Fabrice Arfi, journaliste à Médiapart et auteur de « Pas tirés d’affaires », 2022, aux éditions Seuil, et Guillaume Roquette, directeur de la rédaction du Figaro Magazine sont les débatteurs de ce jeudi 30 novembre. Plus d'info : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/le-debat-du-7-10/le-debat-du-7-10-du-jeudi-30-novembre-2023-6299074
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00:00 au lendemain de la décision de relax par la Cour de justice de la République dans l'affaire Éric
00:07 Dupond-Moretti poursuivie pour soupçon de prise illégale d'intérêt. La justice passe, mais aux
00:14 yeux des Français, est-ce que le soupçon reste à l'égard des hommes politiques ? On va en débattre
00:20 ce matin avec Guillaume Roquet, le directeur de la rédaction du Figaro Magazine et avec Fabrice
00:27 Harfi, journaliste à Mediapart, auteur pour citer un livre de « Pas tiré d'affaires » en 2022 aux
00:34 éditions du Seuil. Bonjour à tous les deux, merci d'être là ce matin. C'était une première, la Cour
00:40 de justice de la République qui jugeait un ministre de la justice en exercice. La CGR a donc décidé de
00:45 la relax d'Éric Dupond-Moretti, considérant, je cite, que l'élément matériel de la prise illégale
00:50 d'intérêt était bien constitué, mais pas son intentionnalité. Fabrice Harfi, comment avez-vous
00:55 reçu cette décision et vous êtes-elle surpris ? Non, elle ne m'a pas surpris, mais en fait c'est
01:00 dramatique parce qu'on le sait avec la Cour de justice de la République qui est un tribunal
01:04 d'exception, que la démocratie française est la seule à avoir. C'est-à-dire que majoritairement
01:10 les juges sont des politiques. Donc les politiques se jugent entre eux, ces douze voix de parlementaires
01:15 issus à la fois de l'Assemblée nationale et du Sénat, contre trois petites voix de magistrats
01:19 professionnels. Donc depuis que 30 ans qu'existe la Cour de justice de la République, quelles que
01:25 soient ses décisions, que ce soit des relax ou des condamnations, elles sont frappées du
01:28 seau du soupçon parce que ça ouvre la voie à tout un tas de tractations de politiques qui se jugent
01:34 entre eux, à tel point que... Si vous l'aviez condamné, si il avait été condamné, vous auriez dit la même chose ?
01:38 En tout cas ceux qui sont du côté d'Éric Dupond-Moretti auraient dit "mais c'est une justice
01:43 politique, c'est l'opposition qui nous a condamnés, etc." Et donc une justice qui ne passe pas et sur
01:48 laquelle il y a le soupçon, est une justice qui ne peut pas être efficace. C'est si vrai qu'Emmanuel
01:52 Macron avait demandé la suppression de la Cour de justice de la République, ça avait même été
01:56 présenté en Conseil des ministres en août 2019, parce que c'était l'incarnation suprême de
02:01 l'entre-soi judiciaire. Ça c'est le décorum. Et puis il y a la décision, et il y a ce que vous avez dit,
02:06 c'est-à-dire les arguments de la décision. C'est-à-dire que matériellement le délit est constitué, mais le ministre
02:12 n'avait pas l'intention de le commettre. On parle quand même de quelqu'un qui a prêté serment en
02:16 tant qu'avocat en 1984, qui s'est spécialisé dans la fin de sa carrière d'avocat, dans les atteintes à
02:23 la probité, et on parle du côté de ceux qui auraient dû le prévenir d'après les juges de la CGR, du
02:29 ministère de la justice, qui est quand même le lieu où on devrait être un peu informé des choses du droit.
02:33 Alors pour vous Guillaume Roquette, cette décision de la CGR ?
02:37 Moi je pense qu'elle est bienvenue. Je pense qu'il faut se méfier du manichéisme. Et il est trop facile d'opposer d'un côté
02:45 les responsables politiques, les ministres, les élus, qui seraient par construction des gens intéressés,
02:53 corrompus ou manipulateurs, et de l'autre côté des magistrats par essence intègres et dénués
02:59 d'arrière-pensée politique. Cette affaire elle est profondément politique. C'est-à-dire que le
03:05 ministère de la justice, avant même qu'Éric Dupond-Moretti y arrive, avait déclenché des enquêtes
03:10 contre des magistrats en considérant qu'ils avaient fait des choses qui n'étaient pas dans les
03:15 normes et qui avaient dépassé les bords, dans l'occurrence des surveillances d'avocats.
03:20 Ils ont été blanchis.
03:22 Qu'est-ce qu'il y a ?
03:23 Ils ont été blanchis par une enquête administrative, comme toujours. Parce que le propre de la magistrature,
03:29 c'est que c'est un corps qui est "irresponsable", c'est-à-dire qu'ils n'ont pas de compte à rendre aux
03:34 français, alors même qu'ils rendent la justice au nom du peuple et ils sont inamovibles, en tout cas
03:41 pour les magistrats du siège. Or, il y a des moments où les juges font de la politique. Et donc, il n'est
03:47 pas anormal que les politiques aient leur mot à dire dans ces cas-là. C'est pour ça que la Cour de
03:52 Justice de la République, qui d'ailleurs n'est pas une spécificité française, parce qu'il y a des
03:56 pays scandinaves où existe ce genre d'instance, ça ne me semble pas choquant. J'ajoute que une
04:02 majorité de parlementaires qui jugeaient Éric Dupond-Moretti étaient des gens d'opposition.
04:07 Donc, s'ils avaient voulu se payer le ministre, ils auraient pu.
04:10 Mais bien sûr, si on regarde...
04:12 Ce n'est pas faux, hein ? D'accord, il y a une majorité de parlementaires d'opposition.
04:16 Yael Ghos a bien expliqué, je crois, dans son édito ce matin, si on regarde entre les mains de qui
04:21 reposait la culpabilité ou la relaxe d'Éric Dupond-Moretti. Si on part du principe que les
04:28 juges parlementaires de la majorité allaient le relaxer par intérêt politique, que ceux de
04:32 l'opposition allaient le condamner par intérêt politique, ça reposait entre les mains des
04:36 sénateurs et des députés Les Républicains. Or, Éric Dupond-Moretti est celui qui, justement,
04:41 a été jugé pour avoir tenté d'affaiblir le parquet national financier à la veille du procès de
04:46 Nicolas Sarkozy, qui ne me paraît pas complètement éloigné des Républicains.
04:49 Est-ce que vous allez jusqu'à... Parce que vous dites ça, le député insoumis Hugo Bernal ici,
04:54 je ne sais pas si vous avez vu ce qu'il a dit hier, il a dit qu'il suspecte une stratégie politique
04:58 de la part du parti Les Républicains. Est-ce qu'il y a eu un arrangement sur le texte "Asile,
05:03 immigration à venir", est-ce que c'est ça le deal ? Je pose la question. Allez jusque là...
05:08 J'en sais strictement rien, mais qu'on se pose la question et qu'on se discute de ça au lendemain
05:12 de la décision prouve bien qu'il y a un problème avec cette cour de justice de la République qu'Emmanuel
05:17 Macron voulait lui-même supprimer. Mais au-delà de ça, et dans ce que dit Guillaume Roquet, moi ce
05:22 que j'entends, c'est cette musique assez fascinante de gens qui, à main gauche, veulent le respect de
05:27 l'autorité, de la police, de la justice pour tout un tas de délinquances. Mais quand cette autorité
05:32 judiciaire et policière se rapproche du pouvoir et de leurs pratiques, notamment dans ce qu'on
05:37 appelle les atteintes à la probité, alors le problème ça devient la police et la justice.
05:42 Nicolas Sarkozy a quand même comparé la police française à la stasie dans l'affaire Bismuth
05:46 pour laquelle il a été condamné deux fois en première instance. Et les juges deviennent des
05:52 espèces de Torquemada, des impendices de je ne sais quelle officine politique. Mais juste pour
05:57 terminer, qui vote la loi ? Qui crée les délits et qui vote la loi ? Ce ne sont pas les magistrats,
06:04 ce sont les élus. Si on estime que la prise illégale d'intérêt c'est 50 prisons fermes,
06:08 passibles de 50 prisons, que la corruption c'est 10 ans, c'est parce qu'on estime que
06:12 socialement c'est grave. Eh bien les magistrats ils sont là pour l'appliquer cette fois.
06:15 Vous savez très bien qu'en droit, la prise illégale d'intérêt, ça suppose une intentionnalité et
06:20 que donc... Justement non. La jurisprudence de la Cour de Cassation a atténué l'élément moral et
06:26 intentionnel. J'ai fait un peu de droit moi aussi, mais je pense qu'on va pas ennuyer nos éditeurs
06:29 avec ça. La décision de la Cour de Justice de la République, elle est argumentée d'ailleurs,
06:35 elle est tout à fait facilement accessible. Moi je pense que le problème c'est qu'on est dans
06:43 une espèce de zone grise. C'est-à-dire qu'on est à la fois dans le registre judiciaire mais aussi
06:48 dans le registre politique. Moi je considère qu'Éric Dupond-Moretti faisait son boulot de ministre.
06:52 Et que quand le ministre de la Justice demande des comptes aux magistrats dont il a la responsabilité,
06:58 quand il considère encore une fois qu'ils ont dépassé certaines bornes, ça me semble normal.
07:03 Parce que le problème si vous voulez, c'est que la justice qui devrait être une autorité,
07:08 est devenue un pouvoir. C'est-à-dire qu'elle a un agenda politique. Pas toute la justice,
07:13 mais une partie de la justice. Je dirais si vous me permettez cette comparaison,
07:16 que c'est un peu comme Mediapart. C'est-à-dire que vous faites un travail d'investigation,
07:19 qui je crois est assez largement reconnu, mais en même temps vous avez des convictions. Vous avez
07:24 une vision du monde, qui est proche de l'extrême gauche. Et je ne vous le reproche pas. Mais le
07:30 problème c'est que chez la justice, il y a chez une partie des magistrats, la même chose.
07:34 Juste un exemple. Dernières élections professionnelles. Le syndicat de la magistrature,
07:39 qui est quand même un organisme qui a son stand à la fête de l'humanité, a remporté un tiers des
07:46 voix des magistrats. Ça veut dire que vous avez un tiers des magistrats de ce pays qui se reconnaît
07:50 dans cette organisation. Mais moi je pense que ça pose un problème. Et que donc on ne peut pas
07:55 laisser la justice totalement hors de contrôle. - Mais vous êtes en train de dire, parce que moi
08:00 je veux bien qu'on discute de ça, mais... - C'est le propre du débat. - Oui, oui, très bien. Mais
08:05 tout à fait. Mais vous êtes en train de dire par exemple que Rémi Hess, le procureur général de la
08:09 cour de cassation, qui a représenté l'accusation au procès d'Éric Dupond-Moretti et qui a demandé
08:14 sa condamnation, il est du syndicat de la magistrature, c'est un syndicaliste. Vous êtes...
08:17 - Non, c'est pas ce que je veux dire. - Non mais attendez. - On va éviter les procès d'intention, ne me faites pas
08:21 l'air. - Non mais, il dit... - Je vous dis qu'il y a un problème général avec la magistrature. - Est-ce qu'il y a un
08:26 problème de politisation de la justice ? C'est ça la question qui est posée. - Si la question c'est
08:30 est-ce qu'il faut supprimer les syndicats de la magistrature... - C'est une question intéressante. - Bien sûr, mais est-ce qu'il faut supprimer les syndicats de la magistrature,
08:35 que ce soit ceux du SM, syndicat de la magistrature, ou l'union syndicale de la magistrature, qui est le syndicat majoritaire, qui est réputé beaucoup plus modéré que le SM ?
08:43 - C'est pas une question. - La question c'est est-ce qu'il faut supprimer les syndicats de police, est-ce qu'il faut supprimer les syndicalismes dans les autorités publiques ?
08:49 Mon avis personnel, c'est qu'évidemment que non, qu'il faut que tout corps puisse être défendu. Bien sûr qu'il peut y avoir des problèmes avec des magistrats,
08:55 l'affaire Bismuth l'a montré, c'est une affaire de corruption dans laquelle un magistrat de la cour de cassation, Gilbert Razibert, a été condamné.
09:01 A ma connaissance, ça n'est pas un magistrat de gauche. Voilà. - Vous vous posez la question, Guillaume, de savoir si la justice est politisée, si la justice fait de l'idéologie ou pas.
09:11 Et vous, Fabrice Arfi, dans votre précédent livre, vous dites justement pourquoi l'opinion publique, et c'est un peu ce qui revient à chaque affaire d'homme politique,
09:20 et il y en a plein dans cette rentrée depuis septembre, on aurait pu parler d'Olivier Dussopt, des affaires de Nicolas Sarkozy, etc.
09:25 Vous dénonciez dans votre livre le fait que l'opinion publique est comme anesthésiée par la délinquance en col blanc et qu'on en vient à tolérer l'intolérable.
09:33 Est-ce que vous êtes d'accord avec ça ? - Non, je ne suis pas d'accord parce que je pense que si on fait un sondage aujourd'hui pour savoir si la Cour de justice de la République a eu raison,
09:43 comme je le pense, de relaxer Dubon-Moretti, la majorité des gens dirait non. Je pense au contraire que la classe politique a une mauvaise image dans l'opinion.
09:54 Et je pense que bien sûr il y a des responsables politiques corrompus, et dans ce cas-là, la justice passe, mais il y a aussi, me semble-t-il, un mélange des genres qui n'est pas normal.
10:06 Je pense que quand par exemple le parquet national financier se rue avec une vélocité inédite dans l'histoire judiciaire sur des informations du canard enchaîné
10:15 pour engager des poursuites contre François Fillon afin, à mon avis, de le disqualifier pour l'élection présidentielle de 2017, je pense que c'est un sujet.
10:25 Je pense que oui, il ne faut pas opposer, encore une fois, des politiques qui seraient dans un agenda idéologique et une justice qui serait un modèle de probité.
10:33 - Mais en fait, c'est leur métier. En fait, les juges, ils sont là pour, et les magistrats, qu'ils soient procureurs ou juges du siège, ils sont là pour faire appliquer la loi.
10:41 Et les policiers avec eux, vous ne diriez jamais ça. S'il y a une épidémie de cambriolage à Paris, de plus en plus de cambriolages, vous allez, dans les colonnes du Figaro ou dans d'autres journaux, peu importe, dire « insécurité ».
10:54 Bon, ben quand il y a une multiplication des affaires d'atteinte à la probité, on dit « oh là là, le problème, c'est la police et ce sont les juges ».
11:01 Et c'est ça, moi, que je trouve assez fascinant dans cette rhétorique et que j'appelle le cartel de l'impunité.
11:07 C'est-à-dire de ne pas supporter que des gens aient à rendre des comptes quand ils sont élus.
11:12 - Juste pour terminer, vous parlez d'épidémie. C'est un autre exemple passionnant.
11:18 Regardez comment la justice a entrepris des poursuites contre le premier ministre de l'époque, Édouard Philippe, au moment du Covid, contre Agnès Buzyn,
11:26 qui a été mise en examen pour mise en danger de la vidéo Truie, alors qu'on peut critiquer la gestion du Covid, mais ces ministres, ils ont fait le maximum.
11:34 - Et la justice, elle était... - Oui, parce que la Cour de cassation a cassé.
11:39 - Je vous en supplie, laissez-moi juste terminer mon raisonnement.
11:42 Nous sommes les citoyennes et les citoyens d'un pays qui a eu un président de la République, Jacques Chirac, qui a été condamné pour des atteintes à la probité,
11:48 dont le premier ministre Alain Juppé a été condamné pour des atteintes à la probité, dont le successeur Nicolas Sarkozy a été condamné pour des atteintes à la probité,
11:54 dont le premier ministre de celui-ci, François Fillon, a été condamné pour des atteintes à la probité.
11:58 - Tous pourris, c'est ce que vous êtes en train de nous dire et c'est dangereux.
12:00 - Mais pas du tout, au contraire, je suis en train de dire, là, on nous pose un problème sur la table et vous vous dites,
12:04 au lieu de regarder le problème qui est posé par la délinquance en col blanc, le problème c'est la justice.
12:08 - Le temps file et se termine même. Comment avez-vous reçu l'un et l'autre, le retour cette semaine de Jérôme Cahuzac dans le débat public ?
12:17 - Écoutez, c'est vraiment pas ma tasse de thé, Jérôme Cahuzac. Je pense que c'est aux électeurs de décider s'ils en veulent ou non.
12:23 - C'est ce qu'a dit Fabien Roussel. - Eh bien, voilà, je suis d'accord avec Fabien Roussel, ça arrive, assez souvent d'ailleurs.
12:27 Et je pense que dès lors qu'il a été condamné et qu'il a purgé sa peine, ce n'est pas un sous-citoyen.
12:33 - Fabrice Harphy. - Alors, je suis totalement d'accord sur le fait que, bien sûr qu'à partir du moment où quelqu'un a été condamné définitivement à purger sa peine,
12:41 il peut revenir, je suis pour la réinsertion des personnes condamnées, mais la manière dont Jérôme Cahuzac le fait peut questionner.
12:47 Quand Sonia De Vilaire, à la matinale, l'interroge sur le fait, comment peut-on lui faire confiance et que sa réponse c'est "c'est votre problème, c'est pas le mien",
12:55 ça en dit long sur la nature du personnage qui, moi, me fait penser à un toxicomane qui a été sevré pendant trop longtemps de sa drogue préférée, à savoir l'attrait du pouvoir.
13:05 - Merci à tous les deux Fabrice Harphy, Guillaume Roquet à toi.