Esther Duflo, économiste franco-américaine, Prix Nobel d'économie 2019, professeure au Massachusetts Institute of Technology (MIT) et au Collège de France, est l'invitée du Grand entretien. Plus d'info : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-invite-de-8h20-le-grand-entretien/l-invite-de-8h20-le-grand-entretien-du-mardi-20-juin-2023-8824656
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00:00 Avec Léa Salamé, nous recevons ce matin dans le Grand Entretien la Prix Nobel d'Economie 2019,
00:05 professeure au MIT, titulaire de la chaire Pauvreté et Politique Publique du Collège de France.
00:10 Questions, réactions au 01 45 24 7000 et sur l'application de France Inter.
00:16 Esther Duflo, bonjour.
00:17 Bonjour.
00:18 Et bienvenue à ce micro en qualité de titulaire de cette chaire du Collège de France.
00:23 Vous organisez un colloque jeudi et vendredi ouvert au public qui sera l'occasion de faire
00:28 un bilan de la lutte contre la pauvreté ces 30 dernières années.
00:31 Vous citez toute une série d'indicateurs comme le progrès de l'éducation, la baisse
00:37 du taux de mortalité maternelle, indicateurs qui montrent que le bilan est plutôt positif,
00:43 l'extrême pauvreté a reculé, elle a été divisée par deux en 30 ans, on peut donner
00:49 ça comme chiffre ?
00:50 Exactement, elle a été divisée par deux en 30 ans, de même que la mortalité maternelle
00:55 et infantile.
00:56 On peut garder ce chiffre de divisée par deux.
00:58 C'est tout de même un bilan positif ?
01:02 C'est un bilan extrêmement positif dans ces temps où les choses sont difficiles.
01:08 C'est bien de se le rappeler que c'est un bilan extrêmement positif qui a été…
01:12 Quel résultat ?
01:13 Quel résultat d'action qui ont été faites dans les pays pauvres eux-mêmes, par les
01:18 pays pauvres eux-mêmes.
01:19 Donc il faut saluer ça aussi.
01:20 Alors justement, ces expérimentations qui ont été faites dans les pays pauvres, vous
01:25 aimez à dire qu'un économiste doit être un plombier qui intervient dans les détails,
01:29 qui doit réparer les fuites, avec pour outil l'expérimentation sur le terrain.
01:33 Vos méthodes d'expérimentation touchaient, Esther Duflo, il y a 15 ans, 23 millions de
01:37 personnes.
01:38 Aujourd'hui, elles sont appliquées à plus de 500 millions de personnes.
01:41 Donnez-nous un exemple de cette plomberie, qu'on comprenne, comment vous intervenez
01:45 sur les fuites et les détails ?
01:46 Souvent quand un politicien, un homme ou une femme politique veut lancer une nouvelle politique,
01:53 il ou elle réfléchit aux grandes orientations, qu'est-ce qu'on veut, quelle est la philosophie
01:58 derrière le programme.
01:59 Et il y a souvent un écart entre cette réflexion conceptuelle et la réalisation sur le terrain
02:06 pratique.
02:07 Je vous donne un exemple, par exemple au Maroc, un projet qu'on avait fait avec la ville
02:10 de Tangier et l'entreprise Veolia, où l'idée c'était de connecter les familles à l'eau
02:17 chez eux.
02:18 Donc là, l'idée était bonne, tous les travaux d'ingénierie avaient été faits, c'était
02:24 prévu pour que les gens puissent emprunter pour pouvoir obtenir leur connexion.
02:30 Et puis, personne.
02:31 La demande avait l'air vraiment très très faible, personne ne candidatait pour ce programme.
02:36 Donc tout le monde était surpris, peut-être que ça ne les intéresse pas, etc.
02:39 Avoir l'eau à la maison, c'est quand même...
02:42 Et du coup, c'est dans ce contexte qu'ils sont venus nous voir en nous demandant "est-ce
02:45 que vous pouvez nous aider à comprendre ce qui se passe ?"
02:48 Et donc on est allés parler aux gens dans les quartiers pauvres de Tangier et ils nous
02:57 ont tous dit que si, ça les intéressait beaucoup, mais qu'ils n'avaient pas réussi à le faire.
03:02 Comment ça se fait, pas réussi à le faire ?
03:04 Et en fait, on s'est rendu compte que le fait même de demander cette connexion, demander
03:10 plusieurs voyages au bureau de la ville pour apporter son certificat de propriété, l'accord
03:17 des différentes personnes impliquées, etc.
03:19 Et que pour ces gens qui habitent dans ces quartiers, c'est loin, c'est difficile, ils
03:24 ont peur.
03:25 Donc finalement, ils ne le faisaient pas.
03:27 Donc ce qu'on a réussi à faire, c'est à convaincre le gouvernement de la ville de
03:33 nous laisser faire candidater les gens depuis chez eux, en prenant des photos de leurs
03:39 documents.
03:40 A l'époque, c'était des photos analogues, on n'avait pas encore les cellphones, etc.
03:45 avec une application chic.
03:47 Mais néanmoins, on a mis en place tout simplement ce pilote.
03:51 Et là, ça a donné combien de personnes ?
03:52 Et là, on est passé tout d'un coup à 70% de gens qui ont accepté le programme.
03:57 Et ce qui est intéressant, c'est qu'on a pu les suivre, puisque c'est dans le cadre
04:00 d'une expérimentation.
04:01 On a commencé avec la moitié des gens avec qui on avait proposé ce programme et l'autre
04:05 non.
04:06 Et au bout d'un an, on a vu que les gens étaient beaucoup plus heureux.
04:09 Ils remboursaient très régulièrement leur eau, ils l'avaient tous gardée.
04:14 Les relations dans la famille s'étaient apaisées, parce que cette question d'aller
04:18 chercher de l'eau est très difficile.
04:20 Et du coup, le programme a pu être étendu, cette manière de partir du terrain.
04:27 Et ensuite, ce qui marche, l'étendre.
04:30 Et puis, pour être honnête, il y a aussi beaucoup de choses qui ne marchent pas comme
04:33 on s'y attend.
04:34 Et alors là, le travail du plombier, c'est de dire "ah, je croyais que la fuite était
04:38 sur le tuyau qui part directement de l'évier, mais en fait, elle est un petit peu plus loin,
04:43 donc on va plutôt régler ça".
04:44 Et l'attitude du plombier, c'est ce pragmatisme.
04:48 C'est de dire "on essaye quelque chose, on voit si ça marche ou si ça marche pas".
04:51 Je vous ai donné un exemple, pas tout à fait par hasard, où ça marchait, mais si
04:55 ça ne marche pas aussi.
04:56 Vous auriez pu nous donner des exemples où ça ne marche pas et on ajuste.
04:58 Et à ce moment-là, on ajuste.
05:00 Si la pauvreté extrême a donc reculé en 30 ans, ce bilan positif s'accompagne de
05:04 plusieurs bémols, et notamment depuis 2019.
05:06 Depuis la crise du Covid, vous dites, mais aussi la guerre en Ukraine et ses conséquences
05:09 sur la hausse des prix et l'inflation partout, eh bien la réduction de la pauvreté s'est
05:12 malheureusement ralentie depuis trois ans, replongeant dans la pauvreté des milliers
05:17 de personnes qui pensaient en être sorties.
05:19 Peut-être des millions de personnes, plutôt que des milliers même.
05:23 Ce à quoi on assiste depuis 2019, c'est vraiment une globalisation des problèmes
05:34 auxquels font face les plus pauvres du monde.
05:36 Avant, on parlait de globalisation des opportunités, avec le commerce, etc.
05:40 Maintenant, beaucoup de pays ont tendance à se refermer un peu sur eux-mêmes du point
05:46 de vue du commerce, mais par contre les problèmes eux-mêmes se sont globalisés.
05:49 On l'a vu évidemment, l'exemple du Covid, qui était partout, c'était une pandémie
05:56 mondiale.
05:57 Mais on a eu d'autres exemples, la guerre en Ukraine a des effets immédiats directs
06:02 sur l'Afrique, par exemple avec l'augmentation des prix alimentaires.
06:06 Ensuite, quand l'inflation aux Etats-Unis et en Europe a conduit à une augmentation
06:13 des taux d'intérêt, qui a conduit à des difficultés énormes de service de la dette
06:17 dans des pays, qui a créé une crise d'endettement, qui a rendu le remboursement impossible, qui
06:27 donc une crise qui existe chez nous s'est transformée en une crise qui existe en Afrique,
06:34 pas pour aucune raison, pas du tout de leur faute.
06:38 Évidemment, la prochaine, on va en parler plus, c'est le climat.
06:41 Il y a un grand bond en arrière, là, Léa parlait de 2019, du Covid, de la guerre en
06:48 Ukraine, c'est un grand bond en arrière auquel on assiste en termes de remontée de
06:54 la pauvreté ?
06:55 Il y a eu un grand bond en arrière qu'on n'est pas encore capable de chiffrer très
06:58 très bien parce que les mesures de pauvreté ça prend du temps, parce qu'il faut aller
07:01 voir les gens, savoir combien ils consomment, etc.
07:04 Mais qu'on mesure à la fois sur la pauvreté elle-même, c'est-à-dire le nombre de gens
07:08 qui vivent avec moins de 2 dollars par jour et par personne, mais aussi sur des indicateurs
07:13 pratiques comme par exemple le taux d'enfants vaccinés a baissé énormément pendant le
07:17 Covid, n'est pas vraiment remonté, le paludisme qui avait été très très bien contrôlé
07:22 et remonte parce que les programmes de distribution de moustiquaires se sont arrêtés, etc.
07:28 Donc on voit dans tous les domaines des difficultés auxquelles font face les plus vulnérables
07:36 du monde.
07:37 Clairement de ces deux crises, la crise du Covid et la crise de la guerre ukrainienne
07:41 et de l'inflation, vous dites que les pays riches s'en sont mieux sortis que les pays
07:45 pauvres et au sein de chaque pays, les riches eux-mêmes s'en sont mieux sortis que les
07:49 pauvres.
07:50 C'est un fait ? Vous avez les preuves de cela ?
07:53 Pendant la crise du Covid, les pays riches ont pu financer quoi qu'il en coûte par
08:00 l'endettement.
08:01 Donc les pays riches ont dépensé 27% de leur PIB en mesure de soutien à leur population.
08:06 Avec grand succès, ce qui a permis à limite, il n'y a pas eu d'augmentation de la pauvreté
08:12 ni en France ni aux Etats-Unis par exemple.
08:14 Mais quand vous êtes un pays pauvre et que vous proposez de faire un programme quoi qu'il
08:18 en coûte et que vous allez voir une banque, on vous dit "eh bien non, parce qu'on ne
08:23 va pas vous prêter".
08:24 Et donc les pays pauvres ont réussi à dépenser 2% de leur PIB qui est évidemment beaucoup
08:30 plus faible sur leur population.
08:33 Du coup, il n'y a pas eu cette possibilité pour les pays pauvres de soutenir leur population.
08:38 D'où les augmentations de la pauvreté qu'on a vues dans les pays pauvres et d'où après
08:43 la fin de la période aiguë de la crise du Covid, quand les économies riches ont réussi
08:49 à se relancer très rapidement, avec les difficultés qu'on connaît, les pays pauvres n'ont pas
08:55 réussi à se relancer très rapidement.
08:57 Et encore, on prédit une croissance négative ou très faible dans la plupart des pays les
09:02 plus pauvres.
09:03 Donc les difficultés qui ont commencé au Covid et qui se sont ensuite succédées avec
09:08 les problèmes dont on venait de parler, ont fait qu'on en a probablement pour des années
09:14 où la situation macroéconomique sera très très tendue pour les pays pauvres et ce qui
09:20 se traduit naturellement en difficultés sur la vie de chacun et de chacune.
09:24 Et puis il y a donc, et c'est RduFlo, vous le disiez, la question du réchauffement climatique
09:28 organisée par Emmanuel Macron, un sommet pour un pacte financier mondial pour le climat
09:33 a lieu à Paris en fin de semaine, pour financer de manière plus juste la transition écologique
09:39 et surtout aider les pays les plus pauvres dans cette transition.
09:43 Qu'attendez-vous d'un sommet de ce genre ?
09:45 Alors le sommet répond à un vrai problème que beaucoup de gens se posent aujourd'hui,
09:53 qui est une forme de crise du multilatéralisme qui a été mise en place à la fin de la
09:58 Deuxième Guerre mondiale.
09:59 Les institutions de prêt-à-mode comme le FMI ou la Banque mondiale, mais aussi l'ONU,
10:08 l'organisation et aussi l'organisation traditionnelle de la solidarité de chaque pays.
10:13 Cette crise, elle vient du fait qu'il y a une montée en puissance des pays pauvres
10:21 eux-mêmes pour leur propre budget, donc simplement en termes de ce que ça représente par rapport
10:25 au budget, c'est plus faible.
10:26 On n'a pas été capables de réinventer nos rôles.
10:30 Par exemple, le rôle de l'aide internationale, ça devrait être un, la solidarité dans
10:36 des périodes de crise énorme et deux, le support à l'innovation pour que les pays
10:42 eux-mêmes puissent inventer leur propre solution.
10:45 Et ça ne marche pas, ni l'un ni l'autre ?
10:47 Eh bien aujourd'hui, pendant la crise du Covid, on a bien montré les limites de la
10:51 solidarité.
10:52 L'innovation, je pense que ça peut être, il y a eu des succès.
10:54 Par exemple, je dirige depuis deux ans un fonds en France qui s'appelle le FIDE, le
11:00 Fonds d'Innovation pour le Développement, qui est un fonds très ouvert où les gens
11:03 peuvent candidater du monde entier avec leurs propositions pour résoudre un problème pratique,
11:11 concret qui les touche.
11:12 Et ce fonds a eu un succès énorme en termes de demandes de projets.
11:17 Et il est financé comment votre fonds ?
11:19 Il a été financé par le gouvernement français, c'était une initiative du président.
11:25 Mais c'est un budget qui est très très faible par rapport au budget de l'aide française.
11:31 Il est de combien votre fonds ?
11:33 Donc il a eu 15 millions d'euros par an.
11:36 Et vous avez eu une demande tentaculaire ?
11:39 On a eu 2000 candidatures au départ.
11:42 On a pu sur nos deux premières années financer 26 millions de projets, essentiellement en
11:47 Afrique.
11:48 Et essentiellement venus du terrain eux-mêmes avec des initiatives comme par exemple problème
11:53 à nouveau de plomberie.
11:54 37% des récoltes en Afrique sont perdues avant de pouvoir être consommées à cause
11:59 de conditions de conservation.
12:00 Solution proposée par une entreprise, une petite, une jeune pousse au Maroc d'avoir
12:07 des frigidaires solaires pour tenir les récoltes.
12:11 Donc des exemples comme ça, c'est ça qu'il faut savoir multiplier.
12:14 Mais Esther Duflo, les besoins de financement pour la transition écologique des pays du
12:19 sud ont été estimés, on a vu ce chiffre avec Nicolas Demorand, vous comprenez mieux
12:24 les chiffres que nous, mais enfin, 2400 milliards par an.
12:27 2400 milliards par an, on les trouve où ?
12:29 Il y a plusieurs, 2400 milliards par an, c'est plutôt un chiffre bas, je dirais.
12:38 Bonne nouvelle.
12:39 Déjà on le trouvait vertigineux.
12:41 Il y a deux problèmes pour le financement sur le climat pour les pays pauvres.
12:50 Le premier, c'est cette idée de financement de la transition.
12:55 Le deuxième, c'est le financement des coûts liés aux perturbations du climat qui existent
13:04 déjà aujourd'hui mais qui seront encore plus forts dans le futur.
13:07 On estime que si on continue avec nos émissions telles qu'on le fait aujourd'hui et que
13:12 le réchauffement de la planète continue au rythme prévu, la mortalité pourrait augmenter
13:21 de 73 personnes par 100 000, ce qui paraît faible peut-être, mais jusqu'à ce que
13:28 je vous dise que c'est l'équivalent de toutes les maladies infectieuses aujourd'hui.
13:32 Donc c'est plus que le sida, la tuberculose, la malaria aujourd'hui.
13:38 Ces 73 personnes, elles mourront uniquement dans les pays les plus pauvres.
13:45 Du réchauffement.
13:46 Du réchauffement.
13:47 Les 73 personnes mortes du réchauffement mourront uniquement dans les pays les plus
13:50 pauvres.
13:51 On estime quasiment, il y aura bien sûr des effets du réchauffement climatique dans
13:55 nos pays, mais les effets sur la mortalité directement seront beaucoup plus faibles.
13:59 Pourquoi ? D'abord parce qu'on est des pays qui sont déjà moins chauds et d'autre
14:02 part parce qu'on a les capacités de s'adapter, l'air conditionné, etc.
14:06 Donc il faut pour les pays, malheureusement il y a des questions d'adaptation, mais il
14:11 faut aussi pour les pays pauvres de quoi se protéger aujourd'hui et tout de suite.
14:15 Où on trouve l'argent ? Comment on trouve l'argent ? Quelles sont vos propositions ?
14:18 Alors d'abord, je pense que ce qui est très important, c'est pour les pays riches et
14:23 pour les citoyens des pays riches, pour vos auditeurs, de réaliser que ce changement
14:28 climatique, s'il touche de manière si importante les gens des pays pauvres, par contraste,
14:34 il est dû essentiellement à nos comportements, à nous.
14:37 C'est nos émissions qui produisent ce climat.
14:41 On estime que les 10% qui polluent le plus en termes d'émissions sont responsables
14:47 de 50% des émissions.
14:49 L'Afrique n'est responsable essentiellement d'aucune émission.
14:51 Donc si on réalise ça, on se dit que chaque tonne de carbone que nous mettons dans l'atmosphère
14:57 est responsable de mort en Afrique.
15:00 Donc d'un point de vue éthique, d'un point de vue de justice, la réalité c'est que
15:05 l'argent, nous le devons aux pays pauvres.
15:09 Et ce n'est pas une question de solidarité, c'est une question de simplement réparer
15:14 les dommages que nous commettons par nos choix.
15:16 Où on trouve l'argent ? On le trouve en acceptant de financer ça.
15:25 Une piste que je commence à explorer au point de vue de calcul, c'est que les pays se
15:31 sont mis d'accord.
15:32 Il y a eu des engagements répétés, jamais réalisés, de 100 milliards de dollars par
15:41 an.
15:42 C'est depuis une petite dizaine d'années je pense, et ça n'a jamais été réalisé,
15:47 même pas proche.
15:48 Donc ces engagements, comme tous les engagements liés au COP, malheureusement ce sont des
15:53 engagements sans aucune obligation, qui sont attachés derrière.
15:57 Donc ces engagements non contraignants sont répétés.
16:00 Ensuite il y a eu un fonds qui a été créé pour réparation à la dernière COP, à Charmaine
16:06 Scheck, mais pas d'argent derrière.
16:07 Donc ce qu'il faut aujourd'hui, c'est vraiment que les pays se mettent d'accord pour un mécanisme.
16:14 Et pour ça je pense qu'il faut une forme d'impôt mondial pour le climat.
16:19 Une possibilité sur laquelle je réfléchis, c'est le fait qu'on s'est mis d'accord pour
16:25 un impôt minimum de 15%.
16:27 Si on augmentait cet impôt minimum de 15%, qu'on allait par exemple jusqu'à 18%, ça
16:32 lèverait, d'après les estimations de Gabriel Zucman et de son centre, on pourrait lever
16:41 à peu près 100 milliards de plus.
16:43 Donc ça ferait déjà 100 milliards qui pourraient être affectés à un fonds pour aider les
16:48 pays pauvres.
16:49 Mais ça veut dire que c'est aux entreprises de payer ? Cette piste-là c'est de dire que
16:54 l'impôt il est sur les entreprises.
16:56 Donc de monter cet impôt où les entreprises seront engagées à payer 15% à 18%, donc
17:01 c'est aux entreprises de payer, pas aux États.
17:04 Dans cette piste-là, c'est les entreprises, quand c'est l'entreprise qui paye en quelque
17:07 sorte, c'est quand même les États qui payent, puisque c'est des fonds qui iraient à ce
17:12 fonds international au lieu d'aller directement aux États.
17:15 La raison pour laquelle j'explore cette piste-là, c'est que comme il y a déjà une négociation
17:21 en cours, on pense que ça me paraît possible de s'y attacher.
17:24 Allez, on ouvre le débat avec les auditeurs d'Inter.
17:27 Christophe nous attend au Standard.
17:29 Christophe, bonjour.
17:30 Oui, bonjour.
17:31 Bienvenue.
17:32 Merci de prendre la question.
17:33 Moi, je voulais poser une question à Esther Duflo.
17:35 Ne pense-t-elle pas qu'on est un peu comme en 1934 à la sortie d'une crise majeure
17:41 et qu'on attend un peu un Roosevelt qui pourrait mettre un impôt sur les très grosses fortunes,
17:45 dont Oxfam nous explique qu'elles ont augmenté de façon verdigineuse pendant les crises ? Et
17:50 l'autre question qui vient en parallèle, c'est qu'on ne pense pas que notre valeur
17:53 d'égalité ne nuit pas finalement à une espèce d'équité fiscale ? Je vais expliquer
17:58 par là que la TVA sur la baguette de pain, elle est la même pour Banana No que pour
18:02 l'ouvrier du garage qui est dans le coin.
18:05 Donc, comment on fait pour remettre de l'égalité fiscale et de l'équité fiscale pour éviter
18:10 les crises qui pourraient venir de ces injustices ?
18:14 Merci Christophe pour cette question.
18:15 Esther Duflo vous répond.
18:17 L'idée d'un impôt mondial sur les très grosses fortunes, il a été évoqué par
18:24 exemple par Joe Siglitz et par d'autres et dans mon monde idéal, c'est clair qu'il
18:30 existerait.
18:31 Il y a des fortunes énormes, on pourrait avoir un impôt extrêmement progressif qui
18:35 ne s'applique qu'aux énormes fortunes, ça suffirait pour financer toute la transition
18:42 énergétique dont vous parliez et tous les dommages dont je parlais qui se chiffrent
18:49 en centaines de milliards.
18:52 On ne va pas vers ça, soyons clairs.
18:55 Je pense que l'analogie de "il nous faudrait un Roosevelt" est excellente.
19:00 C'est-à-dire que le problème aujourd'hui c'est qu'on manque de leadership mondiale,
19:05 de capacité d'aller de l'avant sur cette question.
19:13 Et ce qui est intéressant c'est que je pense que si on a interviewé tous les citoyens
19:16 du monde, et d'ailleurs ça a été fait, il y a une enquête très intéressante sur
19:20 tous les citoyens de l'Europe, il y a un consensus assez large dans la population sur
19:26 ce type de mesures, sur un impôt mondial sur la fortune individuel et finalement très
19:32 bien reçu par les citoyens de l'Europe.
19:36 Pas par les principaux consommés.
19:38 Malheureusement.
19:39 Ça dépend, aux Etats-Unis c'est vrai qu'il y a des très très riches qui disent
19:43 "on va être taxés plus".
19:44 Oui, ils le disent, mais je me demande s'ils le disent parce qu'ils pensent que ça ne
19:49 se fera pas et que ça leur donne… Ils ont un peu le beurre et l'argent du beurre.
19:53 Ils ont l'argent et la conscience avec.
19:56 Oui, et la conscience avec.
19:57 Une question de Gabriel sur l'application d'Inter.
20:00 Envisagez-vous la décroissance comme manière de lutter contre la pauvreté ? Et quels seraient
20:05 ces aspects positifs comme négatifs sur la lutte contre la pauvreté ?
20:08 Je pense que le plus important qu'on puisse faire c'est d'arrêter de se focaliser
20:12 sur la croissance dans un sens ou dans l'autre.
20:15 En quelque sorte, le gros problème de la croissance économique c'est que depuis l'après-guerre
20:20 c'est devenu le point par lequel les nations se comparent.
20:26 Les grands Jeux Olympiques des nations c'est la croissance.
20:30 Et ça, ça a conduit à un nombre de distorsions et d'erreurs politiques énormes.
20:36 D'abord pour deux raisons.
20:37 D'abord parce que la croissance ne devrait pas être un objectif mais devrait être un
20:40 moyen parce que ce qui compte c'est la qualité de vie humaine.
20:43 D'autre part parce qu'on sait très très mal comment affecter la croissance.
20:49 Les états que ce soit dans les pays riches ou les pays pauvres essayent des choses pour
20:52 faire monter la croissance.
20:54 Ça ne marche pas mais par contre ça a des tas d'effets délétères en face.
20:57 Donc ce qu'il faut c'est d'arrêter de se concentrer sur la croissance ou la décroissance
21:00 mais de se dire quel est l'objectif.
21:02 L'objectif pour les gens dans les pays pauvres par exemple c'est qu'ils puissent survivre
21:06 jusqu'à l'âge de 5 ans, c'est qu'ils puissent vivre bien, c'est qu'ils puissent
21:09 aller à l'école, qu'ils puissent réaliser leurs rêves.
21:10 Dans une certaine mesure il y a besoin de financement pour ça.
21:14 Donc on ne peut pas dire à quelqu'un du Mali en disant « désolé mais maintenant
21:17 c'est la décroissance pour toi ». Alors que nous on a cru avec notre modèle.
21:22 Mais par contre…
21:23 Vous dites d'ailleurs « renverser le capitalisme ne réglera pas les problèmes ».
21:26 Vous le dites.
21:30 Les expériences historiques de renversement du capitalisme n'ont pas réglé les problèmes.
21:35 Benjamin est au standard.
21:36 Benjamin de Saint-Ouen.
21:37 Bonjour.
21:38 Bonjour.
21:39 Bonjour.
21:40 Je suis à l'écran, madame Flamé.
21:41 Madame Duflo, comment expliquez-vous que si la grande pauvreté recule dans le monde,
21:47 elle progresse en Europe et en France depuis 20 ans ? Merci Benjamin pour cette question.
21:52 Esther Duflo ? Oui, c'est une constatation importante.
21:56 Ce qu'on constate justement depuis 20 ou 30 ans, ça peut être traduit par la courbe
22:03 de l'éléphant.
22:04 C'est-à-dire les plus riches ont capturé une grosse partie de la croissance mondiale.
22:09 C'est pour ça que la croissance n'est pas tellement intéressante si elle est capturée
22:12 par les plus riches.
22:13 Donc les plus riches se sont enrichis très très rapidement.
22:16 Je parle des 1% les plus riches du monde, ou 0,1% des plus riches du monde.
22:19 Ça c'est la trombe de l'éléphant.
22:21 Le dos de l'éléphant, c'est les plus pauvres du monde, les 50% les plus pauvres du monde
22:26 qu'on trouve dans les pays les plus pauvres qui se sont eux-mêmes enrichis.
22:30 Pas au même niveau évidemment.
22:32 Et au milieu, les classes moyennes des pays riches qui se sont fait écraser en fait,
22:39 et appauvries par l'augmentation des inégalités dans les pays riches.
22:44 Du coup, on voit dans les pays les plus pauvres, les plus pauvres devenir moins pauvres.
22:50 Mais dans les pays riches, les plus pauvres qui ne sont pas aussi pauvres que les gens
22:53 des pays pauvres, devenir plus pauvres.
22:55 Et les deux phénomènes sont parfaitement cohérents dans le sens où on parle de niveaux
23:01 de revenus très très différents.
23:02 Et vous pensez que ça explique la montée du populisme partout dans les pays riches,
23:06 dans les pays occidentaux, cet écrasement comme vous dites des classes moyennes qui
23:12 se sont vues déclassées, qui ont vu leur niveau de vie déclassé, qui se sont appauvries
23:16 et qui voient de plus en plus de très très riches concentrer l'essentiel des richesses.
23:21 Vous pensez que ça participe ?
23:22 C'est clair que, bon ça me paraît absolument évident que ça participe.
23:26 D'une part par simplement voir directement son niveau par exemple aux Etats-Unis.
23:31 Depuis maintenant plusieurs décennies, le revenu moyen n'a simplement pas changé.
23:35 Donc on voit, on est dans un monde où les riches sont de plus en plus riches, on peut
23:42 s'en rendre compte immédiatement en ouvrant son téléphone ou son poste de télévision.
23:46 Et soi-même, son revenu n'a pas changé.
23:49 Il y a eu une explosion d'un certain modèle social qu'on trouve que ce soit aux Etats-Unis
23:56 ou que ce soit en France d'une part.
23:58 D'autre part, il y a eu une désaffection des partis de gouvernement, que ce soit la
24:06 gauche traditionnelle ou la droite traditionnelle, pour les problèmes sociaux de base, les problèmes
24:12 sociaux qui affectent les plus pauvres de notre société.
24:14 Pendant de nombreuses années, du coup, les gens se sont sentis, juste au moment où leur
24:22 situation ne s'arrangeait pas ou s'empirait, se sont sentis abandonnés par leur système
24:28 de gouvernement.
24:29 Et ont été tentés par des votes populistes, que ce soit Trump aux Etats-Unis, que ce
24:33 soit le Rassemblement National en France ou d'autres.
24:35 Qui leur proposent deux choses.
24:37 D'une part, des solutions, qui ne sont pas forcément du tout des solutions, mais qui
24:41 rhétoriquement peuvent être des solutions.
24:43 Quand on n'est pas attaché à la réalité, on peut proposer n'importe quoi, donc ça
24:48 aide.
24:49 Et d'autre part, qui leur proposent une comparaison avec des gens qui sont encore plus pauvres,
24:53 de mettre des gens encore plus en dessous d'eux.
24:55 Avec par exemple, de prendre l'immigration comme bouc émissaire.
24:59 NICOLAS : Esther Duflo, merci d'avoir été à notre micro ce matin.
25:04 Esther Duflo, merci.
25:05 La conférence est ouverte au grand public.
25:07 Tout le monde peut y aller.
25:11 C'est absolument gratuit.
25:14 Il suffit d'arriver.
25:15 NICOLAS D'ORIENTAL.
25:16 D'arriver au Collège de France à Paris.