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Gilles Kepel, professeur des universités et spécialiste du monde arabe, était l’invité de #LaGrandeInterview de Sonia Mabrouk dans #LaMatinale sur CNEWS, en partenariat avec Europe 1.

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Transcription
00:00Bonjour Gilles Kepel. Bonjour. Et bienvenue à la grande interview sur CNews Européens.
00:04Vous êtes professeur des universités, spécialiste du monde arabe et auteur de ce livre
00:08« Le bouleversement du monde », la presse cet octobre aux éditions Plon.
00:13Quelle sera l'ampleur de la riposte israélienne ? Bombardement d'infrastructures, assassinats ciblés
00:18ou alors un coup d'ampleur en tous les cas ? Les Etats-Unis veulent que cette riposte israélienne
00:24à l'égard de l'Iran ne vise pas les installations nucléaires iraniennes.
00:28Au final, Gilles Kepel, qui va décider de cette riposte ?
00:32Je crois que pour l'instant c'est surtout Netanyahou qui a la main puisque même si Biden a fait une déclaration,
00:38il n'y a plus vraiment de pilote dans l'avion de la Maison-Blanche aujourd'hui.
00:42Il a jeté l'éponge et les deux candidats, Mme Harris et M. Trump,
00:49pèsent au trébuchet les voix des uns et des autres. Vous savez que c'est extrêmement tendu.
00:54Avec ce facteur nouveau, c'est qu'il y a maintenant un électorat arabe aux Etats-Unis
01:00qui pèse en particulier dans des états bascules comme le Michigan.
01:03Et le paradoxe, c'est qu'il y a là-bas pas mal de Libanais d'origine chiite
01:08et finalement le Hezbollah est en train de se faire détruire au Liban,
01:14peut d'une certaine manière paradoxalement trouver sa revanche en faisant l'élection américaine
01:19si ça se décide chez les grands électeurs du Michigan.
01:23C'est une hypothèse d'école, mais c'est quand même assez troublant pour ce,
01:28si j'ose me citer, bouleversement du monde auquel nous assistons.
01:31Pour répondre plus précisément à votre question,
01:34il me semble qu'aujourd'hui, ce que fait Netanyahou de manière très systématique,
01:41c'est de liquider autant que possible le Hezbollah.
01:45Et c'est en tapant sur le Hezbollah qu'il affaiblit automatiquement l'Iran.
01:50Il faut bien se rappeler que contrairement au Hamas,
01:52qui est un parti palestinien, islamiste, sunnite, endogène,
01:58qui n'a pas été créé par l'Iran, mais qui s'est entendu avec l'Iran,
02:02qui a fait un mariage d'opportunité avec l'Iran parce qu'il bénéficiait de son soutien,
02:07le Hezbollah est une pure création iranienne
02:10destinée à servir de première ligne pour attaquer Israël.
02:15Précisément, si, comme vous venez de le dire,
02:18s'Israël tapait sur les installations nucléaires iraniennes,
02:24le Hezbollah avait pour fonction de taper d'abord de manière préemptive.
02:29Et à l'époque, s'il y avait eu une dizaine de morts en Israël, c'était un drame.
02:35Les choses ont complètement changé.
02:37Après le 7 octobre l'année dernière, 1 200 morts,
02:40la doctrine est complètement différente.
02:43Netanyahou, finalement, a pu considérer que les otages étaient en seconde ligne,
02:50que le principal objectif était de compléter la victoire militaire,
02:55et surtout, la destruction du Hezbollah,
02:58qu'ils poursuivent systématiquement de plus en plus tous les jours.
03:01On s'attendait, on guette les infos, est-ce qu'ils attaquent l'Iran ?
03:04Non, tous les jours, vous voyez,
03:08parce qu'à partir du moment où le Hezbollah est liquidé,
03:13comme force militaire, en tout cas, peuvent attaquer Israël,
03:16l'Iran se trouve en première ligne et donc très exposé,
03:20et ça favorise les contradictions à l'intérieur du système iranien.
03:23Mais Gilles Kepel, dans ce monde en plein bouleversement,
03:25comme vous l'écrivez, pourquoi les puissances occidentales,
03:27même si elles ont vivement, évidemment, condamné les missiles iraniens sur Israël,
03:31pourquoi apportent-elles aujourd'hui un soutien avec quelques nuances à l'État hébreu ?
03:36Prenons par exemple la France, qu'a dit le ministre des Armées Sébastien Lecornu dans Le Point.
03:41Il dit que la sécurité d'Israël n'est pas négociable,
03:43et en même temps, la France appelle Israël à ses responsabilités.
03:47Pourquoi ce soutien avec des ombres ?
03:49Parce qu'on craint qu'une attaque frontale contre le territoire iranien venant d'Israël,
03:56par exemple la destruction des sites nucléaires,
03:58se traduise par un embrasement incontrôlable.
04:02Que va faire la Russie, même s'il est occupé en Ukraine ?
04:05Que va faire la Chine, même s'ils sont fâchés avec les Iraniens pour l'instant,
04:10puisque les Iraniens, quand ils envoient les outils tirés sur tout ce qui flotte en mer rouge,
04:15perturbent la navigation chinoise qui nous apporte tout ce qu'il y a sur ce bureau devant nous,
04:20ce téléphone, vos lunettes, le lien, etc.
04:23Et donc, je crois qu'il y a une crainte d'embrasement.
04:27Vous savez, si vous pensez à ce qui s'est passé à la fin de l'URSS,
04:30moi j'essaye de raisonner un peu comme ça,
04:33c'est peut-être extrême, mais bon, c'est une hypothèse,
04:37les Etats-Unis n'avaient pas attaqué le territoire soviétique.
04:41Ils avaient fait en sorte que l'armée rouge en Afghanistan s'effondre
04:46et quitte Kaboul à la mi-février 1989,
04:51et ensuite, six mois plus tard, le mur de Berlin s'est effondré
04:55parce que le système russe a édifié.
04:57C'est un peu ce qui se passe, je crois.
04:58Donc, Gilles Kepel, ce matin sur CNews Européen,
05:00vous nous dites qu'il faut peut-être moins s'attendre à une attaque directe sur l'Iran
05:04qu'un affaiblissement via encore le Hezbollah,
05:07même si sa tête a été coupée.
05:08En tout cas, c'est ce que fait aujourd'hui Israël.
05:12Leur stratégie, alors ils annoncent qu'ils vont taper,
05:14ça c'est de bonne, si j'ose dire, de bonne guerre,
05:17mais c'est surtout affaiblissement maximal du Hezbollah
05:21pour multiplier les contradictions internes en Iran.
05:26Alors hier, il y a eu une rumeur qui est passée,
05:28mais qui n'a pas été reprise ensuite,
05:30selon laquelle l'ancien président Ahmadinejad aurait dénoncé le fait
05:33que le renseignement iranien était infiltré au plus haut niveau.
05:37Après, il y a des choses très troublantes.
05:39La mort de l'ancien président, alors certains disent que c'était…
05:43Enfin, un hélicoptère.
05:44Oui, que c'était un accident d'hélicoptère.
05:46Pour le dire simplement, le temps était Mossad, si vous me permettez ce jeu de mots.
05:55La mort de Haniyeh dans le bunker ultra sécurisé des gardiens de la Révolution,
06:00là aussi, ce n'est pas quelque chose qui a été fait en passant par quelqu'un furtivement.
06:05D'accord, donc l'infiltration peut-être…
06:06Voilà, l'infiltration ou même plus, c'est-à-dire une partie de l'establishment sécuritaire,
06:12comme c'était le cas pour le KGB à l'époque, à la fin de l'URSS,
06:17qui décide que ça suffit, qu'on va dans le mur,
06:20et que si on continue comme ça, c'est l'Iran tout entier qui va s'effondrer.
06:24Gilles Kepel, on a parlé des réactions occidentales,
06:27parlons aussi du reste du monde, vous avez évoqué la Russie, la Chine, il y a le Sud global.
06:32L'émergence de ce Sud global est en train d'installer l'idée d'un Nord,
06:36pour le dire rapidement, éternellement coupable.
06:40Et le modèle ou l'exemple de ces pays du Nord serait Israël.
06:44Est-ce qu'il y a aujourd'hui une inversion totale des normes,
06:46des choses qui feraient, pour le dire rapidement,
06:50que la choix ne serait pas vu comme le plus grand crime de l'Histoire,
06:53mais la colonisation serait le plus grand crime ?
06:55C'est exactement ça que l'idéologie du Sud global,
06:58qui est basée sur la doctrine décoloniale,
07:01sur le wokisme qui taraude aujourd'hui nos universités,
07:04l'idée c'est ça, c'est qu'on change complètement de paradigme.
07:08C'est ce que j'ai essayé de montrer dans ce livre.
07:10Justement, on voit bien que la notion de génocide,
07:13qui était désigné au départ principalement le massacre des juifs par les nazis,
07:20en hébreu on l'a appelé la catastrophe, la Shoah,
07:24qui en arabe est traduite par Nakba,
07:26la catastrophe qui a créé une équivalence,
07:29a été remplacée dans la vision du monde des gens qui défendent le Sud global
07:35par le fait que c'était le génocide, c'était ce qu'Israël faisait à Gaza.
07:40Et en disant cela, ça veut dire derrière
07:43qu'Israël n'a plus de légitimité comme État,
07:46puisqu'il a été créé pour fournir un havre aux survivants du génocide.
07:52Ces survivants étant devenus « génocidaires »,
07:56du coup l'État n'est plus légitime.
07:58Et ça c'est un véritable changement de paradigme
08:02qui montre que les fondements moraux du monde,
08:06tels qu'ils ont été établis en 1945 avec la création de l'ONU,
08:10aujourd'hui sont devenus pertinents, obsolètes, c'est ça.
08:15Vous en avez eu un exemple terrible,
08:17puisque juste au moment où Israël allait commencer la liquidation du Hezbollah,
08:22il y avait la réunion de l'Assemblée générale de l'ONU.
08:26Netanyahou y est arrivé, tout ça avait l'impression d'une mascarade.
08:30Netanyahou a traité l'ONU de marécage antisémite
08:34et les trois quarts des pays du Sud n'étaient pas présents quand il a parlé.
08:38– Mise en scène.
08:39– Voilà, c'est ça.
08:39Donc si vous voulez, on a l'impression que le système…
08:42ils viennent d'interdire à Guthiérès de venir mettre les pieds en Israël.
08:47Donc on a le sentiment que ce système est en suspens
08:51et que là, ce qui est en train de se passer, ce sont de nouvelles forces.
08:54Alors c'est d'autant plus visible que les États-Unis, si j'ose dire,
08:59sont flottants, toujours les six mois qui précèdent l'élection présidentielle,
09:04mais là particulièrement avec le président qui a dû jeter l'éponge.
09:08– Et dans un contexte, mais alors dans ce flottement généralisé quand même,
09:12et ce désordre aussi généralisé, quelle est la voie de la France ?
09:16Alors perd-elle de l'influence et un poids important ?
09:19Et est-ce que vous diriez, Gilles Kepel, que le positionnement diplomatique
09:22de notre pays est de plus en plus conditionné à la sociologie de notre pays ?
09:27Et aux banlieues, à certains territoires ?
09:29Est-ce que notre position diplomatique dépend aussi de cela ?
09:34– Alors en partie, aujourd'hui, on est dans une circonstance particulière
09:37puisqu'on a un gouvernement tout à fait étonnant
09:40puisqu'il est suspendu entre une motion de censure et l'autre.
09:45Donc ça, c'est quelque chose à quoi on n'était pas du tout habitués,
09:49la voie de la France avec son domaine réservé,
09:51c'était dans le fantasme le général de Gaulle et Kouven-de-Murville.
09:55Alors on n'est plus tout à fait dans cette logique-là.
09:57Bon, M. Barraud vient de prendre ses fonctions, laissons-le s'installer.
10:03Il a fait un voyage à Beyrouth.
10:05– Vous avez déjà quand même, Gilles Kepel, une idée de ce qu'il a dit.
10:07Vous le dites avec nuance, mais…
10:09– Bien sûr, il est allé à Beyrouth.
10:11Alors je sais que ses propos ont été controversés par certains,
10:14mais il faut aussi se rappeler qu'il y a au moins, disons,
10:1823 000 franco-libanais dans ce pays
10:22et que nous avons aussi une responsabilité
10:24par rapport à nos concitoyens qui vivent au Liban.
10:27Ce n'est pas comme si c'était un pays.
10:29Le Liban est une création, pour le meilleur ou pour le pire,
10:33dans sa situation actuelle, sa composition, son découpage,
10:37même territorial, de la France mandataire.
10:40Donc, effectivement, la France a aujourd'hui besoin de redéfinir
10:46la façon dont elle fonctionne dans le monde, à travers l'Europe, bien sûr.
10:51Certes, les péripéties politiques que nous avons connues cette année
10:56ne nous donnent pas une position de force particulière.
10:59– Il y a les péripéties, comme vous le dites, politiques, Gilles Kepel,
11:02et puis il y a aussi une réalité.
11:04Par exemple, je voudrais vous faire réagir à ce qui se passe à Sciences Po Paris,
11:07avec des appels très clairs, l'intifada ou encore ce slogan
11:10« Abat les colonialistes », on vient d'en parler.
11:13Un rassemblement dans le hall de Sciences Po,
11:15qui a, eh bien, il y avait de nombreux étudiants, masqués et pourtant déquifiés.
11:19On regarde et on écoute pour nos auditeurs.
11:22« Liban, Liban, Palestine ! Liban, Liban, l'intifada, l'abat,
11:29l'abat, le colonialisme ! »
11:31– Effectivement, « Abat le colonialisme »,
11:33qu'est-ce qu'on peut faire par rapport à ce slogan ?
11:35C'est l'inversion que vous décriviez il y a quelques minutes.
11:37– Oui, en grande partie.
11:38Alors, à Sciences Po même, j'y ai été longtemps professeur,
11:42et le nouveau directeur prend ses fonctions maintenant.
11:48Je crois que c'est quelqu'un qui a les pieds sur terre, et donc maintenant…
11:53– Ça veut dire quoi ? Est-ce que les étudiants comme ça ont leur place à Sciences Po ?
11:56– Écoutez, je découvre la chose.
11:58Effectivement, j'espère que par exemple,
12:03quelqu'un comme moi ou un autre que moi pourra toujours s'exprimer et faire court.
12:08– Mais si vous en êtes parti, c'est bien la preuve que quelqu'un comme vous,
12:12ou vous-même, vous ne pouviez plus vous exprimer.
12:14– Oui, enfin, la Science Po, je n'y étais plus depuis longtemps,
12:17mais effectivement, j'ai été poussé hors de l'école normale supérieure
12:21parce que je ne suis pas woke, et j'ai été mis à la retraite anticipée
12:25pour cette raison, si vous voulez.
12:27Et effectivement, ça, ça pose un problème dans l'université française d'aujourd'hui.
12:32Le nouveau directeur de Sciences Po, justement,
12:34a appelé à ce que la liberté d'expression soit reconnue.
12:38Effectivement, on a l'impression que ceux qui ne sont pas dans la ligne
12:43de ce que vous venez de montrer à l'instant,
12:46n'ont plus véritablement la possibilité de s'exprimer.
12:49Et ça, ça pose un problème pour la pérennité même de l'institution,
12:53et pas seulement à Sciences Po, mais dans le reste du monde.
12:56Donc c'est pourquoi un directeur qui a des convictions et qui est fort,
13:01c'est important.
13:02– Hier, à votre place, pour conclure Gilles Kepel,
13:04l'ancien ministre Pierre Lelouch a dit craindre une libanisation,
13:08une balkanisation de la France.
13:10Nous approchons aussi, par ailleurs du 7 octobre,
13:13un an après les monstrueuses attaques.
13:15Il y a aussi un contexte de fêtes religieuses juives.
13:19Qu'est-ce que vous redoutez le plus en ce moment ?
13:20Est-ce que l'expression de libanisation, de balkanisation de la France
13:24avec un morcellement des communautés qui se font face,
13:27est une crainte réelle ?
13:28– Je ne crois pas à ce point, parce que ça voudrait dire
13:31que les communautés sont homogènes, et qu'à partir du moment
13:35où on est originaire de Tunisie ou de Bohème,
13:39on considère que ce qui est important, c'est notre pays d'origine.
13:42Or, fort heureusement pour nous, une grande partie de ceux
13:46qui sont d'origine étrangère dans ce pays,
13:48nous en sommes tous les deux partie,
13:50nous identifions principalement aux valeurs de la France et de la République.
13:54Même si on garde de la nostalgie ou de la sympathie.
13:57– Et les minorités qui font l'histoire,
13:59est-ce que vous craignez de leur part, justement, ce morcellement ?
14:02– Ça va être justement l'un des grands débats de notre société.
14:06Et la polarisation identitaire de la société française,
14:10où vous avez d'un côté ceux qui sont obsédés par le soutien
14:16à la Palestine, à Gaza, etc.
14:18et de l'autre, ceux qui vomissent le grand remplacement,
14:22fait que nous avons aujourd'hui une majorité ou un centre
14:25qui est suspendu entre l'un et l'autre.
14:28Et c'est le défi qu'il nous faut aujourd'hui surmonter.
14:32Mais bon, il n'y a pas de raison de ne pas se mobiliser
14:35pour faire en sorte que notre pays persiste dans son être.
14:38– Le sursaut est toujours possible.
14:40Et je rappelle votre livre,
14:41Le bouleversement du monde, l'après 7 octobre aux éditions Plan.
14:44Merci beaucoup, Gilles Kepel.
14:46– Merci de votre invitation.

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