Analyse du paysage politique à quelques jours des législatives provoquées par la dissolution de l'Assemblée nationale par Emmanuel Macron, avec nos trois invités. Plus d'info : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/le-debat-du-7-10/le-debat-du-7-10-du-jeudi-20-juin-2024-6032077
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00:00France Inter, Léa Salamé, Ali Baddou, le 7-10.
00:06Et comme chaque jour depuis l'annonce de la dissolution de l'Assemblée Nationale dans le débat du 7-10,
00:11nous recevons des invités pour décrypter, analyser, prendre du recul sur cette situation actuelle,
00:18situation historique, mais situation extrêmement, fortement marquée par l'incertitude.
00:25La campagne s'accélère, la campagne n'en finit pas d'aller de plus en plus vite.
00:31Alors, comment analyser ce nouveau paysage politique et d'ailleurs, comment tout simplement y voir plus clair ?
00:38Trois invités, Najat Vallaud-Belkacem, David Jaïz et Pascal Perrineau, bonjour.
00:43Bonjour.
00:44À tous les trois, Najat Vallaud-Belkacem, ancienne ministre de l'Éducation Nationale,
00:47directrice de l'ONG One et présidente de France Terre d'Asile.
00:51David Jaïz, essayiste, enseignant à Sciences Po, co-président de l'agence de conseil Bonafidé
00:57et co-auteur de cet essai « La révolution obligée, réussir la transformation écologique
01:02sans dépendre de la Chine et des États-Unis ».
01:05Pascal Perrineau, on ne vous présente pas, vous êtes politologue, ancien directeur du Cevipof.
01:10J'aimerais commencer d'ailleurs avec vous, Pascal Perrineau, vous qui avez la mémoire
01:15et le temps long de la Ve République dans votre tête.
01:21Est-ce que cette campagne, on ne pourrait pas tout simplement la qualifier d'impossible ?
01:25Oui, c'est une campagne difficile, impossible non, parce qu'elle est menée tous les jours,
01:29on va de rebondissement en rebondissement, mais le temps extrêmement bref.
01:34Le fait qu'elle vienne dans l'ombre d'une élection qui vient de se passer,
01:38à savoir les européennes, ce sont des circonstances tout à fait nouvelles.
01:42L'incertitude que vous avez mise en avant, l'incertitude j'allais dire,
01:47mais elle existe maintenant depuis deux ans et demi.
01:50Depuis 2022, nous avons un paysage politique extrêmement fragmenté.
01:55On se dit, tiens peut-être que le 8 juillet, au lendemain du second tour,
02:00il n'y aura pas de capacité à dégager une majorité,
02:04mais c'est le cas depuis les législatives de 2022.
02:07Jusqu'ici, il n'était pas question d'improviser ou d'imaginer dans la précipitation
02:11des programmes économiques, sociaux, que sais-je encore ?
02:14C'est la raison pour laquelle je pose la question de cette campagne impossible,
02:18impossible, vous reprenez le mot Najat Vallaud-Belkacem ?
02:21Oui, elle met en très très mauvaise condition en effet les partis politiques pour la mener,
02:26mais en même temps, parfois c'est dans l'urgence qu'on arrive à obtenir des choses
02:30qui étaient très compliquées à obtenir, typiquement l'union de la gauche.
02:34Donc, quelque part, ces derniers jours, a été réalisé quelque chose
02:39qu'on a tenté de faire depuis des mois, voire des années,
02:42et je pense qu'il faut, comme à chaque fois, essayer de tirer le meilleur parti
02:46de la situation qui nous est donnée.
02:48Mais on peut vous rétorquer que c'est une alliance électorale,
02:50une alliance de circonstances, rendue possible par les circonstances,
02:53mais qu'en l'occurrence, ça n'est en rien un véritable front commun
02:57avec un programme partagé par tous.
03:00Ou alors, on peut rétorquer qu'on est à un moment où c'est l'essence des choses qui se jouent,
03:07et qu'on revient au plus important, et que le plus important,
03:11c'est de faire en sorte que notre pays puisse continuer de faire cohabiter
03:16des gens très différents entre eux, sans que ça tourne à la guerre civile,
03:20et que les libertés fondamentales soient préservées, et que l'essentiel soit préservé.
03:25Moi, je pense qu'encore une fois, le Président de la République nous a mis dans une situation
03:30dont aurait pu ressortir le pire, c'est-à-dire la victoire annoncée,
03:35évidente, du Rassemblement National, et finalement avec une bascule
03:38qui est en train de se produire, et potentiellement le retour d'une gauche au pouvoir.
03:42Campagne impossible, David Jaïz ?
03:44Oui, il me semble qu'on oublie que les élections législatives,
03:47ça sert à déterminer une majorité à l'Assemblée Nationale,
03:49et donc derrière un gouvernement, et qu'un gouvernement, ça sert à conduire la politique de la nation.
03:54Et on n'entend pas beaucoup parler sérieusement de projets de gouvernement
03:58et de programmes ces derniers jours, on entend surtout un vote-ville,
04:02et 15 jours, c'est très court pour la grande explication démocratique
04:05que des élections générales de cette ampleur devraient requérir.
04:08Et j'ajoute une dimension qui a été créée, pour le coup,
04:11par cette décision hasardeuse de dissolution, c'est que le sentiment qui domine
04:15dans tout le spectre politique, c'est la peur.
04:17C'est-à-dire que si la gauche a pu réaliser une union aussi large,
04:21c'est parce que la peur de l'extrême droite au pouvoir a agi comme un ciment.
04:25L'extrême droite elle-même, face à une gauche qui s'unit, agite la peur d'un bloc islamo-gauchiste,
04:30ce sont les termes de Marine Le Pen dans le Figaro.
04:32Et le centre, évidemment, agite le spectre de la peur des extrêmes.
04:37Une campagne qui n'est dominée que par la peur, c'est rarement une campagne très intéressante.
04:41La peur partagée par tous, Pascal Perrineau ?
04:43La peur est partagée littéralement par tous.
04:45La France est le pays qui aujourd'hui, en Europe, a le plus peur.
04:50Ça n'est pas tout à fait nouveau, puisque peu à peu, c'est installé en France,
04:54mais le processus est ancien.
04:56Ce que certains économistes avaient appelé une véritable société de défiance.
05:00C'est-à-dire qu'il y a une coupure entre l'espace privé et l'espace public
05:04qui est impressionnante en France.
05:06Parce que quand vous interrogez les Français, les Français disent
05:08qu'on est plutôt heureux, nous, en tant qu'individus, dans nos familles,
05:13dans nos premiers cercles, etc.
05:14La France est le pays du bonheur privé et du malheur public.
05:16Mais en revanche, le malheur public est gigantesque.
05:18Et il faut reconnaître que les partis politiques,
05:21toutes catégories confondues, portent leur part de responsabilité.
05:25Parce qu'on dit, ils ont été pris par surprise,
05:27mais s'ils avaient un peu travaillé en amont,
05:30ils auraient pu, en quelques semaines, sortir des programmes de gouvernement.
05:35Puisqu'ils prétendent tous que ce sont des partis de gouvernement.
05:40Le moins qu'on puisse dire, c'est que ça sent énormément l'amateurisme,
05:45parce que cet amateurisme nourrit la crise de confiance.
05:48Vous voyez, on n'en sort pas.
05:50Oui, ce qui nourrit la crise de confiance,
05:52c'est aussi le fait d'avoir remis notre sort entre les mains
05:56d'un Président de la République, en 2017, en 2022,
05:59et notamment pour faire barrage à l'extrême droite.
06:01Et puis de nous retrouver in fine dans cette situation
06:03où ce Président de la République est le principal promoteur
06:06des thèses de l'extrême droite.
06:08Qu'on faire sa dernière sortie sur l'immigrationnisme,
06:10ou le changement de genre.
06:12Vous pensez au discours qu'il a tenu,
06:14sur l'Île-de-Sein ?
06:15Absolument, c'est-à-dire que notre sentiment d'insécurisation,
06:19parce que c'est vrai qu'il est très partagé.
06:21On a le sentiment que ce n'est pas simplement
06:23l'Assemblée nationale qui a été dissoute,
06:25c'est la société entière qui l'a été.
06:27Donc on est tous un petit peu comme ça,
06:29en train de flotter dans l'air.
06:31Mais ce sentiment d'insécurité, il vient d'abord
06:33du comportement du Président de la République.
06:35Du comportement totalement inconscient.
06:37Donc maintenant, il faut faire avec.
06:39Il faut considérer très clairement que
06:41il n'est plus qualifié, ce Président de la République,
06:43pour faire barrage à l'extrême droite,
06:45ou pour nous faire vivre ensemble dans de bonnes conditions.
06:47Et en effet, en très peu de temps,
06:49se demander quelle est l'alternative que nous voulons.
06:52Est-ce que c'est celle que l'on connaît par cœur,
06:55qui puise ses origines dans le collaborationnisme,
06:57dans les milices, dans le négationnisme ?
07:00Ou est-ce que c'est la gauche, rassemblée,
07:03dans les conditions que l'on sait,
07:05porteuse de valeur et porteuse d'un projet,
07:07au fond, de plus juste répartition des richesses ?
07:09Il y a aussi un troisième bloc, en l'occurrence,
07:11celui de la majorité présidentielle.
07:13Oui, mais je considère qu'il a échoué,
07:15qu'il a totalement échoué.
07:16David Jaïz ?
07:17Moi, j'ai un peu du mal avec les trois blocs.
07:19Je pense qu'il y a plus de sensibilité politique dans le pays.
07:21Il y en a une dizaine, en fait.
07:22Il y a une gauche radicale,
07:23il y a des sociodémocrates,
07:24il y a des écologistes,
07:25il y a des centristes, il y a des libéraux,
07:26il y a des gaullistes, il y a des conservateurs,
07:27il y a des nationaux populistes.
07:29Et moi, j'ai un gros problème
07:30avec ce scrutin uninominal majoritaire à deux tours.
07:32Ça fonctionne dans une France
07:34où il y a deux grands partis,
07:35la gauche et la droite,
07:41et sept ans après, c'est l'alternance.
07:42Là, on est dans un paysage politique
07:44fragmenté, émietté.
07:46Et je pense que,
07:47puisque c'est dans le programme du Front Populaire,
07:49puisque c'était dans le programme de Marine Le Pen,
07:51puisque c'était dans le programme du candidat
07:53Emmanuel Macron en 2017,
07:54la proportionnelle devrait être
07:56l'une des premières lois votées
07:58à l'unanimité dans cette nouvelle Assemblée
08:00qui résultera des élections législatives du 7 juillet.
08:03Pascal Perrineau ?
08:04Si vous voulez, quand un paysage politique se recompose,
08:06comme c'est le cas en France,
08:07en effet, on a intérêt à ouvrir les ventailles.
08:10Il se recompose ou il se décompose ?
08:12Il se décompose et il se recompose.
08:15Il se décompose et il se recompose en même temps.
08:17Et à ce moment-là, en effet,
08:20le scrutin majoritaire a une certaine forme de brutalité
08:23qui empêche de penser
08:25et de traduire politiquement
08:27la diversité du pays.
08:29Vous savez, s'il y avait davantage de proportionnels,
08:31on pourrait peut-être se mettre autour d'une table,
08:33bien que ça ne soit pas notre tempérament national,
08:35et commencer à discuter
08:37entre gens du centre, de droite,
08:39de gauche.
08:41Ça se fera peut-être, d'ailleurs, demain.
08:44Demain ?
08:45Bien sûr.
08:46Ça se fera peut-être demain si tout est bloqué.
08:48Pour que ça puisse se faire demain,
08:51et pourquoi pas en effet,
08:53encore faut-il,
08:54et moi j'aurai une autre proposition de première mesure
08:57à faire adopter par la prochaine Assemblée,
08:59qu'on ait une véritable régulation des médias.
09:01Parce que moi, quand je vois le rôle
09:03que jouent aujourd'hui les médias bollorés,
09:05pour le dire rapidement,
09:07dans cette espèce de braquage
09:09sur la démocratie,
09:11je me dis que c'est évident.
09:13La manipulation est tellement énorme
09:15que je crois que peu de citoyens
09:17n'en ont pas conscience aujourd'hui,
09:19mais il ne suffit pas d'en avoir conscience.
09:21De fait, malgré tout, ça infuse dans la société.
09:23Et donc, je crois que demain,
09:25la toute première mesure d'une Assemblée
09:27que j'espère, plutôt majoritairement de gauche,
09:29on verra,
09:31sera cette régulation des médias
09:33qui leur interdisent
09:35et qui les empêchent de jouer le rôle
09:37néfaste qu'ils jouent pour certains d'entre eux
09:39aujourd'hui dans notre démocratie.
09:41David Jaïs ?
09:43Imaginons un monde où c'est la proportionnelle.
09:45Chacun vote selon son cœur et sa sensibilité politique.
09:47Mais vous savez que ce monde existe ?
09:49On l'a connu il y a combien de temps,
09:51Pascal Perrineau ? Les élections européennes ?
09:53On a l'impression que c'était il y a deux ans,
09:55mais c'était il n'y a pas si longtemps.
09:57Et ça ne fonctionne pas si mal au Parlement européen,
09:59puisqu'on a des partis. Et vous savez, c'est pas de la tambouille.
10:01Parce qu'on nous renvoie souvent l'image de la 4ème République
10:03et des tambouilles,
10:05et des petites soupes politiciennes. En réalité,
10:07chaque parti arrive au Parlement,
10:09on fait les comptes,
10:11et ils se mettent à négocier sur un possible
10:13programme de gouvernement.
10:15Donc on définit une quinzaine de points
10:17qui sont jugés prioritaires, sur lesquels
10:192, 3, 4 partis peuvent converger.
10:21Et chacun ensuite garde son ADN politique.
10:23Il ne s'agit pas de se renier,
10:25il s'agit de trouver des occasions de collaborer en commun.
10:27Cette intelligence collective,
10:29qu'on appelle de nos vœux dans la société, il faut aussi
10:31qu'on la promeuve dans la vie politique.
10:33Et moi, je pense que la France crève de cette vie politique
10:35conflictuelle et polarisée.
10:37Et ces élections législatives n'auront pas été
10:39une occasion de régler ce problème.
10:41Et la verticalité du pouvoir ?
10:43Est-ce qu'on est face à un pouvoir bonapartiste ?
10:45Je cite Emmanuel Macron dans le texte,
10:47il répondait au magazine Le1 en 2015,
10:49et il parlait de la figure
10:51présidentielle qui,
10:53d'après lui, se construit
10:55et doit définir toutes sortes
10:57de pouvoirs,
10:59pour pouvoir incarner le leadership
11:01plutôt que les procédures démocratiques dont vous venez de parler,
11:03David Jays.
11:05Mais cette fameuse verticalité présidentielle,
11:07ce pouvoir jupitérien, il y a eu plusieurs
11:09analyses, si vous voulez,
11:11c'est un peu fatigué.
11:13C'est un peu fatigué et ça a un effet pervers.
11:15Ça hystérise complètement
11:17le débat public. Parce que vous avez d'un côté
11:19des citoyens en colère.
11:21De l'autre côté, vous avez un président
11:23qui fait semblant de croire qu'il a tous les pouvoirs.
11:25Vous savez qu'aujourd'hui,
11:27la République a beaucoup moins de pouvoirs, par exemple,
11:29que Georges Pompidou.
11:31Ou même que Giscard.
11:33Beaucoup moins. Dans le monde
11:35ouvert qui est le nôtre.
11:37Et il n'y a plus de corps intermédiaires.
11:39C'est ça qui est dramatique. Des syndicats complètement
11:41exsangues, des partis totalement
11:43exsangues. Et donc, on a un espace
11:45public qui devient hystérique. Il suffit
11:47en effet de passer d'un plateau à l'autre,
11:49on n'arrive plus à discuter,
11:51on s'exclut,
11:53on n'écoute strictement personne, chacun
11:55son couloir de nage sans écouter
11:57absolument celui qui est à côté.
11:59C'est véritablement un espace
12:01public soi-disant démocratique désespérant.
12:03En tout cas, vous avez fait la preuve du contraire.
12:05Un dernier mot, Najat Vallaud-Belkacem,
12:07puisque c'est la fin de ce débat ?
12:09Oui, je pense que ce qu'on n'a pas abordé,
12:11c'est aussi les raisons du vote
12:13Rassemblement National. Je pense que
12:15le malaise identitaire, dont on dit
12:17beaucoup qu'il tourne autour de l'identité
12:19de la France et de la présence ou non
12:21d'étrangers sur notre sol,
12:23je pense qu'il dépasse cette question-là.
12:25La question des étrangers n'est que
12:27la conséquence. La cause du malaise identitaire,
12:29c'est, de la part d'un certain nombre
12:31d'électeurs, le fait de ne
12:33pas se reconnaître dans ce monde
12:35extrêmement inégalitaire, cette société
12:37inégalitaire, avec une élite
12:39dont elle a l'impression qu'elle est de plus en plus
12:41déconnectée de ses réalités et de ses besoins.
12:43Je pense qu'il faut tous qu'on se pose cette question-là.
12:45Comment se reconnecter avec les besoins
12:47fondamentaux ? Comment remettre de l'égalité
12:49dans notre société ?
12:51C'est comme ça qu'on combattra réellement
12:53le RN, pas en allant sur sa rhétorique.
12:55On restera sur ces points d'interrogation.
12:57Merci à tous les trois.