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Art et designTranscription
00:00 *Tic Tic Tic Tic Tic Tic*
00:02 *Musique*
00:08 France Culture, Olivia Gesper, bienvenue au club.
00:12 *Musique*
00:17 Bonjour à tous.
00:18 Un club de lecture aujourd'hui avec Peter Stamm.
00:20 On l'avait reçu il y a cinq ans pour la douce indifférence du monde.
00:24 On le retrouve aujourd'hui.
00:25 Lui, l'auteur de Tous les jours sont des nuits.
00:27 Pour la sortie de son nouveau roman, Les archives des sentiments aux éditions Christian Bourgois.
00:32 Des titres toujours aussi énigmatiques, voire mélancoliques, pour cet écrivain suisse de langue allemande.
00:38 Un style aérien, précis, minutieux, qui raconte le temps.
00:42 Peter Stamm, maître du ton juste et de la mélancolie en suspension,
00:46 comme le souligne le journal Le Frankfurter Allgemeine Zeitung.
00:50 Et bien on en parle avec lui de ce style si particulier, mais on parlera aussi d'amour.
00:54 Jusqu'à midi et demi, bienvenue au club.
00:56 *Musique*
01:04 Une émission programmée par Henri Leblanc, préparée par Didier Pinault,
01:07 coordonnée par Laura Dutèche-Pérez avec Sacha Mathéi,
01:10 réalisée par Félicie Fauger, à la technique aujourd'hui Noé Chaban.
01:15 Et bonjour à vous Peter Stamm.
01:16 Bonjour.
01:17 Bonjour.
01:18 Le narrateur de ce nouveau roman, Les archives des sentiments,
01:21 le narrateur est un ancien documentaliste et il vit entouré de dossiers,
01:26 remplis d'articles découpés.
01:28 Il ne jette rien.
01:29 Ça a un nom, la syllogomanie en français, mais ça c'est une pathologie.
01:34 Chez lui c'est autre chose.
01:35 Il ne veut simplement pas qu'on mette cette mémoire au rebut,
01:39 même à l'époque d'internet et des banques de données, surtout à cette époque-là.
01:42 Et vous, qu'est-ce que vous gardez ? Vous gardez tout aussi, vous ne jetez rien ?
01:47 Non, pas vraiment.
01:48 Non, non, c'est pas autobiographique, pas du tout.
01:50 Je jette beaucoup.
01:51 Je garde, disons, sur mon ordinateur, peut-être, je garde plus,
01:56 il ne faut pas beaucoup de place sur un disque dur.
02:00 Mais en réalité, je jette beaucoup.
02:02 Vous jetez beaucoup ?
02:03 Seulement pas les livres.
02:04 Les livres, je les garde.
02:05 Ça, ce serait criminel, non ?
02:06 Oui, oui.
02:07 J'ai toujours jusqu'ici, je n'ai pas…
02:09 Vous ne les brûlez pas non plus ?
02:10 Non, non, certainement pas.
02:11 D'accord.
02:12 Rien d'archivé, vous êtes sûr ? Pas dans un tiroir ? Des cartes postales ?
02:16 On prend des lettres, bien sûr.
02:17 Non, non, c'est pas que je garde rien, même, disons, je ne garde pas tout,
02:21 pas les papiers des chocolats ou des trucs comme ça.
02:24 Les archives, dit-il, votre narrateur, ne renvoient pas au monde.
02:28 Elles sont une copie du monde, un monde en soi.
02:32 Mais surtout, elles ordonnent le monde pour lui.
02:34 C'est même leur véritable finalité, selon votre narrateur, à savoir,
02:37 être là et créer un ordre.
02:40 C'est l'ordre contre le chaos pour lui ?
02:43 Oui, je crois, oui.
02:44 Car il y a quand même, disons, dans le monde, la vie change tout le temps,
02:49 il y a toujours des choses qu'on ne comprend pas,
02:52 mais dans les archives, il y a vraiment une ordre alphabétique, même,
02:56 où on trouve tout, on sait où toutes les choses sont.
03:01 Et une sorte, oui, d'ordre.
03:04 Et en plus, disons, c'est mort, ça ne change pas.
03:07 Si c'est une fois classé dans un dossier, ça ne va plus changer.
03:10 C'est une sorte de calme, de sécurité que ça lui donne.
03:16 Alors qu'Internet, c'est le grand bordel, la grande toile.
03:19 Puis tout est mis sur le même plan, ça, ça la gasse.
03:21 Il n'est pas de ce monde-là, en fait.
03:23 Non, et c'est vrai, pour les journalistes, c'est difficile aujourd'hui
03:29 de trouver du bon matériel, les bonnes informations.
03:33 Oui, tout a le même valeur sur Internet.
03:38 Étudiant en histoire, déjà, votre narrateur n'aimait pas aller à la rencontre des autres.
03:43 Il se sentait en sécurité, simplement, uniquement au milieu des livres
03:47 et des documents dans les salles de lecture.
03:49 À l'époque, écrivez-vous, il n'y avait pas d'écran d'ordinateur dans les bibliothèques,
03:53 juste des fichiers, monde de papier où le temps semblait s'être arrêté,
03:57 monde qui ne grandissait que lentement, lente inspiration.
04:00 Le soir, quand la bibliothèque fermait, j'avais parfois l'impression d'être exposée,
04:04 livrée, renvoyée à un monde plein de dangers et d'insécurité.
04:08 Et je filais dans la nuit qui tombait jusqu'au foyer et me repliait dans ma chambre.
04:12 Il n'est pas fou, votre narrateur, c'est un résistant au contraire, tel que vous le décrivez.
04:17 Il résiste au passage du temps, au flot des transformations.
04:22 Oui, je crois, dans mes livres, j'ai toujours eu des personnages qui voulaient arrêter le temps.
04:30 C'est peut-être aussi une sorte de mémoire d'enfance où le temps ne passait pas,
04:36 où on avait l'impression que rien ne va changer.
04:40 J'ai toujours eu ça dans mes livres, ces personnages qui voulaient faire ça.
04:45 Non, je ne crois pas qu'il est fou, mes personnages ne sont jamais fous,
04:49 ils sont juste un peu spéciaux peut-être.
04:51 Mais vous aussi, vous, le maître des horloges, comme écrivain,
04:55 vous essayez d'arrêter le temps, de le suspendre en tout cas.
04:59 Pas seulement essayer, je crois, on réussit à arrêter le temps dans les livres.
05:04 Quand je regarde ma bibliothèque à la maison, des milliers de livres,
05:08 dans chaque livre, il y a un monde qui ne va pas changer, qui est toujours là.
05:11 Même si je sais que je ne vais pas relire un livre, je le garde,
05:15 ce monde est toujours là.
05:17 Chaque moment, je peux plonger dans le monde de Camus, de Chekhov, de Bavézé,
05:24 de tous ces auteurs que j'aime.
05:26 - À quoi ils servent les livres au fond ? À part à fixer le temps,
05:29 qu'est-ce qu'ils fixent exactement ?
05:31 - Comme on a dit avant, c'est une sorte de sécurité peut-être que ça nous donne.
05:39 Car dans la vie, il y a beaucoup d'incertitudes.
05:44 Et les livres, ça nous donne une sorte de poids,
05:49 une sorte de mante fixe dans laquelle on peut retourner à chaque moment.
05:57 - Voilà, donc ce sont vos archives, vos livres.
06:00 - Oui, peut-être.
06:01 - Où est la fiction et où est le réel ?
06:04 C'est aussi la question qu'on se pose en lisant ce roman, "Le Vôtre", Peter Stam.
06:08 À quel registre, au fond, appartiennent ces archives
06:11 qui rassemblent, comme vous l'écrivez, ce que d'autres ont vécu
06:14 et grâce auxquelles, lui, entouré de toutes ces archives et de tous ces dossiers,
06:18 il peut vivre, il peut aussi s'inventer mille autres vies que la sienne.
06:22 La fiction, elle est où ?
06:24 Elle est dans ce monde qu'il peut s'imaginer à travers ses archives
06:27 ou dans le monde réel auquel il échappe ?
06:29 - Non, je crois que la fiction, c'est vraiment les archives.
06:32 Mais disons, moi, j'étais toujours pour le monde réel.
06:37 Je ne sais pas...
06:39 Disons, la fiction joue toujours un rôle dans mes livres,
06:41 mais finalement, je suis de la part du monde réel
06:45 car on ne peut pas...
06:48 Il dit une fois, on ne peut pas vivre dans...
06:51 Non, c'est dans mon prochain livre, excusez !
06:54 Mais là, il y a un auteur qui dit, on ne peut pas vivre,
06:57 on ne peut pas mourir dans la fiction,
06:59 mais on ne peut aussi pas vivre dans la fiction.
07:01 Alors, pour pouvoir vivre, il faut être dans la réalité.
07:05 Et j'adore la réalité, j'adore les sensations,
07:10 l'odeur, le sang, le toucher quelque chose.
07:15 Alors, les livres, c'est toujours un monde important.
07:18 Pour moi, ce n'est pas la réalité.
07:20 - C'est la première fois qu'un auteur, qu'un écrivain,
07:23 vient à l'occasion de la sortie d'un livre,
07:26 nous parler de son prochain livre.
07:27 Il l'a écrit ? Vous l'avez fini ou pas ?
07:29 - Non, il est même paru.
07:30 - Il est paru en Suisse ?
07:31 - Oui.
07:32 - En Allemagne ?
07:33 - En Allemagne, oui.
07:34 - Il s'appellera comment ?
07:35 - Dans un...
07:37 Dans un "Dunkelblaund", on est dans une heure bleue.
07:40 C'est l'heure bleue, disons, de Gottfried Penn,
07:43 c'est l'heure bleue de Guerlain.
07:45 - Voilà, et toujours vos titres énigmatiques.
07:48 - Ah oui ?
07:49 - Oui, suspendus entre le jour et la nuit.
07:52 "Les archives des sentiments", c'est le titre de ce roman-là,
07:54 qui sort aujourd'hui en France,
07:57 traduit de l'allemand, du suisse allemand,
07:59 nous dit-on même par Pierre Désus.
08:01 Désus-sesse, Désus.
08:03 - Désus.
08:04 - Qui est votre traducteur pour ce livre,
08:05 parce que vous écrivez dans votre langue en allemand,
08:07 pas en suisse allemand.
08:08 - Non, non.
08:09 - On écrit en allemand.
08:10 - C'est mentionné comme...
08:11 Il y a quand même une différence
08:13 entre le suisse alémanique et l'allemand.
08:15 - Vous savez, on parlait d'ordonner le monde
08:17 avec votre archiviste, le héros de ce nouveau roman.
08:20 Ce qui est intéressant, c'est qu'on parle souvent
08:22 du chaos des sentiments,
08:24 de ce grand bouleversement intérieur
08:26 que la passion, que l'amour provoquent.
08:28 Vous, vous écrivez au contraire
08:30 "les archives des sentiments".
08:32 Alors, peut-être c'est une question un peu bizarre
08:34 que je me posais, mais est-ce que selon vous,
08:36 Peter Stamm, l'amour peut être ordonné ?
08:38 Est-ce que l'amour peut être systématisé,
08:40 rendu compréhensible et maîtrisable,
08:43 comme lui tente de le faire avec le monde ?
08:46 - Pas vraiment ordonné, mais je crois...
08:48 Je me suis rendu compte seulement
08:50 quand j'ai voyagé avec ce livre,
08:52 en parlant avec les lecteurs, les lectrices,
08:54 que peut-être les archives des sentiments,
08:56 c'est la littérature.
08:58 C'est là où on garde les sentiments.
09:00 Et c'est pas ordonné comme...
09:02 C'est des contes.
09:04 Mais dans les contes, on peut garder les sentiments,
09:07 on peut retourner, on peut relire,
09:09 on peut peut-être comprendre des fois
09:11 ce qu'on a ressenti.
09:13 - Parce que lui d'ailleurs, votre narrateur,
09:15 se souvient de tout.
09:17 Sauf les sensations qui lui échappent un peu.
09:19 Il y a quelques petites bribes
09:21 qu'il n'arrive pas à archiver.
09:23 Il se souvient des faits, il se souvient des paroles échangées,
09:25 mais les sensations, ça c'est difficile
09:27 à compiler,
09:29 que ce soit dans un livre ou dans une archive.
09:31 - Oui.
09:33 Je crois qu'il a
09:35 une parfaite mémoire.
09:37 Mais il y a des moments
09:39 qui étaient importants pour lui,
09:41 qu'il mémorise très bien.
09:43 C'est la même chose avec moi.
09:45 Il y a des années que je ne rappelle presque plus rien.
09:47 Mais il y a des moments,
09:49 de quelques minutes,
09:51 que je rappelle,
09:53 même si c'était il y a 30, 40 ans.
09:55 - Vous avez eu combien de vie, vous,
09:57 Peter Stamm ?
09:59 - Une seule, disons.
10:01 - Une seule ? Un gros dossier ?
10:03 - Un gros dossier, oui.
10:05 - On met quoi dedans ?
10:07 - On ne met rien dedans.
10:09 C'est déjà dénoncé.
10:11 Comme je l'ai dit,
10:13 je ne classe pas,
10:15 je vis en avant, pas en arrière.
10:17 J'oublie beaucoup.
10:19 C'est une seule vie.
10:21 Une vie assez épaisse.
10:23 On peut dire ça, non ?
10:25 - Avec la vie,
10:27 avec la vie épaisse ?
10:29 - Avec des voyages ?
10:31 - Oui, beaucoup, oui.
10:33 - Avec des amours ?
10:35 - Bien sûr.
10:37 - Avec des deuils ?
10:39 - Aussi, oui.
10:41 Mais en tout cas, c'est un seul truc.
10:43 Je suis un personnage, quand même.
10:45 - Comment se fait-il que vous nous disiez
10:47 que vous vivez devant,
10:49 que vous regardez devant,
10:51 et pourtant que vous êtes,
10:53 aux yeux de tous,
10:55 - Ça, je ne peux pas vous répondre.
10:57 Encore, c'est le passage du temps, je crois.
11:03 Je regarde en avant, bien sûr,
11:05 mais je me rends compte que
11:07 le temps passe et qu'on perd beaucoup.
11:09 Peut-être que c'est pour ça que j'écris des livres.
11:11 Pour garder ces moments.
11:13 Pas pour les classer,
11:17 mais pour les garder.
11:19 C'est une sorte de mémoire externe, peut-être.
11:21 - Un disque dur.
11:23 - Un disque dur.
11:25 Parmi ces dossiers,
11:27 l'un est en tout cas
11:29 particulier pour lui,
11:31 pour votre narrateur,
11:33 pour cet archiviste à la retraite.
11:35 L'un renferme un souvenir
11:37 heureux, celui d'un premier amour.
11:39 Elle s'appelle Francisca.
11:41 Ce dossier, il a commencé à le constituer
11:43 sur elle plus tard, quand il a commencé
11:45 à travailler dans le service des archives
11:47 d'un journal, parce qu'elle était chanteuse
11:49 et qu'elle était venue à ce moment-là pour une interview.
11:51 Il a commencé à compiler,
11:53 à compiler tout ce qui la concernait.
11:55 Au tout début du roman,
11:57 il longe une rivière, elle marche à côté
11:59 de lui. Elle ne dit rien,
12:01 écrivez-vous. Elle me sourit simplement
12:03 quand je la regarde. Ce sourire malicieux,
12:05 je ne savais jamais vraiment ce qu'il signifiait.
12:07 Raison pour laquelle peut-être
12:09 je l'aime tant, dit-il.
12:11 Comment l'aime-t-il ? Vous écrivez, c'est un amour
12:13 grand, un amour
12:15 bouleversant.
12:17 - Oui, mais qu'est-ce que ça veut dire
12:19 un amour grand ?
12:21 Ce n'est pas un amour mivant, disons.
12:23 C'est un amour fou, un amour...
12:25 Des fois, je le compare avec l'amour de Dieu.
12:27 C'est un amour,
12:29 des fois, pas pour moi,
12:31 pour beaucoup de gens,
12:33 un amour très grand, mais c'est quand même
12:35 un amant qui n'est pas présent, qui n'est pas là.
12:37 Alors il ne peut jamais
12:39 nous décevoir.
12:41 Et c'est la même chose
12:43 avec cet amour. C'est un amour un peu
12:45 irréel, comme
12:47 ils ne sont pas ensemble.
12:49 Alors, il
12:51 l'augmente, je crois.
12:53 Peut-être s'il vivait avec cette femme,
12:55 ce serait un amour plus
12:57 sain, mais aussi pas si
12:59 grand, peut-être.
13:01 Car, disons, un amour
13:03 qui est vécu
13:05 perd quand même un peu
13:07 de...
13:09 peut-être pas de force, mais d'intensité
13:11 peut-être. - Oui, du coup, l'amour
13:13 lui aussi devient une fiction,
13:15 une chimère, pour lui.
13:17 - Et en plus, c'est un amour
13:19 peut-être pas très adulte,
13:21 c'est plutôt l'amour d'un
13:23 très jeune
13:25 personnage qui
13:27 a encore des idéales
13:29 qui ne sont peut-être
13:31 pas vraiment
13:33 la réalité.
13:35 - L'art et la manière, nous disait récemment la chanteuse
13:37 et écrivaine Barbara Carlotti.
13:39 Y a-t-il plusieurs manières d'aimer pour vous,
13:41 Peter Stamm ? - Oui, absolument.
13:43 D'abord, y a
13:45 l'amour de la nature, l'amour des enfants,
13:47 l'amour des animaux, tous ces amours
13:49 disons, petites.
13:51 Non, pas petites, mais disons, des amours
13:53 pas sexuels, disons, pas
13:55 romantiques.
13:57 Mais même dans les relations avec
13:59 hommes et femmes, y a des
14:01 amours différentes, je crois.
14:03 Y a des amours qui sont plus proches à l'amitié
14:05 ou à la...
14:07 qui sont presque sexuels
14:09 ou qui sont... Y a toutes sortes
14:11 d'amours. Je les compare une fois
14:13 avec un curry,
14:15 qui est un mélange de
14:17 différentes choses et chaque mélange est différent,
14:19 chaque curry est différent. Des fois, c'est plus
14:21 fort, des fois, c'est plus sucré, des fois,
14:23 c'est plus...
14:25 - Ah, ça, c'est le romantisme suisse, comparer
14:27 l'amour à un curry, en fait. Plus ou moins
14:29 fort, plus ou moins relevé.
14:31 - Non, mais c'est le mélange qui m'intéresse.
14:33 C'est pas comme...
14:35 La peur, c'est la peur, mais l'amour,
14:37 c'est toujours un mélange de
14:39 sentiments différents.
14:41 - Barbara Carlotti,
14:43 elle chantera l'amour et elle sera en concert
14:45 le 29 mai dans le cadre du festival
14:47 Olé Beauxjours à Marseille, dans France Culture
14:49 et partenaire et on vous
14:51 attend. On vous attend très nombreux là-bas
14:53 et moi, je vous y retrouverai avec trois écrivains
14:55 pour trois grands entretiens, Brigitte Giraud,
14:57 Yannick Henel et Grégoire Bouillé.
14:59 Pas vous, Peter Stamm, mais bientôt, j'espère,
15:01 on vous verra à Marseille. Chantez
15:03 l'amour. Quelle est votre chanson d'amour
15:05 préférée ?
15:07 - Oh, y'en a tant ! Y'a que des chansons
15:09 d'amour. - Celles qui vous parlent, celles qui vous
15:11 touchent le plus directement, peut-être.
15:13 Celles qui sont la vérité écrite pour vous. - Peut-être
15:15 "Il n'y a pas d'amour heureux" de
15:17 Jacques Prel.
15:19 - Brassens. - Brassens ? Ok,
15:21 d'accord. - Ou d'autres.
15:23 - C'est pas vraiment une chanson d'amour, comme
15:25 "Il n'y a pas d'amour heureux", mais c'est quand même très joli.
15:27 -
15:29 "Rien n'est jamais acquis à l'homme
15:31 ni sa force, ni sa faiblesse,
15:33 ni son coeur.
15:35 Et quand il croit ouvrir
15:37 ses bras, son ombre est celle
15:39 d'une croix.
15:41 Et quand il veut serrer son bonheur,
15:43 il le broie.
15:45 Sa vie est un étrange
15:47 et toujours divorce.
15:49 Il n'y a pas
15:51 d'amour heureux.
15:53 Sa vie,
15:55 elle ressemble à la vie
15:57 elle ressemble
15:59 à ces soldats sans armes
16:01 qu'on avait habillés
16:03 pour notre destin.
16:05 À quoi peut leur servir
16:07 de se lever matin
16:09 pour qu'on retrouve au soir
16:11 des armées incertaines
16:13 d'eux tous ces moments vus
16:15 et retenus vos larmes.
16:17 Il n'y a pas
16:19 d'amour heureux.
16:21 Mon bel amour,
16:23 mon cher amour,
16:25 ma déchirure,
16:27 je te porte dans mon
16:29 au moins noiseau blessé
16:31 et cela sans savoir
16:33 où le garde passé.
16:35 Répétant après moi
16:37 ces mots que j'ai tressés
16:39 et qui pour tes grands yeux
16:41 aussitôt moururent.
16:43 Oui, il n'y a pas
16:45 d'amour heureux.
16:47 Le temps
16:49 d'apprendre à vivre,
16:51 il est déjà trop tard
16:53 pour nous mettre dans l'amour
16:55 nos désallumes sans.
16:57 Ce qu'il faut de regret
16:59 pour payer un frisson,
17:01 ce qu'il faut de malheur
17:03 pour la moindre chanson,
17:05 ce qu'il faut de sanglots
17:07 pour une air de guitare.
17:09 Il n'y a pas
17:11 d'amour heureux.
17:13 (musique)
17:39 Il n'y a pas
17:41 d'amour heureux. Le poème
17:43 de Louis Aragon écrit en 1943,
17:45 repris par Georges Brassens, chanté
17:47 et ici par Youssou N'Dour.
17:49 - C'est ma version préférée.
17:51 - Elle est belle, hein ? - Oui. - Qu'est-ce qu'il dit
17:53 pour vous ce poème d'Aragon ? "Rien n'est jamais
17:55 acquis à l'homme, ni sa force, ni sa faiblesse,
17:57 ni son cœur. Et quand il croit ouvrir ses
17:59 bras, son ombre est celle d'une
18:01 croix. Et quand il croit serrer son bonheur,
18:03 il le broie. Sa vie est un étrange
18:05 et douloureux divorce. Il n'y a pas
18:07 d'amour heureux." Ce sont ces mots-là qui vous parlent
18:09 dans ce poème, qui vous touchent au cœur ? - Oui,
18:11 mais comme j'ai dit, c'est un peu...
18:13 C'est pas l'amour
18:15 adulte, c'est pas l'amour d'un homme de
18:17 60 ans, c'est l'amour d'un homme de 20 ans,
18:19 d'un homme malheureux.
18:21 Alors, je signerais pas
18:23 ce texte. Je crois qu'il y a
18:25 de l'amour heureux, mais peut-être
18:27 pas l'amour
18:29 éternel ou l'amour...
18:31 - Oui, mais c'est ce que
18:33 chante aussi Francisca. Les chansons qu'elle reprend
18:35 de Barbara et d'autres,
18:37 de Brèle notamment, racontées dans le livre,
18:39 puisqu'elle est l'héroïne, l'absente, l'amour aimé,
18:41 qu'il retrouvera peut-être,
18:43 en tout cas avec qui il dialogue en permanence
18:45 dans ce livre et dans sa tête.
18:47 Elle chante aussi
18:49 des chansons
18:51 de rupture amoureuse, mais il y a toujours
18:53 une pointe d'espoir. - Oui, et
18:55 chez Barbara, il y a aussi celle
18:57 qui dit "Je ne suis pas
18:59 comme les femmes des marins qui
19:01 attendent les hommes. Si tu ne me veux pas,
19:03 je vais continuer, je vais trouver un autre."
19:05 Alors ça, c'est peut-être plus
19:07 réaliste.
19:09 - Ça vous semble plus réaliste ? - Oui.
19:11 - Qui a dit un jour
19:13 "Je ne t'aime pas parce que je t'aime" ?
19:15 Était-ce lui ? Était-ce
19:17 elle ? Il ne s'en souvient pas très bien,
19:19 votre narrateur archiviste. En tout cas, c'est presque
19:21 du Gainsbourg aussi, "Je t'aime moi non plus",
19:23 non ? - Oui, c'est vrai. - Qu'est-ce qu'il y a au coeur
19:25 de cette contradiction ? Qu'est-ce qu'elle raconte ?
19:27 - Je crois...
19:29 C'est un sentiment que je connais bien.
19:31 Si on aime quelqu'un,
19:33 si on aime bien quelqu'un,
19:35 mais on a l'impression qu'on
19:37 ne le mérite pas ou qu'on n'a pas...
19:39 qu'on ne
19:41 pourra pas...
19:43 lui donner ce qu'elle veut.
19:47 Et ce qu'elle mérite.
19:49 On se dit, c'est peut-être
19:51 mieux de ne pas
19:53 commencer une histoire d'amour. Alors,
19:55 comme je t'aime, je ne vais pas
19:57 t'aimer.
20:01 - Je vous ai demandé si vous aimiez les chansons d'amour,
20:03 mais est-ce qu'au fond, les archives des sentiments,
20:05 est-ce que c'est un roman d'amour pour vous ?
20:07 - J'espère, oui.
20:09 Je crois dans tous mes livres,
20:11 l'amour, c'est le sentiment le plus
20:13 important, je dirais. Même si les gens
20:15 disent des fois, c'est pas très...
20:17 ils sont pas très chauds, disons,
20:19 ils sont froids, mais je crois pas qu'ils sont froids.
20:21 Il y a toujours de l'amour
20:23 dans mes livres, il y a toujours de l'amour
20:25 malheureux, bien sûr, car
20:27 si c'était heureux,
20:29 je devrais pas écrire un livre,
20:31 mais il y a toujours...
20:33 ouais, il y a toujours des relations
20:35 entre hommes et femmes.
20:37 - Quel est le plus grand roman d'amour pour vous ?
20:39 De la littérature ? - Le plus grand roman d'amour ?
20:41 Oulala !
20:43 J'aurais dû préparer ça
20:45 à, je sais pas...
20:47 Jamilia de Eitmatov, peut-être ?
20:51 Mais pas le plus grand, mais
20:53 un grand, petit roman
20:55 d'amour. - Ça se termine bien ?
20:57 - Oui, je crois.
20:59 Mais je l'ai plus lu depuis 40 ans, alors
21:01 je suis pas sûr.
21:03 - Il l'a connu, lui, 40 ans auparavant
21:05 sur les bancs de l'école, et pourtant il se souvient de tout
21:07 avec exactitude, grâce aux archives,
21:09 une relation ne peut pas tomber dans l'oubli.
21:11 C'est un roman d'amour, mais c'est aussi
21:13 un roman sur les lieux, Peter Stahm,
21:15 les lieux qui vous traversent, les Alpes,
21:17 les Alpes de Glaris, dont le point culminant,
21:19 dit Franziska,
21:21 c'est le Mur Zornstock,
21:23 avec ses trois sommets. Ça c'est en Suisse,
21:25 et c'est pas facile de le prononcer bien.
21:27 Ou encore Paris. Paris, une ville où l'on
21:29 vient normalement chercher l'amour, et votre narrateur,
21:31 lui, au contraire, espère s'éloigner d'elle,
21:33 échapper à ses sentiments en venant là,
21:35 quand il est étudiant. Est-ce que vous vous avez vécu
21:37 à Paris ?
21:39 Est-ce que c'est là que vous avez appris votre français, aussi ?
21:41 - Oui, je suis venu à Paris à 19 ans.
21:43 - Qu'est-ce que vous étiez venu chercher là ?
21:45 Qu'est-ce que vous avez trouvé ? - Je suis travaillé
21:47 comme comptable, à l'Office
21:49 Suisse du Tourisme. J'ai fait la comptabilité.
21:53 Mais c'est pas ça ce que j'ai trouvé.
21:55 Ce que j'ai trouvé, c'était vraiment une ville qui m'a
21:57 changé, qui a changé ma vie. Je venais
21:59 d'un village de 9000 habitants,
22:01 dans une ville de 9 millions ?
22:03 5 millions ? 8 millions ? Je sais pas.
22:05 En tout cas,
22:07 ici, j'ai mangé
22:09 les fruits de mer pour la première fois.
22:11 J'étais
22:13 80 fois au cinéma
22:15 pendant une année.
22:17 J'ai appris le jazz, j'ai appris
22:19 l'amour, j'ai appris tout.
22:21 Avant, j'étais un enfant.
22:23 Après, j'étais adulte, plus ou moins.
22:25 - C'était le voyage initiatique, alors, pour vous ?
22:27 - Oui, absolument. - Ça, vous l'avez raconté dans un livre ?
22:29 - Oh,
22:31 il y a toujours, pareil, toujours dans mes livres.
22:33 Pas dans tous mes livres, mais dans la plupart
22:35 de mes livres. - Est-ce que vous, vous êtes toujours
22:37 dans vos livres ? - Oui.
22:39 Pas comme personnage, mais
22:41 bien sûr, oui. Les thèmes
22:43 qui m'intéressent, qui me
22:45 touchent,
22:47 les sentiments, c'est tout de moi.
22:49 Mais je n'ai jamais écrit un personnage
22:51 qui me ressemble.
22:53 Même dans... Oui, non.
22:55 - Ce sont vos sentiments, pas vos traits, pas votre vie.
22:57 C'est ça ? - Absolument, oui.
22:59 Car je crois, si j'écrivais sur moi,
23:01 je commencerais à mentir.
23:03 Et comme ça, je veux dire
23:05 la vérité, en ne pas disant la vérité,
23:07 en ne pas disant la réalité,
23:09 racontant la réalité. Mais je peux
23:11 raconter mes sentiments dans
23:13 d'autres personnages. - Mais les écrivains
23:15 ont le droit de tout, y compris
23:17 de mentir. Ce serait un problème pour vous ?
23:19 - Oui, mais ça serait plus intéressant.
23:21 Si je veux parler de mes sentiments,
23:23 et je veux faire ça,
23:25 c'est plus facile
23:27 si j'invente.
23:29 Alors j'invente pour pouvoir dire la vérité.
23:31 C'est pas de moi, c'est
23:33 quelqu'un d'autre qui a dit ça, mais je me rappelle plus qui.
23:35 - Comme le dirait
23:37 Hölderlin, qui a prêté son nom à un
23:39 prestigieux prix littéraire allemand,
23:41 que vous avez jadis reçu, Peter Stamm,
23:43 comme disait le poète romantique,
23:45 "Ce qui demeure,
23:47 les poètes le fondent". Qu'est-ce que ces mots
23:49 vous inspirent ?
23:51 - Pas vraiment.
23:53 Je crois pas en l'éternité
23:55 de la littérature.
23:57 Je me rappelle quand j'ai appris comme enfant que dans
23:59 4 milliards d'années,
24:01 le soleil va
24:03 manger la terre.
24:05 J'ai un peu perdu
24:07 l'espérance d'éternité.
24:09 Alors,
24:11 je crois que je vis dans la réalité,
24:13 dans le présent.
24:15 Et ce qui va passer après,
24:17 on sait pas.
24:19 - Et pourtant, l'héroïne
24:21 de ce livre appelle toujours
24:23 le narrateur à regarder
24:25 au-delà, à regarder
24:27 au-delà de la ligne, même d'horizon.
24:29 Si tu regardes bien, tu vas peut-être apercevoir
24:31 quelque chose là-bas,
24:33 quelque chose très loin.
24:35 - Il y a toujours quelque chose qui va
24:37 venir, mais c'est pas l'éternité qui m'intéresse.
24:39 Il faut vivre dans le présent,
24:41 ce que nos
24:43 ancêtres vont faire avec ce qu'on
24:45 a fait. C'est leur
24:47 affaire, c'est pas la mienne. - Vous, vous n'écrivez pas
24:49 pour la postérité ? - Non.
24:51 Non. Comme je vais pas...
24:53 Je connais pas la postérité, alors je sais pas
24:55 si mes livres
24:57 sont encore là, sinon
24:59 je m'en foute un peu, comme je serais mort.
25:01 - De quoi vous vous foutez pas ?
25:03 Qu'est-ce qui vous intéresse ? Qu'est-ce qui vous importe
25:05 le plus aujourd'hui ?
25:09 - La littérature. C'est la littérature que...
25:11 Je veux...
25:13 Bien sûr, j'aimerais bien que
25:15 mes livres vont rester,
25:17 mais il faut pas
25:19 penser à la postérité
25:21 si on écrit, je crois. Il faut penser à
25:23 faire un bon travail,
25:25 vivre dans la réalité,
25:27 d'apercevoir la réalité,
25:29 de la...
25:31 montrer dans
25:33 les livres. Et ce qui
25:35 passe après, c'est pas mon métier.
25:37 - Mais en fait, l'écrivain, c'est un archiviste
25:39 ou c'est un archéologue ?
25:41 Ou c'est un peintre du futur ?
25:43 - En tout cas, moi, je suis pas un archéologue.
25:45 Plutôt un archiviste, peut-être, oui.
25:47 - Comment va la littérature de langue allemande,
25:51 Peter Stamm ? - Comment elle va ?
25:53 - Ouais ? - Pas trop mal,
25:55 je crois. Il y a beaucoup de jeunes qui écrivent,
25:57 il y a un peu... Il y a un peu trop
25:59 de... Pour mon goût, il y a un peu trop
26:01 d'autofictions en ce moment, mais c'est
26:03 des modes qui viennent et
26:05 qui passent. Alors... Mais je crois
26:07 qu'elle est assez vivante.
26:09 Et plus...
26:11 Moins intellectuelle qu'elle était,
26:13 peut-être. Alors, plus ouverte,
26:15 plus lisable, aussi.
26:17 - Je pensais que vous alliez dire "moins intellectuelle
26:19 que la littérature française".
26:21 - Non, ça, je crois pas.
26:23 - Moins ? Pas moins ? - Pas moins, non.
26:25 - Parce que généralement, on en parle au moment de ce
26:27 grand rendez-vous qu'est
26:29 la foire du livre de Francfort.
26:31 Et on se rend compte qu'il y a quand même
26:33 assez peu de parutions, ici,
26:35 en France, notamment de titres
26:37 écrits en langue allemande.
26:39 Alors, vous êtes Suisse, mais vous faites partie de cette famille
26:41 des écrivains
26:43 allémaniques, aussi.
26:45 Comment vous expliquez
26:47 que cette littérature, même en Europe,
26:49 voyage si peu ?
26:51 - Peut-être que c'est une littérature
26:53 qui est souvent basée sur la langue
26:55 et pas sur ce qu'elle montre.
26:57 Et la langue, c'est difficile
26:59 à traduire. Et on perd
27:01 beaucoup si on traduit...
27:03 Si on...
27:05 Si vous voulez traduire la langue, c'est
27:09 difficile. Si vous traduisez les images,
27:11 c'est plus facile. Alors, je crois
27:13 que dans mes livres, c'est plutôt les images qui sont
27:15 importantes et pas la langue. Alors, c'est
27:17 possible de la traduire.
27:19 - Et ce livre commence
27:21 par "Plus tôt dans la journée,
27:23 il y a eu un peu de pluie. Maintenant, le ciel
27:25 n'est chargé que par endroit, avec
27:27 d'épais petits nuages, ourlés d'une blancheur
27:29 incandescente dans la lumière". Il est traduit
27:31 par Pierre Désus. Il
27:33 s'intitule "Les archives des sentiments"
27:35 et il est traduit et publié chez votre
27:37 éditeur Christian Bourgois. Merci Peter Stamm.
27:39 - Merci. - Vielen Dank.