• l’année dernière
Avec Isabelle Veyrat-Masson, historienne et directrice de recherche au CNRS.
Les nouveaux moyens techniques à notre disposition nous permettent de capturer au quotidien nos souvenirs et de partager autour de nous, mais les lettres et objets en tous genres ont depuis toujours constitué des archives précieuses pour témoigner du temps passé.

Retrouvez "La question qui" de Maïa Mazaurette sur France Inter et sur https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/burne-out
Transcription
00:00 C'est l'heure de la question qui grave dans le marbre de Maya Mazorette.
00:04 *musique*
00:09 Documenter sa vie, quel intérêt ?
00:11 Alors là j'entends en loin la voix des râleurs, la documentation sera une compulsion et même une complaisance,
00:16 une passion narcissique, une tentative désespérée de nier la banalité de notre existence qui n'intéresse personne.
00:21 Alors ces réserves, je veux bien les entendre, mais quand même, si on laisse un instant notre snobisme de côté,
00:26 il y a plein de choses chouettes dans la documentation de soi.
00:29 Déjà ça permet de reprendre une forme de pouvoir sur les événements.
00:31 Archiver c'est avoir le dernier mot, choisir un début et une fin, décider des zones sombres et des coups de projecteurs.
00:37 Il paraît que l'histoire est écrite par les vainqueurs, donc quand on écrit une autre histoire,
00:41 automatiquement on devient victorieux et ça c'est chouette.
00:44 D'autant que pendant que personne ne regarde, on triche.
00:47 Quand moi je tenais un blog, toutes mes journées paraissaient épiques.
00:50 Quand je fais des vidéos de mes chats, comme par hasard ils ne vomissent jamais de boulettes de poils.
00:53 C'est pas la vraie vie mais c'est celle dont je choisis de me rappeler.
00:56 Et si cette vie documentée est plus belle, plus intéressante, plus présentable que la vraie,
00:59 c'est aussi parce qu'elle existe avant tout pour les autres.
01:01 Même devant un journal intime, on garde toujours en tête la possibilité que quelqu'un tombe dessus,
01:05 demain ou dans dix ans.
01:07 Donc même quand on écrit pour soi, on écrit toujours aussi un peu pour cette personne réelle ou fantasmée
01:11 à qui l'archive est plus ou moins consciemment destinée.
01:14 Et cette idée je la trouve extrêmement rassurante.
01:16 La documentation n'est pas un repli sur soi, mais une forme différée de communication avec l'autre.
01:20 Et puis pendant qu'on communique avec l'au-delà, on en profite pour fermer quelques portes.
01:25 Les photos de vacances se classent à la rentrée, les chroniques sont compilées en fin de saison.
01:28 En archivant, on se donne la permission de passer à autre chose.
01:30 Si c'est rangé, plus besoin d'y penser. Et quand c'est dans la boîte, c'est plus dans la tête.
01:34 On fait de la place pour avancer, on fait de la place pour les histoires des autres aussi.
01:37 Paradoxalement, se documenter pourrait bien être la meilleure manière de s'oublier soi-même.
01:41 Maya, aujourd'hui pour enrichir ta réflexion, tu reçois Isabelle Véramasson.
01:45 Bonjour Isabelle Véramasson.
01:46 Bonjour.
01:47 Alors vous êtes historienne, sociologue et directrice de recherche au CNRS,
01:50 rattachée au laboratoire et au centre de recherche sur les liens sociaux,
01:54 spécialisée notamment dans la sociologie des médias.
01:56 Est-ce que vous pourriez tout d'abord m'expliquer pourquoi je prends pathologiquement des photos de mes chats et de mes vacances ?
02:02 Alors j'ai envie de vous dire d'abord, parce que vous êtes comme tout le monde.
02:06 Très bien.
02:07 Pardon.
02:08 Et pourquoi est-ce que tout le monde fait ça ? C'est ça qu'il faut évidemment se questionner.
02:11 Exactement.
02:12 D'abord je pense que nous avons les moyens de le faire.
02:16 C'est-à-dire qu'il ne faut pas sous-estimer la possibilité que l'homme progressivement a la capacité de garder.
02:24 Alors vous savez, on considère qu'il y a quatre C dans la fonction des archives.
02:28 On collecte, on conserve, on classe et on communique.
02:32 Or pour faire à ces quatre niveaux, évidemment les techniques ont fait de grandes améliorations.
02:37 Donc je pense que finalement, c'est un peu ma manie d'historienne,
02:40 tout ce que vous avez dit, on peut le retrouver assez clairement dans le temps, dans le passé très ancien.
02:46 Vous savez que la fonction de tout garder, ce qui est décrit, c'est finalement la date de François 1er, au début du 16e siècle.
02:53 Donc cette obsession de tout garder, tout conserver est ancienne.
02:57 Ce qui est nouveau, c'est qu'on peut le faire très facilement, chacun d'entre nous peut le faire
03:02 et que du coup, chacun d'entre nous conserve ce qui est pour lui important.
03:06 Donc pour François 1er, c'était la politique. Il collecte tout conserver pour pouvoir vérifier ce que pensaient les uns et les autres.
03:12 Évidemment, on est en pleine guerre de religion et puis progressivement, les choses évoluent, les questions diffèrent.
03:18 Après, il y a la question de réutiliser l'archive.
03:21 Ensuite, il y a refaire le passé et puis il y a aussi les droits d'auteur,
03:25 donc gagner de l'argent avec les archives, il y a la connaissance tout simplement.
03:29 Et puis finalement, il y a la nostalgie, il y a un certain nombre de fonctions.
03:33 Mais en tous les cas, ce qui va varier dans le temps, ce n'est pas tellement tout ça.
03:37 On parle des selfies. Je me disais, Rembrandt passe sa vie à faire des selfies.
03:43 C'est une obsession. L'obsession que l'on a depuis Narcisse de se regarder, d'enregistrer son visage,
03:50 d'essayer de le regarder éternellement pour le comprendre.
03:53 Isabelle Algeny, paraît-il, c'est une légende qui veut dire quelque chose,
03:57 vit avec un miroir dans la main dans laquelle elle se regarde.
04:00 Il est greffé à sa main, c'est ça la légende ?
04:03 Je suis là pour répéter des légendes urbaines.
04:06 Mais ce que je veux dire, c'est que tout le monde, beaucoup de personnes, ont ce miroir collé sur la main.
04:12 Et maintenant, ça s'appelle un smartphone.
04:15 Donc non seulement on peut regarder, on peut conserver, on peut observer et on peut,
04:19 comme vous l'avez dit, vous l'avez justement communiqué.
04:22 Donc après, la question, c'est de savoir quelle est la part de ces 4 C.
04:27 Et ça, c'est évidemment à la fois en fonction du temps, en fonction des instruments et en fonction des individus.
04:31 Mais par exemple, sur le médium, vous en tant qu'historienne, vous trouvez qu'il y a des meilleures manières de conserver que d'autres ?
04:36 Par exemple, un selfie, est-ce que c'est moins bien qu'une lettre ?
04:39 Alors d'abord, comme vous dites, vous historienne, les historiennes n'aiment pas dire ce qui est bien et ce qui n'est pas bien.
04:45 Ce que nous montre la lettre et la comparaison avec le selfie, c'est que, comme je le disais,
04:50 les moyens techniques changent, mais la manière que l'on a de vouloir conserver et dire ce que l'on est,
04:56 ce que l'on ressent, quitte à tricher, vous l'avez tout à fait dit dans votre critique,
05:00 elle existe et dans la lettre et dans le selfie et dans TikTok et dans Instagram.
05:05 C'est-à-dire qu'on va écrire à la fois pour parler de soi, on parle beaucoup de soi quand on écrit,
05:13 et puis aussi pour que l'autre sache ce qui vous arrive.
05:16 Et de la même manière, le selfie sert à la fois à se regarder, comme je disais,
05:21 et à montrer à travers les réseaux sociaux ce que l'on est.
05:24 Donc il y a de l'égoïsme, mais il y a toujours du partage.
05:30 Après, la question, ça va être la question de l'authenticité de tout cela.
05:33 Et justement, il y a beaucoup de choses qu'on ne documente pas.
05:35 Qu'est-ce qu'on ne documente pas et qu'après vous on devrait documenter ?
05:39 Alors, ce qu'on ne documente pas, c'est, j'allais dire, un paradoxe.
05:45 C'est à la fois le plus important et le plus grave, parce qu'on ne peut pas,
05:49 parce qu'on ne sait pas, quand on a un trouble profond, une douleur existentielle qui est là,
05:56 finalement la seule chose importante de votre vie, comment en rendre compte
06:00 et est-ce qu'on a vraiment envie de la partager ?
06:02 À la limite, si on a envie de la partager, on est presque déjà guéri.
06:04 Donc ce qui est très, très important pour vous, c'est ce que vous n'allez pas documenter,
06:07 ce que vous n'allez pas montrer.
06:09 Ça, je crois que c'est très important.
06:10 Et puis après, il y a ce que vous ne pouvez pas ou que vous ne voulez pas montrer.
06:13 Ça, c'est pareil en histoire.
06:15 Les grands événements qui sont arrivés, la plupart n'ont pas été documentés.
06:19 La personne n'était pas là.
06:20 D'abord, il n'y avait pas de photos, les photos n'existaient pas.
06:23 Quand les photos ont existé, ce n'est pas parce que l'événement arrive
06:25 que vous avez un appareil photo.
06:26 Ensuite, maintenant, on est de plus en plus documenté.
06:28 Mais finalement, les grands événements ne sont pas forcément photographiés ou documentés.
06:33 Donc ça, je crois que c'est le paradoxe.
06:35 C'est que ce que nous gardons, ce que nous enregistrons,
06:38 ce n'est pas le plus important, sûrement pas.
06:41 Et ce n'est pas forcément le moins important.
06:44 Mais en tous les cas, je crois fondamentalement que nous trichons constamment
06:48 dans notre obsession de la documentation et de la communication de notre documentation personnelle.
06:53 C'est le jeu de la fiction et du document sur lequel je crois que vous avez parlé.
06:58 Et c'est aussi notre vie.
07:00 C'est-à-dire que nous passons notre temps à nous mentir, à nous tromper et à tromper les autres.
07:04 Et puis des fois, c'est aussi plus large que notre vie.
07:05 C'est-à-dire qu'on documente aussi le passé de notre famille.
07:08 Pourquoi est-ce qu'on est autant intéressé par l'histoire de nos aïeux ?
07:11 Alors là, ça touche à la question plus large de l'identité.
07:16 L'identité, elle est très multiple.
07:18 On en parle beaucoup actuellement.
07:19 Elle est à la fois individuelle.
07:20 Qui suis-je, moi ?
07:22 Et puis après, il y a l'individu collectif.
07:24 Ah, mais il paraît que dans les années 60, on s'est tous découverts bretons, alsaciens, juifs,
07:29 alors qu'on ne savait même pas ce que ça voulait dire avant.
07:32 Donc, tout d'un coup, l'envie de se retrouver dans un groupe est restreinte.
07:35 Ensuite, un groupe plus large en fonction des événements.
07:37 Pendant la guerre de 1914, le breton, alors lui, s'est découvert français.
07:40 Pas de chance, ça lui a conduit à aller dans les tranchées.
07:45 Et puis après, on s'est découverts citoyens européens.
07:47 Parce que la guerre...
07:48 Donc, la question de l'identité, elle est évidemment variable.
07:52 Et ensuite, on va la documenter, on va l'exprimer en fonction de nos, comme je le disais,
07:56 de nos instruments et de notre psychologie et de notre histoire personnelle.
08:00 Donc, je crois que tous ces éléments-là font que...
08:03 Et puis, il y a la question très française, me semble-t-il, de l'histoire.
08:07 C'est-à-dire que nous avons le sentiment que nous sommes des êtres très historisés.
08:11 On appartient à une histoire.
08:13 Tout le fil se tient.
08:14 Et le fil, c'est l'idée de l'éternation, c'est l'idée d'une grande histoire, d'un grand peuple, etc.
08:19 Et donc, chacun d'entre nous, beaucoup, pour la plupart, se sentent appartenir à une lignée,
08:26 à une continuité qui est à la fois restreinte, c'est la famille, mais aussi peut-être plus large que cela.
08:33 - Merci beaucoup pour cette grande chaîne humaine à laquelle nous appartenons.
08:37 Merci Isabelle Véramasson.
08:39 Je rappelle que vous êtes historienne et sociologue et directrice de recherche au CNRS.

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