• il y a 4 mois
Transcription
00:00Bonjour Manuel Arsenay. Bonjour madame. C'est par l'humour et plus précisément le dessin humoristique que vous êtes devenu ce dessinateur
00:06convoité, respecté. Pendant deux ans vous avez collaboré à Fuiter Votre Mine, ce qu'on peut pas dire autrement,
00:11avec le magazine Free Glacial avant d'obtenir une belle reconnaissance critique avec vos séries Retour à la Terre et Le Combat Ordinaire qui a d'ailleurs
00:18obtenu le prix du meilleur album à Angoulême, c'était en 2004.
00:21Impossible aussi de ne pas citer Blast, le rapport de Brodeck, une adaptation en deux tomes de
00:27romans éponyme de Philippe Claudel. Le premier tome a obtenu le prix Landerneau de la BD, c'était en
00:332015. Vous avez également été couronné du prix Gautlib en 2023 pour votre thérapie de groupe
00:40hilarante, on va pas se mentir. Aujourd'hui vous signez une nouvelle adaptation mais cette fois-ci du roman La Route de Cormac McCarthy
00:46qui a reçu le prix Pulitzer de la fiction. Notamment, La Route raconte une quête impossible,
00:51celui d'un non-monde classé perdu par un père et son fils. Pourquoi vous êtes attaqué finalement à
00:56ce qu'on appelle un monument de la littérature américaine ?
00:59C'est un roman qui se passe intégralement dans un monde sous la cendre et j'avais jamais dessiné ça.
01:05Donc la première accroche quand j'ai lu le livre, ça a été de se dire est-ce que je peux rendre la cendre ?
01:11Si oui, ça vaudrait le coup.
01:12Évidemment, après toute la patte de McCarthy dans cette espèce d'absence totale de récits, c'est des scènes
01:21juxtaposées avec des phrases au cordeau très très courtes.
01:27Il n'y a pas d'esbrouf, il n'y a pas d'hollywoodien dedans.
01:30Ça, ça m'a marqué et j'aime tout ce qui est désespéré.
01:33Je trouvais que ce roman faisait partie de cela.
01:36C'est un peu une prolongation La Route du rapport de Brodeck.
01:41Dans la noirceur, effectivement, et d'aller chercher cette lumière, Brodeck, on parle évidemment des camps de concentration.
01:49Là, on est dans un autre univers et en même temps, encore une fois, c'est l'union de deux êtres, c'est l'humanité qui l'emporte sur la barbarie.
01:56En plus, c'est très très particulier parce que quand j'ai lu le roman la première fois, je me suis dit, mais ce père, je n'arrivais pas à me projeter dans l'enfant parce que je n'ai plus l'âge ni les préoccupations.
02:05Mais je pensais pouvoir me projeter dans le père et je lis, je lis et je vois que ce père ne prend jamais son enfant dans ses bras, jamais un petit bisou, jamais ça va aller mieux plus tard.
02:15Il n'est pas du tout là dedans et ça me dérangeait, je ne comprenais pas.
02:18Je me disais, moi, si j'avais mon fils et que tout était comme ça, je voudrais le prendre, je voudrais l'étreindre le soir avant de m'endormir.
02:26Et en fait, il y a une scène où le père va apprendre à son fils à se suicider et c'est là où j'ai compris le père.
02:33En fait, il n'est pas du tout dans rassurer cet enfant, il est dans la préparation, dans la préparation de sa mort à lui, du père, mais peut-être même aussi du fait que le fils devra se donner lui-même la mort.
02:44Et je me dis, là, voilà, ça, c'est un père, ça, c'est un père, il n'est pas superficiel à aucun moment, il ne dit que des vérités.
02:51Il faudra peut-être se suicider.
02:52Moi, je vais mourir. Et là, il m'a semblé soudain rejoindre mon propre père à moi et j'ai pu finalement arriver à le choper comme ça.
03:01Vous gardez quoi de votre père, justement ?
03:03Mon père était quelqu'un de très introverti et surtout, il avait compris que j'avais des problèmes mentaux que j'ai toujours et il me disait pour toi, ça va être dur.
03:11Ma vie a été placée sous le signe de la maladie bipolaire.
03:15Donc, c'est très compliqué d'avoir des cycles, des cycles, pendant quelques jours, ça va bien, puis après, ça va super bien, puis après, vous tombez dans des semaines de dépression.
03:25Et mon père voyait ça de loin sans savoir mettre des mots dessus.
03:30Mais ça a fait de moi un enfant qui ne vivait uniquement que dans le romanesque.
03:37Tout ce qui était réel était un problème pour moi.
03:40Les autres parlaient avec les autres, c'était un problème.
03:42Parler avec mes parents, comprendre comment fonctionnaient les relations à l'école, c'était impossible.
03:48Et j'ai eu cette enfance dans la bande dessinée.
03:51Ma mère, voyant que j'avais des problèmes pour lire, m'a très vite, toutes les semaines, cherché à la bibliothèque quatre, cinq bandes dessinées.
03:59Et j'ai découvert le monde, le monde de la création, mais aussi un monde tout court à travers des bandes dessinées et pas les Astérix, les Tintin et tout ça.
04:07C'était d'autres livres. Ma mère ne connaissait pas, donc elle prenait au hasard.
04:10Et des fois, je suis tombé sur... Elle m'a ramené des livres absolument adultes et j'avais l'impression, enfin, de pouvoir agripper ce monde-là.
04:19Ce monde de l'image, du dessin et du texte, c'est vraiment ce truc mélangé.
04:23C'était quelque chose que je comprenais.
04:25Finalement, j'arrivais à comprendre quelque chose.
04:27Ça veut dire que le dessin vous a permis d'aller mieux, d'affronter la vie, de trouver l'endroit où vous vous sentez le mieux ?
04:34Ça ne m'a pas permis d'aller mieux.
04:35Ça m'a permis d'avoir un truc dans la vie pour lequel j'étais parfaitement adapté.
04:40Et pour un enfant dont le cerveau est complètement retourné, c'était une manière de se domestiquer, de trouver un endroit où toutes les émotions qui me débordaient,
04:51j'arrivais à les rendre.
04:52Alors pas bien, parce que j'étais petit et que je n'avais pas encore le vocabulaire, mais je voyais que je pouvais au moins essayer.
04:59On parle justement des souvenirs à l'intérieur de cet ouvrage, de ce qu'on fait, de la mémoire aussi, du travail de mémoire, le travail de transmission.
05:04On vient d'en parler. Cette adaptation souligne effectivement cette importance-là.
05:09Le père dit à son fils, on oublie ce dont on pourrait se souvenir et on se souvient de ce qu'il faudrait oublier.
05:15Quand une phrase comme ça arrive au bout de cinq pages de silence, évidemment, elle a une ampleur bien plus grande.
05:21Et c'est là où j'ai pigé aussi que le silence rendait le peu de dialogue bien plus important que ce que ça aurait pu être si j'avais tartiné des textes à n'en plus finir.
05:32Le silence, il est dessiné.
05:35C'est incroyable.
05:35C'est ma grande fierté.
05:38Mais ça ne vient pas de moi, ça vient de Taniguchi.
05:40Taniguchi, il avait fait un livre, c'est un mangaka, il avait fait un livre qui s'appelle L'homme qui marche.
05:45C'est un type qui promène son chien.
05:48C'est tout. Et il avait fait une case que j'avais vue quand j'avais une douzaine d'années.
05:54C'est une grande case en longueur.
05:55Elle est blanche. Et pourtant, on voit le vent.
05:59On entend le vent. Il y a un petit whoosh, un tout petit comme ça, onomatopée.
06:03Et je me suis dit, si on peut faire ça, ça veut dire qu'on peut faire le silence.
06:06Ça veut dire qu'on peut faire même des choses très pointues dans les regards, dans le port d'une tête.
06:13Et je me suis rendu compte que ces détails-là sont extrêmement importants.
06:17C'est à l'envers de l'hollywoodien où tout est important.
06:21Là, il n'y a que quelques petites choses qui sont importantes.
06:24La canette, parfois des gros plans.
06:27Quand je fais un gros plan sur une douche, par exemple, on comprend qu'il y a une douche finalement.
06:31On comprend ce que ça peut éveiller chez eux.
06:33Ça a été le gros travail.
06:34Ça a été ça. Et je suis très content que vous mettiez le silence en exergue parce que c'est difficile de dessiner le silence.
06:41En fait, vous êtes très malin, Manu Larcenet, parce qu'à travers les œuvres des autres, vous vous racontez vous-même, en fait.
06:47Toujours. Mais ça, j'en suis conscient.
06:49Et c'est une façon de vous protéger.
06:50Oui, bien sûr. Mais pourquoi j'ai adapté La Route et Le Rapport de Brodex ?
06:55C'est que j'avais fait une série avant qui s'appelait Blast, qui a été ce que je jugeais mon chef d'œuvre, parce que je l'ai écrit.
07:01Mais après, j'ai fait que de la bande dessinée et je n'ai pas vraiment vécu.
07:06Je peux parler de dessin pendant des heures, mais je n'ai pas vécu.
07:10J'ai eu des enfances, mais ma jeunesse a été beaucoup plus pleine de vie.
07:16Je suis en train de bouffer mes mots.
07:21Je suis paumé, ça y est, je suis désolé.
07:23En tout cas pour Blast, ce qui est...
07:25Voilà. Et j'avais fini par trouver un vocabulaire graphique.
07:30Et je me disais, c'est quand même bête.
07:31J'ai plus rien à raconter, je ne vis plus moi, je vis que dans le romanesque.
07:35Je n'ai plus rien à raconter.
07:37Et je me dis quand même, c'est dommage d'avoir appris autant de choses en dessin.
07:40Et du coup, je me suis dit, quand tu trouves un beau roman,
07:44essaye de voir si l'auteur veut bien que tu le fasses en BD.
07:47Et c'est ce qui s'est passé pour Brodex et pour La Route.
07:49Et j'ai appris énormément et j'ai passé beaucoup de temps à y réfléchir, ce qui était très, très plaisant.

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