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L'économiste Gabriel Zucman présente la dernière mouture du rapport mondial sur l’évasion fiscale, qu'il a dirigé et qui a mobilisé une centaine de chercheurs. Plus d'info : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-invite-de-7h50/l-invite-de-7h50-du-lundi-23-octobre-2023-8097026

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00:00 7h49, Sonia De Villeher. Votre invité est professeur à l'École d'économie de Paris
00:05 et à l'Université de Berkeley en Californie, directeur de l'Observatoire européen de la fiscalité.
00:13 Et à ce titre Nicolas, il présente la nouvelle mouture du rapport mondial sur l'évasion fiscale.
00:18 Un travail mené par plus de 100 chercheurs, travaillant dans différents pays.
00:22 Souvent, c'est intéressant, en partenariat avec les administrations fiscales.
00:26 Bonjour Gabriel Zucman.
00:28 Bonjour.
00:29 L'évasion fiscale offshore, c'est-à-dire l'argent caché non déclaré à l'étranger des grandes fortunes,
00:36 a été divisé par 3 en moins de 10 ans.
00:40 À quoi doit-on cette avancée spectaculaire ?
00:42 Alors, la question de l'évasion fiscale internationale a été au sommet de l'agenda politique
00:47 au cours des 10-15 dernières années.
00:49 Il y a eu des proclamations tonitruantes de fin des paradis fiscaux.
00:53 On se souvient de Nicolas Sarkozy après la crise financière.
00:56 Il peut être un peu difficile parfois de savoir quelle est la réalité des progrès accomplis.
01:01 Ce qu'on montre dans le rapport, c'est que ce n'est pas tout noir et tout blanc.
01:04 La situation est contrastée.
01:06 Il y a eu des vrais progrès qu'il faut célébrer.
01:08 C'est la réduction effectivement de la fraude fiscale offshore,
01:12 c'est-à-dire de la dissimulation des patrimoines dans les paradis fiscaux,
01:15 qui a été permise par une nouvelle forme de coopération internationale,
01:19 l'échange automatique d'informations bancaires, en vigueur depuis 2017.
01:25 Il faut néanmoins, j'insiste là-dessus, bien avoir en tête que ce n'est pas parce que
01:28 cette forme-là d'évasion fiscale très spécifique a été fortement réduite,
01:33 que l'évasion fiscale des grandes fortunes en général a disparu.
01:36 Bien au contraire, il y a tout un tas d'autres sujets sur lesquels il y a des grosses déceptions.
01:40 L'évasion fiscale des entreprises multinationales,
01:42 et puis des sujets qu'on n'a pas du tout encore attaqués,
01:46 en particulier la taxation qui est plutôt aujourd'hui une non-taxation des milliardaires.
01:50 On va y revenir. Justement, l'évasion fiscale des entreprises.
01:55 On a commencé par la bonne nouvelle, ce qui fâche à présent.
01:58 Lorsque les entreprises réalisent des bénéfices à l'étranger,
02:01 c'est-à-dire dans un autre pays que là où se situe leur siège,
02:05 elles en profitent, dites-vous, pour transférer massivement l'argent vers les paradis fiscaux.
02:11 De quelles sommes parle-t-on ?
02:13 Oui, c'est la grande évasion des sociétés multinationales.
02:16 Cette évasion représente aujourd'hui de l'ordre de 1000 milliards de dollars de bénéfices
02:23 qui sont enregistrés dans les paradis fiscaux.
02:26 Des bénéfices qui sont réalisés en France, en Allemagne, aux Etats-Unis,
02:28 mais qui finissent enregistrés dans les paradis fiscaux.
02:30 Et ce qui est intéressant, c'est que cette grande évasion,
02:33 elle ne se passe pas à Macao ou au Panama.
02:36 Elle se passe avant tout en Europe.
02:39 C'est Microsoft et Apple qui enregistrent des dizaines de milliards de bénéfices en Irlande,
02:44 bénéfices qui sont réalisés en France ou ailleurs.
02:46 C'est Kering, il y a quelques années, qui avait délocalisé de façon artificielle
02:50 ses bénéfices en Suisse.
02:52 Donc sur ces 1000 milliards de dollars,
02:55 il y en a à peu près la moitié qui atterrit dans les paradis fiscaux européens.
02:59 Européens ? Alors vous avez parlé de l'Irlande, les Pays-Bas.
03:02 C'est l'Irlande, les Pays-Bas.
03:03 Mais c'est passionnant dans ce rapport,
03:06 parce qu'on imagine tous volontiers l'évasion fiscale aux Caïmans, aux îles Vierges, etc.
03:10 Or, en réalité, c'est un poison européen.
03:13 C'est l'Irlande, c'est les Pays-Bas, c'est le Luxembourg, c'est la Suisse.
03:17 Alors, les mesures qui ont été mises en œuvre ces dernières années
03:22 n'ont pas permis d'endiguer le phénomène jusqu'à présent.
03:24 Il y avait eu un gros espoir en 2021,
03:28 quand 140 pays se sont mis d'accord sur le principe d'une taxe minimale à 15%
03:33 sur les bénéfices des sociétés multinationales.
03:35 Une sorte d'impôt ? D'impôt universel ?
03:37 Un impôt minimum, un plancher.
03:39 C'était la première fois qu'il y avait un plancher
03:41 qui était mis au taux d'imposition sur les bénéfices des entreprises.
03:43 Et alors ? Que s'est-il passé ?
03:45 Alors, ça a suscité beaucoup d'espoir.
03:48 Certes, le taux était faible, 15%,
03:50 ce qui est moins que ce que les PME payent en France.
03:52 Le taux normal est de 25%.
03:54 Mais au moins, il y avait la promesse qu'il serait appliqué de façon systématique.
03:57 Hélas, depuis 2021,
03:59 une série d'exonérations et de niches fiscales ont été introduites.
04:04 La plus importante, la plus problématique, la plus emblématique,
04:06 c'est une exonération dite pour substance,
04:08 qui revient à dire que plus une entreprise a d'implantations réelles
04:12 dans les paradis fiscaux,
04:14 plus elle pourra sortir de bénéfices de l'assiette de la taxe minimale à 15%.
04:18 C'est une invitation à délocaliser de l'activité en Irlande,
04:22 dans certains cantons suisses, aux Pays-Bas, etc.
04:25 Alors là, c'est peut-être un petit peu technique,
04:26 mais ce qu'on lit dans le rapport,
04:27 c'est que de toute façon, c'est la course entre tous les pays
04:30 pour, au mieux disant, fiscale,
04:33 pour inciter les entreprises et les grandes fortunes
04:35 à venir s'installer sur leur territoire.
04:38 C'est la concurrence fiscale internationale
04:40 qui risque d'être exacerbée par cet accord
04:43 qui était censé faire juste l'inverse.
04:45 On nous avait dit que ça allait être la fin de la course au moins disant fiscale.
04:48 On voit en fait aujourd'hui de nouvelles formes de concurrence fiscale émerger,
04:52 en particulier pour tout ce qui a trait à la production d'énergie verte.
04:57 Ça a commencé avec la Chine,
04:58 qui a arrosé de subventions les producteurs chinois
05:00 de photovoltaïques, de batteries électriques, etc.
05:04 Les États-Unis ont répliqué avec l'Inflation Reduction Act en 2022,
05:08 suite à quoi l'Union Européenne a assoupli ces règles très strictes
05:12 en matière d'aide d'État,
05:13 a encouragé les États membres à répliquer aux États-Unis.
05:16 Donc on se retrouve maintenant dans une situation
05:18 où on va distribuer aux entreprises
05:20 deux à trois fois plus de crédits d'impôt et de subventions
05:23 que ce qu'on leur prend par ailleurs avec la taxe minimale à 15%.
05:27 - Sauf que là, je vous arrête, si on veut encourager le réchauffement climatique,
05:32 évidemment, dans tous les pays, l'opinion sera favorable à des régimes fiscaux
05:37 qui vont aider les entreprises à cette transition.
05:39 Vous dites en gros que ça, ça a des effets pervers ?
05:41 - Il y a un aspect positif dans tout ça, c'est que bien sûr,
05:44 ça peut contribuer à accélérer la transition vers une économie bas carbone.
05:50 Néanmoins, ces nouvelles formes de concurrence fiscale internationale
05:53 ont le même problème que la concurrence fiscale normale
05:57 sur les taux d'imposition, à savoir qu'elle bénéficie avant tout
06:01 aux propriétaires des entreprises concernées.
06:03 Et ça ne va pas être seulement des entreprises vertueuses.
06:05 Par exemple, aux Etats-Unis, les entreprises qui touchent les crédits d'impôt,
06:09 si elles n'en ont pas besoin, elles peuvent le revendre à d'autres entreprises,
06:11 à des banques, à des sociétés pétrolières qui vont pouvoir faire baisser leur facture fiscale.
06:15 Donc tout ça risque d'alimenter la montée des inégalités.
06:18 Et ce faisant, on commet une grave erreur qui consiste à opposer
06:21 la lutte contre le changement climatique d'un côté
06:23 et la lutte contre les inégalités de l'autre.
06:26 C'est l'erreur fondamentale qui est au cœur de notre incapacité collective
06:30 à lutter efficacement contre le changement climatique.
06:32 Et ça, parce que qui dit impôt, dit redistribution et baisse des inégalités, selon vous.
06:36 Vous affirmez, Gabriel Zucman, dans ce rapport, évidemment c'est un point saillant,
06:41 que les milliardaires du monde entier, y compris en France,
06:45 bénéficient de taux d'imposition effectifs très très bas.
06:49 Ma question est la suivante.
06:51 Suis-je moi, Sonia De Villere, beaucoup plus imposée qu'un milliardaire ?
06:55 Vous êtes beaucoup plus imposée que les milliardaires français
06:57 et les milliardaires du monde entier.
06:59 En effet, quand vous regardez les milliardaires,
07:03 vous calculez leur taux d'imposition,
07:04 ils payent entre 0 et 0,5% de leur fortune en impôts chaque année.
07:10 Mais comment est-ce possible ?
07:12 En impôts sur leurs revenus, en impôts sur la fortune, quand elles existent.
07:13 En France, un milliardaire est axé à 0,5%.
07:17 C'est dû à l'utilisation quasi systématique de sociétés écrans par les plus grandes fortunes.
07:22 Donc moi, les cas individuels ne m'intéressent pas,
07:24 mais je vais juste prendre un exemple,
07:25 parce que ça permet parfois de bien comprendre les phénomènes.
07:28 Vous prenez la famille Arnault,
07:30 qui en 2023 a touché 3 milliards d'euros de dividendes
07:33 au titre des bénéfices 2022 de LVMH.
07:36 Pour l'actionnaire Lambda, il y a une flat tax de 30% qui s'applique aux dividendes.
07:40 Est-ce que la famille Arnault a payé 900 millions d'euros de taxes ?
07:43 Non, elle a payé 0 ou presque en impôts sur les dividendes.
07:47 Pourquoi ? Parce que ces dividendes sont versés à des sociétés holding,
07:50 qui sont des sociétés écrans,
07:52 et ces sociétés écrans, les dividendes, une fois qu'elles sont versées à ces sociétés écrans,
07:55 ne sont pas sujets à l'impôt sur le revenu des personnes physiques.
07:56 Donc en gros, ce que vous me dites, c'est que la famille Arnault et d'autres milliardaires français
08:00 font de l'évasion fiscale.
08:02 Est-ce que c'est légal ? Est-ce que ces procédés sont légaux ?
08:05 Alors, c'est vraiment le cœur de la question, et c'est là où ça devient très intéressant.
08:09 C'est en fait dans une frontière entre la légalité et l'illégalité.
08:14 Pourquoi ? Parce que la loi fiscale française, comme celle de la plupart des autres pays,
08:20 a des règles générales anti-abus qui disent que
08:22 les montages, les transactions qui sont menées pour but principal ou unique d'échapper à l'impôt
08:27 sont illégaux.
08:29 Or, ces sociétés écrans, ces sociétés holding, souvent elles n'ont d'autre but que d'échapper à l'impôt.
08:34 Vous proposez une taxe 2%.
08:37 2% sur le patrimoine des milliardaires.
08:41 C'est la façon la plus simple de régler ce problème.
08:44 On propose effectivement d'instaurer un impôt minimum mondial de 2% sur la fortune des milliardaires.
08:52 Donc, ils payent 0,05%.
08:54 On dit qu'il faudrait que ce soit au moins 2%.
08:56 Aujourd'hui, depuis les années 90, leur patrimoine a augmenté de 7% en moyenne par an.
09:00 Donc, ça reste modeste, 2%.
09:02 C'est moins de 3 000 contribuables qui seraient concernés.
09:04 Et néanmoins, cette petite taxe minimale sur moins de 3 000 contribuables
09:09 rapporterait près de 250 milliards de dollars chaque année.
09:13 Merci Gabriel Zucman.
09:15 Et merci Sonia, il est 7h58.

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