• l’année dernière
Transcription
00:00 Jusqu'à 13h30, les midis de culture.
00:05 Nicolas Herban.
00:07 C'est l'heure de la rencontre et de la conversation avec nos deux invités.
00:12 Ce midi, elles sont mère et fille et toutes les deux sont réalisatrices.
00:16 La première est née dans le village de Derana, à quelques kilomètres de Tibériade,
00:20 dans une famille palestinienne marquée par l'exil.
00:22 Une famille, un village qu'elle va elle-même quitter à l'âge de 23 ans pour devenir comédienne.
00:27 La seconde, la fille, est née en France et questionne dans ses documentaires cette identité, cet héritage,
00:33 l'histoire de sa famille, paternelle d'abord dans l'Eure algérie, d'où elle est sortie en 2020,
00:39 et maternelle à présent avec Bye Bye Tibériade.
00:42 Le film sort ce mercredi dans les salles.
00:45 Bonjour Lina Sollem.
00:46 Bonjour.
00:47 Bonjour Yamabas.
00:48 Bonjour.
00:49 Bienvenue à toutes les deux dans les midis de culture.
00:52 Merci.
00:53 Bye Bye Tibériade, c'est donc le titre de ce documentaire où vous, Lina Sollem,
00:57 vous revenez sur l'histoire de Yamabas, votre maman qui est également présente ici,
01:01 mais aussi sur l'histoire de votre grand-mère, de votre arrière-grand-mère.
01:07 C'était ça d'abord l'idée de ce documentaire, raconter cette lignée, cette génération de femmes ?
01:13 Oui, pour moi le film a toujours été l'histoire d'une transmission entre plusieurs générations de femmes,
01:18 à la fois pour remonter le fil de la transmission, remonter à la source,
01:23 en commençant par mon arrière-grand-mère,
01:25 et retracer un petit peu tout ce qui a été transmis de femme à femme et de mère en fille,
01:30 et aussi passer par ma mère qui est la guide qui m'ouvre la porte vers toutes les autres femmes de la famille,
01:36 autant sa mère et sa grand-mère que ses sept sœurs,
01:39 puisque ma mère vient d'une famille de dix enfants, huit sœurs et deux garçons,
01:43 donc il y a une présence des femmes qui est très importante et impactante.
01:46 C'est ce que j'allais dire, c'est ça la force de ce documentaire,
01:49 l'histoire de cette famille sur plusieurs générations de femmes.
01:52 Yamabas, est-ce que vous pouvez me décrire l'affiche du documentaire ?
01:56 Il y a cette photo peut-être qui symbolise effectivement ce lien et ce geste de Lina.
02:01 Oui, absolument, il manque ma mère là-bas, en fait c'est une photo de ma grand-mère avec moi à côté d'elle,
02:08 et Lina qui était encore presque bébé dans mes bras.
02:13 Oui, il manque ma mère peut-être là-dedans,
02:17 mais c'est une photo qui a été prise sur le balcon de chez mes parents.
02:22 À savoir qu'à chaque fois que j'allais visiter là-bas, ma grand-mère est venue et elle s'est emplantée sur toute la période,
02:28 parce qu'elle ne voulait vraiment pas rater une seconde de ma présence sur place.
02:33 Quand vous dites là-bas, j'aimerais que vous nous disiez un petit peu où on se trouve.
02:38 On est donc d'abord au bord du lac de Tibériade,
02:41 et vous le faites d'ailleurs à plusieurs reprises dans le documentaire,
02:44 nous dire où on est, qu'est-ce qu'il y a derrière cette ligne d'horizon ?
02:48 Alors je viens d'un village qui s'appelle Derhanna, qui se trouve entre la ville de Aqqa,
02:54 Saint-Jean d'Acre en français, merci Lina,
02:58 la ville de Tibériade,
03:00 et Nazareth, et pas loin de la frontière avec le Liban.
03:05 Et donc c'est pour ça dans le film quand je dis là-bas c'est ça, là-bas c'est ça,
03:10 donc à l'ouest c'est la mer, au nord c'est le Liban,
03:15 un peu nord-est c'est la Syrie, et à l'est-l'est c'est la Jordanie.
03:20 Et j'ai toujours vraiment pensé que ce village,
03:24 et cet endroit était presque une implantation dans une forme de prison,
03:30 avec laquelle je n'avais pas accès aux frontières terrestres,
03:35 ni marines, de cet endroit-là pour aller nulle part.
03:40 J'avais l'impression que j'étais entourée que par des pays arabes
03:45 qui sont devenus par la suite interdits d'accès.
03:49 C'est ça, il y a l'idée de frontières, d'enfermement,
03:52 on va évidemment y revenir en détaillant le documentaire,
03:56 mais Lina Sollem, puisqu'on est aussi dans l'invocation des souvenirs,
04:01 ceux de votre famille, ceux de cette terre aussi dont on vient de parler,
04:04 cela passe d'abord par feuilleter les albums de photos.
04:08 Lina, c'est la première fois que je te vois à Derhanna.
04:15 Tu vois ?
04:17 C'est toi, le petit, avec sa sœur et sa mère,
04:21 et c'est moi et ma mère.
04:24 - Et moi je ressemble à qui du coup ?
04:26 - A personne.
04:28 - Et là c'est nous quatre.
04:32 - Les quatre générations.
04:34 Ma mère m'a transmis sa langue à moitié.
04:42 Elle m'a transmis un bout de langue.
04:45 Quand j'étais petite,
04:47 elle m'emmenait passer tous les étés dans son village palestinien, Derhanna.
04:52 Ce village, elle l'a quitté il y a plus de 30 ans
04:55 pour réaliser son rêve de devenir comédienne.
04:59 - Tourne-toi un peu vers la caméra.
05:02 - Je ne peux pas y réfléchir, Alina.
05:09 A chaque fois que je la questionne sur son histoire, elle me répète
05:13 "N'ouvre pas les douleurs du passé."
05:16 Je me demande souvent ce que tu serais devenu si tu étais resté.
05:25 Qu'est-ce que j'en sais Alina, parce que je suis partie.
05:29 - Beaucoup de tendresse et de douceur dans cette bande-annonce.
05:36 D'humour aussi, on va y revenir bien sûr de ce documentaire
05:39 "Bye Bye Tiberiade" qui est en salle ce mercredi 21 février.
05:43 On l'entend, d'abord l'idée c'était de raconter l'histoire de ces femmes.
05:49 Mais vous vous êtes heurté à une phrase de votre mère, Lina Soalem.
05:54 "N'ouvre pas les douleurs du passé."
05:57 Quelles sont ces douleurs ?
05:59 - Je pense que c'est un film que je pensais ne pas réussir à faire
06:03 jusqu'au moment où j'ai commencé à le faire.
06:06 Parce que j'ai toujours eu cette peur de réveiller des douleurs.
06:10 J'étais consciente du fait que l'histoire de mes grands-parents,
06:14 de ma grand-mère, de mon arrière-grand-mère,
06:16 était des histoires douloureuses.
06:18 Puisque je les avais déjà entendues, alors pas toujours avec tous les détails.
06:22 Mais en même temps, les femmes de la famille nous ont, en tant qu'enfants,
06:25 toujours beaucoup protégées de cette dureté.
06:28 Elles nous ont transmis énormément d'amour et de joie.
06:30 J'avais la sensation qu'il était possible de raconter cette histoire
06:33 sans être que dans la douleur et dans le tragique,
06:36 mais aussi en mettant en avant leur force, leur combativité,
06:39 leur humour, leur amour.
06:41 Et donc j'ai un peu insisté, même face à cette phrase-là,
06:46 puisqu'en plus j'apprends par ma mère qu'elle-même a voulu poser des questions
06:50 sur cette histoire et que cette phrase lui avait déjà été répétée avant.
06:53 - N'ouvre pas les douleurs du passé.
06:54 Et à ma base, c'était vous la dernière gardienne du silence, en quelque sorte.
06:58 - Oui, j'ai l'impression, parce qu'en fait, sans vouloir le faire,
07:01 je suis née première génération, donc première héritière de cette histoire,
07:06 de cet exil, par deux femmes quand même très fortes.
07:09 Trois femmes même, parce qu'on parle de ma tante aussi,
07:12 qui a fini dans le camp de Yarmouk à Damas en 1948.
07:16 Donc ma grand-mère, ma mère, ma tante et toutes les autres femmes de la famille,
07:21 j'ai aussi l'histoire de ma grand-mère paternelle,
07:23 qu'on ne raconte pas dans cette histoire,
07:25 mais tout cet héritage a été quelque chose de très lourd à tremballer,
07:29 en fait, même en tant qu'enfant.
07:31 Ça vous fait poser beaucoup de questions, savoir se déplacer,
07:35 décéder des choses de votre vie et de ce qu'on dit, ce qu'on ne dit pas,
07:40 et comment on attaque même l'amour de savoir sans heurter.
07:48 Mais en fait, je ne savais pas du tout que j'allais moi-même,
07:51 à certains moments, être aussi incluse dans cette lignée et de cette douleur
07:57 de ne pas réveiller les choses du passé,
08:00 parce que moi-même, en traçant mon histoire,
08:03 j'ai aussi tracé un chemin qui n'était pas facile,
08:08 qui était douloureuse pour moi et pour les autres.
08:11 C'est pour ça aussi, j'avais l'impression de me trouver dans la même situation,
08:15 à répéter à Lina "Qu'est-ce que tu cherches ?"
08:18 - Toutes les histoires de famille sont compliquées, on ne va pas se le cacher.
08:23 À l'origine de ce projet Lina Solem, il y a un producteur qui vous parle à toutes les deux,
08:29 et qui vous dit "on va faire quelque chose, une série sur ces villes palestiniennes",
08:33 un projet qui ne se concrétise pas, mais qui éveille en vous ce souvenir de Tibériade.
08:39 Les premières douleurs, c'est effectivement cet exil de votre arrière-grand-parent,
08:48 arrière-grand-mère, qui vit à Tibériade.
08:51 On est en 1948, c'est le moment de la Nakba, la guerre entre Israël et les pays voisins arabes.
08:58 Et donc il y a ce premier exil, qui est le souvenir le plus ancien, et la douleur originelle en quelque sorte.
09:08 - Oui, c'est le moment qui a marqué tous les destins de la famille, et tout le parcours, le destin de ces femmes.
09:16 Parce que c'est à ce moment-là que les rêves de ma grand-mère, par exemple, ont été brisés.
09:24 Et du coup elle a dû quitter l'école où elle était en train d'étudier à Jérusalem,
09:29 qui était une école très prestigieuse qui formait des jeunes filles à l'enseignement.
09:34 Elle a dû accompagner sa famille dans l'exil.
09:37 Mon arrière-grand-mère a perdu mon arrière-grand-père, qui lui est mort des conséquences de la Nakba,
09:43 ayant perdu ses terres, il était éleveur et agriculteur, ayant perdu sa maison, il a...
09:49 - Mort de chagrin, vous dites ? - Oui, de folie et de chagrin.
09:52 - C'est ce que ma mère... - C'est ce que j'ai entendu toute mon enfance, en fait.
09:55 "Il est où mon grand-père ? Qu'est-ce qu'il s'est... ?"
09:57 J'ai un autre grand-père qui est mort normalement, et celui-là, ça a été toujours...
10:01 Il était tellement triste qu'il est mort de chagrin et de folie.
10:07 Il a perdu la tête, c'est ce que j'ai entendu.
10:09 - Et c'est ça qu'on se demande toujours quand il y a des événements comme ça, historiques et collectifs,
10:14 qui impactent autant l'intime.
10:16 On se demande non seulement qu'est-ce qu'aurait été cette famille, quel aurait été leur destin
10:21 si elle n'avait pas été expulsée de Tsiméria de ce jour-là,
10:25 et aussi comment cet événement, comment ce collectif a impacté les histoires les plus intimes
10:31 et les relations entre les gens.
10:33 - Quand l'album de photos familiales devient effectivement un livre d'histoire,
10:37 c'est aussi ce que vous racontez dans ce documentaire.
10:40 Alors, ce qui est aussi très riche dans ce film, "Lina Sualem",
10:44 c'est que vous arrivez à imposer, en quelque sorte, à votre mère
10:47 qu'elle devienne l'un des personnages de ce documentaire,
10:50 puisqu'à un moment donné, vous lâchez prise et vous dites à Lina
10:54 "Ce sera ta vision, ton histoire, ta façon de raconter",
10:58 et vous vous laissez porter par ce qu'elle va vous demander de faire.
11:00 Qu'est-ce qu'elle vous demande de faire, en fait ?
11:02 - En fait, vous l'avez dit au départ, quand cette idée de ce documentaire,
11:07 cette série de documentaires est arrivée, ça a été proposé à moi.
11:11 Et moi, je savais que vraiment, moi, c'était "On me propose un rôle, je le fais",
11:15 ou si j'ai une fiction, je l'écris, ou je la reçois, je retravaille et je la fais.
11:20 Là, ce n'était pas le cas.
11:22 Donc, je trouvais que Lina était la bonne personne,
11:25 surtout, elle sortait avec leur Algérie, avec le film,
11:28 et elle était déjà en train de réfléchir à ce côté-là, son côté maternel.
11:33 Donc, je trouvais que l'occasion a été vraiment...
11:37 - Idéal. - ...le moment idéal pour interroger, en fait, cette histoire.
11:42 Et pour Lina, l'interrogation ne pouvait pas se porter sur des choses qu'elle ne connaît pas.
11:47 Au contraire, elle voulait sortir de l'intime pour pouvoir y arriver.
11:52 Donc, quand elle m'a proposé d'en faire partie,
11:55 c'est comme si je m'attendais vraiment à un rôle, en fait,
11:58 comme d'habitude, dans le côté classique de la chose,
12:01 genre, soit un scénario, un rôle, je le fais, j'accepte, j'accepte pas, ça dépend.
12:05 Là, c'était plus compliqué, parce qu'on me demande d'être moi-même devant la caméra,
12:09 caméra frontale, avec l'œil de ma fille derrière,
12:13 et il a fallu un temps d'accepter le processus,
12:18 d'accepter cet exercice, cette dynamique que je ne connais pas,
12:22 cet exercice que je ne connaissais pas,
12:25 et aussi permettre à Lina de trouver aussi ce qu'elle voulait raconter de ces femmes-là,
12:31 et me mettre à la place juste ce qu'elle voulait et ce qu'elle cherchait,
12:35 pour qu'elle puisse raconter son histoire.
12:37 Donc, à un moment, effectivement, avec toutes les réticences que je pouvais avoir à l'époque,
12:42 je savais qu'il y a un moment où il a fallu dire oui,
12:45 et j'ai dit oui, parce que j'ai compris aussi que c'était un film pas sur ma carrière,
12:50 pas sur ma personne, c'est un film qui allait me placer
12:54 dans une responsabilité de narration, en fait, qui concernait d'autres femmes,
13:00 et que je suis devenue partie d'un puzzle qui concernait d'autres histoires,
13:06 mais mon histoire était très importante, parce que j'étais le lien légitime entre Lina et ces autres histoires.
13:13 - On se demande, Lina Sollem, comment on en vient à raconter l'histoire de sa propre famille,
13:18 alors vous l'avez déjà fait dans "Leur Algérie", on y reviendra tout à l'heure,
13:21 mais vous avez la chance d'avoir une maman actrice-réalisatrice,
13:27 et un papa aussi dans le cinéma, et donc vous avez un matériel incroyable à disposition.
13:33 On a parlé des photographies en noir et blanc, que vous feuilletez à plusieurs reprises avec votre maman, avec vos tantes aussi,
13:39 on va parler de ces films familiaux tournés par Zinedine Sollem, votre père, dans les années 90,
13:46 on vous voit, vous petite, on voit les mariages aussi à l'époque,
13:49 on voit vos vacances là-bas en Palestine, et puis il y a des images d'archives aussi
13:54 qui viennent rappeler les moments historiques dans les années 40, on en a déjà dit un petit mot,
13:58 et puis ce texte, ce texte que vous avez écrit, et que vous demandez à votre mère de lire face à la caméra.
14:04 - Oui, en fait, le film s'est construit sur plusieurs années,
14:08 on a écrit à la fois avec ma co-scénariste Nadine Nahouz, et avec la monteuse Gladys Joujou,
14:12 qui avait aussi monté "Leur Algérie", puisque comme c'est un film qui s'est écrit à partir d'images aussi,
14:18 on écrit tout au long du montage aussi,
14:21 j'ai eu la chance d'avoir ces images que mon père filmait dans les années 90,
14:25 lors de nos visites au village de ma mère, et quand on visitait aussi tous les environs,
14:30 pour moi c'est un héritage visuel qui est devenu un point de départ de tous mes films d'ailleurs,
14:35 j'en ai fait que deux, mais de mes deux films en tout cas,
14:38 parce qu'en les regardant en tant qu'adultes, j'y ai vu aussi des choses que je ne maîtrisais pas,
14:44 et je ne conscientisais pas à l'époque, le fait que mon père ait voulu garder des traces de ce qu'il voyait,
14:50 comme si lui aussi avait un pressentiment d'une possibilité de disparition,
14:54 et aussi comme si lui voulait m'inscrire dans quelque chose,
14:58 dans cette lignée de femme, dans l'histoire de cette famille, dans cette famille,
15:02 dans des traditions qui vont peut-être disparaître, dans des lieux qui vont être transformés,
15:06 puisqu'il y a toujours eu une présence militaire très forte,
15:10 et des guerres à l'extérieur aussi qui impactent le paysage et la géographie,
15:15 et donc pour moi c'était un point de départ, mais en même temps,
15:19 c'est une histoire collective qui n'est pas racontée, puisque l'histoire des Palestiniens n'est pas officielle,
15:23 n'est pas écrite, et niée surtout, et donc pour raconter une histoire personnelle,
15:29 où il y a des trous de mémoire du fait de la douleur, dans une histoire collective qui n'est pas racontée,
15:34 il s'agit d'aller collecter toutes ces mémoires dispersées, et ça passe à la fois par collecter les photos,
15:40 se baser sur des images visuelles des archives, et aussi réécrire notre histoire avec nos propres mots,
15:45 pour qu'on puisse exister chacune, en tout cas je voulais faire exister chacune des femmes,
15:50 dans leur individualité, dans leur complexité, tout en les liant aussi à l'histoire collective.
15:55 Donc moi j'ai un peu entrepris cette... pour moi c'est pas une enquête, c'est pas une investigation,
16:01 il n'y a pas de secret, mais c'est un puzzle qu'il faut reconstituer.
16:05 Un puzzle avec des figures de la famille, qui sont donc toutes des femmes, Yamabas, Umali, votre grand-mère,
16:10 Nehemet, votre maman, et puis vous avez parlé aussi de votre tante, Asniye,
16:17 qui sont toutes au cœur de cet endroit dont on a parlé, cette zone nord d'Israël,
16:24 où il y a aujourd'hui encore Tibériad, effectivement, et ce lac,
16:28 et ça me fait penser à cette thématique de la frontière, dont on a parlé tout à l'heure,
16:32 qui est très importante, puisque même vous, enfants, vous commencez à comprendre
16:38 que de l'autre côté de la frontière, il y a des membres de votre famille.
16:42 - Absolument, en fait, ça je ne le savais vraiment pas, mais très vite en grandissant,
16:47 parce qu'on voit la douleur de cette séparation qui vit au quotidien avec ma grand-mère,
16:52 ou ma mère, de part de sa soeur d'ailleurs, vraiment, et ma grand-mère c'est aussi ses frères et soeurs.
17:01 Mon autre grand-mère paternelle, encore une fois qui n'est pas dans le film,
17:06 elle venait d'un village qui était sur la frontière d'Israël avec le Liban,
17:11 et toute sa famille a vraiment été chassée juste à 10 mètres de la frontière,
17:19 et ils ont fini au Liban.
17:20 Donc tout ce monde-là était un monde méconnu pour moi,
17:24 mais j'avais l'impression de grandir avec une partie de mon sang qui existait dans ces pays voisins,
17:31 dont je n'avais pas accès. C'est ça le drame de tout.
17:35 - Votre grand-père dit, si je ne dis pas de bêtises, au moment où il quitte Tibériade en 1948,
17:41 il part vers le nord, et il dit "si je franchis cette frontière, il n'y aura plus jamais de retour en arrière".
17:47 - C'est par miracle, en fait, par un pressentiment, il a dit à ma grand-mère "je n'avance plus,
17:52 parce que j'ai l'impression que ce sera sans retour".
17:54 Lui, il ne savait pas, parce que la frontière n'était pas tracée à l'époque,
17:58 c'était dépillé un peu au vert l'un vers l'autre.
18:01 Ma grand-mère, elle voulait vraiment suivre sa fille, parce qu'elle n'arrivait pas à concevoir l'idée de vivre sans sa fille.
18:09 Donc elle voulait suivre sa fille, et mon grand-père a insisté,
18:14 et ils se sont cachés pendant deux jours sous les oliviers, et ils commençaient à rebrousser chemin.
18:20 Et c'est ça qui a fait que, parce que Lina parlait de ces destins,
18:24 les destins qui s'étaient tracés pour chaque famille à l'époque,
18:28 comme beaucoup d'autres familles qui ont fini,
18:31 certains aujourd'hui sont à Gaza, d'autres en Cisjordanie, d'autres en Jordanie,
18:36 et on ne sait pas en fait les destins du peuple palestinien de cette Nakba de 1948,
18:41 ça s'est tracé d'une manière tellement différente d'une famille à l'autre,
18:44 mais avec beaucoup de déchirements familiaux.
18:48 - Le tour de force de ce documentaire, Lina Soalem,
18:52 c'est de mettre des visages sur ce que sont ces destins palestiniens en quelque sorte.
18:58 - Oui, pour moi c'était important, parce que tout ce que je connais de la Palestine
19:03 m'a été transmis par ma famille, et tout ce que j'ai reçu comme valeur ou comme histoire
19:07 n'ont été toujours que des choses qui m'ont énormément enrichie, inspirée,
19:12 et j'ai toujours eu du mal à comprendre pourquoi, dans le regard des autres,
19:16 on est perçu tellement différemment, de manière hyper stigmatisée, binaire, négative,
19:22 alors que tout ce que moi je voyais de la Palestine, et ce que je recevais, était extraordinaire.
19:26 En plus, ma mère étant comédienne, j'ai eu la chance de côtoyer tout un milieu artistique aussi,
19:32 d'artistes, d'acteurs, d'actrices, de réalisatrices, d'écrivains palestiniens.
19:36 Il y a une richesse culturelle qui est très importante, qui m'a fortement influencée,
19:40 et en même temps, même le parcours de chaque femme de ma famille, pour moi,
19:44 c'était presque comme le parcours d'une héroïne dans une épopée,
19:47 c'est-à-dire que ce qu'elles ont réussi à faire malgré le déplacement et l'exil,
19:51 est vraiment miraculeux, et pour moi, je voulais juste transmettre ça, ce que j'avais reçu.
19:56 Et finalement, je me rends compte à quel point, je le savais, j'en étais consciente,
20:00 et je pense que j'en suis encore plus consciente aujourd'hui, au vu de la déshumanisation terrible
20:05 des Palestiniens dans les médias, dans l'espace public, dans le discours public mondial,
20:10 pas que français par ailleurs, je me rends compte à quel point ce désir de leur redonner leur individualité,
20:16 ça vient aussi du problème de la perception extérieure,
20:20 comme si on ne pouvait pas exister dans notre entièreté, dans notre complexité,
20:24 et pour moi, c'était important, à la fois de leur donner leur importance à titre individuel,
20:29 de les laisser exister dans leur force, mais aussi leur vulnérabilité,
20:35 en tant que femme, en tant que palestinienne,
20:37 et en même temps, je voulais les réinscrire dans une histoire collective,
20:40 parce que ce ne sont pas que leur parcours, mais c'est aussi le parcours de milliers d'autres palestiniennes et palestiniens,
20:46 et c'est pour ça que j'ai voulu trouver des archives historiques.
20:49 - Moi, je rajoute, juste si je me permets, je rajoute un petit truc par rapport à ça,
20:53 parce que ça m'intéresse énormément, en fait.
20:55 J'ai l'impression que ce que je trace beaucoup dans mon travail,
20:58 c'est donner des histoires personnelles à quelque chose qui passe au monde ou à l'univers
21:04 d'une manière collective, en fait, et c'est souvent pour nous,
21:09 en revanche, les palestiniens, c'est des chiffres.
21:11 On ne voit qu'à des chiffres.
21:13 On n'a pas d'histoire personnelle, on n'a pas de visage, et donc c'est important,
21:17 oui, effectivement, pour moi, c'est très important de donner des visages
21:21 et des histoires à ces chiffres qu'on voit, pour individualiser la parole,
21:29 pour qu'on ait un attachement encore différemment à ces gens
21:35 que les chiffres qu'on entend dans le média ou sur l'espace public.
21:40 - Les victoires israéliennes sont nombreuses et elles ne sont pas toutes politiques ou militaires.
21:47 Il y a également une tentative de remporter une victoire littéraire,
21:51 c'est-à-dire de contenir la littérature palestinienne dans un carré extrêmement étroit
21:58 qui ne traite que du rapport avec l'autre israélien.
22:01 L'occupation israélienne et les conditions qu'elle crée
22:09 enferment ou désirent enfermer l'écrivain palestinien
22:14 dans un domaine extrêmement limité et restreint qui est la littérature engagée,
22:19 ce qui aujourd'hui a une connotation péjorative.
22:25 C'est pour cela que j'estime que l'écriture, l'acte d'écriture en dehors de ce carré extrêmement étroit
22:32 est un acte de résistance véritable, car ça nous permet de résister aux conditions d'écriture qui nous sont imposées.
22:38 - La voix du poète palestinien Mahmoud Darwish, c'était en février 2003 sur France Culture Yamabas.
22:44 On l'écoute parce que c'est l'un de vos poètes préférés, que vous le citez régulièrement.
22:50 Il parle, dans ce qu'il vient de dire, ça m'a beaucoup fait penser à votre histoire aussi,
22:54 l'enfermement de celui ou de celle qui écrit, l'acte de résistance.
22:59 Vous aussi, vous avez écrit beaucoup "Adolescentes de la Poésie",
23:02 est-ce que vous aviez ce même sentiment, cette même sensation que lui d'être enfermé ?
23:07 - Oui absolument, d'ailleurs je crois que je ne suis pas la seule palestinienne qui vraiment parle de Mahmoud Darwish
23:15 et de ce qu'il nous a laissé en tant que littérature et poésie magnifique,
23:19 qui nous a bercé d'ailleurs pendant tout moment, les moments de joie,
23:24 les moments de tristesse, le moment de déchirement, le moment de déracinement.
23:27 C'est quelqu'un qui a su tout dire sur tout ça.
23:31 C'est pour ça que j'ai vraiment une attache énorme envers sa poésie et sa parole.
23:39 J'ai l'impression en fait que toute création palestinienne a été infligée un peu dans un devoir patriotique,
23:51 mêlé tant quelque part d'une forme de résistance.
23:57 Et que c'est vrai, moi aussi à certains moments, j'ai trouvé que l'étouffement de tout ça était aussi un grand poussé intérieur de moi
24:11 de vouloir aller visiter ces espaces qui peut-être permettent une forme de liberté autre,
24:19 et comme il le dit lui, de résistance autre, à cet enfermement et à cet emprisonnement qui était très difficile au quotidien.
24:29 Parce qu'il y a une forme de justification tout le temps.
24:32 C'est comme si on ne peut pas aimer, on ne peut pas rigoler, on ne peut pas faire ci, on ne peut pas faire ça.
24:36 Il a fallu que tout ait un sens politique quelque part.
24:40 - Et dès que vous faites quelque chose en tant qu'artiste, en tant qu'actrice ou en tant que réalisatrice,
24:46 on vous colle l'étiquette "engagée" par exemple, ça c'est quelque chose qui est...
24:51 - On m'a collé beaucoup de choses mais c'est pas grave !
24:53 J'accepte tout du moment où moi je sais quel est l'espace dans lequel je veux être et je veux me présenter en fait.
25:00 Et effectivement cette poésie dont vous parlez quand j'étais jeune, j'ai l'impression qu'elle a été un échappatoire à tout ça.
25:07 Donc c'était l'endroit où je peux respirer sans qu'on me demande mon identité, ma féminité, ma place dans la tradition ou ma place de palestinienne dans ce conflit.
25:20 Et c'est exactement les mots de Mahmoud Darwish en fait.
25:25 C'est vraiment ces espaces d'existence métaphorique, concret, imaginaire dans lequel on a envie d'exister sans aucune justification.
25:35 Et on n'a pas envie de dire aux gens pourquoi on les a choisis.
25:39 - Et vous les avez lus ces poèmes écrits par votre mère adolescente, Linos Wallem ?
25:43 Comment on réagit quand on entre comme ça aussi dans l'intimité de sa mère ?
25:48 - J'étais assez fascinée, c'était vertigineux.
25:52 Déjà parce que je ne savais pas qu'ils existaient.
25:54 Elle a mis du temps à m'en parler parce que les premières semaines de tournage,
26:01 quand je la filmais, je lui demandais si elle avait ramené des choses avec elle du village de Galilée jusqu'en France.
26:07 Au début, elle me disait oui, j'ai ramené un bol.
26:09 Je me suis dit, je vais essayer de filmer ce bol mais je ne sais pas quoi faire avec.
26:12 Puis un jour, elle me dit, j'ai peut-être quelques photos.
26:16 Puis elle me sort une enveloppe.
26:17 Donc là, on a une scène dans le film où je découvre avec elle les photos.
26:21 Et puis ces carnets où elle me dit qu'elle écrivait de la poésie.
26:24 Ce qui m'a fascinée, c'est que déjà j'ai accédé à l'imaginaire de ma mère enfant.
26:30 On ne connaît pas ses parents avant qu'ils ne soient pas des parents.
26:33 - Ça n'existe pas pour Noé.
26:35 - Et en même temps, je me rendais compte à quel point toutes ses aspirations, ses désirs d'ailleurs,
26:39 ses rêves d'autre chose, de voir au-delà de la frontière,
26:43 les émotions qu'elle pouvait ressentir en lisant un livre, en lisant des poèmes,
26:47 qu'elle racontait d'ailleurs dans ses poèmes parfois, ça vient de très jeune.
26:51 Et je trouve que ça dit énormément sur la force de la psyché des enfants,
26:57 de ce qui nous est transmis depuis un jeune âge.
27:00 Et puis aujourd'hui, ça me renvoie énormément aussi à tous ces enfants à Gaza
27:04 qu'on voit complètement soit tués, soit isolés, soit orphelins, soit amputés de manière tragique.
27:12 Et dont tous ces rêves, toutes ces aspirations ne seront ni connues
27:16 et peut-être ne pourront pas fleurir.
27:19 Et je trouve ça tragique.
27:22 Et je pense que c'est ce qui m'a fascinée dans ce que j'ai découvert des textes de ma mère.
27:26 C'est que je me suis dit aujourd'hui, je la vois en tant qu'adulte,
27:28 elle qui a réussi à atteindre certaines de ses aspirations-là,
27:32 alors que la petite d'entre 14 et 19 ans n'avait aucune idée de ce qui allait advenir.
27:37 - Yamabas, on l'a dit, vous vous sentez enfermée quand vous êtes jeune dans cet endroit,
27:42 dans ce territoire, dans votre famille, dans votre village,
27:45 parce que vous avez envie de casser cette frontière, de passer de l'autre côté.
27:50 Et donc vous allez quitter votre village à l'âge de 23 ans en 1988.
27:55 Vous allez aller à Londres, vous aurez un premier mari.
27:58 Et puis ensuite vous viendrez à Paris pour devenir actrice et comédienne
28:02 où vous rencontrerez le père de Lina.
28:04 On rentre un peu dans le détail, mais parce qu'il y a cette dualité aussi en vous,
28:09 l'idée d'être aussi tout le temps rattachée à cette terre.
28:13 Et d'ailleurs vous emmènerez Lina sur ces terres-là,
28:17 durant son enfance, pendant les vacances.
28:19 C'est un lien, en plus de la langue que vous lui avez transmise, la langue orale, l'arabe palestinien.
28:25 - Toujours en fait. J'ai l'impression qu'on ne peut jamais se détacher de son passé.
28:29 Malgré le fait que je dis que c'est contradictoire,
28:32 mais c'est ça qui fait la richesse des gens aussi, c'est le côté contradictoire de la vie.
28:38 Les contradictions font de l'humain, déjà.
28:44 Beaucoup de philosophes ont parlé de ça.
28:47 L'idée de cette terre, l'idée de ce lieu, c'est aussi tout ce que j'ai laissé derrière et que j'aime.
28:56 Et qui m'aime.
28:58 Donc c'est un attachement à vie en fait.
29:02 Quand on sait que les parents sont là-bas,
29:04 quand on sait que l'enfance est enterrée là-bas,
29:07 quand on sait qu'une partie de la famille est encore là-bas,
29:10 et il y en a beaucoup,
29:12 on a envie aussi de garder ça.
29:17 C'est aussi la source de toutes les valeurs que j'ai reçues en tant qu'enfant,
29:22 tous les rêves qui m'ont amenée ici.
29:24 Donc je serais ingrate aujourd'hui si je tourne le dos à tout ça,
29:29 et que je me dis que c'est quelque chose qui ne m'intéresse pas.
29:33 Et aussi le conflit, malheureusement, n'est pas résolu.
29:37 Donc tant qu'il n'est pas résolu,
29:39 j'ai l'impression que, encore et davantage,
29:42 j'aurai toujours un attache et un attachement à ce lieu,
29:47 aussi pour pouvoir peut-être contribuer quelque chose de moins
29:51 pour faire avancer une machine de conflit et de séparation.
29:56 Et que pour moi, ce n'est plus possible en fait.
30:00 Du coup, oui je tiens, oui je tiens,
30:03 et oui je tiens aussi à transmettre ça,
30:05 parce que c'est important.
30:07 La transmission, elle fait aussi la construction de la jeune génération.
30:13 C'est la mémoire, il faut la tenir vivante.
30:17 Il ne faut pas interdire,
30:19 il ne faut pas tuer la mémoire de l'un
30:22 pour enrichir la mémoire de l'autre.
30:24 - Lors d'une des projections que vous avez lancées au public,
30:27 "Yamabas", c'est une bouteille à la mer que Lina jette,
30:30 vous en ferez ce que vous voudrez.
30:32 Comment vous l'avez compris, Lina Sollem ?
30:34 - Je pense que l'acte de faire ce film,
30:38 ce n'est pas d'imposer quoi que ce soit.
30:41 Je pense que nous, on avait envie de capturer
30:43 ce qu'on nous avait transmis pour le transmettre
30:46 et créer des ponts.
30:48 - Mais ce n'est pas évident de le présenter en ce moment.
30:52 - Bien sûr, et en même temps, ça nous permet d'avoir une voix,
30:54 d'avoir une place à un moment où on a l'impression
30:56 d'être étouffée et silencée aussi
30:59 par le contexte et la déshumanisation
31:02 et la binarité des choses.
31:04 Et en fait, on veut garder notre voix,
31:06 puisque c'est aussi ça, je pense que ça rejoint
31:09 ce que Mahmoud Darwish dit, en fait,
31:12 les palestiniens, soit on parle d'eux, soit on parle à leur place.
31:15 Est-ce qu'on peut nous parler en notre nom
31:17 et chacune et chacun avec notre individualité,
31:19 selon notre histoire ?
31:21 Est-ce que ce n'est pas une masse homogène
31:23 qui existe en dehors du monde, en dehors de tout,
31:25 comme Gaza, comme le dit l'écrivain Karim Kattan ?
31:28 Gaza n'est pas une abstraction,
31:31 c'est des gens, c'est une des vies, c'est des cultures,
31:33 c'est des vies quotidiennes et une histoire
31:36 et des richesses aussi culturelles.
31:38 Et donc, on veut pouvoir exister dans notre entièreté,
31:41 dans notre complexité, sans rien imposer.
31:43 Donc chacune, chacun est libre de recevoir
31:46 le film comme elle ou il a envie,
31:51 selon son histoire, ses émotions,
31:53 sa propension à recevoir, à partager,
31:55 à transmettre aussi à nouveau.
31:57 - Toi, tu voulais transmettre quoi à tes enfants ?
32:10 - J'aurais voulu leur transmettre la culture algérienne,
32:15 le dîne, la politesse, enfin tout.
32:19 J'ai pas l'usé.
32:21 - On est bien élevés, je trouve.
32:23 - Ben oui, qu'est-ce qui est normal ?
32:25 - On est polies.
32:26 - Elle dit "j'ai pas réussi".
32:28 - Mais si, mais c'est parce que tu racontes n'importe quoi.
32:31 Elle rigole tout le temps.
32:34 Dès que tu lui parles de choses sérieuses, elle rigole.
32:36 Ou elle dit "je m'en souviens plus" ou elle rigole.
32:39 J'ai rien dit, je la regarde même pas.
32:47 - Le rire de votre grand-mère paternelle, Lina Sohalem,
32:51 extrait de "L'heure algérie",
32:53 votre premier documentaire sorti en 2020.
32:56 Rire communicatif, il faut bien le dire,
32:59 mais qui symbolise quelque chose.
33:01 Le silence des grands-parents,
33:03 on en a dit un tout petit peu, un mot tout à l'heure.
33:05 Et le rire comme seule réponse.
33:07 Vous aviez besoin de la caméra,
33:09 de cet objet, de cette distance,
33:11 de cette protection peut-être,
33:13 pour aller poser des questions,
33:15 là dans ce cas-là, à la famille de votre père ?
33:17 - Oui, je pense que sans cet acte
33:19 de vouloir faire un film sans caméra,
33:21 je n'aurais pas eu la force de dépasser
33:23 la pudeur, le silence.
33:25 Je pense que la caméra, c'est devenu
33:28 comme un prolongement de moi-même,
33:30 qui en même temps me permettait d'aller vers
33:33 ma famille, et en même temps
33:35 me permettait d'être un peu protégée
33:37 de ma position de petite-fille qui n'ose pas poser des questions.
33:40 Parce que du coup, je trouvais un équilibre
33:42 entre ma position de petite-fille et celle de réalisatrice.
33:44 Et la caméra m'a donné la force
33:46 et le courage d'aller poser ces questions-là,
33:48 et de faire face, et surtout
33:50 de mieux comprendre ce que signifiait
33:52 le silence ou ce que signifiait le rire.
33:54 C'est-à-dire de vraiment prendre le temps d'écouter,
33:56 de comprendre que le silence traduisait
33:58 non pas un secret, mais une douleur
34:00 qui est celle du déracinement et de l'exil,
34:02 et que le rire, c'était une manière aussi
34:04 de se protéger de cette douleur,
34:06 d'avancer, de continuer à transmettre
34:08 malgré la souffrance.
34:10 - Et de donner la parole à ceux qui n'ont pas eu,
34:12 c'est aussi ce que vous disiez.
34:14 Vos grands-parents sont arrivés d'Algérie
34:16 en Auvergne. Votre père est né en Auvergne.
34:18 Et de l'Algérie, vous n'avez
34:20 quasiment rien reçu, à part
34:22 la nourriture, c'est ce que vous dites
34:24 avec un grand sourire.
34:26 - Oui, en fait, ce que je connaissais de l'Algérie,
34:28 c'était la visite de mes grands-parents
34:30 en Auvergne, où ils avaient
34:32 reconstitué un peu un cocon
34:34 de leur Algérie. Donc ils passaient
34:36 par un peu la musique qu'on écoutait,
34:38 quelques expressions et anecdotes.
34:40 La nourriture, évidemment.
34:42 Quelques références, mais
34:44 ils ne nous transmettaient pas de l'Algérie.
34:46 On ne parlait pas de l'Algérie. J'entendais pas parler de l'Algérie.
34:48 Comme si
34:50 c'était trop douloureux pour eux
34:52 de transmettre quelque chose qu'ils avaient
34:54 perdu et auquel ils n'avaient
34:56 plus accès. Pas
34:58 physiquement, parce qu'ils peuvent y aller,
35:00 mais comme si l'exil avait créé
35:02 une rupture énorme et une dérive.
35:04 Et donc, à travers le film, j'avais envie
35:06 de les reconnecter et surtout de leur redonner la parole.
35:08 Un peu comme ce qu'on disait plus tôt.
35:10 Qu'ils puissent s'exprimer dans cette complexité.
35:12 Parce que finalement, c'est des parcours
35:14 aussi difficiles à raconter, parce qu'ils
35:16 sont pleins de paradoxes. C'est-à-dire que
35:18 les Algériens qui sont arrivés en France
35:20 avant l'indépendance algérienne
35:22 sont devenus Algériens
35:24 tout en vivant en France à l'indépendance.
35:26 Et beaucoup sont restés en France, alors qu'ils se sont
35:28 battus contre la France
35:30 pour leur indépendance. Donc c'est un parcours
35:32 qui paraît paradoxal, qui est difficile
35:34 à transmettre. Mais j'ai compris que pour eux,
35:36 repartir, c'était difficile
35:38 puisqu'ils avaient mis du temps à
35:40 trouver un ancrage.
35:42 Leurs enfants sont nés en France, donc ça
35:44 faudrait dire un autre déracinement pour les enfants.
35:46 Et puis, économiquement,
35:48 il était difficile d'envisager un départ
35:50 de nouveau. Et toutes ces choses-là,
35:52 elles sont difficiles à comprendre
35:54 quand transmises à l'oral.
35:56 Et elles se lisent parfois dans les corps et dans les émotions
35:58 plutôt. - Et dans ces émotions,
36:00 Yamabashi, je vous interroge comme réalisatrice.
36:02 Il y a aussi le travail de
36:04 votre fille, qui est beaucoup plus
36:06 présente dans ce deuxième documentaire, "Bye Bye Tiberiade".
36:08 Et qui vous
36:10 fait passer aussi par de nombreuses émotions,
36:12 notamment dans une des séquences qui est une séquence commune
36:14 aux deux documentaires, qui est le retour à la maison
36:16 familiale. On va terminer là-dessus.
36:18 Elle est forte pour vous faire
36:20 pleurer aussi.
36:22 - Oui, elle est forte. En fait, elle est forte
36:24 parce qu'elle savait
36:26 très bien par où
36:28 accéder à l'émotion.
36:30 Et parce
36:32 qu'elle a vu aussi que, par
36:34 exemple, quand j'avais des difficultés
36:36 à certains moments pour
36:38 raconter certaines histoires,
36:40 elle a appris
36:42 ma vocation d'actrice.
36:44 - Elle vous fait jouer des scènes.
36:46 - Exactement. Elle l'a bien utilisée
36:48 dans son film pour pouvoir
36:50 raconter des fois, ou s'approcher
36:52 de quelque chose qui n'était peut-être
36:54 pas facile à dire.
36:56 - Donc vous avez aussi
36:58 découvert une facette de votre
37:00 fil. - En fait, dans ce film,
37:02 vraiment,
37:04 le premier film, comme elle
37:06 n'était pas encore réalisatrice et qu'elle l'a fait,
37:08 c'était une surprise.
37:10 Après, c'est comme une première expérience
37:12 dans la vie et on ne sait pas si on va continuer ou pas.
37:14 Au deuxième, d'ailleurs,
37:16 la première chose que je lui ai dit, une fois
37:18 que je l'ai vue, je lui ai dit
37:20 "Ah ben là, tu as prouvé que tu es
37:22 réalisatrice et tu as trouvé ton style".
37:24 - C'est confirmé. Merci beaucoup
37:26 Iem Saabas et Lina Soallet.
37:28 Merci d'être venue dans les Midi de Culture.
37:30 Bye bye Tibariat, ce documentaire que vous réalisez
37:32 Lina Soallet, sur l'histoire notamment de
37:34 votre mère et de votre famille maternelle,
37:36 sort en salle ce mercredi. Nous terminons
37:38 rapidement en musique. Nous avons sélectionné
37:40 deux chansons, l'une en référence à la mère,
37:42 l'une en référence à la fille. Vous me voyez
37:44 venir. Laquelle souhaitez-vous écouter ?
37:46 Mère ou fille ? - Allez fille !
37:48 - Allez fille ! - Je suis quand même mère.
37:50 [Musique]
38:00 [Musique]
38:16 [Musique]
38:34 Merci encore à toutes les deux d'être venues dans les Midi de Culture
38:36 et d'émissions préparées par Aïssa Toubain-Doye,
38:38 Anaïs Hisbert, Cyril Marchand, Zora Vignier,
38:40 Laura Dutèche-Pérez et Manon Delassalle.
38:42 C'est Nicolas Berger qui réalise l'émission et la prise de son
38:44 son ce midi Ludovic Augier.

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