finie.
06:42 Comment Izium va se reconcilier alors que 50% de la population était pro-russe et l'autre
06:47 a résisté ?
06:48 Il y a dans des rues, il y a des gens qui ont été torturés et en face, il y a le
06:52 voisin qui les a dénoncés.
06:53 Et on a notamment filmé le procès d'un homme d'affaires qui, quand les russes ont
06:58 arrivé, s'est proposé d'aller voir la milice russe pour dire "je veux participer
07:01 aux milices et arrêter les miens".
07:03 Donc ça, c'est un énorme travail qui va...
07:05 Et c'est une question abyssale que pose votre enquête et sur laquelle on ne s'est
07:09 pas encore énormément penché.
07:11 Il y a aussi la question de la preuve.
07:13 Comment vous heurtez, vous, journaliste d'investigation, au même problème que rencontrent les Ukrainiens
07:19 ou que rencontrent les ONG ?
07:21 Comment collecter des preuves sur les sévices, les crimes de guerre en tout genre qui ont
07:26 été commis sur le sol ukrainien ?
07:27 La grande difficulté aujourd'hui, c'est que la guerre est toujours en cours.
07:30 C'est-à-dire qu'aujourd'hui, comment est-ce qu'on peut collecter des preuves ?
07:33 Comment est-ce qu'on peut, par exemple, faire un procès à des criminels alors que
07:37 la guerre est toujours en cours ?
07:38 Ça, c'est un énorme défi, aussi bien pour les enquêteurs ukrainiens que pour les
07:43 ONG qui travaillent.
07:44 Nous, on a suivi dans le cadre de cette enquête l'équipe de Human Rights Watch qui a enquêté
07:47 sur la torture.
07:48 Et le rapport qu'ils ont rédigé à la fin de cette enquête a été transmis aux autorités
07:53 OTPI, a été transmis aux autorités ukrainiennes, évidemment.
07:56 Ce que font aussi un certain nombre de journalistes d'investigation.
07:59 Ils transmettent leurs données.
08:00 Mais la grosse difficulté de la guerre qui est toujours en cours, c'est que par exemple,
08:04 nous, on a des sources au sein du renseignement ukrainien qui nous ont raconté avoir arrêté
08:08 des tortionnaires, des militaires russes qui avaient torturé, abattu des civils.
08:12 Ces hommes avaient été placés en détention et quelques jours plus tard, ils s'étaient
08:17 évaporés.
08:18 Et la raison, c'est très simple, c'est qu'ils ont été échangés.
08:19 C'est-à-dire qu'aujourd'hui, on ne peut pas arriver jusqu'au bout d'un procès,
08:23 arriver jusqu'au bout d'une procédure parce que les tortionnaires et les bourreaux,
08:26 finalement, sont échangés pour libérer des militaires ukrainiens qui sont prisonniers
08:30 de guerre en Russie aujourd'hui.
08:31 Ukraine, sur les traces des bourreaux, est déjà disponible sur le site d'Arte et
08:37 sera diffusée demain soir.