L'habit fait-il le genre ? La question qui par Maïa Mazaurette

  • l’année dernière
Dans son film “Orlando : ma biographie politique”, la vingtaine de personnes filmées par Paul B. Preciado ont en commun le port d'une collerette, accessoire détachable du XVIe siècle sans genre mais de grande classe qui passe d’un Orlando à l’autre. On reçoit ce soir... une spécialiste de la mode !

Retrouvez "La question qui" de Maïa Mazaurette sur France Inter et sur https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/burne-out
Transcript
00:00 C'est l'heure de la question de Miami Hazorette, introduite par David Bowie lui-même, c'était en 1975, aux Grammy Awards.
00:05 Alors, mode !
00:15 Ah !
00:16 C'est parti les amis, la question est la suivante.
00:19 Harry Style en robe, est-ce une attaque à la virilité ?
00:21 C'est le premier homme en 27 ans qui fait la couverture du célèbre magazine Vogue, mais en robe.
00:27 Regarde, on la voit la photo Tristan, est-ce que toi tu pourrais faire la couverture d'un magazine en robe ?
00:32 Bah ouais, il a un style de ouf !
00:34 L'habit fait-il le genre ?
00:38 Auditeurs et auditrices, auditorices, sans vouloir me vanter, ma performance de genre d'aujourd'hui est de très très très haute volée.
00:45 Collection France Inter, automne-hiver 2023, je porte une robe avec un haut en dentelle, des bottes à talons hauts, un collant même pas filé,
00:51 de la lingerie même pas dépareillée, ajoutez à ça des boucles d'oreilles qui brillent.
00:55 Et comme vous pourrez le constater sur le direct de cette émission, non seulement je fais femme, mais je transpire de féminité, des effluves de strogène et de progestérone,
01:02 un mélange de douceur, de faiblesse, de frivolité et de sexopil.
01:06 Je fais mon genre, je le fais bien et je le fais à fond.
01:09 Pour être tout à fait honnête, quand je me suis habillée ce matin, c'était d'abord en jean et gros pull avec des chaussettes de camping et des après-ski.
01:14 Je me suis changée parce que juste après l'émission, je vais défendre les voix féminines dans le monde de l'érotisme.
01:18 Je me suis donc sans aucun scrupule déguisée en femme aujourd'hui.
01:21 Mais c'est plus compliqué que ça.
01:23 Parce qu'en jean et gros pull, je n'étais pas déguisée en homme, j'étais juste déguisée en être humain.
01:26 Il n'y a aucun vêtement que j'aurais pu porter pour me déguiser en homme.
01:29 Que ce soit le treillis, la cravate, le noeud papillon, le costume trois pièces, le slip kangourou ou les bottes de cow-boy.
01:34 Toutes ces pièces sont féminisées et puis en plus depuis des décennies.
01:37 Bienvenue dans le monde de la mode où les boutiques de fringues sont autant de territoires conquis.
01:40 Le rayon femme est pour moi, le rayon unisexe est pour moi, le rayon homme est pour moi.
01:44 Pour les femmes, la sape c'est le plus grand open bar de France et de Navarre.
01:48 Et c'est la preuve d'une injustice assez flagrante.
01:50 L'habit ne fait pas le genre, il fait deux genres, le féminin et le neutre.
01:54 Non seulement le masculin n'existe pas, mais les hommes peuvent être punis s'ils divergent de la stricte neutralité.
01:58 Or Halloween, le gaillard qui voudrait parader en robe, le bonhomme qui voudrait enfiler un soutien-gorge
02:03 et une jupe fendue prend le risque de se faire insulter, frapper ou même assassiner.
02:06 En somme, côté vestiaire, la définition de l'homme est purement négative.
02:09 Un homme ne se définit pas par ce qu'il porte mais par ce qu'il ne porte pas.
02:13 Ce dont je déduis ma conclusion du jour.
02:15 Quand l'habit fait le genre, les hommes peuvent aller se rhabiller.
02:17 - Emmaïa, pour te rhabiller toi, aujourd'hui tu reçois la journaliste Yvanne Jacob.
02:20 - Bonjour Yvanne Jacob.
02:22 Vous êtes autrice et journaliste spécialisée dans l'histoire de la mode.
02:25 Vous avez publié tout récemment le livre "Pareil, enquête sur l'émancipation vestimentaire des femmes" chez Hugo Dock.
02:31 Ai-je raison de penser que pour les femmes en 2023, en Occident je précise, tout est portable ?
02:36 - Oui voilà, vous avez bien fait de préciser en Occident parce que ça reste une question dans une majeure partie du monde
02:40 où les femmes n'ont pas encore accès aux pantalons notamment.
02:43 Mais c'est vrai qu'aujourd'hui en Occident... - Où ça ?
02:45 - Dans beaucoup de pays d'Afrique, il y a eu des cas encore assez récemment de femmes battues ou emprisonnées parce qu'elles portaient un pantalon.
02:52 Et c'est vrai qu'en Occident, ce droit-là a été acquis dans la deuxième partie du XXe siècle et que le vêtement masculin...
02:58 - Ça a été dur à concurrir ce droit par exemple ?
03:01 - Oui, ça a été très long, ça a pris 600 ans à peu près de lutte pour la culotte,
03:05 de lutte pour le pouvoir qui était représenté par le pantalon et puis très concrètement le droit de porter un pantalon dans la sphère publique.
03:13 - Et qu'est-ce qui bloque pour les hommes alors ? Pourquoi est-ce qu'eux, ils ne peuvent pas s'émanciper ?
03:16 - C'est une très très bonne question. La question du travestissement est une question qui est très ancienne,
03:21 qui a été beaucoup étudiée depuis le Moyen-Âge.
03:24 Et c'est vrai que le travestissement des hommes en femmes a toujours été beaucoup plus condamné que le travestissement des femmes en hommes.
03:32 Et à part les périodes de carnaval où les hommes pouvaient se vêtir en femmes, mais d'une façon extrêmement caricaturale.
03:38 C'était une femme vraiment singée dans sa féminité exacerbée et plutôt pour se moquer du genre féminin.
03:44 Mais c'était vraiment condamné parce que le genre féminin est en dessous du genre masculin.
03:50 Et donc il y avait une question de s'avélir, un peu en tout cas de baisser dans le rang de la société.
03:57 Tandis que pour les femmes, c'était un petit peu moins condamné. C'était condamné évidemment.
04:01 Mais on pouvait leur pardonner parce qu'il y avait cette idée d'élévation sociale en fait pour une femme en prenant le costume d'homme.
04:08 - La mode vraiment d'en binaires, elle existe ?
04:10 - Il y a en fait... Je crois pas que tu le crois.
04:15 C'est que beaucoup étudiaient dans le carnaval la façon dont les femmes s'habillaient en hommes.
04:20 Alors elles étaient condamnées. Mais en fait il y avait une forme de tolérance dans l'évolution du vêtement féminin vers le vêtement masculin.
04:27 Dans le fait de se travestir parfois en homme. On pouvait trouver des raisons de le faire.
04:31 Tandis que pour un homme de se travestir en femme, on ne trouvait pas d'excuses aux hommes pour le faire.
04:36 - C'est aussi que beaucoup de femmes se sont travesties en homme et qu'elles n'étaient pas repérées.
04:40 - Bien sûr.
04:41 - Des coups, elles sont passées inaperçues. C'est pour ça qu'elles étaient moins punies que les hommes.
04:48 - Alors là je parle des cas qui sont connus. Et effectivement il y avait beaucoup de cas qui ont été découverts, notamment après la mort des femmes.
04:54 - Après la mort. Mais je pense que c'est pas exactement parce que les femmes qui se travestissaient en homme
05:00 allaient vers une position sociale plus élevée. Et c'est pour ça qu'elles ne s'étaient pas punies.
05:06 Juste parce qu'elles étaient plus imbicibles. Et que ce n'était pas pendant les périodes de carnaval,
05:12 mais peut-être dans des pratiques de vie quotidienne.
05:17 - Dans les cas où c'est découvert, où il y a un traitement, des archives, des cas étudiés, etc.
05:24 On constate qu'il y a une forme de tolérance pour les femmes. Et aussi une tolérance dans certains cas.
05:29 C'est-à-dire qu'une femme peut se travestir quand elle voyage, ça c'est toléré.
05:33 Quand elle veut échapper au danger, ça c'est toléré aussi.
05:36 La seule chose qui n'est absolument pas tolérée, c'est si elle choisit délibérément de s'habiller en homme.
05:43 Par choix en fait.
05:45 - Et les fraises alors dans cette histoire ? Parce qu'on n'a pas encore parlé de fraises et moi je suis très déçue.
05:49 - Pardon. - Non, non, il n'y a pas de problème.
05:51 Moi j'adore que cette petite séquence parte en débat. C'était pas prévu, mais c'est très bien comme ça.
05:55 La fraise qu'on voit dans le film de Paul Bepreciado, elle vient d'où ? Elle signifie quoi ?
06:00 - Alors le grand moment de la fraise, c'est la deuxième moitié du XVIe siècle.
06:04 Il y en a encore un petit peu au début du XVIIe, dans les deux premières décennies du XVIIe siècle.
06:09 Et ça devient complètement ringard à partir de 1730 à peu près.
06:12 D'ailleurs c'est intéressant parce qu'en France ça sert à désigner l'Espagnol qui est l'ennemi à ce moment-là.
06:17 C'est le début de la guerre franco-espagnol.
06:18 C'est quoi ? C'est un tissu de lin qui est monté pour être porté autour du cou.
06:24 Il y a des tuyaux qui sont formés par le fer ou par une structure métallique,
06:30 un peu comme des baleines de soutien-gorge en fait, et qui forment cette structure autour du cou.
06:34 - C'est pour les hommes et pour les femmes ? - Exactement, c'est un vêtement mixte.
06:38 C'est un vêtement mixte et d'ailleurs c'est intéressant que vous l'ayez utilisé dans le film
06:41 parce qu'il n'y en a pas beaucoup des vêtements mixtes à ce moment-là.
06:44 - C'est un vêtement mixte mais qui est à la fois contraint s'il y a des armatures en fer à l'intérieur.
06:47 - Bien sûr, ça contraint et ça c'est très intéressant, c'est qu'il y a une vraie contrainte dans le vêtement masculin et féminin.
06:52 C'est-à-dire que moi quand j'ai commencé à écrire mon livre, j'avais l'idée que la femme avait été beaucoup plus contrainte que l'homme.
06:57 En fait, il y a beaucoup d'exemples de contraintes dans le vêtement masculin aussi depuis le Moyen-Âge.
07:02 - Et d'ailleurs, vous dites dans votre livre que le vêtement construit une silhouette artificielle.
07:05 En fait, on ne ressemblerait pas à ça si on était toutes et tous en caleçon.
07:11 - Combinaisons caleçon.
07:12 La silhouette non artificielle, elle date du XXe siècle mais jusque-là elle a toujours été très artificielle
07:17 et modelée par des sous-vêtements, en fait par de la lingerie.
07:20 Donc les femmes, il y a les vertugadins, il y a les crinolines dont parlait Marie,
07:23 qui donnent de l'ampleur beaucoup aux hanches et puis il y a évidemment le corset ou son ancêtre, le corps piqué,
07:28 qui structure et qui modèle le buste.
07:31 Et les hommes aussi ont des armatures au niveau des chausses, donc sur les cuisses ou au niveau des épaules.
07:36 Les épaules sont très rembourrées pour marquer la masculinité.
07:38 - Donc quand on parle pour les femmes d'une silhouette en sablier et pour les hommes d'une silhouette en V, c'est une invention ?
07:45 - Bien sûr, c'est une construction avec des artifices métalliques, souvent. Et le plus souvent.
07:49 Et ça on ignore souvent que pour les hommes, les hommes avaient dans les manches des structures métalliques pour donner de l'ampleur aux épaules.
07:54 - Leur baleine de soutif. Paul Bepreciado, dans votre construction, le vêtement, il a été important ou pas ?
07:59 - Ma construction personnelle ? - Votre construction personnelle, ouais.
08:04 - Oui, je pense que oui, ça a été important en fait.
08:06 Parce que ma mère était couturière, en fait elle fessait des vêtements à la maison.
08:12 Et donc du coup, son obsession était vraiment m'habiller.
08:16 Donc il faut dire que j'ai commencé par vraiment une espèce de dissidence aux vêtements féminins,
08:22 qui était quand même très importante. C'est-à-dire qu'à chaque fois je sortais de chez moi avec un pantalon dans mon sac à dos,
08:28 en fait pour me réhabiller avant d'aller quelque part. Donc oui, c'était quelque chose de très important.
08:34 Après, bon effectivement, je pense que maintenant ça devient en fait un peu plus léger en fait. Je pense beaucoup moins qu'avant.
08:43 - La mode nous a servi, mais la mode peut nous émanciper. Merci beaucoup.
08:47 Merci Yvan Jacob. Je rappelle que vous êtes l'autrice de Paris Enquête sur l'émancipation vestimentaire des femmes chez Hugo Doc.
08:53 Et on vous retrouve sur Instagram où votre compte, sapé comme jadis, offre un regard dégalé sur la mode.
08:59 - Maïa, elle est incroyable. Elle dit Marguerite Durao. Il ne faut pas se formaliser.

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