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L'invité des Matins de France Culture.
Comprendre le monde c'est déjà le transformer(07h40 - 08h00 - 26 Février 2024)
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00:00 Les Matins de France Culture
00:05 Guillaume Erner
00:06 Et nous voici en compagnie du rabbin et de l'écrivaine Delphine Horvilleur. Bonjour.
00:12 Bonjour.
00:13 Comment ça va Delphine Horvilleur ?
00:15 C'est une question difficile. Effectivement, ce livre, comment ça va pas ?
00:19 Je l'ai écrit parce que précisément ça n'allait pas et ça dépend des jours.
00:22 Mais j'avais toujours en tête cette blague juive assez connue que je cite dans le livre
00:26 où deux juifs se croisent et l'un des deux dit à l'autre comment ça va.
00:30 L'autre dit bien et le premier lui dit non mais dis-moi en plus en deux mots comment ça va.
00:35 Et l'autre répond pas bien.
00:37 Et il m'a semblé que cette petite histoire qui jouait sur les mots
00:39 elle racontait bien l'état de beaucoup d'entre nous.
00:41 Ça va bien et pas bien et on n'est pas sûr que ça ira beaucoup mieux.
00:44 Ce qui résume effectivement votre livre, c'est un livre à la fois drôle et émouvant.
00:49 C'est un livre fait de conversation avec des gens qui sont là ou des gens qui ne sont pas là,
00:54 avec des membres de votre famille, avec des personnages importants dans la religion,
01:01 dans différentes religions d'ailleurs, par exemple le Messie,
01:04 avec des personnes qui vous font aller mieux, Delphine Horwiller.
01:08 Et c'est un livre qui porte un sous-titre "Conversation après le 7 octobre".
01:12 Qu'est-ce qui s'est passé le 7 octobre pour vous ?
01:15 Peut-être le sentiment que toute conversation devenait difficile ou impossible.
01:20 Le sentiment peut-être que certains mots étaient manquants ou que les mots qu'on m'adressait étaient décalés,
01:26 qu'il y avait parfois même une abjection dans le langage.
01:29 Tous ces moments où on plaçait des "mais" face à l'horreur.
01:33 L'impression que peut-être on relativisait ou que tout simplement les mots parvenaient plus à dire ce qu'on essayait de transmettre.
01:40 Et j'ai eu l'impression que je n'avais pas le choix, qu'il fallait que je m'engage dans des conversations
01:43 qui ont d'abord été, vous l'avez dit, une forme de monologue intérieur.
01:46 J'ai eu l'impression que je dialoguais beaucoup avec mes fantômes, avec mes démons, avec ma peur, avec mes grands-parents décédés.
01:54 Et que tout ça racontait mon envie de reprendre la conversation avec d'autres.
01:57 Vos grands-parents ont eu un destin, par rapport à l'histoire juive, différent.
02:03 Les uns étaient, on peut dire, très intégrés.
02:06 Les autres, au contraire, étaient très représentatifs de ces Juifs immigrés.
02:11 Oui, ma famille paternelle est une famille juive française, qu'on appelait à l'époque Israélite.
02:17 Des Juifs très intégrés, mais aussi des Juifs qui avaient été sauvés par des Justes, par des non-Juifs pendant la guerre,
02:22 avec des faux papiers, des fausses identités.
02:24 Et la famille de ma mère était une famille de rescapés d'Europe de l'Est, des Carpathes plus exactement, qui avaient tout perdu.
02:29 Et j'ai eu le sentiment, petite fille, que je vivais, même si ce n'était pas vraiment verbalisé ainsi,
02:34 je vivais entre deux mondes, deux histoires, antithétiques à tout point de vue, que tout opposait.
02:39 D'un côté, on me disait que le monde nous avait sauvés, que les non-Juifs nous sauveraient.
02:44 Et puis, de l'autre côté de ma famille, on me disait "Méfie-toi, d'une certaine manière, ça recommencera,
02:49 et ne fais confiance à personne, car personne ne sera là pour te sauver le moment venu."
02:54 Et j'ai eu l'impression que toute ma vie, j'avais tout fait pour faire gagner la première voie,
02:59 et m'inscrire dans un chemin de confiance en l'autre, de construire des ponts, de ne pas douter de l'autre et de sa fiabilité.
03:07 Et peut-être que le 7 octobre, ce qui s'est réveillé pour moi, c'est le sentiment que les voix de ma famille maternelle
03:14 se mettaient à parler très fort, qu'ils raisonnaient dans ma tête, que ressurgissait cette angoisse.
03:20 Et j'étais consciente que je n'étais pas la seule à les entendre.
03:23 Qu'est-ce qu'elle vous disait, justement, votre grand-mère maternelle ?
03:26 On peut éventuellement mettre de côté l'accent yiddish, qui est très présent dans les conversations que vous aviez avec elle, Delphine Horwiller.
03:34 Alors, l'accent yiddish, il passait beaucoup par des petits mots que j'utilise dans le livre.
03:38 Effectivement, il y a tout plein de mots qui ponctuent dans le yiddish.
03:41 Les conversations "oy vey", par exemple, qui est une formule de plainte qui est très présente dans la langue yiddish.
03:47 Mais je crois que ma grand-mère me disait, c'est un peu paradoxal de dire ça, parce que ma grand-mère ne parlait pas.
03:51 Ma grand-mère était extrêmement silencieuse.
03:53 Mais sans les mots, et dans son silence et son mutisme, elle me disait son traumatisme.
03:58 Elle me disait la conscience que son monde avait été détruit et que ça pourrait recommencer.
04:04 Toujours cette mise en garde, mutique, était là.
04:07 La conscience que, sans doute, l'antisémitisme ne disparaît pas, ne disparaîtrait pas.
04:12 C'est quelque chose que, en réalité, j'ai toujours su, j'ai beaucoup écrit sur cette question, et je suis loin d'être la seule.
04:18 La question de la permanence de l'antisémitisme, sa capacité à muter, à rester vivace, à revenir dans l'actualité par des lieux
04:26 ou dans des moments où on ne s'y attend pas, est une conscience que j'ai toujours eue, mais je l'ai eue théoriquement.
04:32 J'ai eu l'impression que, finalement, ces derniers mois, quelque chose était passé de la théorie et de la conscience théorique
04:38 à quelque chose d'assez charnel dans ma conscience.
04:41 - Mais alors, vous, vous n'êtes pas comme nous, puisque vous êtes rabbine.
04:44 Et une rabbine a une vision de l'histoire et de l'histoire juive, en particulier, qui n'est pas nécessairement celle des mécréants,
04:53 de ceux qui ne croient pas ou de ceux qui ont une autre religion, justement.
04:57 Qu'est-ce qu'il y a dans la Torah d'Elphi Norviller sur l'histoire juive à cet égard ?
05:03 - Drôlement, oui. En vous entendant parler, je me dis qu'il y a une forme aussi de malentendu.
05:07 Je crois que, souvent, les rabbins pensent qu'un rabbin, c'est un prêtre de la tradition juive,
05:12 qu'il y a une fonction sacerdotale très centrée sur la croyance.
05:14 Et moi, je ne crois pas du tout. Je crois qu'une particularité de la tradition juive,
05:18 et c'est souvent difficile de le faire comprendre, particulièrement dans une culture chrétienne majoritaire,
05:23 c'est que la tradition juive n'est pas centrée, tant que cela, sur la foi et la croyance et l'indubitable.
05:30 Au contraire, bien souvent, la tradition juive, il y a des milliers de blagues là-dessus,
05:33 mais elle est centrée sur la question, le questionnement et le doute, tout ce dont on peut douter.
05:40 Donc oui, la tradition juive parle évidemment de la menace antisémite,
05:45 même si elle ne s'appelle pas comme ça, puisque c'est un mot du XXe siècle,
05:48 de la haine contre les Juifs mutante et qui revient.
05:51 C'est intéressant parce que la prochaine fête du calendrier juif, qui est la fête de Pourim,
05:55 le carnaval de l'année juive, est précisément centré sur la question,
05:59 sur le fait que la menace contre les Juifs ressurgit à chaque époque,
06:04 sous les traits d'un personnage dans la Bible qui s'appelle Amman,
06:08 qui est un homme qui est juif pour bien des raisons, mais notamment par une forme de jalousie.
06:14 On le sait, il y a dans l'antisémitisme et dans la haine des Juifs,
06:17 souvent une forme de complexe d'infériorité ou de jalousie,
06:21 ou la conviction que le Juif aurait quelque chose, pourrait quelque chose,
06:25 saurait quelque chose que les autres n'auraient pas, ne pourraient pas ou ne sauraient pas.
06:30 Et finalement, tout ça raconte une crise existentielle de l'antisémite,
06:34 plus que quoi que ce soit sur les Juifs.
06:36 Mais il y a malgré tout une forme, je ne sais pas si c'est de préscience, de prophétie,
06:42 mais en tout cas, vous avez fait un sermon à Kippour dernier, autrement dit en septembre 2023.
06:48 Kippour, c'est une grande fête dans la tradition juive, la fête principale, la fête du grand pardon.
06:54 Et vous avez évoqué différents dangers qui menaçaient les Juifs,
06:59 des dangers extérieurs et des dangers intérieurs,
07:03 puisque ceux-ci sont aussi présents dans la Torah, dans la Bible.
07:08 Notamment, vous avez évoqué un passage du Deutéronome,
07:12 où Moïse met en garde son peuple avec, je cite une partie de ce passage que vous évoquez,
07:21 "il arrivera qu'une fois installé sur ta terre, tu te crois fort, mais que soudain, tu perçoives tes brisures".
07:28 Oui, c'est un message qui est répété, presque martelé dans la Bible, dans le Deutéronome,
07:32 cette mise en garde contre ce qu'on pourrait appeler aujourd'hui le brise de puissance.
07:37 L'idée que lorsqu'on est installé, quelque part, lorsqu'on se sent tellement à la maison et propriétaire,
07:43 pèse sur nous toujours et en toutes circonstances, une menace d'idolâtrie du pouvoir,
07:48 d'idolâtrie de la terre, d'idolâtrie de la force.
07:51 Et c'est troublant pour moi de relire ce serment, vous vous en doutez, aujourd'hui,
07:55 parce que quand je l'ai prononcé, on était le 24 septembre, c'est-à-dire deux semaines avant le 7 octobre,
08:00 je m'adressais, c'était un discours évidemment très politique, ce jour de Yom Kippour,
08:04 et je m'adressais directement à ce que je considérais être les dérives du gouvernement israélien actuel,
08:11 la question du rapport à la force, à la souveraineté, à la puissance.
08:16 Je ne me doutais pas qu'aussi vite quelque chose d'un peu prémonitoire allait être présent dans ce discours.
08:23 J'ai eu beaucoup de mal d'ailleurs à relire ce serment après le 7 octobre.
08:27 Mais je crois que cette mise en garde contre la force et la passion du pouvoir,
08:30 elle ne concerne pas qu'Israël, elle concerne tout le monde, elle concerne politiquement tout pays,
08:35 mais peut-être chacun d'entre nous, mais c'est vrai qu'elle résonne très particulièrement aujourd'hui.
08:39 Je ne veux pas vous faire souffrir en citant de larges extraits de ce discours,
08:45 mais enfin vous disiez par exemple "soyez conscient de votre force mais aussi de votre fragilité",
08:50 c'était une citation d'un autre prophète, Léonard Cohen,
08:54 et vous évoquiez Delphine Horvideur, justement ce balancement,
09:00 que reprochiez-vous au gouvernement de Benjamin Netanyahou ?
09:03 Ça fait assez longtemps que j'ai manifesté ou évoqué ma critique à l'égard des choix de ce gouvernement
09:10 et peut-être de son choix ou de son affirmation de la puissance chez certains de ses ministres.
09:16 J'ai en tête par exemple bien évidemment Itamar Ben Gvir
09:19 et d'autres qui représentent un ultra-nationalisme messianique
09:24 qui de mon point de vue est une forme de trahison à un héritage juif
09:29 qui a toujours effectivement encensé non pas la force, la puissance,
09:33 c'est d'ailleurs le nom du parti de Ben Gvir, "Otsma Yehoudit" en hébreu ça veut dire "la puissance juive",
09:37 mais au contraire la tradition juive à mon sens a toujours encensé la capacité de gérer sa vulnérabilité.
09:42 Ça ne veut pas dire qu'on est condamné à être faible et vulnérable dans l'histoire,
09:46 c'est que il y a un enseignement juif très particulier qui nous invite à penser
09:50 de quelle manière nos failles nous permettent d'être résilients dans la vie,
09:55 c'est-à-dire la conscience de tout ce qui en nous est faillible, cassé, brisé.
10:00 Alors effectivement je suis heureuse que vous citiez Leonard Cohen
10:03 qui à sa manière aussi a été prophétique dans ses chansons, qu'il dit de bien des manières.
10:06 Moi j'ai en tête dans "Hallelujah" ce moment où il dit "there is a crack in every word",
10:11 il y a une faille dans chaque mot, "it doesn't matter what you heard"
10:15 et peu importe lequel vous allez entendre s'il s'agit d'un "hallelujah" plein ou vide.
10:19 Tout le monde connaît cette chanson, ce "hallelujah" de Cohen,
10:22 mais elle dit très bien, elle porte très bien un certain esprit juif ou biblique
10:27 de conscience de la faille qui nous permet d'avancer.
10:30 Et puis il y a aussi une autre chanson, je l'ai fait entendre à 7h14, un extrait de cette chanson,
10:34 vous l'avez traduite en hébreu, "Les gens qui doutent d'Anne Sylvestre".
10:38 Pourquoi est-elle importante ? "Des gens qui doutent" ?
10:41 Oui j'adore cette chanson, à une époque j'avais décidé de la traduire en hébreu
10:45 et je rêvais que quelqu'un la traduise en arabe et qu'on puisse la faire raisonner au Proche-Orient
10:49 parce qu'on sait que c'est une région du monde et plus largement que ce conflit
10:53 déclenche chez beaucoup de gens de l'indubitable.
10:55 Les gens sont persuadés, ils ne doutent pas de leur certitude, de leur vérité,
10:59 de leur formule de résolution de ce conflit.
11:03 Si ce conflit était simple à régler, ça se saurait,
11:05 mais pourtant les gens y vont tous de leur indubitable, de leur certitude.
11:09 Je trouve que cette chanson est porteuse de plein de sagesse.
11:12 J'aime les gens qui doutent. Je pense souvent à cette personnalité de Anne Sylvestre
11:16 qui était elle-même hantée par bien des fantômes.
11:19 Elle était fille de Colabo, elle portait ses secrets.
11:23 Finalement dans ces chansons, on retrouve, comme chez Leonard Cohen,
11:26 une faille très puissante qui lui permet de porter son message.
11:31 Ce n'est pas un livre sur des chansons,
11:33 comme ça ne va pas l'ouvrage que vous publiez chez Grasset Delphineur-Willer,
11:37 mais il y a une autre dernière chanson qu'on citera,
11:41 c'est celle de Claude François, une chanson populaire.
11:43 Pourquoi un rabbin n'écouterait-il pas Claude François ?
11:49 Mais en tout cas, il faut me parler de cette chanson.
11:51 Oui, j'ai une passion pour les chansons populaires en général.
11:54 Et la culture populaire, je trouve que dans les chansons,
11:56 souvent il y a des vérités très puissantes.
11:58 Il ne faut pas minimiser le pouvoir des chansons.
12:00 Mais pourquoi Claude François ?
12:02 En fait, il y a un peu de mauvaise foi, je l'avoue.
12:04 Je cherchais une chanson qui pourrait raconter de façon pseudo légère l'antisémitisme.
12:09 Et tout à coup, j'ai voulu faire croire dans le livre
12:12 qu'évidemment, Claude François avait écrit sur la question de l'antisémitisme
12:15 en disant "ça s'en va et ça revient".
12:18 C'est fait de tout petit rien, ça se chante, ça se danse, ça revient, ça se retient.
12:22 Ça veut dire quoi ?
12:23 Ça veut dire que l'antisémitisme revient toujours, ne disparaît pas.
12:27 Bien sûr, il est difficile d'en rire, d'en plaisanter,
12:29 d'être avec des paillettes et de danser comme des clodettes pour en parler.
12:33 Mais peut-être qu'en en étant conscient, on est beaucoup plus efficace dans le combat qu'on va mener.
12:38 Ça veut dire que sur la longue période, évidemment, il ne disparaît pas.
12:41 Sur la courte période, on aurait pu croire qu'il aurait disparu,
12:45 que ce serait un peu assoupi d'Elphine Horviller ?
12:47 Moi, j'ai l'impression d'être née dans une génération
12:50 qui a cru pendant longtemps que cette histoire était derrière nous.
12:53 Ou qu'en tout cas, le souvenir de la Shoah, de la guerre, allait nous immuniser
12:57 ou immuniser notre génération contre le retour de ce démon-là.
13:02 Et on a bien compris maintenant, depuis plus de 20 ans,
13:04 que notre génération aussi aurait à lutter.
13:08 Je ne pensais pas qu'Israël aurait à lutter,
13:10 parce que précisément, je pensais que le projet sioniste
13:13 avait comme origine la possibilité d'offrir aux Juifs une protection.
13:17 Et le 7 octobre, il m'a semblé, et c'est assez terrible pour moi,
13:20 comme constat que l'histoire juive frappait à la porte d'Israël de façon très violente.
13:26 Delphine Horviller, comment ça va pas ?
13:28 Conversation après le 7 octobre aux éditions Grasset.
13:30 On se retrouve dans une vingtaine de minutes.
13:32 Rabi, je peux appeler quelqu'un ?
13:34 Rabi Horviller, 7h56 sur France Culture.
13:38 Notre invitée c'est Delphine Horviller.
13:47 Vous êtes rabbine et écrivain.
13:49 Vous publiez Comment ça va pas ? Conversation après le 7 octobre aux éditions Grasset.
13:54 Mon camarade Jean Lemarie vient d'évoquer la gauche et le salon de l'agriculture.
13:59 Le regard que pose une rabbine, que pose le judaïsme sur l'alimentation ?
14:04 Je pensais sur la gauche.
14:06 On va y venir, pas d'impatience.
14:09 Non, parce qu'en vous entendant parler, je pensais que...
14:12 Je raconte dans le livre que depuis quelques temps, j'ai pris des cours de boxe
14:15 et qu'à chaque fois que mon coach de boxe me dit "gauche, droite, gauche",
14:18 il me dit par exemple "soigne ta gauche", je me demande toujours si on peut soigner la gauche.
14:23 De façon à vous entendant parler, je pensais à ça.
14:26 Effectivement, le salon de l'agriculture en ce moment, c'est un moment sacré, presque religieux, je crois, pour beaucoup de gens.
14:34 Moi c'est un sujet qui m'intéresse pour bien des raisons aussi,
14:37 parce qu'il y a des enjeux philosophiques et presque religieux,
14:41 pour le coup traditionnels, dans cette question de l'agriculture, du rapport à la terre,
14:46 pas juste à l'alimentation, à l'environnement en général.
14:50 On oublie souvent que dans les textes sacrés de toutes nos religions,
14:53 il y a une mise en garde contre l'abus vis-à-vis de la terre,
14:57 c'est-à-dire l'idée qu'on en serait tellement propriétaire, tellement sédentarisé, encore une fois, sur cette terre,
15:04 qu'on ne se soucierait plus du tout de son avenir, de son bien-être,
15:09 qu'il y aura une forme de mépris pour la vie qui y pousse.
15:12 Il y a plein, par exemple, dans la Bible, de références à la jachère ou au jubilé,
15:16 c'est-à-dire la nécessité d'offrir un repos à la terre.
15:20 Alors ces textes peuvent paraître complètement décalés par rapport à notre science,
15:26 notre conscience, la modernité, mais je trouve que ce n'est pas inintéressant
15:29 de les relire à la lumière de tous les débats d'écologie aujourd'hui,
15:34 de se poser la question de notre responsabilité en habitant de la terre,
15:38 ne pas trop se percevoir comme ses propriétaires, mais peut-être comme des locataires,
15:43 des gens qui ont une responsabilité vis-à-vis d'elles et vis-à-vis des générations à venir.
15:47 - Alors maintenant qu'on a parlé du champ, le contre-champ, la politique, la gauche,
15:53 j'en parlais de deux gauches, il y avait une gauche nupesse,
15:58 et puis il y avait une gauche qui était plutôt critique de la nupesse.
16:04 Votre regard de rabbin peut-être en lien avec ce livre que vous publiez, Delphine Horwiller,
16:10 comment ça va pas ?
16:11 - Oui, je dirais que, du point de vue de ma sensibilité, je viens plutôt d'une famille de gauche,
16:17 ça a toujours été la famille politique dans laquelle j'ai évolué,
16:21 où je me suis reconnue aujourd'hui, je suis bien consciente qu'il résonne des voix,
16:24 et certaines parmi elles dans lesquelles je ne me reconnais plus du tout,
16:28 ayant vécu aussi beaucoup aux Etats-Unis ces dernières années,
16:31 je vois à quel point il y a une partie de cette gauche en Europe et aux Etats-Unis
16:36 qui ne perçoit plus le monde que par le prisme d'une matrice problématique
16:41 de domination, d'efforts, des faibles, des dominants, des dominés,
16:47 qui pour moi conduit un peu aujourd'hui au désastre,
16:51 parce que le monde est beaucoup plus complexe que cela,
16:54 je pense qu'on n'aide personne à avoir cette grille de lecture,
16:57 qui est finalement assez déresponsabilisante,
17:00 on ne perçoit plus ce qui nous arrive que comme étant finalement le fruit d'une domination
17:06 qui est exercée sur nous, sur laquelle on n'aurait aucun pouvoir,
17:11 il y a une certaine façon potentiellement de se déresponsabiliser
17:14 qui a des conséquences politiques dramatiques,
17:17 ça ne veut pas dire qu'il ne faut pas percevoir dans notre société des structures de domination,
17:22 mais parfois la gauche a tendance aujourd'hui peut-être à ne regarder le monde que par ce prisme,
17:27 et c'est extrêmement problématique.
17:29 - Jean-Lesmarie, et au-delà, vous expliquez dans votre livre qu'après le 7 octobre,
17:34 en écoutant les réactions, notamment à gauche,
17:37 vous avez ressenti un immense trouble politique,
17:40 y compris dans le cadre de la politique française,
17:42 est-ce que vous pourriez détailler cela ?
17:44 - Oui, j'ai eu l'impression que, comme je le disais tout à l'heure,
17:48 des paroles étaient empêchées,
17:50 que quelque chose ne permettait plus de se tenir aux côtés de ceux
17:55 qui avaient besoin d'un soutien, tout simplement.
17:58 J'ai en tête évidemment un moment dont on se souvient tous,
18:01 la manifestation contre l'antisémitisme,
18:03 cette grande manifestation qui a eu lieu peu après le 7 octobre,
18:07 mais surtout après la constatation de l'augmentation massive de l'antisémitisme dans notre pays.
18:12 On a parlé d'une augmentation de 1000% des attaques antisémites en France,
18:17 et j'ai été très troublée de voir qu'au jour de cette manifestation,
18:20 certains de mes amis, souvent des amis plutôt de gauche,
18:25 avaient choisi de ne pas se rendre à cette manifestation,
18:29 au prétexte, en tout cas c'est comme ça qu'ils me l'ont verbalisé,
18:32 que certains membres de la droite extrême, de l'extrême droite,
18:36 y seraient présents, et j'étais troublée de voir qu'ils préféraient,
18:40 d'une certaine manière, me laisser seule, moi, juive, dans cette manifestation.
18:44 Heureusement, je ne l'étais pas, il y avait du monde,
18:46 mais potentiellement prendre les risques que moi, juive, j'y sois seule,
18:49 plutôt que de marcher avec des gens avec qui moi non plus,
18:52 n'avais pas particulièrement envie de marcher.
18:55 Mais je me souviens d'un temps où on pouvait mener simultanément,
18:58 et ensemble et conjointement, les combats antiracistes,
19:01 et les combats contre l'antisémitisme,
19:03 et le fait que certains aujourd'hui aient déconnecté ces combats,
19:06 ou s'imaginent que la lutte contre l'antisémitisme
19:09 serait une preuve de manque d'empathie à l'égard des autres,
19:13 ou de non-combat contre l'antiracisme, contre le racisme plus exactement,
19:17 est extrêmement troublant pour moi, mais pas que pour moi.
19:21 - Cette époque-là est-elle révolue, vraiment ?
19:24 Ces deux combats-là ne peuvent plus aller ensemble ?
19:27 - J'ai envie de croire que si, en tout cas pour moi,
19:29 ils restent entièrement joints,
19:31 et que, évidemment, je crois qu'on ne peut pas lutter contre le racisme
19:36 sans simultanément lutter contre l'antisémitisme,
19:39 et que, en réalité, ces combats,
19:41 même s'ils ne sont pas toujours de la même nature,
19:43 doivent être combattus avec la même force et la même vigueur.
19:47 Mais aujourd'hui, on a l'impression, et c'est ce qui est troublant pour beaucoup d'entre nous,
19:50 que, finalement, l'antisémitisme est parfois entretenu
19:55 par des gens qui, précisément, se réclament de l'antiracisme.
19:59 C'est-à-dire que, finalement, on ne va pas dénoncer cet antisémitisme,
20:04 on va le relativiser au nom de la souffrance d'autres minorités,
20:08 ce qui est totalement aberrant.
20:10 Pourquoi ne pourrait-on pas être simultanément empathiques
20:14 pour la douleur des uns et pour la douleur des autres,
20:17 révoltés par ce qui arrive aux uns et par ce qui arrive aux autres ?
20:21 Voilà, ce choix de combat est aberrant.
20:26 - Quelqu'un a dit que les Juifs avaient perdu leur boussole morale,
20:31 autrement dit qu'une bonne partie de la communauté juive française,
20:37 ou trop de Juifs français,
20:39 étaient, aujourd'hui, attirés par les sirènes de la droite extrême Delphine Horvilleur.
20:46 Est-ce que, justement, le fait que le Rassemblement national ait eu une attitude très explicite
20:55 pour condamner, par exemple, les crimes du Hamas,
20:59 pour qualifier le Hamas de mouvement terroriste,
21:01 est-ce que cela a une incidence ?
21:03 - Je suis toujours très troublée par cet argument
21:05 que les Juifs auraient perdu leur boussole morale.
21:07 Les Juifs sont des citoyens français comme les autres.
21:10 Il y a parmi eux des gens qui votent à gauche et qui votent à droite
21:12 et qui, parfois, sont tentés, et j'en suis désolée,
21:15 par l'extrême droite, mais ni plus ni moins que d'autres citoyens français.
21:19 En fait, ce que cette rhétorique suggère souvent,
21:22 c'est qu'on attendrait des Juifs une forme d'exemplarité morale.
21:27 Et c'est quelque chose qui me trouble, parce que j'en suis témoin constamment,
21:31 et particulièrement ces dernières semaines, dans le contexte du conflit israélo-palestinien, par exemple.
21:36 C'est comme si on attendait des Juifs, de l'Etat juif, d'une souveraineté juive,
21:41 une exemplarité qu'on n'attendrait d'aucun autre pays,
21:44 d'aucun autre pays qui aurait cédé aux sirènes de l'ultranationalisme, par exemple.
21:49 Moi, je reçois énormément de courriers, ces temps-ci, c'est très troublant pour moi,
21:52 de gens qui, évidemment, ne sont pas antisémites,
21:56 parfois, ils sont même extrêmement philosémites.
21:59 C'est-à-dire qu'ils m'écrivent pour me dire à quel point ils aiment les Juifs de diaspora,
22:04 et, simultanément, ils m'écrivent pour me dire à quel point ils détestent les Juifs israéliens ou sionistes.
22:10 Comme si, finalement, on adorait les Juifs, effectivement, quand ils sont en situation de vulnérabilité,
22:16 quand ils sont à l'image de la place qui a été la leur dans leur histoire,
22:19 c'est-à-dire frappés par la tragédie de façon récurrente,
22:22 mais que, finalement, on avait un problème quand les Juifs sont soit en situation de force,
22:26 soit qu'ils ont une souveraineté ou une armée,
22:28 soit quand ils sont, excusez-moi du terme, aussi nuls ou médiocres politiquement que d'autres nations peuvent l'être.
22:35 Et donc, je me pose toujours la question de qu'est-ce qui fait qu'on attend des Juifs d'être une boussole morale
22:40 ou une conscience morale pour le reste de l'humanité ?
22:43 - On parle de boussole morale d'Elphine Horwiler à la cérémonie des Césars vendredi dernier.
22:49 Il a été beaucoup question de la lutte contre les violences faites aux femmes, un combat important pour vous.
22:56 Il y a eu également des appels au cessez-le-feu,
23:00 et je crois qu'il n'y a eu qu'une seule personne qui a fait référence aux otages israéliens entre les mains du Hamas.
23:08 - Oui, c'est je crois Ariyavortalor qui a gagné le César du meilleur acteur,
23:13 qui a lié cette question du cessez-le-feu à la libération des otages.
23:19 Et moi, je suis effectivement surprise qu'il ait été le seul à le faire.
23:23 Comment ne pas lier la question du cessez-le-feu à la question de la libération des otages ?
23:27 C'est formidable de vouloir un cessez-le-feu,
23:29 mais le feu ne peut cesser, doit cesser évidemment,
23:32 mais ne peut cesser que si on envisage la libération des otages,
23:36 puisque c'est précisément le kidnapping de ces otages qui a créé le feu.
23:41 Et puis j'ai été surprise effectivement lors de cette cérémonie de voir à quel point,
23:45 et tant mieux on se soucie aujourd'hui des abus contre les femmes,
23:50 des violences faites aux femmes dans le monde du cinéma évidemment,
23:53 mais dans la société en général,
23:55 à quel point ce discours est heureusement devenu un discours normatif, accepté, nécessaire.
24:01 Et simultanément au moment où le viol comme arme de guerre
24:04 vient d'être utilisé de façon aussi violente en Israël,
24:08 et terrible au moment où on a tous ces témoignages aujourd'hui incontestables
24:12 de ces femmes qui ont été violées ou victimes de torture,
24:16 ou qui sont encore entre les mains et dans les abus sexuels qu'on imagine kidnappés à Gaza,
24:23 qu'est-ce qui fait que le monde du cinéma, mais sans doute pas que le monde du cinéma,
24:26 met ce problème-là de côté, comme si on pouvait être effectivement,
24:31 se lever ensemble contre les violences faites aux femmes,
24:34 à toutes les femmes, mais pas celles-là.
24:37 - Dans votre livre "Comment ça va pas ? Conversations" après le 7 octobre Delphine Horwiller,
24:42 vous racontez vos conversations avec ceux qui sont là, avec ceux qui ne sont plus là,
24:46 notamment vos grands-parents.
24:48 Je l'ai dit, il y a deux traditions chez vos grands-parents,
24:52 les uns étaient, comme on disait, des Israélites, des Français très intégrés,
24:57 les autres étaient des immigrés récents, des Juifs de l'Est.
25:02 Qu'est-ce qu'ils vous conseilleraient de faire aujourd'hui ?
25:05 Rester en France, quitter la France, quitter la France pour aller où ?
25:09 Qu'est-ce qui justement pourrait justifier la persistance d'une existence en diaspora, Delphine Horwiller ?
25:16 - J'imagine qu'ils auraient des voix très dissonantes,
25:19 mais je crois que m'a été transmise très fortement dans ma famille
25:23 l'attachement viscéral, profond, à la France, à son histoire,
25:28 à tout ce qu'elle a offert au monde, mais tout ce qu'elle a offert aussi aux Juifs,
25:32 parce que la France a été un lieu, parfois d'obscurité, mais bien souvent de lumière pour les Juifs de France,
25:38 le lieu de leur émancipation, le pays de Léon Blum et de Dreyfusard,
25:45 et de tant d'autres moments de notre histoire.
25:48 Donc je crois qu'effectivement, cette voix-là résonne fortement en moi.
25:54 Moi je crois à la nécessité de l'existence de l'État d'Israël,
25:58 que l'histoire a démontré de bien des manières, et souvent tragiquement,
26:02 à quel point les Juifs aussi avaient le droit à cette détermination et cette souveraineté,
26:06 et la possibilité d'un refuge, mais je crois également à la nécessité de l'existence diasporique,
26:12 à l'apport du judaïsme dans les nations dans lesquelles il se mène,
26:17 et à son lien très particulier et très puissant à la République.
26:20 Justement, parce qu'il y a un lien très particulier des Juifs avec l'histoire de la modernité,
26:25 ça a été théorisé, le XXe siècle a été, pour le meilleur et aussi, évidemment, pour le pire, un siècle juif.
26:32 Est-ce que la normalisation juive, le fait d'avoir un État, par exemple, ça a été condamné par certains rabbins,
26:39 des rabbins très à droite, des rabbins très à gauche, pensez à Yeshia Houlebovitch, par exemple.
26:43 Est-ce que le fait d'avoir un État juif, aujourd'hui, ne bouleverse pas le destin juif ?
26:49 Oui, alors, Yeshia Houlebovitch, c'est intéressant, parce que lui-même se déterminait comme sioniste,
26:52 vivait en Israël, mais était très critique vis-à-vis de toute religiosité de l'État.
26:57 C'est-à-dire, tous ces moments où, finalement, en fait, il était critique du messianisme politique,
27:01 qui, à mon avis, de fait, est une catastrophe.
27:03 L'État d'Israël a, évidemment, non seulement le droit d'exister, le besoin d'exister,
27:08 le problème, c'est quand, tout à coup, on y voit la volonté divine.
27:11 Quand, tout à coup, vous vous mettez à parler pour Dieu, vous vous imaginez qu'il s'agit là d'un projet messianique.
27:17 On sait où nous mènent tous les projets messianiques, aujourd'hui.
27:20 Pas seulement dans le judaïsme, mais on le voit dans le messianisme chrétien américain,
27:25 on le voit dans la façon dont l'islam radical veut précipiter la fin des temps.
27:29 Aujourd'hui, les projets messianiques pullulent autour de nous, et nous mènent tous, d'une certaine manière, à la catastrophe.
27:35 Donc, c'est ce relativisme-là, et cette conscience, à mon avis, religieuse et politique-là,
27:41 qu'il faut développer, se méfier de tout messianisme politique ultra-nationaliste, où qu'il soit.
27:47 Mais c'est vrai, vous avez raison, l'existence de l'État d'Israël pose une question au judaïsme,
27:52 qui a été, pendant des milliers d'années, diasporique, dans un rêve, un idéal de retour à cette terre,
28:00 mais dans un développement diasporique de minorités, de non-souveraineté, et de fait,
28:05 le fait d'exercer le pouvoir sur une terre, pose des problèmes philosophiques, moraux, politiques et religieux au judaïsme,
28:13 auquel il doit se confronter. Il a été l'autre de l'histoire, le juif.
28:18 Qu'est-ce qui se passe quand il est tout à coup dans une société où il n'est pas l'autre, où il est le même,
28:23 et où il doit faire face à d'autres, que ce soit des palestiniens ou des non-juifs, qui sont une bonne partie de la population israélienne ?
28:29 - Justement, parce que je ne m'adresse plus au rabbin cette fois, mais à la mère,
28:34 la mère qui conseille par exemple à son fils de ne plus porter une maguenne d'avis, une étoile juive, lorsqu'il joue au foot,
28:42 il a accepté votre fils ?
28:43 - Non, il m'a rembarrée furieusement. Je lui ai demandé, peut-être après le 7 octobre, simplement, la mère juive en moi, inquiète,
28:50 lui a dit peut-être pendant quelques semaines, tu pourrais ne pas porter ton maguenne d'avis, ton étoile de David, autour de cou.
28:56 Il m'a dit il n'en est pas question, lui bien évidemment, je le comprends très bien, et c'est la force de la jeunesse,
29:01 bien souvent, de ne pas être dans ce genre de considération.
29:05 Mais ça a été un moment très troublant pour moi, comme mère, de demander ça à mon fils,
29:10 de la même manière que ça a été très troublant pour moi, comme mère juive française,
29:15 de réaliser que j'avais changé ma façon de vivre, que j'avais des réflexes sécuritaires.
29:20 - Vous, vous avez changé votre façon de vivre ? On vous a conseillé de réserver sous un autre nom ?
29:26 Pareil que vous, vous réservez au restaurant sous le nom de Stallone, je ne veux pas vous balancer mais...
29:31 - Oui, en fait, je le raconte sous le mode de la plaisanterie, même s'il n'y a vraiment pas de quoi en rire,
29:36 mais effectivement, nombreux ont été ceux qui m'ont demandé de retirer le nom de ma boîte aux lettres,
29:41 de changer mon nom à chaque fois que je réserve un restaurant, que je me déplace, je commande un taxi,
29:46 et je ne suis pas la seule à vivre ça, beaucoup de gens m'ont témoigné du même phénomène dans leur famille.
29:51 Mais c'est aberrant et c'est fou de penser qu'en 2023 ou 2024, des familles juives en France vivent cela.
29:58 - Justement, puisqu'on l'a dit Delphine Horwiller, il y a une paranoïa juive et une bonne raison,
30:06 deux bonnes raisons d'être paranoïaque, quel bord faut-il retenir cette paranoïa,
30:13 les bonnes raisons qu'on a d'être paranoïaque, qu'est-ce qui se passe en France ?
30:17 - Oui, même les paranoïaques ont des ennemis. Je crois que cette paranoïa, en tout cas cette peur juive,
30:25 elle est difficile à comprendre par d'autres, parce que beaucoup de gens considèrent qu'elle est exagérée.
30:30 Et en fait, je pense vraiment que celui qui n'a pas cet héritage dans son histoire,
30:36 celui qui n'a pas vécu ça dans sa filiation, souvent dans son histoire, dans sa conscience ou sa culture familiale,
30:44 ne peut pas vraiment comprendre ce que la montée de l'antisémitisme et des actes antisémites réveille
30:49 chez beaucoup de juifs français. En fait, quelque chose s'est transmis de façon consciente ou inconsciente
30:55 dans les familles, avec des mots ou parfois avec des silences. Et de fait, depuis le 7 octobre,
31:00 tout particulièrement, d'autres diraient que ça a commencé avant, évidemment, on se souvient de 2006,
31:06 il y a l'analymie, 2012, Toulouse, 2015, l'hypercachère, etc. Mais c'est vrai que depuis le 7 octobre,
31:12 tout particulièrement dans bien des familles, se sont réveillés des fantômes avec lesquels il faut vivre.
31:21 Et moi, je me suis rendu compte à quel point ils parlaient fort dans ma vie. Je le raconte dans le livre
31:26 sur un mode, encore une fois, humoristique, parce que l'humour, et particulièrement l'humour juif,
31:30 a été un support de résilience dans ma tradition. C'est une façon de tenir un peu le tragique à distance
31:36 quand il est là, quand il frappe à la porte. Mais je me suis rendu compte, et je raconte ces anecdotes,
31:41 que je me suis surprise à tendre l'oreille dans des discussions, à entendre le mot "juif",
31:46 même là où il n'est pas, à avoir comme des hallucinations auditives, avoir l'impression...
31:52 - Même avec Justin Bridoux, puisqu'on parlait du salon de l'agriculture.
31:56 - Voilà, dès que j'entends "journal", "jour", quelque chose en moi se réveille.
31:59 Alors, ça peut paraître complètement grotesque, les gens trouveraient ça presque psychiatrique
32:04 comme phénomène, mais tout cela raconte très exactement la douleur et son héritage.
32:08 - Mais alors, je me suis dit qu'il y avait au moins dans ce paysage peu réjouissant,
32:12 une raison d'être plutôt optimiste, c'est finalement votre popularité, Delphine Horvillère.
32:18 J'ai réfléchi et je me suis dit que le dernier erabat aussi populaire que vous, c'est Elustigé.
32:23 En dehors de vous, je ne vois pas... Le fait que votre voix porte au-delà de la communauté juive,
32:31 est-ce que, justement, ça n'est pas quelque chose qui montre qu'en France, il y a malgré tout
32:38 une résistance importante à l'antisémitisme, une façon également de considérer que la République tient ?
32:45 Ça a été beaucoup dit, si on compare par exemple ce qui se passe en France et ce qui se passe en Angleterre,
32:52 ou bien encore que certaines personnes de bonne foi ont le droit et développent effectivement
32:59 une critique de l'État d'Israël, comme vous l'avez fait, de la politique de l'État d'Israël.
33:04 Bref, est-ce que ça n'est pas une manière, vous, votre voix et le magistère que vous avez aujourd'hui,
33:10 de considérer que les choses vont plutôt bien en France ?
33:14 J'aimerais croire que peut-être vous avez raison, mais on pourrait aussi interpréter ça exactement à l'inverse.
33:22 Maintenant, je vous fais une démonstration rabbinique à l'inverse.
33:24 Peut-être précisément, parfois, le crédit de sympathie que certaines personnes m'apportent
33:30 est lié au fait que je suis extrêmement critique de fait d'une certaine orthodoxie juive figée,
33:37 ou alors que j'ai souvent, ces dernières années, été critique à l'égard de la politique israélienne ou de la colonisation,
33:45 et que, paradoxalement, on me donne une sympathie particulière parce que j'apparais comme étant un peu l'autre des Juifs,
33:54 d'une certaine manière, et que... Vous voyez, c'est intéressant, depuis le 7 octobre...
33:58 Vous êtes la Juive des Juifs !
34:00 Voilà, depuis le 7 octobre, il y a des gens sur les réseaux sociaux, j'ai surpris des gens en train d'écrire
34:05 "Ah, après le 7 octobre, Delphine Hervillers, qu'est-ce qu'elle est devenue Juive ? Qu'est-ce qu'elle est devenue communautaire ?"
34:10 Comme si, tout à coup, le fait de raconter ma douleur, qui est la douleur juive en France,
34:15 me rendait un peu moins sympathique ou crédible, comme si, tout à coup, j'étais devenue un peu plus ou un peu trop Juive, aux yeux de certains.
34:25 Donc, j'ai envie de croire à votre théorie, de penser que non, ce dialogue judéo-français, il est non seulement à l'œuvre,
34:32 mais demandé, nécessaire, nourricié pour nous tous, mais peut-être qu'on pourrait précisément l'interpréter à l'inverse, l'avenir dira.
34:43 Il n'y a pas qu'un dialogue entre des Juifs français et des Français qui ne seraient pas Juifs.
34:52 Il y a aussi un dialogue, par exemple, avec Kamel Daoud, ces gens qui vous font du bien, Delphine Hervillers.
34:57 Oui, j'ai cherché à développer particulièrement ces dernières semaines le dialogue que j'ai toujours eu, en réalité, avec d'autres,
35:06 et particulièrement avec mes amis de culture arabe, qu'ils soient musulmans ou chrétiens.
35:12 Et il y a des gens qui ont été vraiment, pour moi, j'en parle dans le livre, comme des planches de salut, des piliers de soutien.
35:17 Kamel Daoud, bien sûr, Weshdi Mouawad et d'autres.
35:21 Mes discussions avec eux m'ont fait tenir debout, de bien des manières.
35:27 Pas simplement parce qu'ils étaient sensibles à ma souffrance et qu'ils l'exprimaient, mais aussi parce que j'entendais la leur,
35:34 et que mon incapacité à dire résonnait avec parfois leur incapacité, eux aussi, à formuler.
35:40 On se sentait, eux comme moi, très souvent, handicapés du langage.
35:44 Conscience que peut-être parce que les mots ne parvenaient plus à dire, alors plus que jamais,
35:48 les conversations entre nous étaient nécessaires.
35:51 Et qu'au moment où le monde construit tellement de murs, la possibilité de continuer à construire des ponts était pour eux, comme pour moi, vitale.
35:58 Et puis, pour terminer sur cette galerie de portraits que vous faites dans "Comment ça va pas", Delphine Horvideur,
36:04 il y a Rose, j'aimerais qu'on parle de Rose, puisqu'on a parlé dans les actualités du projet, en matière de fin de vie également.
36:12 Oui, Rose, j'ai souhaité raconter son histoire et ma conversation avec elle dans ce livre.
36:18 Rose est une femme qui souffrait d'une terrible maladie, la maladie de Charcot,
36:23 et que j'ai accompagnée dans ces dernières semaines de vie.
36:26 Elle ne pouvait plus parler, mais on dialoguait autrement avec la technologie, avec des écrits et des e-mails.
36:31 Et je raconte cette histoire parce que j'ai l'habitude d'accompagner des gens en fin de vie, c'est une partie importante de mon travail.
36:37 J'en ai parlé dans "Vivre avec nos morts", l'un de mes livres précédents.
36:40 La question de l'accompagnement des mourants et de l'accompagnement du deuil.
36:43 Mais au cœur de ce deuil si terrible qui était le mien, après le 7 octobre, j'ai eu le sentiment que Rose,
36:49 je n'étais pas celle qui l'accompagnait, elle était celle qui m'accompagnait.
36:52 Que quelque chose dans nos fragilités et nos deuils, et la conscience de la présence de la mort dans nos vies,
36:58 était entrée en résonance.
37:00 Rose est décédée, maintenant elle est morte un peu avant que le livre ne soit publié.
37:05 Mais j'ai une pensée pour elle et pour sa famille. Rose a pu, elle, mourir dans des services de soins palliatifs.
37:12 Et puisqu'on parlait maintenant de la question de la fin de vie, je voudrais à nouveau rendre hommage à ces soignants,
37:19 à tout ce qui se passe dans ces soins palliatifs.
37:21 Je crois vraiment qu'on ne dit pas assez, aujourd'hui, quelle est la force de ce qui se joue dans ces soins palliatifs
37:28 et ce qu'ils offrent à notre humanité.
37:32 Merci beaucoup Delphine Horwiler d'avoir été avec nous ce matin.
37:37 Comment ça va pas ? Conversation après le 7 octobre.
37:41 C'est le livre que vous publiez aux éditions Grasset.

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