L'écrivain de science-fiction Alain Damasio est l'invité du Grand Entretien pour son nouveau livre, "Vallée du silicium", à paraître le 12 avril aux éditions du Seuil.
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00:00 « Sommes-nous encore vraiment humains ? » ou déjà « Sommes-nous des êtres hybrides,
00:05 mi-homme, mi-smartphone ? » On se pose sérieusement la question après avoir refermé le dernier
00:09 livre d'Alain Damasio.
00:10 Cette fois, ce n'est pas l'un de ces romans de science-fiction qui ont fait son succès,
00:15 les « Furtifs » ou la « Horde de contrevent » mais une plongée au cœur du Temple de
00:20 la Tech.
00:21 Cette chronique est une nouvelle tirée de son séjour là-bas dans la région de San
00:25 Francisco en avril 2022.
00:27 « Valais du silicium » (Silicon Valley en français) paraît dans la collection Albertine
00:32 aux éditions du Seuil.
00:34 C'est un récit de science-fiction mais au présent.
00:37 Bonjour Alain Damasio.
00:38 Bonjour.
00:39 Question/réaction, auditeur d'Inter, O01-45247000 et sur l'application de France Inter.
00:45 On croise dans ce livre des voitures autonomes devenues folles, des humains obsédés par
00:50 le contrôle de leur santé mais dans un corps devenu inutile, des laissés-pour-compte
00:54 que personne ne regarde et des programmeurs, des codeurs que vous dépeignez en artistes
00:59 comme quoi ce n'est pas qu'un livre pessimiste.
01:02 Et vous attaquez fort Alain Damasio en décrivant la technologie comme la nouvelle religion
01:08 mondiale et le siège social d'Apple comme son église.
01:11 Alors vous convenez que la métaphore religieuse est un peu facile, pourquoi vous l'employez
01:16 quand même ?
01:17 Je l'emploie quand même parce qu'on a l'impression qu'on a des rituels et des
01:20 pratiques quotidiennes qui sont partagées par des milliards d'individus.
01:23 Apple, il faut savoir que c'est quasiment deux milliards de personnes qui les utilisent
01:27 par l'iPhone, l'iMac, le Macbook, ce que vous voulez.
01:30 Et du coup, cette notion de faire chaque jour ses ablutions avec cette espèce de papillon
01:36 de métal qu'on ouvre dans son lit ou qu'on swipe sur sa vitre de 5 cm par 10, ça donne
01:45 un sentiment de rituel et d'ablution.
01:47 Et du coup, on a l'impression d'une religion un peu à vide, sans spiritualité mais qu'on
01:52 engage avec beaucoup d'êtres humains.
01:53 Et si c'est une religion, ça veut dire que nous sommes des adeptes, voire des fanatiques
01:57 pour certains ?
01:58 Voire des fidèles, on est des fidèles en tout cas, c'est-à-dire qu'on reprend les
02:00 mêmes marques, on les garde pendant des années, une trentaine d'années pour moi, avec toujours
02:05 les mêmes fonctionnements.
02:07 Donc on est dans une logique un petit peu religieuse quand même.
02:10 La Silicon Valley, vous l'écrivez, est aujourd'hui le centre du monde mais on comprend que c'est
02:14 encore plus que ça en fait.
02:16 C'est-à-dire que la Silicon Valley est partout dans nos vies aujourd'hui ?
02:19 Oui, moi j'aime bien l'expression de dire que ce n'est pas un lieu, c'est un état
02:23 d'esprit.
02:24 Et c'est vrai que quand on textote sur WhatsApp, quand on poste sur Instagram, quand on peste
02:30 contre Rix et ses algorithmes de clash, quand on, comme moi, tape sur Word son texte, on
02:36 est en fait dans la Silicon Valley.
02:37 En tout cas, on est dans un monde qui a été reconfiguré, reformaté, pensé par les gens
02:41 de la Silicon Valley.
02:42 Donc cette toute petite vallée qui est d'ailleurs assez morne, assez plate, on dirait une maquette
02:47 aplatie comme ça.
02:48 Très déçu.
02:49 Oui, très déçu.
02:50 Parce qu'il y a un côté mythique d'aller là-bas quand même.
02:52 Tu te dis, c'est là que tout part.
02:54 C'est là que mon quotidien est formé, est construit.
02:57 Et en fait, quand il va, oui, c'est un état d'esprit, c'est pas un lieu.
03:00 À part les sièges sociaux qui sont un peu pharaoniques.
03:03 Mais dans lesquels on ne peut pas entrer.
03:04 Voilà, on ne peut pas rentrer.
03:05 C'est quasiment des châteaux forts.
03:07 Il faut des douves, des accès, des sasses, des filtres.
03:10 Et du coup, il y a un côté décevant.
03:16 Mais justement, cette déception est intéressante aussi.
03:19 Alors vous dites que quand on achète un iPhone, puisque vous parlez d'Apple, mais un smartphone
03:23 en général ou une tablette, on croit acheter un outil.
03:26 Mais en fait, c'est lui qui nous contrôle.
03:29 Pourquoi ? Parce qu'il y a des conditions d'utilisation.
03:33 Il y a une structuration de l'usage qui fait qu'on ne peut pas utiliser cet outil comme
03:37 on souhaiterait le faire.
03:38 Donc, on arrive dans des applications, des algorithmes, des façons justement de s'en
03:45 servir qui sont prédéterminées, qui sont pré-scénarisées.
03:48 Donc, il y a un certain nombre de choses qu'on peut faire avec ces outils.
03:50 Mais on est dans ce que moi j'appelle des technologies hétéronormes.
03:55 Ça ne donne pas forcément une autonomie très grande.
03:56 On n'est pas indépendant sur le fonctionnement.
03:58 On ne peut pas les bricoler, on ne peut pas les réparer comme on veut, on ne peut pas
04:00 les ouvrir.
04:01 Donc, on a quelque chose qui nous est effectivement imposé et qui nous donne une vision de liberté
04:07 en plus.
04:08 Parce que oui, il y a un certain nombre de choses qui sont possibles de faire, mais il
04:10 y a beaucoup de choses qui ne sont pas.
04:11 Et moi, pour moi, une technologie qui n'est pas réparable, transformable, recyclable,
04:15 bricolable, moi j'aime bien le terme « hacking » pour ça.
04:18 « Hacker », c'est « bricoler » en anglais.
04:19 Si tu ne peux pas hacker ta technologie, tu ne peux pas acquérir une forme d'autonomie
04:23 et de liberté dessus.
04:25 - Alors, l'homme contrôlé par la machine, c'est quand même le cœur de ce qui fait
04:29 votre métier, c'est-à-dire la science-fiction, la littérature de science-fiction.
04:32 On y est déjà en fait ? Vous êtes dépassé ?
04:35 - Ouais, on n'est pas dépassé, mais c'était marrant parce que pendant très longtemps,
04:39 on a vu des écrivains d'anticipation, des gens qui font de la prospective, qui sont
04:43 là à extrapoler le futur.
04:45 Ça a été tellement vite que maintenant, pour moi, on est simplement des écrivains
04:48 réalistes.
04:49 - Vous dites que c'est un art du présent ?
04:50 - Ouais, on est sur un art du présent.
04:51 Donc ça nous ressemble dans le game, en fait.
04:53 Moi, j'ai envie de dire, c'est-à-dire qu'au lieu qu'on soit décalé vers cette extrapolation,
04:58 on est au centre du jeu puisqu'on décrit, pour moi, j'ai l'impression d'une sorte
05:02 d'hypertrophie du présent, quand on décrit ce qui est en train de se produire.
05:05 Mais comme on a cette habitude d'avoir la petite anticipation quand même, je trouve
05:09 qu'on est dans le courant.
05:10 On est sur la vague, on est sur la lève de la vague.
05:13 - Ça doit être passionnant pour vous de vivre les histoires que vous racontez depuis
05:16 des décennies.
05:17 - Moi, je trouve ça génial.
05:18 Pour moi, c'est un âge d'or de la science-fiction parce qu'on est une société hyper technologique.
05:22 Donc on est...
05:23 Moi, je définis toujours l'ASF comme ça en disant "c'est ce que la technologie fait
05:27 à l'homme".
05:28 La science-fiction est là pour interroger ce que la technologie nous fait.
05:30 Mais ce qu'elle nous fait dans le rapport au monde, dans le rapport à la nature, au
05:33 cosmos, dans le rapport aux autres, dans le rapport à nous-mêmes, parce que les ados
05:36 aujourd'hui se construisent par la technologie.
05:37 Tu construis ta subjectivité par les réseaux sociaux, par les jeux vidéo, par les courbes
05:41 d'apprentissage de jeux vidéo.
05:42 Donc voilà, c'est la science-fiction.
05:46 Analyser ça, analyser ce que le smartphone nous fait en tant qu'homo sapiens, ça fait
05:49 partie profondément de la science-fiction pour moi.
05:52 - Alors justement, qu'est-ce que la technologie nous fait ? Qu'est-ce qu'elle vous fait à
05:54 vous dans ce récit et dans ces pérégrinations au cœur de la Silicon Valley qui remontent
06:00 à la période post-confinement, c'est ça, en 2022 ?
06:03 - Oui, juste après le Covid, oui, tout à fait.
06:04 - On vous sent tour à tour effrayé, amusé, dégoûté, fasciné, mais vous précisez
06:11 que ce n'est pas un livre technophobe.
06:13 Quel sentiment vous retenez ?
06:15 - Moi, ce que je retiens, déjà j'étais allé vraiment pour essayer de penser contre
06:19 la pensée narquoise française ou européenne qui est souvent technocritique mais au sens
06:24 négatif.
06:25 C'est-à-dire qu'on a une approche un peu humaniste, un peu surplombante de tout ça,
06:29 en me disant que c'est des gadgets, c'est des gimmicks.
06:31 Moi, je voulais sortir de ça.
06:32 Je voulais le vivre comme je le vivrais si j'entrais dans mes personnages.
06:35 C'est-à-dire que j'ai été voir des gens, notamment des cadres super de la Silicon
06:38 Valley qui travaillaient dans les plus grosses boîtes, des gens qui travaillaient directement
06:41 avec Zuckerberg.
06:42 J'ai été voir des sociologues aussi de haut niveau là-dessus.
06:45 Et ce qui m'intéressait, c'est de sentir leur enthousiasme, c'est de sentir cette
06:49 espèce de mouvement technopositif qu'eux, ils ont, le plaisir qu'ils ont à vivre
06:53 dans ce monde-là, à le construire, à le façonner.
06:55 - Est-ce que vous les comprenez ?
06:56 - Oui, bien sûr.
06:57 - Vous êtes intéressé par ces gens techno-optimistes, techno-enthousiastes ?
07:01 - Bien sûr que je les comprends.
07:02 - Enthousiastes alors que vous, vous êtes technocritiques.
07:04 Mais vous comprenez quand même leur état d'esprit ?
07:06 - Ils sont au bon endroit.
07:08 C'est-à-dire qu'ils sont à l'endroit où ils bénéficient de l'affinité des technologies.
07:11 La technologie leur permet d'avoir plus de productivité, plus de performance, les aide
07:16 aussi à assumer leur liberté, etc.
07:17 Donc eux, ils ont une façon d'utiliser ces outils-là qui est très positive.
07:23 Il faut savoir, la plupart des écoles de la Silicon Valley, ils ne donnent pas des
07:27 tablettes aux enfants.
07:28 Ils ne leur font pas utiliser les technologies avant l'âge de 10 ans.
07:31 Ils savent très bien que le cerveau se développe indépendamment d'une espèce de boucle addictive
07:36 à la techno.
07:37 - Il y avait une parenthèse à l'Inde Amazio de Stéphane Jourdain justement qui nous parle
07:40 de la tech dans le 18-20 sur France Inter tous les jeudis.
07:44 Ça s'appelle la tech la première.
07:45 Il nous disait effectivement que les géants de la tech ont tendance à mettre leurs enfants
07:48 dans des écoles privées qui coûtent très cher ou on a tendance à retarder l'apparition
07:54 des écrans ou en tout cas à raisonner l'usage des écrans pour les petits.
07:57 - Parce qu'ils savent aussi que leur travail a été de designer la dépendance.
08:01 Ils ont des behavioristes, ils ont des comportementalistes, ils ont des psychologues, des psychiatres,
08:05 etc.
08:06 qui travaillent sur nos biais cognitifs et qui construisent la dépendance aux outils
08:09 pour qu'on maximise le temps qu'on va passer dessus.
08:10 Donc eux, ils savent ça, bien sûr.
08:13 Ils sont à l'intérieur.
08:14 Donc ils savent que par rapport à leurs enfants, toutes ces boucles d'addiction que ça met
08:17 en place, il va falloir essayer de les contrer pour que les gamins aient plus de liberté
08:21 au départ.
08:22 - Cette technocritique, comme vous dites, elle vous paraît existentielle aujourd'hui
08:26 pour l'espèce humaine ?
08:27 - Elle me paraît complètement fondamentale.
08:29 Moi ce livre, c'est marrant.
08:31 Au début, j'ai l'impression, je me dis que je vais faire des chroniques littéraires
08:33 sur ce que j'ai vécu, etc.
08:34 Et en fait, j'ai l'impression d'avoir fait un livre d'anthropologie.
08:37 Mais c'est ça, c'est-à-dire que c'est vraiment l'espèce humaine qui est modifiée
08:42 par ses pratiques quotidiennes.
08:43 Moi j'adorais que Nietzsche disait ça, il disait "si tu veux analyser l'espèce humaine,
08:48 analyse-la comme un zoologue le ferait".
08:50 C'est-à-dire comment on habite, comment on se nourrit, comment on se reproduit, etc.
08:54 Et là, si tu regardes un homo sapiens aujourd'hui à n'importe quel endroit, tu vas le voir
08:59 avec un rectangle vitré de 5 cm par 10 qu'il est en train de caresser.
09:03 Moi je dis que c'est une vie passée à caresser une vitre en fait.
09:05 J'ai un slam comme ça qui est...
09:07 Et tu vois cette zoologie de l'espèce humaine sur cet écran-là.
09:11 C'est la dernière chose qu'on pose sur la table de nuit en se couchant, c'est la première
09:14 chose qu'on prend en se réveillant.
09:15 C'est constamment avec nous, c'est-à-dire qu'on est un long bras maintenant, c'est-à-dire
09:19 qu'on a un prolongement.
09:20 Et du coup, cette espèce de technogreffe avec laquelle on vit a modifié les façons de
09:24 travailler, de jouer, de séduire, de réfléchir, d'écouter de la musique.
09:31 Tout a été révolutionné.
09:33 Pour moi, c'est une vraie révolution.
09:34 Malgré tout, vous ne niez pas les progrès permis par la technologie.
09:38 Par exemple, sur la santé, parlons du corps justement qui occupe une place importante
09:44 dans votre réflexion.
09:45 En quoi dites-vous que la technologie, les casques de réalité virtuelle, les capteurs
09:53 justement qui nous aident à surveiller notre santé, les voitures autonomes, pourquoi tout
09:56 cela nous coupe d'une certaine manière de notre corps ?
09:59 Moi, j'ai l'impression qu'il y a…
10:02 J'ai appelé ça le problème à quatre corps.
10:04 J'aimais bien jouer sur cette métaphore.
10:06 C'est un très beau livre de Leo Siksin qui s'appelle "Le problème à trois corps".
10:09 Il est adapté en série d'ailleurs.
10:10 On a un premier corps qui est le corps vécu, qui est le corps qu'on sent avec sa fatigue,
10:15 avec son énergie, avec sa nervosité, etc.
10:18 Ce corps-là, il est en quelque sorte, par le confort je pense, par le fait qu'on est
10:23 dans une société très hygiéniste aussi par rapport au corps, il a été désinvesti.
10:27 Moi, j'appelle ça le décor.
10:28 C'est O.R.P.S.
10:29 En fait, je fais beaucoup de jeu de mots avec ça.
10:31 Et on vit dans une forme de décor.
10:34 On fonce dans le décor, comme je dis.
10:36 Et du coup, on a tendance à perdre ce rapport immédiat, ce rapport sensitif, sensuel avec
10:41 le corps.
10:42 Et du coup, on va utiliser des technologies comme des capteurs.
10:44 Et notamment, on le voit sur les Apple Watch, sur les bracelets maintenant, qui vous donnent
10:47 votre pouls, votre tension, votre fièvre, etc.
10:50 La personne que j'ai rencontrée là-bas, elle a su qu'elle avait le Covid deux jours
10:53 avant de l'avoir à cause de sa montre connectée.
10:56 Lui, le matin, il se lève et il regarde sa qualité de sommeil.
10:59 Il était à 89% parce que l'appli calcule son sommeil paradoxal, son sommeil long, son
11:04 sommeil léger, ses temps de rêver, etc.
11:06 Et du coup, tu te rends compte que son rapport avec son corps, il est médié par l'interface.
11:10 Et il le disait lui-même, il disait "ça me permet de me réapproprier mon corps".
11:14 Et ça, ça m'a frappé parce que moi, j'avais l'impression que c'était que des geeks
11:17 ou des nerds complètement flippés qui utilisaient ces technologies.
11:20 Et lui, en fait, c'était un gars tout à fait fluide et il s'appelle Arnaud Auger.
11:23 C'est un gars assez fabuleux, très convivial, qui avait monté des clubs de supporters là-bas
11:27 à San Francisco, un français, gitan, etc.
11:30 Et en fait, je voyais qu'il vivait de façon très heureuse et très pleine ce rapport
11:35 à son corps médié par la techno et que les techno lui permettaient de se réapproprier
11:38 là.
11:39 C'est vraiment une échange pour moi.
11:40 J'appelle ça le raccord du coup, c'est ORPS aussi.
11:42 C'est-à-dire que le corps devenant le décor, il a besoin d'un raccord pour retrouver
11:46 une espèce de compréhension.
11:49 Mais ça témoigne aussi d'une perte, pour moi, de perception directe de ce qu'est
11:53 le corps.
11:54 Pour moi, c'est la vie cérébrale.
11:55 C'est-à-dire qu'il y a les viscérales cérébrales ensemble et on doit le conserver.
11:59 Et le culte du corps aujourd'hui, le fait de le façonner en salle de sport, etc.
12:05 C'est un symptôme justement de cette tentative de se réapproprier son corps.
12:09 Oui, je trouve qu'il y a beaucoup de symptômes, que ce soit le yoga, le fitness, le fait de
12:14 courir l'ultra-trail et même en art.
12:17 C'est-à-dire qu'il n'y a pas un spectacle vivant qui ne se réclame pas du réinvestissement
12:20 du corps, de la réincarnation.
12:21 Parce qu'on est en train de dématérialiser aussi ce rapport-là.
12:25 Et moi, j'aime bien travailler sur ces symptômes.
12:27 Je trouve qu'ils sont extrêmement opérants.
12:28 Et c'est des signaux qu'un écrivain va essayer d'aller chercher.
12:32 Se dire, mais en réalité, ça répond à quoi ?
12:34 Pourquoi les gens font des ultra-trails de 347 kilomètres, dans des tunnels des fois,
12:39 des choses incroyables ? Parce qu'ils ont besoin de ressentir à nouveau la puissance,
12:43 même de façon absurde, de ce corps-là.
12:45 Je trouve que ça témoigne un peu de ça.
12:47 Vous parlez beaucoup de techno-cocons.
12:49 C'est un concept que vous développez depuis assez longtemps.
12:51 Donc ce techno-cocon qui peut nous couper de notre corps et qui peut nous couper des
12:55 autres aussi.
12:56 Vous décrivez votre balade dans un quartier très pauvre de San Francisco où les SDF
13:03 vivent juste à côté des ultra-riches.
13:05 Oui, ça a été très frappant.
13:06 C'est une des premières choses que j'ai vues là-bas.
13:08 J'étais parti avec une urbaniste.
13:10 Et on va à ce quartier qui s'appelle Tenderloin et qui est vraiment à 200 mètres du siège
13:14 de Twitter.
13:15 Et sur lequel on a, c'est vraiment un asile à ciel ouvert.
13:19 C'est-à-dire que Reagan avait décidé que le hôpital psychiatrique, c'était "awful",
13:24 il disait.
13:25 Et en fait, les fous sont dans la rue.
13:27 Et ils sont dans la rue, sous fentanyl, en plus, sur un endroit extrêmement puissant.
13:30 Et tu vois des choses.
13:31 On a des SDF, bien sûr, on en voit à Paris, en Europe, etc.
13:35 Mais là, il y a un degré de destruction.
13:37 Moi, je me rappelle, il y avait une vieille femme comme ça, avec une espèce de pied
13:42 beau, une chaise roulante.
13:44 Et elle tapait sur son pied beau pour avancer avec trois sacs à dos dessus, etc.
13:48 Dans une solitude, mais extrême.
13:50 Et tu te dis, mais là, on est à 200 mètres de Twitter qui vient d'être acheté par
13:54 Elon Musk pour 44 milliards de dollars à l'époque.
13:56 44 milliards de dollars.
13:57 Et tu te dis, une fraction infime de cette richesse serait allouée à ces SDF, je pense
14:04 que ça irait quand même un tout petit peu mieux.
14:05 Et comment ça peut coexister de façon aussi proche ? Voilà, c'est ça qui m'avait
14:09 interrogé.
14:10 Et vous dites justement que le paradoxe de ces technologies, c'est qu'elles ajoutent
14:14 des frontières.
14:15 Elles étaient censées ouvrir le monde, un monde sans limite, et finalement, elles rajoutent
14:18 des frontières entre nous et les autres, et dans nos propres vies ?
14:20 Moi, je crois que la promesse de l'Internet des débuts, qui était fabuleuse, de dire
14:23 "c'est comme l'espace-lice de Deloze", c'est-à-dire que c'était un espace où
14:26 on pouvait atteindre tout, écouter toutes les musiques, lire tous les livres, accéder
14:30 à toutes les vidéos, et ça reste vrai en grande partie.
14:32 Et ça, ça fait partie de l'émancipation de la technologie, des aspects très positifs.
14:36 Mais en même temps, on a re-segmenté les choses.
14:38 C'est-à-dire que par exemple, vous allez sur un site, il faut s'abonner, il faut
14:41 donner ses coordonnées, il faut donner son mail.
14:43 Il y a les fidèles et les pas fidèles, il y a les visiteurs et les inscrits.
14:46 On a des cerfs, c'est-à-dire qu'on est segmentarité aussi circulairement.
14:51 On appelle les bulles d'affinité.
14:52 Oui, les bulles d'affinité de plus en plus loin de ce qu'on est, etc.
14:57 Donc finalement, cet espace qui était un espace de liberté et de libre circulation,
15:02 il a été rostrié, recadrillé.
15:05 Et il y a des mots de passe, il y a des filtres.
15:09 Donc malheureusement, on reconstitue, mais c'est assez normal, on reconstitue dans l'espace
15:13 virtuel ce qu'on vit dans le monde réel.
15:15 Et on est un monde de frontières, on est un monde de coupures, on est un monde où même
15:18 circuler, je raconte dans le livre, de circuler d'un pays à l'autre, juste de la France
15:22 aux Etats-Unis en post-Covid, c'est un film de Tati, c'est tellement hallucinant.
15:27 C'est Kafka plus Tati ensemble.
15:29 On avait une trentaine de documents pour passer simplement une frontière entre deux pays
15:34 soi-disant libres.
15:36 Donc ça, c'est...
15:38 Ça vous pose question.
15:40 Oui, ça pose question.
15:41 Moi, je fais le lien avec ce qui se passe en Cisjordanie, ce qui peut se passer à Gaza,
15:46 ce qui se passe en Italie par rapport aux migrants qui meurent en Méditerranée.
15:49 Cette logique de poser des frontières extrêmement féroces entre ceux qui sont entiers et ceux
15:54 qui ne sont pas, on la voit s'appliquer aussi même pour les classes moyennes comme nous
15:59 qui circulons.
16:00 Donc c'est un indicateur.
16:03 Évidemment, c'est incomparable ce qui se passe en Cisjordanie de ce qui se passe nous
16:05 quand on passe la frontière franco-américaine.
16:07 Mais on sent que ces lois immunitaires, ces lois sécuritaires, il y a un côté immunitaire.
16:12 On conjure l'étrangeté, on conjure l'altérité.
16:14 Et puis, il y a le sujet du moment, la révolution qui ne fait que commencer, celle de l'intelligence
16:21 artificielle.
16:22 Quel regard vous portez ?
16:23 Moi, je trouve ça passionnant.
16:25 Révolution anthropologique.
16:26 Oui, je pense qu'il y a trois énormes révolutions qui se sont produites en un temps très,
16:30 très court.
16:31 Il y a celle des réseaux, l'arrivée vraiment d'Internet.
16:32 Il y a celle du smartphone où on a rendu portatif et constant le rapport à la technologie.
16:38 On a inventé cette technographie.
16:39 Et là, il y a l'IA qui arrive.
16:40 Et là, l'IA, c'est encore une vague dont on ne peut absolument pas deviner à quel
16:44 point elle va tout, à mon avis, ravager.
16:47 Mais apporter aussi énormément de choses.
16:50 Je ne vois pas comme quelque chose de productif.
16:52 On peut la dresser, l'éduquer en quelque sorte du bon côté, c'est ça ?
16:55 Oui, moi, je crois qu'il faut arrêter de considérer que ce sont des objets neutres.
17:00 C'est-à-dire que ce que je dis, c'est que les machines de langage qu'on a créées,
17:04 parce que ces IA sont des machines de langage, c'est des créations qui sont devenues des
17:08 créatures.
17:09 Donc, on est dans un rapport, comme on dit, responsif.
17:12 On est dans un rapport où il y a de l'écho, où il y a une altérité, où on dialogue
17:17 réellement, même si avec une machine de langage, on dialogue réellement.
17:20 On peut lui apprendre des choses.
17:21 Elle nous apprend des choses.
17:22 Donc, il y a de toute façon une cohabitation, une convivialité à trouver.
17:26 Et là, je reprends les termes d'Ilich, avec ces machines-là, pour que ça devienne
17:30 un art de vivre avec la technologie qui soit, qui reste émancipateur.
17:34 Est-ce qu'il faut résister à cette prise de pouvoir de la tech sur nos vies ?
17:38 Est-ce qu'on peut résister ?
17:39 Oui, on peut résister.
17:40 Moi, je pense que ce n'est pas tellement une notion de résistance, c'est une notion
17:43 d'art de vivre.
17:44 C'est trouver l'art de vivre avec ces technos-là.
17:47 C'est-à-dire qu'il y a une notion qui, moi, est fondamentale, de dire que ces technos,
17:51 elles nous sont vendues parce qu'elles nous amènent du pouvoir.
17:54 Et le pouvoir, c'est faire-faire.
17:56 On externalise vers la techno.
17:58 Si vous prenez un GPS, on lui permet de nous guider dans la ville.
18:02 Et on n'a plus nous-mêmes la capacité à mémoriser la structure de la ville, où
18:06 est la mer, où est Notre-Dame-de-la-Garde, où sont les calanques si je suis à Marseille.
18:09 On n'a plus cette puissance-là.
18:12 Donc, à chaque fois qu'une technologie arrive, moi, je dis dans l'art de vivre,
18:15 il y a "Ok, je vois le pouvoir que ça va me donner, mais mes puissances personnelles,
18:19 ma capacité à faire directement, à créer directement, à imaginer directement, en
18:22 quoi elles sont impactées ?" Et ce critère "pouvoir-puissance", il est vraiment important
18:26 parce que c'est ce qu'on nous vend, le pouvoir.
18:28 Alors, vous vous dites qu'il faut remettre l'humain au centre de tout ça, en fait.
18:32 Vous essayez de l'expérimenter dans votre vie.
18:34 Je crois que vous n'avez pas de portable.
18:36 Vous vivez dans une communauté dans les Alpes-de-France.
18:39 Oui, on vit dans une zone d'expérimentation, on a appelé ça "zone d'expérimentation
18:42 sociale terrestre et enchantée".
18:44 C'est ZEST.
18:45 Moi, j'aime bien les acronymes.
18:46 On est en montagne, on essaie de réinvestir énormément, effectivement, l'ici et le
18:51 maintenant, les rapports humains, le rapport au vivant, le plaisir de se balader, d'aller
18:56 se baigner en rivière, de découvrir toute cette puissance végétale et animale autour
19:01 de nous.
19:02 Mais ça ne veut pas dire qu'on est des amis, je peux en parler comme Macron.
19:06 Évidemment qu'on utilise la technologie, mais on essaie de l'utiliser d'une façon
19:09 qui nous empuissante, tout simplement, qui nous ouvre le monde plutôt que de nous le
19:14 fermer.
19:15 Le problème, c'est ça, c'est quand la technologie nous ferme dans un techno-cocon
19:19 au lieu de nous ouvrir aux autres et au monde.
19:22 Quand on parle justement de l'éducation aux réseaux sociaux, peut-être au codage
19:28 aussi dont on parle à l'école, ça c'est une question essentielle ?
19:32 Moi je pense que voilà, on est des barbares, c'est-à-dire qu'on a subi pendant 30
19:37 ans l'émergence de technologies sans être éduqués à les utiliser.
19:42 Moi, à côté des maths et du français, matière fondamentale, il devrait y avoir
19:47 une matière qui s'appelle la techno, tout simplement, et qui serait l'apprentissage
19:51 des réseaux sociaux, des jeux vidéo, de l'utilisation d'Internet, de l'utilisation
19:54 de ces technologies-là, d'une façon qui soit libératrice.
19:58 Voilà, ça, ça nous manque profondément.
19:59 Sur l'application de France Inter, Mickaël, Alain Damasio vous titille un peu en vous
20:04 demandant ce que vous pensez de l'invention de l'imprimerie par Gutenberg.
20:08 Ne pensez-vous pas qu'on est simplement dans ce même moment de passage dans l'histoire
20:12 des techniques ? Et, dit Mickaël, quand on pense à ça, ça ringardise un peu votre
20:17 pensée.
20:18 Non, mais ce que les gens ne comprennent pas, c'est qu'évidemment, chaque étape
20:21 technologique a ses apports, a ses ouvertures, a construit l'être humain.
20:25 Mais ce qui est intéressant, c'est de savoir comment ça nous construit.
20:28 Parce que, bien sûr, l'imprimerie, bien sûr, à chaque fois, on nous dit "mais
20:32 oui, mais vous avez des lunettes, donc vous êtes augmenté, etc."
20:34 Ce n'est pas être technophobe, c'est de dire "ben oui, mais quelle société
20:37 ça construit ? Quel rapport humain ça construit ? Une IA personnalisée, quel rapport humain
20:40 ça va construire ? Parce que ça va nous fermer dans une boucle d'interlocution avec
20:43 une machine.
20:44 Donc, on va plus avoir de rapport avec les autres de la même façon.
20:48 Et c'est ça qui est intéressant.
20:49 Ça ne veut pas dire que c'est fermé, ça ne veut pas dire qu'on ne peut pas résister,
20:51 ça ne veut pas dire que ça n'a pas apporté aussi énormément de choses.
20:53 Un dernier mot Alain Damasio, ce livre, et ça aussi c'est une réflexion sur la modernité,
20:58 est écrit en écriture inclusive, mais dans une nouvelle forme que vous proposez.
21:01 C'est-à-dire qu'un chapitre sur deux, dans un chapitre sur deux, vous féminisez
21:06 les pluriels neutres.
21:08 Ça donne "nous sommes des pratiquantes" ou "nous sommes des européennes".
21:11 Expliquez-nous votre idée.
21:12 Moi, je trouve qu'il y a un débat hyper intéressant sur la grammaire française et
21:16 sur le fait qu'il y a une domination du masculin depuis quatre siècles sur les pluriels.
21:21 Et que du coup, derrière le mot étudiant, on ne voit pas forcément qu'il y a des étudiantes
21:26 ou en tout cas, il y a un doute qui finit par se générer et une habitude qui peut
21:30 être préjudiciable.
21:31 Et il y a le point médian pour résoudre ça.
21:34 Il y a maintenant les gens qui disent "auteurisme" pour ne dire ni auteur ni autrice, etc.
21:37 Et je trouve que ça allonge énormément les mots.
21:39 Donc, il y a plein de solutions qui pour moi sont un peu bâtardes et pas fluides et pas
21:43 ergonomiques et que le fait de féminiser, c'est très simple et ça nous fait ressentir
21:47 ce que ça veut dire d'être "incivilisé" par la grammaire.
21:49 De devenir implicite, nous, en tant que mâle dominant.
21:53 Voilà, donc j'ai trouvé ça intéressant de le faire.
21:55 Toute dernière question très très rapide posée par Gaspard.
21:58 Puisque vous avez une communauté de fans très importante à l'Inde Amasio, des fans
22:03 de SF, est-ce que vous avez des nouvelles de l'adaptation de votre roman "La Horde
22:09 du Contrevent" en long métrage ?
22:10 Alors, pour l'instant, non, on n'est pas sur le long métrage.
22:13 On va le faire certainement à la Philharmonie sous forme de ballet et de musique classique.
22:18 Et ça, ça va être génial parce que moi je trouve que c'est un roman qui est fait
22:21 pour la danse, qui est fait pour la physicalité.
22:24 Et je suis très content que ça sera fait avec le Ballet National de Marseille qui s'appelle
22:27 "La Horde" justement.
22:28 Ça va être très chouette.
22:29 Et ce livre "Valet du Silicium" paraît aux éditions du Seuil Alain D'Amasio.
22:34 Merci beaucoup d'avoir accepté l'invitation de France Inter ce matin.