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Art et designTranscription
00:00 *musique*
00:08 France Culture, Olivia Ghesbert, bienvenue au Club.
00:12 *musique*
00:17 Bonjour à tous. Un club de BD avec Florence Dupré-Latour.
00:21 Aujourd'hui, sororité, gémellité, la dessinatrice et autrice de bandes dessinées poursuit sa série autobiographique.
00:27 Commencé avec "Ruelle", puis "Pucelle".
00:30 Elle publie aujourd'hui le tome 1 de "Jumelles", intitulé "Les Inséparables" chez Dargaud,
00:35 où elle nous parle du monde de l'enfance, de la construction du moi, dans un univers où le jeu n'existe pas.
00:40 Un récit tragiquomique, un trait unique, une couleur aquarelle, un humour sans pareil.
00:46 Florence Dupré-Latour est aujourd'hui l'invité de "Bienvenue au Club".
00:50 *musique*
01:05 Une émission programmée par Henri Leblanc, préparée par Laura Dutache-Pérez.
01:08 Bienvenue à Sacha Matéi qui nous a rejoint.
01:10 Et un énorme merci à Joseph Julien, stagiaire en chef de cette émission depuis la rentrée,
01:15 qui nous a quittés pour retrouver ses études.
01:17 A la réalisation, Félicie Fauger avec Étienne Rouch, à la technique.
01:21 Et bonjour à vous, Florence Dupré-Latour.
01:23 *F.Dupré-Latour* Bonjour.
01:24 *S.Narratrice* Bonjour. "Jumelles", pourquoi avoir cherché à raconter la singularité de cette relation,
01:29 à la fois fusionnelle et solitaire, rival aussi de temps en temps, non ?
01:34 *F.Dupré-Latour* Eh bien, je reprendrai les mots de Fabrice Naud,
01:37 qui est un auteur qui travaille à l'autobiographie depuis longtemps,
01:41 et qui explique, comme je pourrais le faire, que c'est une nécessité.
01:47 *S.Narratrice* Le passage par l'autobiographie ?
01:49 *F.Dupré-Latour* Oui, le fait en tout cas d'embrasser cette...
01:52 Je ne vais pas parler d'un genre, mais cette écriture-là.
01:55 *S.Narratrice* Pourquoi une nécessité ? Sinon vous étiez comme freinée, arrêtée quelque part,
01:59 il fallait passer par cela pour libérer d'autres récits ?
02:03 *F.Dupré-Latour* Oui, j'étais retenue vers l'arrière par des souvenirs
02:07 qui incessamment revenaient sur le devant de la scène.
02:11 Et j'avais besoin de les faire passer à l'arrière-plan en les transformant,
02:15 en les transformant par l'écriture et par l'écriture humoristique.
02:19 *S.Narratrice* De votre scène imaginaire, en fait.
02:21 En retournant à l'enfance, vous refaites le film en réalité.
02:24 *F.Dupré-Latour* Absolument. C'est une autre narration qui passe par la transformation.
02:30 *S.Narratrice* Jumelles, donc, vous et votre sœur.
02:32 Petite, vous considériez l'une et l'autre, tous les autres, y compris vos parents,
02:38 comme des intrus. Et vous le racontez dans ce premier tome de Jumelles publié chez Dargaud.
02:43 Vous avez poussé dans le même oeuf, vous avez vécu au même endroit.
02:47 Vous avez d'abord habité en Argentine, puis vous êtes retournée en France, dans la région de Troyes,
02:51 puis en Guadeloupe, puis à Lyon à l'âge de 16 ans.
02:55 Vous avez reçu la même éducation, toutes les deux, gâteau, fille d'expatrié.
02:58 Et pourtant, face à la vie, vous vous êtes révélée parfois très différente. Comment l'expliquer ?
03:04 *F.Dupré-Latour* Alors, il y a un livre d'un monsieur qui s'appelle Zazo,
03:08 qui s'intitule "Les jumeaux, le couple et la personne",
03:13 et qui répond à cette question.
03:17 C'est-à-dire qu'on considère souvent les jumeaux comme une entité unique,
03:21 et les jumeaux eux-mêmes se considèrent comme tels.
03:24 *S.Narratrice* Et les autres vous traitent comme tels, ou vous regardent comme tels ?
03:26 *F.Dupré-Latour* Bien sûr, nous regardent comme tels, ce qui est un grand plaisir.
03:30 On est très réconforté par ça quand on est jumeau ou jumelle.
03:34 C'est une force, d'ailleurs, mais c'est aussi une faiblesse,
03:37 puisque n'étant pas considérée comme une seule personne,
03:40 la confusion s'installe. La confusion et la difficulté à se séparer.
03:46 *S.Narratrice* La confusion, elle réside où ? Dans le "qui suis-je" en fait ?
03:49 *F.Dupré-Latour* Dans le "qui suis-je", c'est une question très contemporaine.
03:53 La jeunesse s'y colle particulièrement en ce moment.
03:55 *S.Narratrice* A tout âge. *F.Dupré-Latour* A tout âge, bien sûr.
03:57 Mais cette question "qui suis-je", elle est plus intense chez les jumeaux et les jumelles,
04:02 parce que les limites de soi ne sont pas très claires et pas très définies.
04:09 Qui suis-je à l'intérieur de ce couple ? Suis-je elle ? Suis-je moi ?
04:16 Est-ce que mes parents nous ont interchangé ? Nous étions des jumelles monoticotes,
04:20 on se ressemblait énormément avec ma soeur jumelle.
04:23 C'est-à-dire, pour être plus précise, que jusqu'à 7 ans, je ne sais pas où je suis sur les photos de famille.
04:29 Qui suis-je ? Est-ce que je suis Bénédicte ? Mes parents se sont peut-être trompés.
04:34 Et surtout, d'où viens-je ? Puisque un enfant qui est issu de ses parents vient d'un seul oeuf,
04:41 alors que des jumeaux se sont auto-générés.
04:45 On a un rapport qui est différent avec la filiation.
04:50 Oui, déjà dans le ventre, c'est une histoire de dévoration.
04:53 Absolument.
04:55 Ce qui est assez singulier. Et à cette question "Qui suis-je ?" est-ce que vous avez trouvé aujourd'hui une réponse plus simple,
05:00 ou en tout cas plus complète en vous ? Qui êtes-vous Florence Dupré-Latour ?
05:05 Je ne pense pas qu'on puisse répondre à cette question-là.
05:09 Pour autant, j'ai cherché. Je crois que je suis quelqu'un en devenir, toujours.
05:16 Et si on doit parler ponctuation, je préfère être un point d'interrogation ou des points de suspension qu'un point final.
05:23 Trois petits points.
05:25 Mais qu'est-ce qui fait que vous êtes devenue unique ?
05:30 Je dirais que c'était là dès le début.
05:34 Je ne voulais pas y croire, je ne voulais pas aller vers cette singularité.
05:40 Parce que la fusion gemmellaire me convenait parfaitement.
05:44 Je voyais dans le visage de ma sœur mon propre visage.
05:47 Mon projet était de la faire rire, et donc de rire avec elle.
05:51 Et de rester avec elle. Parce que les jumeaux, quand ils sont face au monde,
05:56 ils ont une force gigantesque, c'est celle de ne pas être seul.
06:01 De ne jamais avoir été seul, en réalité.
06:03 C'est une construction en miroir, en fait.
06:05 C'est une construction en miroir.
06:07 On aura la surprise du tome 2, de savoir ce qui s'est passé après,
06:11 et notamment où vous en êtes aujourd'hui de cette relation.
06:15 Comment elle évolue ? Comment on grandit avec cette gemellité, finalement ?
06:20 On grandit, je pense, chez tous les couples de jumeaux,
06:23 on va retrouver une disparité, un déséquilibre,
06:27 avec l'un qui s'en sort mieux que l'autre,
06:30 l'une qui réussit à partir et l'autre qui veut absolument rester.
06:34 Tout ça, on va dire, dans un désir très fort d'équilibre,
06:41 ce qui n'arrive jamais.
06:43 Même aujourd'hui, j'ai ce désir d'équilibre,
06:45 quand j'achète quelque chose, j'achète la même chose pour l'appartement de ma sœur,
06:49 il faut qu'on ait une sorte d'équilibre parfait.
06:55 C'est une recherche esthétique.
06:57 C'est fou, aujourd'hui encore.
07:00 Après la fusion, la dissonance, ou en tout cas les premières dissonances,
07:04 vous racontez cette presque rupture, comme dans un couple,
07:07 avec votre sœur Bénédicte, ce moment où le "on" s'est émué en "non".
07:11 La honte, indicible, que vous avez éprouvé à ce moment-là,
07:14 le sentiment d'avoir été exclu du paradis de la gemellité,
07:18 qu'est-ce qui a été le choc, ce moment de rupture,
07:22 cette prise de conscience, en réalité, que vous étiez deux ?
07:25 - C'est quand ma sœur, jumelle, me dit "non".
07:28 Nous jouions à un jeu auquel jouent souvent les enfants quand ils sont petits,
07:34 on appelle ça "touche pipi".
07:37 On jouait au jeu de la petite graine.
07:40 On simulait des actes sexuels, mais vraiment de manière extrêmement innocente.
07:46 Un jour, j'ai un petit peu grandi, c'était un an plus tard,
07:50 on devait avoir 6 ans quand on jouait à ça.
07:53 Un an plus tard, je veux refaire la petite graine avec ma sœur,
07:56 et elle me dit "non".
07:58 Elle me dit "non", c'est un "non" tout simple,
08:00 il ne se passe en même temps rien,
08:02 et c'est une catastrophe intérieure gigantesque,
08:04 parce que pour la première fois, elle se singularise,
08:06 elle ne veut pas faire quelque chose avec moi.
08:08 Et cette chose, en plus, c'est un acte dont je comprends la portée,
08:12 c'est-à-dire le tabou, un double tabou, celui de l'inceste et celui de l'homosexualité.
08:18 Donc, en plus du "non", c'est un bouleversement très important qui m'attend avec ce "non".
08:25 - Elle vous a raconté, elle vous a expliqué depuis ce refus,
08:28 vous avez compris pourquoi ? Elle avait peut-être compris avant vous ?
08:31 - Nous n'en avons jamais reparlé.
08:33 - Peut-être après la bande dessinée ?
08:35 - Peut-être pas.
08:37 L'idée est, chez les jumeaux, un silence...
08:40 J'ai beaucoup d'amis jumeaux, un silence tacite.
08:44 C'est-à-dire qu'on se comprend,
08:46 on veut se comprendre sans les mots,
08:48 parce que si l'on parle, on prend le risque de ne pas être d'accord.
08:52 - Et en même temps, c'est ce qui fait la force de cette bande dessinée,
08:55 c'est cette démarche que vous avez eue,
08:57 d'un jour ou l'autre vous saisir de ce médium, de cet art, du 9e art,
09:01 pour raconter ce que vous appelez, ou vous nommez être l'indicible.
09:04 Et on comprend tout ça.
09:06 On va y revenir, mais juste encore une question sur ce rapport à la féminité,
09:10 que vous avez quand même aussi développé avec votre sœur, l'une et l'autre.
09:14 Et c'est déjà présent dans ce cycle autobiographique, notamment dans Pucelle.
09:21 Qu'est-ce qui fait que vous n'êtes pas devenue comme votre mère ?
09:25 C'est-à-dire une mère de famille bien rangée.
09:27 C'était votre crainte, enfant, déjà, en tout cas.
09:29 Vous racontez dans "Jumelles" l'angoisse de vos premières règles.
09:31 L'arrivée de mes premières règles confirmait la pire de mes craintes.
09:35 Je n'étais pas un garçon, je ne veux pas être une fille.
09:38 Allais-je devenir Barbie ou pire, maman ?
09:41 Oui, bien sûr. J'étais très angoissée par l'image de la femme.
09:45 J'avais deux images de la femme qui me venaient à l'esprit.
09:49 Celle qui était très sexualisée, Barbie, ou celle qui était domestiquée, ma mère,
09:55 qui faisait tout à la maison et qui n'avait pas de valeur parce qu'elle ne rapportait pas d'argent.
09:59 Et ça, je l'avais très bien compris et très vite, très jeune.
10:02 Ensuite, pour donner un peu plus de complexité à la chose,
10:07 dans le couple GMLR, je me considérais comme étant le garçon de notre couple.
10:12 Et je ne sais pas pourquoi d'ailleurs.
10:15 Et donc, arriver à la puberté, me rendre compte que ce grand projet n'allait pas être possible,
10:21 puisque mon corps me trahissait, ça a été un immense drame pour moi.
10:26 Que vous avez géré comment ? Déjà à ce moment-là par le dessin ?
10:30 Oui, par l'expression d'un malaise qui passait par le dessin.
10:36 En effet, c'était un langage secret.
10:38 Il y a un souvenir ambivalent de l'enfance qu'on retrouve dans chacune de vos planches, Florence Dupré-Latour.
10:44 Vous êtes loin de l'image d'Epinal du temps de l'innocence.
10:47 Vous en dépeignez aussi les cruautés, ça c'est le cas notamment dans "Le Cruel",
10:50 et les angoisses, toutes ces petites boules noires très serrées qu'on peut voir aussi dans Pucelle
10:54 et qu'on retrouve indirectement dans "Jumelles".
10:58 L'enfance, ce n'est pas un territoire unique, un territoire parfait, un territoire monochrome en réalité ?
11:05 C'est un territoire très ambivalent.
11:07 Comme j'aime l'ambivalence, je travaille notamment le ton de mes bandes dessinées
11:13 en étant toujours dans un grand écart entre le tragique et le comique, donc l'ambivalence également.
11:19 L'enfance, elle n'est pas blanche ou noire, et c'est ce qui m'intéresse justement dans ce temps de la vie.
11:28 Au fil de ce cycle que vous avez ouvert avec "Cruel", puis Pucelle, et aujourd'hui "Jumelles",
11:33 vous avez ajouté de la couleur, vous avez ouvert votre répertoire,
11:36 votre gamme chromatique s'est élargie et presque aussi vivifiée.
11:41 Qu'est-ce que ça veut dire ?
11:42 Je suis allée du plus simple au plus complexe.
11:45 J'ai commencé "Cruel" en noir et blanc, puis Pucelle avec des gammes de rouge et de rose.
11:52 Et là je termine par l'histoire qui me semble la plus difficile à raconter pour moi,
11:56 et donc plus complexe, plus riche peut-être.
11:59 C'est là que j'ai médité.
12:01 Oui, mais pas triste, pas seulement triste, loin de là.
12:04 Au contraire, la couleur raconte plein de moments heureux,
12:06 et il y a cet humour aussi qui enrobe le propos, tout comme ces souvenirs flottants,
12:11 vous les enrobez d'un trait flottant.
12:13 Vos deux héroïnes, les jumelles, vous Florence et Bénédicte,
12:18 elles ne sont jamais dessinées avec un trait très précis.
12:22 Justement, il n'y a pas de surféminité non plus dans votre manière de décrire,
12:26 de dessiner cette enfance au féminin. Pourquoi ?
12:30 Alors, on va parler dessin.
12:33 J'ai conscience d'avoir un trait qui est mouvant, un dessin qui change.
12:38 Alors moi j'ai dit flottant, vous dites mouvant.
12:40 Oui, mais qui peut être considéré comme flottant aussi.
12:45 Parce que là j'ai médité, étant donné que j'ai du mal,
12:49 et je pense que tous les jumeaux pourront en témoigner,
12:52 à savoir qui vraiment je suis dans ce couple, me rend flou.
12:57 J'ai le sentiment de ne pas avoir de limites très claires, très définies,
13:03 dans ma structure mentale.
13:05 Et donc le dessin retranscrit ces sensations.
13:09 Et en ça, le dessin est beaucoup plus autobiographique
13:12 que tout ce que je peux raconter de mes souvenirs.
13:15 Comme un miroir déformant, on en revient à cette image du miroir.
13:19 Voilà, il parle de moi.
13:21 Il parle de vous sans vous renvoyer une image exacte de ce que vous avez vécu.
13:24 Tout à fait.
13:25 C'est ça. Ni de la précision de vos souvenirs en fait.
13:28 En plus.
13:29 Parce que c'est un matériau fragile aussi le souvenir.
13:31 C'est un matériau très fragile.
13:34 Je me suis demandé pourquoi j'étais obsédée par l'autobiographie également.
13:38 Et la bande dessinée.
13:40 Et je pense que c'est en consultant petite.
13:43 Ma mère était très très bonne photographe.
13:45 Et elle compilait des photos.
13:48 Et en regardant des albums photos,
13:50 je pense que ça a été pour moi mon premier rapport à la bande dessinée.
13:54 À la narration elliptique.
13:56 Et au fonctionnement de la mémoire, qui fonctionne de la même façon.
13:59 Vous avez ouvert un cycle autobiographique il y a sept ans avec Ruelle,
14:03 où vous exploriez notamment votre relation parfois tyrannique aux animaux.
14:07 Du sel où vous reveniez sur votre rapport tabou.
14:09 Jeune fille, à la sexualité, puberté, masturbation, jusqu'à la chose.
14:13 Et ses pathologies.
14:15 Peut-être le harcèlement, la pornographie, on en reparlera.
14:17 Est-ce qu'on peut le considérer comme tel ?
14:19 C'était une sorte de zizi sexuel façon zep, mais au féminin.
14:22 Et peut-être aussi un peu plus frontale quand vous passiez du tome 1 au tome 2,
14:26 de la débutante à la confirmée.
14:29 La philosophe Camille Froidevaux, qui a fait paraître récemment un premier roman,
14:33 à la rentrée dernière, évoque les mots tabou et salut.
14:36 Vous allez voir indirectement votre démarche.
14:38 C'est très important de dire les mots de nos vies.
14:44 De dire clitoris, de dire pospartum, de dire tranchée, de dire utérus, de dire fausse couche.
14:54 Toutes ces expériences vécues que les femmes ont dû endurer dans la honte et la dissimulation,
15:01 toutes ces expériences vécues aussi, dont on voudrait qu'elles demeurent invisibles,
15:06 pour que finalement, d'une certaine façon, les femmes continuent d'être dans la situation
15:11 de minoration et de subordination qui est la leur.
15:13 Donc d'avoir ce courage comme le font tant de jeunes autrices aujourd'hui,
15:16 jeunes et moins jeunes d'ailleurs, de se saisir de ce champ rhétorique du corps féminin, c'est très important.
15:23 Et on salue souvent l'imagination des parents, dans des familles peut-être plus conservatrices,
15:29 mais on salue Kato aussi à inventer tout un répertoire pour ne jamais réellement, directement,
15:35 nommer et dire ces mots tabous du corps féminin.
15:39 Vous avez été confrontée à ça, vous le racontez aussi.
15:42 Avant vous disiez la chose, aujourd'hui vous dites quoi ?
15:45 J'ai encore un rapport compliqué avec la sexualité, avec le fait d'en parler.
15:52 C'est sans doute pour cette raison que je me suis attelée à la tâche de la représenter parfois,
15:57 de manière variée d'ailleurs, avec humour ou avec beaucoup de sérieux, dans un album qui s'appelle Carnage.
16:03 Mais je pense que j'ai encore des scories de cette éducation, je n'arrive pas à m'en soigner complètement.
16:14 Mais c'était peut-être aussi une manière de vous protéger, de la part des parents à ce moment-là.
16:21 Et leurs propres difficultés à eux-mêmes peut-être nommer cela, nommer la chose,
16:27 nommer tout ce qui tourne autour du corps.
16:29 Oui, mes parents viennent de très loin.
16:31 Pour eux c'était déjà une avancée que de m'en parler de manière très solennelle,
16:37 en me faisant venir dans le salon pour une discussion sérieuse.
16:42 Sans votre soeur.
16:43 Sans ma soeur, mais ce dont je me souviens, ça n'était absolument pas du contenu de ce qui avait été dit
16:48 lors de cette discussion sérieuse, mais de la gêne qu'avaient pu avoir mes parents.
16:53 Et cette gêne signifiait que ce dont on m'avait parlé serait peut-être dangereux.
17:00 Aujourd'hui, vous pensez que c'est important, comme le dit Camille Froidebaumétrie,
17:04 de mettre des mots sur tout ça et peut-être aussi de le représenter,
17:08 comme vous le faites à travers vos bandes dessinées ?
17:10 Ah oui, bien sûr, j'adore cette autrice, elle a fait un super essai sur les seins notamment.
17:14 C'est absolument indispensable de nommer. Ce que l'on ne nomme pas n'existe pas.
17:21 De nommer ou de représenter ?
17:22 Ou de représenter, oui.
17:23 Ce que vous faites aussi à votre manière, Florence Dupré-Latour.
17:27 Alors Yad Sattouf, l'un de vos camarades de bandes dessinées,
17:31 qui vient d'être sacré Grand Prix au dernier Festival international de la bande dessinée à Angoulême,
17:36 il est revenu aussi sur son enfance et sur son adolescence, notamment dans l'Arabe du futur.
17:41 Il a entrepris cette démarche autobiographique.
17:44 C'est peut-être le propre d'une génération aussi d'auteurs de bandes dessinées,
17:47 d'oser affronter ces questions-là.
17:49 Mais est-ce qu'il y a un risque, à vos yeux, aujourd'hui, à s'exposer,
17:52 en allant sur cette veine intime, cette veine plus personnelle ?
17:56 Il y a toujours un risque, tout dépend du ton qu'on prend, je crois.
18:01 C'est un exercice qui n'est pas évident, parce qu'on va dire des choses qui peuvent blesser l'entourage
18:07 et qui sera toujours blessé, puisque lorsqu'on dessine, on réduit.
18:12 Forcément.
18:13 On réduit un visage, on réduit un corps, on réduit des propos.
18:17 Et c'est jamais agréable de se faire bonhomifier, si je puis m'exprimer ainsi.
18:22 Donc oui, il y a un risque.
18:24 Mais je pense que le risque principal, pour un auteur ou une autrice, c'est de faire un mauvais livre.
18:29 Ça c'est risqué, oui. Oui, oui. Très.
18:31 Qu'est-ce qui fait un bon livre ?
18:33 Je n'ai pas la recette.
18:34 Si, j'ai la recette.
18:36 C'est l'écoute.
18:37 L'écoute de la musique intérieure qu'on peut trouver de temps en temps.
18:42 Je parlais de ton, mais la recherche de l'écriture, c'est une recherche musicale.
18:47 Et quand on a trouvé cette petite musique, on s'y accroche et on écrit.
18:51 Alors il y a le quoi dire et il y a le comment le dire.
18:54 Et l'affaire Bastien Vives qui a beaucoup agité les débats, et notamment à Angoulême, cette année encore, on nous le rappelle.
19:01 Avec Carnage, l'un de vos précédents albums, Florence du Prélatour, "Aux sources de la pornographie",
19:07 vous vous êtes autorisée à aborder la question du fantasme.
19:11 Pourquoi ça marche ? Pourquoi ça passe ?
19:13 Est-ce qu'il faut, pour l'aborder, clairement décaler, marquer la différence entre le réel et la fiction ?
19:19 Et peut-être faire aussi un peu son examen moral en dessinant, en représentant ?
19:22 Oui. Alors avec Carnage, j'ai surtout représenté des fantasmes masculins.
19:29 Puisque j'ai regardé de la pornographie de manière assez addictive pendant longtemps.
19:36 Ça m'a dégoûtée. Mais je ne pouvais pas m'empêcher de regarder ce spectacle violent.
19:44 Et il fallait que j'en fasse quelque chose.
19:47 Donc j'ai fait des grands dessins, au Fusain notamment.
19:51 Et c'est une critique de ce que je regardais, puisque le titre Carnage résume assez bien l'ensemble.
20:02 C'est une critique des fantasmes masculins.
20:05 Mais je n'ai pas encore tout à fait abordé, j'ai commencé à le faire, la représentation de mes propres fantasmes.
20:14 Parce que c'est un exercice très très difficile.
20:18 Pourquoi ? C'est parce que la question du fantasme, elle se pose de cette manière-là.
20:26 D'où viennent-ils ? D'où viennent-ils ? Je n'ai pas une réponse satisfaisante à donner.
20:33 Est-ce qu'ils proviennent de ce qu'on a pu voir ou lire ?
20:37 Ou est-ce qu'ils proviennent de ce qu'on a pu vivre ? De nos traumatismes notamment.
20:43 D'où viennent-ils et qu'est-ce qu'ils disent de nous ?
20:48 Florence Dupré-Latour, autrice et dessinatrice de bandes dessinées, est avec nous aujourd'hui sur France Culture dans Bienvenue au club pour jumelles.
20:55 Inséparable, c'est le tome 1 qui vient de paraître chez Dargaux. Il est 12h23.
20:59 [Générique]
21:28 Écoute bien ce son, c'est pour les gens qui s'énervent. Les caramels derrière chez moi, ça finit en minerve.
21:33 Ton caca nerveux a tué le sense of humour. T'as tué l'ambiance et tout le monde t'en veut à moi.
21:39 J'étais à la Super 8 en train de faire mes courses et y'avait une longue queue de 3 kilomètres man.
21:45 Et y'avait une petite dame devant moi. Et devant elle, une espèce de connard qui lançait déjà des mauvaises vibes man.
21:51 Et là y'a une autre caisse qui se libère. Alors la petite dame elle y va et il commence à lui gueuler dessus.
21:56 [Générique]
22:16 Ils sont nés dans les années 2000, peut-être influencés par le groupe Zepeda.
22:20 Extrait de Florence. Alors c'est le dernier album de Stupéflip. Oui vous êtes super forte.
22:26 Et le dernier album s'appelle Stup4ever. Il est paru en septembre dernier.
22:32 Ça c'est un groupe qui vous a fait vibrer. Moi je suis plus que fan. J'avais jamais été fan de personne.
22:37 C'est-à-dire vraiment être complètement... vivre une passion. Une passion pour un artiste.
22:45 Et quand je les ai découvert en 2010, ça a été une plongée dans leur univers exceptionnel.
22:51 C'est trois français. Julien Barthélémy, Stéphane Bélanger et Jean-Paul Michel.
22:55 Avec des musiques qui brassent tous les styles aussi. Tous les gens on l'entend.
22:59 Avec Louison, Coco et d'autres, vous avez participé, vous Florence Dupré Latour, à l'expo Rock Pop Wheez.
23:05 Quand la BD manque le son, qui se tient actuellement et ce sera jusqu'au 31 décembre à Angoulême.
23:11 Quel rockstar ou popstar vous avez choisi de faire danser ?
23:14 J'ai choisi Donna Summer, bien sûr.
23:16 Pourquoi ? C'est une autre passion ?
23:18 Oui, j'aime beaucoup Donna Summer. On devait la représenter en cinéma d'animation.
23:24 Et elle danse d'une manière très particulière, en faisant bouger ses bras.
23:28 C'est assez unique à regarder. Donc en tant que dessinatrice, j'ai pris beaucoup de plaisir à la représenter et à la faire bouger.
23:35 Le palmarès d'Angoulême a montré aussi la diversité des écritures aujourd'hui en BD.
23:40 C'est assez frappant par rapport à la BD d'il y a 30-40 ans encore.
23:45 Et il a aussi consacré ce palmarès le travail des maisons d'édition indépendantes.
23:50 Est-ce que vous êtes frappée, stimulée par cette richesse narrative qu'il y a autour de vous ?
23:56 Est-ce que parfois ça vous perd, au contraire, en vous disant qu'il faut en permanence réinventer ?
23:59 Ou est-ce que ça vous nourrit ?
24:01 C'est ce que je préfère, ça me nourrit évidemment.
24:03 Aller dans la bulle des indépendants à Angoulême, c'est extraordinaire.
24:08 Je suis absolument ravie que par exemple, Anouk Ricard ait remporté un prix.
24:13 Pour ceux qui ne connaissent pas le travail d'Anouk Ricard, c'est à découvrir.
24:18 C'est tellement décalé ce qu'elle fait, c'est vraiment indescriptible.
24:22 Et puis, vous avez Martin Penchot qui a sorti un album absolument troublant, étonnant.
24:28 Qui a eu le fauve d'or, justement.
24:30 Qui a eu le fauve d'or, bien sûr, qui a fait un peu grincer des dents puisque certaines personnes se disent
24:34 "Mais alors, c'est pas du dessin ?"
24:37 Puisque les représentations sont très minimalistes.
24:41 On a des ronds pour représenter les personnages.
24:44 Et moi, je trouve que ça ne nuit absolument pas à la narration, bien au contraire, ça pousse à l'imaginaire.
24:51 Mais c'est quoi du dessin, en fait ?
24:53 Du dessin, c'est dès qu'on prend un crayon et qu'on écrit, c'est du dessin.
24:56 C'est du dessin.
24:57 C'est du dessin.
24:58 Donc, je suis très stimulée par l'édition alternative.
25:02 Vous avez dit un jour qu'il n'y a pas mieux que la BD pour raconter l'indicible.
25:05 On l'évoquait tout à l'heure.
25:06 Une manière de refaire le film de votre enfance aussi, c'est, ça a été pour vous d'adopter cette langue.
25:13 Cette langue étrangère dont vous avez fait peut-être votre deuxième langue maternelle.
25:17 Une sorte de cocon, une sorte de refuge.
25:19 Dans le deuxième tome de Pucelle, vous développez cette idée d'un langage secret grâce au dessin.
25:26 Aujourd'hui, quelle langue dans votre univers linguistique le dessin représente-t-il à sa manière ?
25:33 Toujours mon langage secret.
25:35 Toujours cette manière d'exprimer ce que je ne retrouve pas dans le roman, dans la psychanalyse notamment, qui est verbale.
25:44 C'est un outil qui permet de raconter immédiatement.
25:50 C'est-à-dire qu'on ne va pas passer du temps à lire une phrase, on va voir un dessin et le comprendre tout de suite.
25:55 Et vous continuez à le pratiquer en solitaire ?
25:57 Toujours, c'est vrai.
25:58 Mais pour les autres ?
25:59 J'ai besoin de beaucoup de solitude.
26:00 Ou pour vous-même ?
26:01 Les deux.
26:02 Alors on peut se procurer Jumel, tome 1, inséparable, en attendant le deuxième.
26:07 C'est chez Dargaud.
26:08 Merci mille fois à vous Florence Dupré d'être là, d'avoir été avec nous.
26:11 Merci beaucoup.