Hommage à l'économiste Daniel Cohen avec Julia Cagé, Esther Duflo et Gabriel Zucman. Daniel Cohen, qui se définissait comme un "économiste pragmatique" et analysait les mutations du capitalisme contemporain, est mort à 70 ans le 20 août 2023. Un livre lui rend hommage. Plus d'info : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-invite-de-8h20-le-grand-entretien/l-invite-de-8h20-le-grand-entretien-du-jeudi-08-fevrier-2024-1724525
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00:00 Les tables rondes ce matin en hommage au grand économiste Daniel Cohen disparu le 20 août dernier à l'âge de 70 ans.
00:08 Daniel Cohen que l'on aimait tant recevoir à ce micro pour la clarté et la profondeur de son approche de l'économie,
00:15 pour ce phrasé unique qui vous emportait et vous donnait l'impression de tout comprendre.
00:21 Exemple par plaisir et pour se souvenir avec ces quelques mots de lui sur le concept d'Homo Economicus.
00:29 L'Homo Economicus d'abord c'est une fiction qui a été inventée par les professeurs d'économie pour expliquer comment l'humain confronté à la rareté des ressources dont il dispose devait se comporter idéalement.
00:42 Le modèle qui revient toujours dans les livres d'économie c'est celui de Robinson Crusoé, seul sur une île sans aucun contact avec le reste de l'humanité
00:52 et qui alloue rationnellement son temps, le temps passé à dormir, le temps passé à chasser, le temps passé à pêcher.
00:59 Et tout ça nous donne une idée de ce que Pierre Bourdieu appellera un monstre anthropologique qui n'est habité que par le calcul rationnel de ses plaisirs et de ses peines.
01:09 Alors les économistes ont longtemps accepté cette fiction comme un modèle pédagogique mais ils ont été un peu débordés ces dernières années par la réalité.
01:18 Et on découvre que cet homme habité par une raison qui guide ses choix est en réalité constamment déchiré entre plusieurs identités, des identités plurielles et que cet arbitrage évidemment il ne peut pas le réaliser tout seul.
01:29 La voix de Daniel Cohen.
01:31 Albin Michel publie "Une brève histoire de l'économie", texte posthume de Daniel Cohen dans lequel on retrouve avec émotion la rigueur intellectuelle, la curiosité, le sens des rapprochements qui faisaient de chacun de ses livres un bonheur de lecture.
01:46 Et un autre ouvrage, Daniel Cohen, l'économiste qui voulait changer le monde, qui regroupe des contributions de ceux qui furent ses proches, ses élèves pardon, ou ses amis.
01:57 Les droits de ce livre seront reversés à la fondation de l'école Normale Supérieure.
02:02 Nous sommes en studio ce matin avec trois de ses élèves.
02:06 Esther Duflo, économiste, lauréate du prix Nobel d'économie en 2019 et présidente de l'école d'économie de Paris.
02:14 Julia Cagé, professeure d'économie à Sciences Po Paris, spécialiste de l'économie des médias, du vote, co-auteur d'une histoire du conflit politique aux éditions du Seuil.
02:25 Et Gabriel Zuckman, économiste, directeur de l'Observatoire Européen de la Fiscalité, professeur à l'école d'économie de Paris et à l'école Normale Supérieure.
02:36 Bonjour à tous les trois.
02:38 Et merci d'être à ce micro, on va évidemment parler de l'économiste que fut Daniel Cohen.
02:44 Mais quelques mots d'abord sur l'homme.
02:46 À lire les textes que vous avez écrits, on sent la dette à l'égard d'un grand professeur.
02:52 Mais quelque chose de plus aussi, vous disiez à l'Obs Esther Duflo, sans Daniel Cohen, je ne serais pas ce que je suis.
03:00 Je lui dois ma vie telle qu'elle est aujourd'hui.
03:03 C'est aussi simple que cela.
03:05 Quel mot ! Quel mot fort !
03:07 C'est vrai, tout simplement.
03:10 Comme je l'explique dans ce texte, à l'Obs, qui est repris d'ailleurs dans le livre d'hommage, c'est au moins deux fois.
03:19 Puisque c'est une rencontre fortuite dans la cour de l'école Normale le jour des admissions, qui m'a convaincue, alors que je n'étais pas du tout partie pour ça, de faire de l'économie.
03:30 Puis une deuxième rencontre tout aussi fortuite dans l'aéroport de Moscou, qui m'a convaincue de revenir à l'économie, alors que je m'en étais joyeusement séparée précédemment.
03:41 Mais je ne pense pas que ce soit une histoire unique.
03:43 Oui, Julia Cagé, vous parlez de lui également comme d'un gentleman, à l'image de Roger Federer, le tennisman qui le fascinait tant.
03:52 Vous évoquez aussi le chanteur Léonard Cohen qui cislait les mots comme lui.
03:56 Ce sont des expressions qui reviennent souvent pour le décrire, une forme d'élégance personnelle et intellectuelle ?
04:03 Oui, c'était un grand homme à tous les sens du terme.
04:07 C'était quelqu'un qui arrivait à mettre en valeur tous les gens qui l'entouraient.
04:10 Ça c'est vraiment extrêmement frappant.
04:12 C'était aussi quelqu'un d'extrêmement respectueux pour tout le monde, et particulièrement pour les femmes.
04:17 Il faut dire que l'économie est quand même une discipline qui reste très fortement masculine.
04:21 Et si on prend les anciens élèves de Daniel, il y a un nombre étonnant de femmes pour cette discipline.
04:27 Esther, on pourrait citer Pasqueline Dupas à Stanford, on pourrait citer Maya Bakash, on pourrait en citer beaucoup.
04:32 Parce qu'en fait, il arrivait à valoriser chacun, il arrivait à valoriser chacune.
04:37 Et là où vous avez un certain nombre de chercheurs, notamment dans le domaine académique,
04:41 qui vont fermer l'univers mental des gens qu'ils forment, Daniel c'était le contraire.
04:46 C'est-à-dire qu'il nous ouvrait grand les portes, il nous ouvrait grand les fenêtres.
04:51 C'était une espèce de catapulte, en fait, qui voulait catapulter le plus loin possible, ou le plus haut possible,
04:55 les gens en qui il faisait confiance.
04:57 Et ça, de ce point de vue-là, il était vraiment unique en son genre.
05:01 Gabriel Zuckman, quel souvenir en gardez-vous ? Vous qui avez été aussi son élève.
05:05 Oui, un souvenir très ému. Il a joué un rôle essentiel dans mon choix de devenir économiste.
05:09 En quoi ?
05:10 Surtout plus dans la façon d'exercer le métier d'économiste.
05:15 Parce qu'il nous a appris à ne pas l'exercer principalement ou uniquement à base de modèles,
05:23 mais à sortir du canon de la discipline.
05:26 À s'engager avec des livres, à essayer de ne pas se laisser engoncer dans des techniques, dans des méthodes,
05:35 mais aussi à participer aux débats publics avec des formes d'engagement diverses et variées.
05:40 Et ça, ça nous a beaucoup, je pense, tous influencés dans notre pratique au quotidien de l'économie.
05:47 Vous étiez, Esther Duflo et Julia Cagé, des littéraires. C'est bien cela.
05:52 À la base, rien ne vous prédisposait à devenir économiste.
05:56 C'est lui qui vous y a engagé et qui vous a convaincu de le devenir, Esther Duflo ?
06:01 Oui, moi je me dessinais à l'histoire depuis l'âge de 8 ans.
06:05 Quel mot il a trouvé pour vous le faire bifurquer ?
06:10 Il était habile. Son intention n'était pas de me faire bifurquer.
06:17 Ou peut-être son intention était de me faire bifurquer, je ne sais pas.
06:20 Mais les mots étaient "c'est très bien de vous faire de l'histoire, c'est formidable, c'est formidable,
06:24 mais il faut aussi faire de l'économie, vous verrez, c'est un complément parfait".
06:28 Et comme on venait quand même, l'une et l'autre, d'une prépa où il y avait encore suffisamment de maths
06:35 pour survivre en économie, il m'a dit, avec raison d'ailleurs, que le niveau de maths n'était pas du tout un problème
06:42 et que tout irait bien, mais il fallait faire de l'histoire parce que c'était un complément avec...
06:46 Il fallait faire de l'économie comme complément à l'histoire.
06:49 Et quand vous lui dites "Julia Cagé, je m'ennuie en lettres", il vous répond quoi ?
06:52 Oui, voilà, moi j'étais inscrite en lettres et en philosophie pendant mes premiers mois à l'école normale supérieure.
06:57 C'est vrai que je n'étais pas très épanouie intellectuellement.
07:00 Je suis allée le voir parce que je l'ai entendue au Collège de France à l'époque où il enseignait
07:05 ce qui allait devenir ses trois leçons sur la société post-industrielle.
07:08 J'ai frappé à son bureau, j'ai pris rendez-vous, je lui ai dit "je m'ennuie terriblement".
07:12 Et littéralement, il ne m'a rien répondu. Il a pris son téléphone qu'il a décroché.
07:16 Il m'a inscrite en licence d'économie. Et il a raccroché, il m'a dit "vous commencez demain en licence d'économie,
07:21 et vous verrez bien". Et à partir de là, il ne m'a plus jamais abandonné.
07:24 Donc il avait aussi cette force de décision.
07:27 La question des maths ?
07:29 Du coup, j'ai mangé beaucoup de maths après, parce que j'avais quand même un peu de retard.
07:34 Mais ce n'était pas ça pour lui l'important.
07:36 En fait, c'est ça qui m'a toujours frappée.
07:38 À chaque fois en économie, on se confrontait à la réalité de l'enseignement de l'économie en licence, en master.
07:44 Je suis retournée voir Daniel ensuite en master.
07:46 Ça a été mon directeur de mémoire parce que je m'ennuyais à nouveau beaucoup.
07:49 Je pensais que j'allais penser des sciences sociales, le chômage, la croissance, toutes les grandes questions.
07:54 Et puis quand même, essentiellement, je faisais beaucoup de mathématiques, de microéconomie, d'économétrie, etc.
07:59 Et à ce moment-là, je suis allée voir Daniel et je me souviens très bien.
08:01 Il m'a dit "bon, pas de problème, on va continuer, mais en même temps, on va faire des choses plus intéressantes".
08:05 Et il m'a pris en stage pendant un an à l'OCDE pour travailler sur les questions d'aide au développement.
08:11 Il avait toujours des solutions, il avait toujours aussi une manière d'élargir notre horizon intellectuel.
08:16 Et surtout, il ne laissait jamais tomber ses élèves.
08:18 Alors, quand on en vient à Daniel Cohen, l'économiste, et qu'on ouvre l'un de ses livres, on voit des citations de Proust,
08:24 des références à des séries télé, on voit passer une usine de parapluie, une poupée Barbie.
08:29 Moi qui ne suis pas économiste du tout, je me dis, ça ne ressemble pas à de l'économie.
08:35 C'était quoi l'économie selon Daniel Cohen ? Quelle définition en avait-il ?
08:40 Qui veut répondre ? Gabriel Zucman ?
08:42 Il voulait sortir du modèle de l'homo economicus qui est au centre des manuels d'économie,
08:49 et en quelque sorte en prendre le contre-pied.
08:52 Vous connaissez cette fameuse citation de Margaret Thatcher, "There is no such thing as society".
08:58 La société n'existe pas.
09:00 Et bien lui, il fait l'inverse.
09:02 Il dit qu'on ne peut pas comprendre l'homme comme un homo economicus égoïste, hyper rationnel, atomisé.
09:10 Mais qu'au contraire, les relations sociales sont essentielles, et en particulier le désir.
09:15 En fait, on pourrait dire que Daniel Cohen, surtout dans ses derniers livres, c'est l'économiste du désir.
09:20 Expliquez-nous ce point.
09:22 C'est-à-dire que, déjà, d'où les multiples références dans ses cours et dans ses ouvrages,
09:28 à Platon, à Hegel, qui fait du désir de reconnaissance le désir humain fondamental,
09:34 à le désir du désir de l'autre, à Proust, à René Girard, le penseur du désir mimétique,
09:41 à tous ces grands penseurs du désir.
09:43 Pourquoi ? Parce que ce que Daniel Cohen nous explique dans ses derniers livres,
09:47 c'est que peut-être la loi fondamentale qui caractérise les sociétés post-industrielles,
09:52 c'est le paradoxe d'Easterlin.
09:54 Le paradoxe d'Easterlin, qu'est-ce que c'est ?
09:56 Du nom de l'économiste américain Richard Easterlin, qu'il a mis en évidence en 1974.
10:01 C'est qu'à mesure que le produit intérieur brut par habitant augmente, le revenu augmente,
10:07 le bonheur individuel n'augmente pas, ou en tout cas pas en proportion.
10:11 Si vous regardez à un moment donné dans le temps, c'est vrai que les gens plus riches sont plus heureux.
10:16 Mais si vous suivez les gens au cours du temps, sur 20 ans, 30 ans, comme il l'a fait,
10:20 c'est beaucoup moins le cas que cette augmentation de la richesse se traduit par une augmentation du bonheur.
10:26 Ce que Daniel Cohen relie au caractère inextinguible du désir du métier, du désir de reconnaissance en particulier.
10:33 Et il écrit sur le bonheur, pourquoi dans ce dernier livre, le bonheur semble-t-il plus dur à atteindre aujourd'hui qu'hier ?
10:39 Malgré, dans les pays développés, une richesse matérielle beaucoup plus élevée,
10:43 une réponse vient immédiatement à l'esprit, les humains ne peuvent pas être heureux car ils s'habituent à tout,
10:49 les progrès réalisés, quels qu'ils soient, deviennent vite ordinaires.
10:53 Esther Duflo, on est à la marge entre l'économie et la métaphysique là ?
10:58 Ou est-ce que c'est l'économie telle que l'a pratiquée Daniel Cohen, à savoir comme une science humaine ?
11:03 Oui, c'est une partie de l'économie comme science humaine, parce que c'est justement la partie, disons, philosophique.
11:13 Mais après, son acceptation de science humaine était plus large que ça,
11:17 parce qu'après on fait entrer la sociologie, les données qu'il aimait collecter lui-même,
11:24 via des grandes enquêtes d'opinion auxquelles il participait.
11:29 C'est la lecture très intéressée de travaux empiriques sur tel ou tel sujet,
11:36 par exemple pour donner de la substantifique moelle à cette question.
11:43 Il va nous parler d'une étude où les gens au Danemark deviennent malheureux
11:55 quand ils peuvent voir les salaires des autres autour d'eux.
11:59 Ça devient très facile de regarder les salaires des autres,
12:02 et ça les déprime complètement de se rendre compte qu'ils n'étaient peut-être pas aussi riches par rapport aux autres qu'ils pensaient.
12:08 Donc on avait cet aller-retour permanent, c'est-à-dire qu'on n'a pas juste, on cite et gueule, et donc l'autorité nous vient.
12:15 Mais c'est cette idée que Julia disait, qu'il prenait le mieux dans chacun,
12:20 c'était aussi vrai en termes de posture intellectuelle, c'est-à-dire qu'il va prendre une idée quelque part,
12:26 mais après il va la marier avec un fait, ou un ensemble de faits,
12:31 ou inversement il va prendre un fait, une étude très spécifique que l'un d'entre nous ou quelqu'un d'autre aurait pu réaliser,
12:39 un fait empirique, et il va se demander où est-ce que ça rentre dans la galaxie de ma pensée.
12:46 Quand on prend la définition de la croissance, la croissance économique est la religion du monde moderne,
12:51 elle est l'élixir qui apaise les conflits, la promesse du progrès indéfini,
12:56 elle offre une solution au drame ordinaire de la vie humaine qui est de vouloir ce qu'on n'a pas.
13:01 Julia Cagé, on est loin d'un problème purement technique, d'une affaire de points, de demi, de tiers de points de PIB,
13:11 mais là aussi on est dans une question religieuse, c'est écrit noir sur blanc.
13:16 Il faisait les deux, c'est ça qui est fascinant chez Daniel, sa définition de l'économie, je pense que c'était une science sociale.
13:22 Daniel, je ne l'ai jamais vu répondre à personne quand on lui proposait un problème, une question de recherche,
13:27 ce n'est pas de l'économie, ce qui arrive souvent dans cette discipline, pour lui tout pouvait relever d'une question intéressante,
13:34 donc la question n'était jamais de savoir si c'était de l'économie ou pas de l'économie,
13:37 c'était un lecteur insensé, il était affamé, il lisait tout, il lisait l'anthropologie, il lisait l'histoire,
13:42 il lisait la sociologie, il lisait les travaux états-uniens, anglo-saxons, français, il lisait tout ce qui était produit,
13:48 et en fait ça lui donnait des idées, il pensait très vite Daniel.
13:50 D'ailleurs dès qu'on le voyait, on sortait d'un quart d'heure ou d'une demi-heure avec Daniel,
13:53 on se sentait tout de suite plus intelligent, avec beaucoup plus de réponses et beaucoup plus de questions.
13:57 Donc il avait ça, et en même temps c'est ça que moi je trouve absolument fascinant chez ce personnage,
14:02 c'est-à-dire c'est à la fois le chercheur en sciences sociales, lettré, cultivé, qui pose des questions qui partent dans tous les sens
14:10 et qui ouvrent notre horizon, et en même temps c'était aussi un macro-économiste qui a fait des articles dans les règles de l'art en économie,
14:17 qui a beaucoup travaillé sur la dette souveraine, qui travaillait aussi sur la croissance du point de vue de l'économie.
14:23 Moi les premières fois que j'ai rencontré Daniel Cohen et qu'on avait commencé à réfléchir ensemble,
14:28 c'était au lendemain de la crise économique de 2007-2008, et là il faisait des modèles macro-économiques à la blanchard,
14:35 c'est pas pour rien non plus qu'il était à la tête du CEPREMAP, et il travaillait sur ces sujets-là,
14:40 il voulait vraiment comprendre en fait ce qui avait bugué Hubert Nankoe, puisqu'il en parle aussi dans son livre,
14:45 Hubert Nankoe s'était trompé pendant cette crise. Et c'est ça qui en fait quelqu'un de formidable,
14:49 c'est-à-dire qu'à la fois il n'avait pas peur de s'attaquer techniquement aux problèmes, par exemple,
14:55 au problème d'un ralentissement de croissance économique et d'une crise financière,
14:59 mais de poser les questions de manière plus grande, d'élargir l'univers, d'aller chercher dans l'histoire,
15:03 de remonter à 29 pour comprendre la crise de 2007, d'aller interroger des études en psychologie par exemple,
15:10 pour comprendre notre rapport au bonheur ou pour comprendre notre rapport à la croissance,
15:15 ou de citer des anthropologues, il aimait beaucoup Jared Diamond, de citer Collapse,
15:20 là pour essayer de comprendre la chute des empires.
15:22 Et en fait tout ça, on pourrait penser que ça en fait un penseur déstructuré, pas du tout,
15:27 parce qu'en plus de ça, il avait ce talent de pédagogue qui rendait ça extrêmement clair,
15:33 et puisqu'il y a ce livre qui sort "Une brève histoire de l'économie",
15:37 ça c'est le talent qu'on voit dans ce livre-là, c'est-à-dire qu'il nous raconte une histoire du monde,
15:41 une histoire des problèmes qui sont aussi des problèmes économiques,
15:44 mais éclairés par tous les angles des sciences sociales, il fait ça sur 300 pages,
15:48 et on en sort plus intelligent.
15:50 - Spécialiste effectivement des dettes souveraines, il a travaillé sur la crise mexicaine dans les années 80,
15:55 il a aidé plusieurs états à renégocier leurs créances, il a conseillé les Nations Unies, la Banque Mondiale,
16:02 la Banque d'Affaires Lazare, notamment sur la crise de la dette grecque des années 2010.
16:08 Comment voyez-vous ce Daniel Cohen-là, Gabriel Zucman ?
16:12 - Oui, c'était plus qu'un penseur, c'était un penseur engagé, vous l'avez rappelé,
16:16 il a travaillé avec plusieurs gouvernements sur la question de l'annulation de la dette des pays les plus pauvres,
16:21 et il voulait plus généralement œuvrer à la création de nouvelles formes de coopération internationale.
16:28 C'est ce que je trouve aussi qu'il exprime très clairement dans ses derniers livres, qui est essentiel,
16:34 et qu'on essaye de... il a planté aussi des germes qui vont continuer, j'espère, à se développer.
16:39 - Chez vous ! - Chez nous, à l'École Normale Supérieure, à l'École de l'économie de Paris,
16:43 où on a l'Observatoire Européen de la Fiscalité, qu'on est en train de transformer en observatoire véritablement mondial,
16:48 parce qu'on a besoin de créer ces nouvelles formes de coopération économique internationale dans tous les domaines.
16:54 Pas seulement la question de la dette des prêteurs et des emprunteurs,
16:58 mais aussi de repenser les relations commerciales internationales, les relations fiscales internationales,
17:04 et dans tout ça, on s'inscrit dans sa lignée, dans sa continuité.
17:08 - Il y a cette phrase, et je pense que vous êtes tous Kohéniens autour de cette table, de ce point de vue,
17:15 quand il écrit qu'il ne faut pas distinguer la réflexion et l'action, qu'il faut commencer à vivre autrement,
17:21 que si les gestes de départ sont symboliques pour faire l'apprentissage d'un monde à inventer,
17:26 il faut ressentir non pas seulement de la tristesse face au monde qui se délite,
17:31 mais de la joie pour celui qui est possible.
17:34 Ça, vous le partagez avec lui, Esther Duflo, c'est-à-dire une forme d'optimisme et de courage
17:39 qui ne veut pas dire qu'on est non plus béat face à un monde qui peut être, comment dire, cruel, ou en crise profonde.
17:49 - Oui, ça c'est une phrase qui m'a beaucoup touchée, parce que ça correspond exactement à la manière dont j'essaye de faire mon travail et de vivre ma vie.
17:57 C'est de dire, oui, il y a des tas de choses qu'il faudrait changer à un niveau très large, qui me dépassent,
18:04 mais en attendant, on peut essayer de s'attaquer à un problème après l'autre, une chose après l'autre.
18:13 Ça peut être des problèmes qui paraissent des tout petits problèmes, cette phrase,
18:19 et dans le contexte du réchauffement de la planète, où il commence à se dire,
18:23 je ne sais pas trop comment on va mener ces négociations internationales,
18:26 mais en attendant, il faut que je fasse quelque chose sur la manière dont je vis ma vie.
18:31 Ça peut être, pour ce qui concerne mon travail à moi, par exemple,
18:35 comment faire en sorte que les enfants qui vont à l'école en Inde apprennent quelque chose mieux.
18:41 Ça peut être des sujets, disons, qui paraissent être des sujets techniques de plomberie fiscale internationale,
18:48 comme fait Gabriel, mais on fait quelque chose.
18:56 Et puis, d'abord, on aura fait quelque chose.
19:00 C'est toujours ça de pris. Dans l'immensité des problèmes, la difficulté, c'est de se décourager.
19:07 Et ce qu'il faut faire à la place, c'est de dire, il y a beaucoup de problèmes, c'est des grands problèmes.
19:12 Attropons un petit problème par le début de la lorgnette et on peut faire des progrès.
19:16 Et en fait, d'une part, quand on se retourne 10 ans après, 20 ans après,
19:20 il y a quand même des problèmes, certains problèmes qui ont été résolus,
19:23 certaines vies qui se sont améliorées.
19:25 Et d'autre part, en fait, dans le fait même de résoudre ces problèmes,
19:29 on se rend compte qu'il y a une possibilité, un germe d'action possible.
19:33 Par exemple, pour ce qui concerne mon travail et moi,
19:37 les données sont beaucoup plus utilisées aujourd'hui dans la politique économique
19:43 des pays les plus pauvres, puis même des pays moins pauvres de temps en temps,
19:47 qu'ils ne l'étaient il y a 20 ans.
19:49 Donc, il y a eu un progrès, en fait, macro, si j'ose dire, dans la façon même de faire la politique
19:55 qui s'est réalisée au fur et à mesure que les petits progrès micros ont fait leur preuve.
20:02 Et de la même manière, on essaie de faire avancer un sujet, puis un autre sujet, puis un autre sujet.
20:09 Pour lui et pour vous, lui qui a soutenu Martine Aubry, François Hollande, Benoît Hamon,
20:15 qui avaient des engagements politiques, pour lui comme pour vous, l'économie, c'est politique ?
20:21 Oui, les sciences sociales en général sont complètement politiques.
20:25 Et c'était intéressant de voir à quel point Daniel a assumé tout au long de sa carrière,
20:29 tout au long de sa vie, son engagement politique.
20:32 Et ce n'était pas un engagement politique simplement par les mots.
20:36 Il s'engageait très concrètement, il écrivait des livres, il passait beaucoup de temps,
20:39 par exemple, à la Fondation Jean Jaurès, il contribuait à l'écriture de programmes.
20:43 Ça contribuait aussi de son enthousiasme, parce qu'il avait toujours l'impression, Daniel,
20:47 qu'on allait gagner, donc il fallait toujours écrire des choses qu'on allait pouvoir réaliser.
20:52 Et c'est vrai que par rapport à ce que disait Esther et à ce découragement,
20:56 je pense que c'est là aussi une des choses pour lesquelles il va le plus nous manquer.
21:00 Parce que nous tous, quand on était un peu découragés sur tel ou tel sujet,
21:05 vous passiez une demi-heure avec Daniel et vous aviez un coup de boost.
21:08 Donc il vous remettait le pied dans la chaussure pour qu'on avance à nouveau.
21:14 Et c'est vrai que là-dessus, il va énormément nous manquer intellectuellement.
21:17 C'est-à-dire déjà à tous les élèves qu'il va pouvoir former, à tous ses collègues et à tous ses amis.
21:23 Et puis je pense qu'il va aussi beaucoup manquer à la gauche aujourd'hui en France,
21:27 parce qu'il avait toujours plein d'idées.
21:29 Il avait jamais peur d'innover, il avait jamais peur de s'attaquer à de grandes questions.
21:32 Il faisait toujours avec un sentiment et une demande et une envie très fortes de justice sociale.
21:38 Il ne l'a jamais fait en attendant quoi que ce soit en retour.
21:41 Je veux dire, Daniel, il ne voulait pas devenir un politique,
21:43 il voulait participer à la chose politique pour améliorer la construction de la cité.
21:48 Et malheureusement, il était quand même assez unique de ce point de vue-là, en son genre.
21:51 - Aujourd'hui, une partie de son héritage, c'est l'école d'économie de Paris, ou Paris School of Economics.
21:57 Il a fondé cette école en 2006 avec Thomas Piketty.
22:01 École où vous enseignez donc, Gabrielle Zuckman, où vous avez étudié, Julia Cagé,
22:05 dont vous êtes devenue la présidente, Esther Duflo.
22:08 Avec l'école d'économie de Paris, l'ambition de Daniel Cohen était de créer une école
22:13 capable de rivaliser avec les grandes universités anglo-saxonnes à l'échelle mondiale.
22:18 Paris tenue ?
22:19 - Oui, Paris tenue !
22:22 - Vous pouvez sourire, si le Paris est tenu !
22:25 - Le Paris est tenu par eux, par lui, par ce qui s'est fait toutes ces dernières années.
22:35 Parce que ça a quand même réussi. C'est une réunion de partenaires.
22:42 C'est de mettre ensemble des forces différentes, l'université avec Paris 1,
22:48 l'école normale, l'école des hautes études, le CNRS,
22:51 pour construire un tout qui était plus grand que la somme des parties.
22:55 Et je crois que c'est ça le Paris tenu.
22:57 C'est-à-dire que ce n'est pas juste une enveloppe qui réunit tout ce monde,
23:02 c'est un projet qui a réussi du coup par son appel et l'enthousiasme de Thomas Piketty,
23:11 de Daniel Cohen et des autres qui l'ont mené.
23:14 Jean-Olivier Ayrault aujourd'hui qui dirige l'école d'économie de Paris.
23:19 C'est du coup des appels. Le J-PAL, mon laboratoire, est venu il y a quelques années.
23:24 EUTAX est venu. Le World Inequality Lab s'y est créé.
23:30 - On revient en France, faire de l'économie.
23:32 - L'Institut des politiques publiques qui a un rôle absolument clé dans nos débats s'y est créé.
23:40 Et finalement c'est une force de proposition, de travail académique, intellectuel et engagé dans la cité
23:47 qui est tout à fait à l'image de Daniel.
23:49 - Merci à tous les trois d'avoir rendu hommage ce matin au micro d'Inter à Daniel Cohen.
23:54 Le titre de ce livre posthume "Une brève histoire de l'économie" que vous préfacez, Esther Duflo.
24:02 Il est publié chez Albin Michel, tout comme Daniel Cohen, l'économiste qui voulait changer le monde.
24:08 je crois que le titre est parfait. Merci encore à tous les trois.