Le géographe et essayiste, Christophe Guilluy était l’invité de #LaGrandeInterview de Sonia Mabrouk dans #LaMatinale sur CNEWS, en partenariat avec Europe 1.
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00:00 - Bienvenue et bonjour Christophe Guillouis. - Bonjour.
00:02 - Merci de votre présence. Vous êtes rare dans les médias, c'est votre grande interview sur ces news et européens.
00:07 Vous êtes géographe de formation, vous avez théorisé de nombreux concepts qui sont autant d'ouvrages à succès,
00:12 fractures françaises, la France périphérique, comment on a sacrifié les classes populaires,
00:16 le crépuscule de la France d'en haut et puis bien sûr les dépossédés.
00:20 Justement parmi ces relégués, ces dépossédés, on retrouve nos agriculteurs, nos paysans.
00:25 Hier, il y a eu des interpellations après l'intrusion à Rungis, il y a eu aussi des images qui ont interpellé de face à face
00:31 entre des blindés et des tracteurs. Christophe Guillouis, la colère et la détresse qui est la leur, celle de nos agriculteurs,
00:37 est appelée crise agricole. Est-ce qu'on vit véritablement une crise agricole ?
00:43 - Alors oui, il y a une crise agricole, de fait. Une crise agricole qui est notamment liée aux normes européennes que subissent les paysans.
00:53 D'ailleurs, ce qui est très intéressant, ce sont des normes qui sont imposées par des gens qui ne s'imposent aucune norme,
01:00 qui sont dans nos limites du marché. C'est le petit paradoxe.
01:05 Après, évidemment, il faut voir beaucoup plus loin encore. C'est-à-dire que la crise qu'on vit aujourd'hui vient des territoires de la France périphérique.
01:13 Cette France périphérique que j'ai essayé de conceptualiser depuis une vingtaine d'années,
01:18 où vit finalement la majorité de ce qu'étaient les travailleurs de ce pays, des paysans certes, mais aussi des ouvriers, des employés.
01:27 Bref, tous ces gens qui sont maintenant un peu en périphérie du modèle économique que j'appelle aujourd'hui les dépossédés.
01:35 Dépossédés, pourquoi ? Parce qu'ils sont dépossédés, évidemment, de leur travail, une dépossession sociale de fait.
01:43 C'est finalement cette France périphérique, le cimetière de ce que j'appelais hier la classe moyenne occidentale.
01:50 Et quand on regarde les choses d'un peu près, on se rend compte que toutes ces crises émanent toujours de ces territoires.
01:58 En France, on se souvient des Gilets jaunes, mais aussi aux Pays-Bas, mais aussi en Allemagne, mais aussi aux États-Unis.
02:05 Et finalement, on a bien une réaction, non pas à des marges, parce que si vous pensez la crise agricole, celle des paysans,
02:16 comme une crise des marges, ce que veut absolument représenter aujourd'hui le pouvoir, alors vous êtes dans un traitement, j'allais dire technocratique.
02:26 Donc elle est existentielle ?
02:28 Bien sûr qu'elle est existentielle, c'est-à-dire que pourquoi 80% des gens se reconnaissent à travers ce mouvement,
02:34 comme d'ailleurs, c'est à peu près le chiffre qu'on avait au départ, en tout cas, du mouvement des Gilets jaunes.
02:40 C'est qu'il y a bien là quelque chose du commun de ce que vit la majorité ordinaire.
02:47 Et cette dépossession, les paysans aujourd'hui sont en train de la porter.
02:53 Mais ne pas oublier une chose, c'est que ces coups de butoir vont continuer.
02:58 Aujourd'hui, vous avez la crise agricole.
03:00 Naïvement, le pouvoir pense pouvoir régler le problème, ce qu'il va faire très certainement, comme avec les Gilets jaunes,
03:07 à coups de chèques, à coups de représentations, j'allais dire, très segmentées de la société.
03:13 C'est-à-dire qu'on va vous dire "oui, mais finalement, les paysans, c'est quoi ? C'est 1,5% de la population active, c'est pas grand-chose".
03:21 Donc, ce n'est pas le modèle qui est en cause.
03:24 Christophe Galluy, vous alertiez, ça fait 15 ans, même un peu plus que vous alertez de cela, avec cette expression qui marque.
03:31 Vous avez dit "il y a un éléphant malade dans un magasin de porcelaine".
03:35 Et toute cette France-là, paysans, ouvriers, vous l'avez dit, petits, indépendants, c'est classe moyenne, cette France des fragilités sociales, dites-vous,
03:43 elle se voit aussi reléguée. Et cette image d'une capitale sanctuarisée, presque protégée par les blindés, qu'est-ce qu'elle renvoie pour vous, cette image en particulier ?
03:55 Est-ce que ça décrit ce que vous êtes en train de nous dire ?
03:57 Là, vous avez, sous les yeux, c'est ce que j'ai essayé de traduire par métaphore autour de la géographie, avec cette France périphérique et les métropoles citadelles,
04:10 des catégories supérieures qui bénéficient très fortement du modèle économique, qui se sont repliées dans ces citadelles métropolitaines,
04:19 aujourd'hui protégées par des blindés. Mais derrière tout ça, il y a un fait culturel, presque anthropologique.
04:28 C'est Christophe Horlache qui avait parlé, il y a très longtemps, de la sécession des élites. En réalité, c'est allé beaucoup plus loin.
04:34 Plus loin qu'une sécession ?
04:37 Oui, c'est-à-dire que quand vous regardez ce que sont devenues, par exemple, les grandes métropoles, c'est-à-dire des endroits de plus en plus homogènes socialement,
04:44 où ces catégories de travailleurs ont quasiment disparu, vous avez pour la première fois dans l'histoire des catégories supérieures qui ont tourné le dos à leur Interland,
04:56 qui ont tourné le dos à ce qui fait la société, finalement, les gens ordinaires, la majorité ordinaire.
05:02 Or, quand vous tournez le dos à la société, vous êtes inséré dans une bulle qui produit des représentations, qui va finalement conforter votre sécession.
05:16 C'est ce que j'appelle l'égotisme de la bourgeoisie d'aujourd'hui, on va dire. Mais cet égotisme, il ne crée que du vide.
05:25 C'est-à-dire que vous avez des gens, après tout le monde, où vous n'avez plus de lien avec la société, qui sont de plus en plus repliés sur eux-mêmes.
05:33 Vide et néant, dites-vous, Christophe Gueluit sur CNews et Europe 1, mais pourquoi nos gouvernants, et ce que vous appelez les élites, en tout cas les élites autoproclamées,
05:41 sont-elles et sont-ils à ce point engluées dans ce modèle métropolitain ? Pourquoi est-ce que certains n'essayent pas d'en sortir, de s'en dégager ?
05:48 Alors je crois encore aux faits culturels, c'est-à-dire que toutes les représentations académiques, audiovisuelles, cinématographiques,
06:01 tendent à conforter l'idée que la métropolisation est l'horizon indépassable. Quand je dis métropolisation, je dis modèle néolibéral en réalité.
06:13 Et c'est très compliqué pour elles. - Qu'on nous a vendues, qu'on nous a vendues, qu'on a acceptées. - Qu'on nous a survendues, qu'on nous a survendues.
06:19 Et c'est pour ça que tout ça est très très lié à la rupture anthropologique entre ces élites, ces catégories supérieures et le peuple,
06:27 parce que si vous n'êtes plus en lien avec la société elle-même, parce que ce qu'on nous fait croire, c'est que toutes ces révoltes,
06:33 toutes ces coups de butoir représentent les marges de la société. Elles ne représentent pas les marges de la société, elles sont la société elle-même.
06:40 - Vous voulez dire que ce qui se passe là, c'est presque le cœur battant du pays ? - Bien sûr. Il faut bien avoir en tête une chose, c'est que,
06:48 quand je dis France périphérique, c'est un constat finalement géographique. La réalité, c'est que ceux qui font tenir la société sont ces gens ordinaires,
07:00 sont ces petits travailleurs, sont ces employés, sont ces ouvriers, sont ces paysans. Une société ne tient pas sans ça.
07:07 Or, une société cohérente, c'est une société où il y a un lien entre le haut et le bas, où ça circule.
07:12 Or, à partir du moment où vous avez des catégories supérieures qui ont tourné le dos à cette société ordinaire,
07:19 eh bien, elles s'auto-détruisent, sans le savoir d'ailleurs. C'est ce que j'appelle le vide existentiel, qu'on appelle parfois le nihilisme,
07:27 de ces gens qui ont abandonné toute contrainte sociale.
07:31 - Ça veut dire qu'elles se pensent hégémoniques, cette France finalement de la mondialisation et des gagnants, mais en réalité,
07:39 elles sont minoritaires et c'est l'hégémonie entre guillemets par le bas et ce n'est pas du tout péjoratif ?
07:44 - Non, non, non, bien sûr que non. C'est-à-dire qu'elles se regardent dans le miroir, mais comme Dorian Gray pourrait se regarder.
07:53 C'est-à-dire qu'en réalité, d'ailleurs, ce n'est pas un hasard si tous ces gens... D'ailleurs, c'est très intéressant de voir que
08:01 cette déification de la jeunesse par des gens qui sont habités par un vide existentiel...
08:07 - Parlons-en, je suppose que vous parlez du Premier ministre Gabriel Attal ? - Oui, bien sûr.
08:11 - Entre autres, mais c'est vrai ? - C'est le syndrome Greta Thunberg de l'Occident.
08:16 - Avec des mots, quand même, qui sont autres que Greta Thunberg.
08:18 - Bien sûr, mais bien sûr. - Désucardisé, débureaucratisé, simplifié, débureau... Formidable, vous le pensez ?
08:24 - Non, non, mais ce qui est très intéressant, c'est qu'effectivement, quand vous êtes dans le culte de l'ego, du moi,
08:33 vous avez forcément une vraie question autour du vieillissement, autour de cette question essentielle de la mort,
08:43 parce que ces gens se croient éternels. Et là, il y a un véritable problème, c'est-à-dire qu'on est obligé de renouveler en permanence.
08:51 Macron est un vieux président, je rappelle que pour les cabinets de recrutement, on est senior à partir de 40 ans,
08:57 donc il faut en permanence... Donc cette espèce de fuite en avant nous dit ce vide existentiel.
09:03 Et finalement, ce qui est peut-être plus intéressant, c'est que cet habillage, cette communication est aujourd'hui influencée par le bas.
09:14 C'est-à-dire qu'on voit bien, Gabriel Attal utilisait des mots qu'il n'utilisait jamais, comme "souveraineté", il parle de "classe moyenne"...
09:22 - "France qui travaille, qui se laisse tomber"... - "France qui travaille", etc.
09:25 - Vous n'y croyez pas, ce n'est que de la communication ?
09:28 - On est... Enfin, je veux dire, ça fait quand même 20 ans qu'on vit ces crises. On sait qu'aujourd'hui, ces gens ne s'inscrivent plus du tout dans le temps long,
09:37 mais plutôt dans une logique de faire durer le plus longtemps possible le modèle, d'où d'ailleurs cet effet de cavalerie,
09:47 où on emprunte des 700 millions d'euros par jour sur les marchés financiers. Enfin, on voit bien que...
09:52 Si vous voulez, tous les indicateurs économiques nous montrent que ce modèle ne fonctionne pas. Et on va essayer d'aller le plus loin possible.
09:58 - Mais jusqu'où ? Parce que, ce que vous décriviez très bien, Christophe Guely, en fait, vous dites que le plus important, c'est la dépossession de ces classes populaires,
10:06 et c'est le plus grand plan social de l'histoire, dites-vous. Jusqu'à quand vont-ils et vont-elles accepter ce grand plan social ?
10:13 - Alors, déjà, elles ne l'acceptent pas. On a l'illusion, et d'ailleurs, ça fait partie des représentations.
10:19 C'est pour ça que j'insiste beaucoup sur la question des représentations. Mettre en avant, par exemple, la métropole comme horizon indépassable,
10:25 les représentations médiatiques, représenter cette majorité comme, finalement, des panels, comme on le fait dans des agences de publicité.
10:35 - Des séquences, des segments, des... - Oui, des petits segments. C'est-à-dire que c'est exactement ce qu'avait fait Macron avec le Grand Débat.
10:40 Vous aviez une France majoritaire qui se réunit sur des ronds-points. D'ailleurs, très intéressant, cette France majoritaire sur les ronds-points,
10:47 soutenue par la majorité, était très diverse, diverse socialement, en âge, des salariés du public, du privé. Enfin, bref, il y avait quelque chose qui faisait société.
10:56 - Même si, après, on l'a extrême-droitisé et qualifié de tous les mots. - Ah oui, l'extrême-droitisation fait partie de la défense.
11:03 C'est le blindé, j'allais dire, intellectuel de ces catégories supérieures. On extrême-droitise absolument tout.
11:12 Je veux dire, cette table peut être extrême-droitisée, ce micro, cette chaîne, que sais-je encore, etc. Sauf qu'il y a un véritable problème,
11:20 c'est que si vous extrême-droitisez tout, alors à la fin, vous avez extrême-droitisé la réalité. Et c'est exactement ce qui se passe aujourd'hui.
11:29 Il y a un processus d'extrême-droitisation de la réalité, simplement, c'est une protection. Mais le fond du problème, il est qu'aujourd'hui, les gens ont compris.
11:40 Ils ont fait leur diagnostic. Ils n'en bougent pas. Ça fait 20 ans qu'ils ont parfaitement compris ce qu'est ce modèle économique,
11:48 parce qu'ils le subissent de génération en génération. Ils ont parfaitement compris.
11:52 - Attention, on touche à la fin d'un système. Vous nous dites qu'on arrive à un point, là, c'est vraiment la vraie composée des chemins.
11:59 - Oui, c'est le point de rupture. Évidemment, on va emprunter sur les marchés financiers, on va distribuer un peu d'argent.
12:04 Peut-être que cette crise, on va l'apaiser, etc. Mais il y aura un autre coup de boutoir, tout simplement parce que le modèle ne fonctionne pas.
12:11 Aujourd'hui, on parle beaucoup de la crise de l'Occident. - C'est la crise des classes moyennes occidentales.
12:18 - Oui, bien sûr, c'est-à-dire de la majorité, en fait. Pourquoi il y a une crise en Occident ? Une crise démocratique, une crise culturelle, etc.
12:24 Parce que pour la première fois dans l'histoire, vous avez ce décalage énorme entre une représentation de la société par ses catégories supérieures,
12:33 qui ne correspond absolument plus à ce qu'est cette société. Ce n'était pas le cas avant.
12:38 Hier, vous aviez des représentations culturelles jusqu'aux années 60-70, qui étaient en symbiose avec la majorité ordinaire.
12:45 Et dans le monde entier, ça se passe comme ça. Il n'y a qu'en Occident où vous avez cette partie du haut qui a tourné le dos à ce qui est la sève,
12:53 finalement, de toute société, c'est-à-dire les gens ordinaires. Or, quand vous coupez avec les gens ordinaires, avec la majorité ordinaire, vous coupez avec la vie.
13:02 C'est pour ça que j'oppose beaucoup. Vous voyez par exemple toutes ces images qu'on voit de paysans...
13:06 La vie, vous dites. Là, on passe presque dans autre chose qu'une analyse sociologique ou géographique.
13:12 C'est ce qui est sacré.
13:14 Mais oui, c'est parce que derrière tout ça, quand je parle de la bourgeoisie égotique, ce n'est pas simplement pour me moquer.
13:22 J'en suis très triste parce que l'égotisme mène au vide existentiel.
13:27 C'est pour ça que les gens n'écoutent plus les discours politiques parce qu'ils ont l'impression d'entendre des robots, des robots avec un vide existentiel.
13:35 Ce sont des gens très déprimés, qui ne se projettent pas, qui refusent la mort, qui refusent le vieillissement.
13:42 Donc, on est bien dans quelque chose d'un refus de la vie.
13:45 Et inversement, quand je vois les images sur les écrans de paysans, la dignité des gens qui ne demandent pas d'argent, mais simplement d'exister,
13:55 je me dis que la vie est en nous.
13:58 La morale est en nous, pas une morale religieuse, mais quelque chose qui vient vraiment au plus profond de nous.
14:05 Et pourquoi je dis ça ? Parce que ça permet de ramener chacun à ses responsabilités.
14:10 Par exemple, on parle beaucoup de l'empreinte sociale, de l'empreinte carbone ou de l'empreinte écologique.
14:20 Mais on oublie toujours une chose, il y a une empreinte sociale. Vous émettez une empreinte sociale par vos décisions, vos choix résidentiels,
14:29 vos choix de contournement de cartes scolaires, vos choix de vous concentrer dans des métropoles où finalement, vous avez des gens qui vont vous ressembler.
14:38 Pour pouvoir mettre vos emprunts dans le privé et dans le public.
14:41 L'audiovisuel, c'est génial parce qu'en plus, il y a l'image.
14:44 Vous avez une image produite qui vous dit à quel point vous êtes beau, merveilleux et le plus intelligent.
14:52 Bon, évidemment, ça va continuer.
14:54 Sauf que tout ça est un leurre absolu et on le paye aujourd'hui.
14:59 Derrière ce qu'on appelle l'effondrement de l'Occident, etc., il y a en interne cette fracture anthropologique et culturelle majeure qui ne peut pas perdurer.
15:09 C'est bien ça qu'il faut avoir en tête.
15:11 Peut-être que cette crise va passer, mais elle ressurgira et elle ressurgira des mêmes territoires, de la même sociologie.
15:19 Je vous le dis depuis si longtemps.
15:20 Et elle oppose finalement.
15:21 Et c'est pour ça que moi, je reste optimiste.
15:23 Finalement, des gens qui ont encore la vie en eux, a finalement des élites.
15:29 Le vide et le néant, avez-vous dit.
15:31 Mais oui, je veux dire, baladez-vous à Paris.
15:34 On retiendra ce message de primisme.
15:36 C'est vide, c'est absolument vide.
15:39 Et la vie auprès de ces classes populaires moyennes.
15:43 On retiendra aussi le mot de dignité, Christophe Guy.
15:45 Lui, c'est passionnant de vous écouter.
15:47 Je vous remercie.
15:48 On aurait aimé même que cet entretien soit plus long.
15:49 On vous recevra avec grand plaisir bientôt.
15:51 Merci à vous.
15:52 Merci, parce que vous êtes très rare dans les médias.
15:53 Et on rappelle vos ouvrages, notamment "Les dépossédés".
15:56 Je vous remercie.
15:57 Je vous dis à bientôt.
15:58 Merci.
15:59 [Musique]
16:02 [SILENCE]