Emmanuel Todd : Wagner et Prigojine, le début de la guerre en Russie ?

  • l’année dernière
Avec Emmanuel Todd, anthropologue

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##EN_TOUTE_VERITE-2023-06-25##

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News
Transcription
00:00 En toute vérité, 11h30 sur Sud Radio, Alexandre Devecchio.
00:05 En toute vérité, chaque dimanche entre 11h et midi sur Sud Radio,
00:09 sécurité, économie numérique, immigration, écologie.
00:12 Pendant une heure chaque semaine, nous débattons sans tabou
00:14 des grands enjeux pour la France d'aujourd'hui et de demain.
00:17 Ce dimanche, nous avons le plaisir de recevoir un invité exceptionnel,
00:21 l'historien et anthropologue Emmanuel Todd.
00:24 Avec lui, nous évoquerons la folle journée d'hier,
00:27 lorsque pendant 24h, le pouvoir de Vladimir Poutine a semblé vacillé.
00:32 En Russie, le groupe de mercenaires Wagner,
00:34 emmené par son chef, Evgeny Prigojin, a entamé une marche sur Moscou,
00:38 avant de faire demi-tour sur ses ordres.
00:40 Que retenir de cet épisode rocambolase digne d'un roman russe ?
00:44 Bien que raté, cette tentative de coup d'État témoigne-t-elle
00:46 de l'affaiblissement de Vladimir Poutine ?
00:49 Aura-t-elle des conséquences sur la guerre en Ukraine ?
00:51 Au-delà de cet épisode, où en sommes-nous dans ce conflit ?
00:55 Après un an et demi de guerre, qui sont les gagnants et les perdants ?
00:58 S'agit-il d'une guerre entre les Russes et les Ukrainiens ?
01:01 Ou d'une guerre entre l'Occident et le Sud global ?
01:03 Tout de suite, les réponses d'Emmanuel Todd, en toute vérité.
01:06 Emmanuel Todd, bonjour.
01:14 - Bonjour.
01:14 - Ravi de vous recevoir.
01:18 - En un jour très particulier.
01:19 - En un jour très particulier.
01:21 L'invitation avait été lancée bien avant,
01:24 mais l'actualité assez surprise et parfois, il faut subir les choses.
01:28 L'actualité, donc, totalement rocambolesque.
01:31 C'est ce que je disais, des mercenaires qui marchent sur Moscou,
01:34 un chef des rebelles, Yevgeny Prigogine, qui est un ancien gangster,
01:38 un Vladimir Poutine qui s'identifie au Tsar et qui crie à la trahison.
01:44 La journée que nous avons vécue hier avait tout d'un roman russe.
01:47 Mais après 24 heures, la tension est retombée quasi instantanément,
01:51 quand Prigogine a annoncé avoir trouvé un accord
01:53 par l'intermédiaire du président biélorusse, Luka Tchenko.
01:57 Donc, que faut-il finalement retenir de cet épisode, Emmanuel Todd ?
02:01 Est-ce que c'est un épiphénomène ou est-ce que c'est quand même
02:04 le signe peut-être d'un affaiblissement de Vladimir Poutine ?
02:07 - Je ne dirais pas ça.
02:08 Alors, c'est très sérieux.
02:10 Ça n'a certainement pas fait du bien à Poutine et à la Russie, d'ailleurs,
02:17 en ce qui concerne son image internationale.
02:20 Ça a donné le sentiment d'un régime fragile.
02:25 Et donc, ça va donner le sentiment aux Occidentaux
02:28 qu'ils peuvent redoubler d'efforts pour l'abattre.
02:31 Il n'y a pas de problème.
02:32 Ça va semer le doute, probablement aussi dans le camp qui lui est favorable,
02:37 qui de plus en plus est effectivement le sud global.
02:41 Des pays comme la Chine s'engageaient de plus en plus avec la Russie.
02:46 Et puis, on voyait l'Arabie Saoudite copiner avec l'Iran,
02:52 en étant copine avec la Russie, l'Inde, le Brésil, l'Afrique du Sud.
02:58 Donc, tous ces pays-là risquent de se dire
03:00 que ce régime n'est pas le régime solide que nous prenions pour axiomatique.
03:07 Et à l'international, ça va sans doute faire beaucoup de mal
03:11 et peut-être contribuer à une relance de la guerre.
03:15 Si on voit les choses, je dirais, pas en interne,
03:21 mais dans le contexte de l'ajustement de la Russie à la guerre d'Ukraine,
03:29 c'est plus compliqué et peut-être moins catastrophique, en fait.
03:35 Ce qui est paradoxal, c'est que cette tentative ratée de coup d'État
03:39 intervient au moment où ça se passe plutôt mieux que prévu pour l'armée russe
03:44 puisque la contre-offensive ukrainienne piétine.
03:46 – Vous avez tout à fait raison, mais ce n'est pas malgré que, mais parce que.
03:52 C'est-à-dire que Poutine a été amené à utiliser de plus en plus centralement
04:00 Wagner et donc Trigogine parce que l'armée russe, au fond,
04:06 n'était pas prête à affronter ce qu'elle devait affronter en Ukraine.
04:10 Donc il y a eu une centralité de Wagner, particulièrement dans la prise de Bakou.
04:17 – On l'enrappelle, une armée de mercenaires en réalité,
04:20 avec des gens que Trigogine avait même pris en prison, notamment.
04:23 – Voilà, c'est ça.
04:25 Et ça a permis, je dirais, d'alléger, ou plutôt ça a donné du temps à la Russie
04:32 pour monter en puissance sur le plan militaire plus conventionnel.
04:38 Et donc il y a eu… alors l'une des choses qu'il faut comprendre,
04:44 c'est que les gens ont une vision assez bizarre de Poutine et de la direction russe,
04:51 parce qu'ils rétroprojettent des images du comportement militaire d'époque stalinienne,
04:57 en disant que ça était une boucherie, etc.
04:59 Mais il faut bien voir que la préoccupation fondamentale de Poutine dans toute cette guerre,
05:04 ça n'est pas de priver la Russie de l'acquis positif social et économique
05:10 de ses plus de 20 ans de pouvoir.
05:13 Donc en fait c'est une guerre qu'il essaye de faire depuis le début à l'économie.
05:20 Et c'est pour ça qu'il y a eu tellement de difficultés à mobiliser plus de troupes qu'il en fallait.
05:27 – Et Wagner, est-ce que c'est aussi justement pour épargner sa population civile
05:31 et maintenir une certaine stabilité dans le pays ?
05:34 – C'est pour éviter à la Russie le choc d'une entrée trop violente dans la guerre en fait.
05:40 Mais il a mobilisé l'armée russe après ses déboires du début et de la vie générale,
05:48 devenue plus opérationnelle.
05:50 En fait quand on regarde là ce qui se passe, c'est la contre-offensive ukrainienne
05:54 qui au stade actuel est un échec et les Ukrainiens eux-mêmes disent
05:58 que l'armée russe est devenue redoutable dans le maniement des drones,
06:02 des opérations combinées, de l'aviation etc.
06:05 Et on était arrivé à un stade où Wagner n'était plus nécessaire.
06:10 Et effectivement d'ailleurs la procédure était en cours,
06:15 à la suite d'ailleurs des innombrables provocations ou critiques de Prigojin
06:22 depuis février dernier, la mécanique était en cours pour intégrer Wagner dans l'armée russe
06:27 et se débarrasser de Wagner.
06:29 Donc en fait c'est pas le coup d'état me paraît pas la bonne chose.
06:34 - C'est le baroud d'honneur de Prigojin ?
06:36 - C'est plus ça, c'est-à-dire c'est une sorte de révolte
06:39 contre le fait que Wagner n'est plus nécessaire.
06:44 Donc ça produit des effets négatifs bien entendu.
06:48 Mais parler de coup d'état, parler de quelque chose qui a énormément d'importance
06:56 pour les équilibres à terme de la Russie actuelle, ça me paraît très exagéré.
07:00 - On a quand même vu, oui certes, mais on a vu un Vladimir Poutine
07:03 qui a semblé trembler son allocution où il se compare au Tsar en 1917.
07:09 On sait comment ça s'est terminé.
07:11 On a eu le sentiment malgré tout que ce pouvoir était chancelant
07:14 et face à quelqu'un qui est effectivement un ancien proprié de justice, un mercenaire,
07:19 ça donne pas l'image d'une très grande solidité
07:21 même si vous avez répété la Russie est plus solide qu'on ne la présente.
07:25 - J'ai regardé l'allocution de Poutine et il est absolument clair
07:31 que la direction de la Russie a eu très peur.
07:36 Mais je crois qu'il faut essayer, je sais que dans le cadre d'un pays comme la France
07:40 c'est dur de dire des choses, essayer d'être un peu empathique avec la direction russe.
07:47 Mais il faut se mettre à la place de ces gens qui ont pris la décision d'entrer en guerre,
07:54 ce qui ne se faisait pas en Europe depuis un certain temps,
07:58 donc qui ont été dans une prise de risque calculée à un moment qu'ils considéraient comme optimal
08:04 mais dont on ne peut pas imaginer une minute
08:08 que ça ne s'accompagne pas d'une inquiétude, d'une méconnaissance.
08:12 Moi je sais, toute la journée d'hier j'étais confronté à des gens
08:17 qui me disaient au téléphone "le pouvoir chancel, ça va très mal se passer"
08:25 et donc moi j'en disais "calmez-vous, on verra, demain ça sera très différent"
08:32 et c'est effectivement ce qui s'est passé.
08:34 Mais moi j'étais dans mon appartement du 14e arrondissement dans Paris,
08:39 c'était facile de voir les choses de l'extérieur,
08:42 mais quand on est au cœur d'une machine comme la Russie qui est de plus en plus une Russie en guerre,
08:49 je dirais qu'avoir peur, être anxieux est un sentiment naturel.
08:53 Ou alors, ça veut dire qu'on n'est pas dans la réalité.
08:55 - Oui, ce qui était assez surprenant dans les commentaires, vous y avez fait référence,
09:00 c'est qu'on a presque présenté Prigogine comme un libérateur.
09:04 Est-ce que ça ne donne pas plutôt l'image de ce que pourrait être la Russie
09:08 en cas de chancellement du régime, c'est-à-dire une guerre civile, voire une guerre des gangs ?
09:14 - Non mais les gens, c'est clair, un deuxième pan de l'analyse des événements,
09:19 ça serait toutes les réactions occidentales.
09:22 Des réactions occidentales dans une période qui en fait, à l'échelle stratégique globale,
09:28 c'est le paradoxe dont vous avez évoqué, une période je dirais d'échecs occidentales.
09:34 Mais la réalité de ce qui s'est passé et de ce qui était prévisible,
09:40 c'est que sous Poutine, c'est ce qu'on ne dit jamais, je dirais, au public français, anglais,
09:48 un petit peu américain, c'est que la Russie a retrouvé sous Poutine
09:52 une très grande stabilité sociale, une très grande sécurité de vie.
09:57 Tous les indicateurs démographiques de mortalité sont à la baisse.
10:02 - Notamment la mortalité infantile, je sais que c'est votre indicateur fétiche,
10:06 je suis désolé, je vous coupe, mais on continue la discussion après une courte pause sur Sud Radio.
10:11 On continue à parler de cet épisode rocambolesque,
10:14 mais aussi plus largement du déroulé de la guerre depuis un an et demi et de ses conséquences.
10:19 Merci Emmanuel Todd, à tout de suite en toute vérité.
10:22 - Tous les vins sont dans sa nature.
10:23 - Pour votre santé, attention à l'abus d'alcool.
10:25 - En toute vérité, 11h30 sur Sud Radio, Alexandre Desvecquiaux.
10:30 - Nous sommes de retour sur Sud Radio, en toute vérité, avec l'anthropologue et historien Emmanuel Todd.
10:35 Nous parlons de la guerre en Ukraine, nous parlons de cet épisode assez rocambolesque
10:40 qui a vu Prigogine défier Poutine pendant 24 heures avant de faire marche arrière.
10:45 Emmanuel Todd, avant qu'on soit interrompu par la pause,
10:49 vous expliquiez que certes cet épisode avait été un épisode difficile,
10:54 qui avait un peu fait vaciller le pouvoir,
10:56 mais qui paradoxalement tendait à prouver une certaine stabilité de la Russie et du régime de Vladimir Poutine.
11:05 - Oui, l'épisode étant lui-même incroyable, je pense qu'il a été pris comme tel par la direction russe,
11:12 mais ça a été aussi l'occasion pour Poutine de vérifier la stabilité de son système et de son administration.
11:20 C'est-à-dire qu'il a passé son temps à donner des coups de téléphone.
11:23 Symmétriquement, Prigogine a pu mesurer son absence de prise sur la société russe.
11:33 C'est un mercenaire.
11:35 Alors, je sais, comme vous le disiez tout à l'heure, les Occidentaux,
11:38 maintenant, pendant brièvement, ont voulu voir en Prigogine un nouvel artisan de la démocratie.
11:45 - De la démocratie, ça...
11:46 - Je veux dire, que les commentateurs occidentaux délirent et se saisissent de la moindre chose
11:53 qui pourrait les conforter dans l'idée que la Russie est monstrueuse, pourquoi pas ?
11:59 On est habitués. Mais les Russes, eux, savent qui est Prigogine.
12:02 En fait, ils savent ce qu'est leur pays, ils savent ce que représentent des mercenaires.
12:06 Et en fait, ce qui s'est passé, c'est que Prigogine, sans doute, a vu qu'il était seul.
12:11 Mais moi, ce que je trouve en fait plus intéressant, c'est la façon dont tous les acteurs ont reculé devant la violence.
12:22 C'est-à-dire qu'il y a eu effectivement des menaces d'affrontements armés violents.
12:27 Il y a eu une armée russe, il y a des mercenaires...
12:30 - On aurait pu déboucher sur une guerre civile, c'est Poutine lui-même qui l'a dit, il faut éviter ça.
12:35 - Et en fait, l'issue qui a été trouvée, parce qu'il y avait d'autres priorités, a été une issue pacifique,
12:42 où on dit que les insurgés ne seront pas punis.
12:46 Ce qui est quand même tout à fait extraordinaire.
12:48 Mais avec reconnaissance des services rendus à la cause russe dans la phase antérieure.
12:55 Je pense que c'est comme toujours avec la Russie,
12:58 comme les gens fonctionnent beaucoup avec des stéréotypes, je dirais, néo-staliniens ou néo-soviétiques,
13:05 en Occident, ils ont du mal à voir ce que le système de pouvoir russe a de nuancé.
13:13 Et sa capacité de rationalité et de mesure et de refus de la montée aux extrêmes.
13:22 - Vous avez expliqué que Prigozhin n'avait pas de prise dans la société russe.
13:27 On aurait pu imaginer qu'il en ait chez les élites russes, par exemple,
13:32 qui aient une volonté d'en finir avec Vladimir Poutine, finalement.
13:36 Est-ce que le fait que ça n'a pas eu lieu montre aussi une stabilité à l'intérieur du système de Vladimir Poutine ?
13:43 - Écoutez, depuis le début, alors d'abord, comme en toute chose,
13:47 il faut admettre un coefficient d'ignorance sur ce qui se passe vraiment
13:52 en termes d'opinion, d'attitude, de concessions en Russie.
13:56 On est mal informé.
13:57 On est mal informé parce que le régime russe est un régime autoritaire et un régime en guerre.
14:04 On est mal informé parce que les Occidentaux et les médias occidentaux ne font pas leur boulot
14:10 et sont pris dans des a priori extraordinaires, etc.
14:14 Mais donc il y a ce rêve, depuis le début quand même, à chaque étape,
14:20 ce rêve d'un effondrement du régime Poutine, qui était à la base de toute la stratégie occidentale,
14:28 a chaque fois été démenti, annihilé par les événements.
14:36 - Mais est-ce que c'est quand même pas un événement, même s'il s'en sort très bien,
14:41 même si Prégoge n'avait a priori pas le profil pour prendre le pouvoir,
14:44 qui démontre que c'est assez fragile, au moins sur un plan, Emmanuel Pétain,
14:48 peut-être le plan militaire ? Vous nous avez dit que l'armée russe s'améliore,
14:53 effectivement elle est dans une phase... - J'ai d'abord dit qu'elle n'était pas prête au début de la guerre.
14:57 - Elle n'était pas prête au début de la guerre, quand même, elle n'a pas beaucoup avancé.
15:00 Et tout cela, cette guerre à l'intérieur de l'armée, parce que c'est ça dont il s'agit,
15:05 montre une armée qui est quand même désorganisée au fond.
15:08 - Non, toute la phase récente, et là c'est plutôt les Ukrainiens qui disent ça,
15:12 ils disent que l'armée russe a changé. Mais là, il faut aussi...
15:18 Je vais dire un truc qui va paraître fou à l'antenne, la Russie, ce n'est pas l'Amérique latine.
15:24 - C'est un véritable trouble culturel. - Ça y ressemblait quand même hier,
15:27 avec les coups d'État, les mercenaires, on aurait pu se croire...
15:33 - Des mercenaires qui sont là, parce qu'il y a eu une guerre,
15:37 ce qui est d'ordre international, etc. Bon, ça, ça existe.
15:41 Et l'idée d'une division, ça a été écrit par certains,
15:45 même du monopole de la violence d'État, du monopole de la violence légitime d'État, etc.
15:50 Tout ça existe. Mais l'Amérique latine, ou même la France du XIXe siècle,
15:56 c'est des pays où l'armée fait des coups d'État.
15:59 Mais la Russie, l'une des traditions en Russie, y compris stalinienne,
16:04 c'est, je vais surprendre tout le monde parce que les gens ne pensent pas en termes de ces catégories,
16:08 c'est une tradition d'obéissance très forte de l'armée au pouvoir civil.
16:14 Que ce pouvoir civil soit le parti communiste, stalin, ou en l'occurrence le régime.
16:20 C'est-à-dire, c'est pas, on pourrait dire le même genre de choses de l'Allemagne, en fait.
16:24 C'est des cultures autoritaires où, paradoxalement,
16:27 l'armée n'est pas un agent libre qui se promène, qui décide, etc.
16:32 J'aimerais qu'on dépasse peut-être là cet épisode prigogine,
16:38 et que vous nous disiez ce que vous pensez finalement de cet un an et demi de guerre.
16:44 Quel est aujourd'hui le bilan ?
16:48 Est-ce que c'était une guerre pour rien ?
16:51 Qui sont les gagnants ? Qui sont les perdants ?
16:54 L'Ukraine a quand même résisté à ce prévu.
16:58 On rappelle que c'était une guerre que la Russie devait gagner en quelques jours.
17:01 Non, c'est une guerre qui est en cours.
17:03 C'est ce qu'il faut accepter.
17:05 C'est une guerre qui a commencé, qui a un début, en février 2022.
17:10 Maintenant, on est fin juin 2023.
17:15 Et tout ce qu'on peut dire, c'est qu'on est clairement à un tournant.
17:20 C'est-à-dire qu'il y a eu un espoir des Russes de faire tomber le régime de Kiev, certainement.
17:28 Il y a eu une offensive russe qui a été plus loin que les forces militaires réelles de la Russie le permettaient,
17:35 d'où les reflux et les contre-attaques ukrainiennes de l'automne, en fait, dans la région de Kersaune ou de Kharkov.
17:44 Et puis il y a eu une stabilisation des fronts, et puis il y a eu une réorganisation de l'armée russe,
17:49 et puis il y a eu l'installation de ce système d'offensive russe
17:52 contre lequel, actuellement, au stade actuel, butent l'offensive ukrainienne.
17:59 Ça, je dirais, ce n'est même pas le front principal pour le reste.
18:03 Il y a eu l'autre plan de la guerre, donc là on est sur le front, la première surprise,
18:06 qui étaient les difficultés russes quand même, et puis le redressement, la stabilisation.
18:11 Et puis il y a le deuxième plan de la guerre, on pourrait dire les difficultés occidentales.
18:15 Et la surprise, non pas seulement au stade actuel de la très bonne résistance de l'économie russe,
18:22 qui s'était préparée au déconnectage, à la déconnexion plutôt, pardon,
18:27 aux sanctions, qui a trouvé, dans la Chine d'abord, et puis dans un certain pragmatisme de l'Inde,
18:40 d'autres partenaires du Sud global, des gens qui lui ont permis de poursuivre
18:45 ou de rediriger ces échanges d'exportation de matières premières.
18:51 Et donc on a une Russie qui survit et qui a repris son développement,
18:55 et dont les taux d'inflation, maintenant, sont inférieurs à ceux de l'Europe occidentale.
18:59 Je pense que les catégories populaires françaises, qui souffrent de l'inflation actuellement,
19:04 envieraient les taux d'inflation russes.
19:06 - Vous êtes vraiment sûr, Emmanuel Todd, que nous avons envie, vous et moi, d'aller vivre en Russie ?
19:11 - Je veux dire, bon, les circonstances sont dramatiques, la guerre, c'est pas agréable,
19:15 j'ai horreur de la guerre, mais j'espère qu'on garde le droit de faire une plaisanterie de temps en temps.
19:20 - Oui, bien sûr, mais... - La vraie surprise.
19:22 - C'est pas seulement une plaisanterie. - Maintenant, je voudrais terminer sur le bilan...
19:24 - Vous terminez, je vous... - Et sur le fait qu'on est vraiment à un tournant.
19:29 La chose vraiment problématique est qu'il faut bien voir qu'en France, on est vraiment très mal informé par nos médias.
19:39 Je ne cite personne, je le ferai plus tard, je ne sais pas, mais on est tout à fait désinformé.
19:45 La presse américaine est quand même beaucoup plus lisible et beaucoup plus pluraliste encore.
19:52 Et ce qui sort maintenant, ce qui est sorti ces derniers temps,
19:55 j'ai vu quelques articles en France là-dessus quand même, c'est l'incapacité du système industriel et militaro-industriel occidental,
20:08 et notamment américain, à fournir l'Ukraine en matériel, en obus, en missiles, etc.,
20:14 au moment même où l'économie russe, sans doute parce qu'elle a beaucoup plus d'ingénieurs, en fait,
20:20 se mettait en situation de produire des missiles.
20:23 Ça fait des mois qu'on nous annonce que les Russes n'arriveront plus à bombarder l'Ukraine,
20:27 mais ce qui se passe, c'est que c'est la défense anti-aérienne ukrainienne qui ne fonctionne plus.
20:32 Et donc on est dans ce moment où les fronts sont stabilisés, l'Ukraine prétend reconquérir son territoire,
20:41 mais l'Occident, avec les Etats-Unis au cœur, commence à se demander sérieusement
20:49 si la reconstruction d'un appareil industriel ne va pas être nécessaire pour assurer la victoire de l'Ukraine.
20:57 Simplement construire un appareil industriel, ça prend un petit moment, ça prend du temps.
21:02 On continue à en parler après une courte pause Emmanuel Todd,
21:06 on verra aussi si l'économie de guerre russe est aussi performante que vous le dites.
21:11 Je voudrais pas, je vous poserai la question.
21:14 - Une chose que je tiens à dire, c'est que je sais très bien que mon discours est très dé...
21:18 - On reprendra tout à l'heure.
21:20 Mais on vous invite pour vous laisser la parole, on en parle dans quelques minutes sur Sud Radio, en toute vérité.
21:26 En toute vérité, 11h30 sur Sud Radio, Alexandre Devecchio.
21:31 - Nous sommes de retour sur Sud Radio avec Emmanuel Todd pour parler de la guerre en Ukraine,
21:37 de l'épisode rocombolesque de Prégoine. Avant la pause, Emmanuel Todd, vous expliquiez que
21:46 vous étiez en décalage finalement avec l'opinion, si ce n'est publique, médiatique, européenne, française,
21:53 et que c'était difficile de vous exprimer sur ce sujet.
21:57 - Oui, c'est-à-dire qu'en fait, l'une des choses bizarres pour moi, c'est que les gens me considèrent comme pro-russe
22:03 parce que, de mon point de vue, j'essaie d'avoir une perception globale, équilibrée,
22:09 et qui tienne compte des motivations et des capacités de tous les acteurs.
22:15 Et il se passe quelque chose de bizarre pour moi, parce qu'il y a des situations comme ça dans l'histoire,
22:20 où il y a tout un monde de la pensée, des intellectuels, de l'intelligentsia, haute ou basse,
22:27 qui délirent dans une direction, et puis où quelques individus isolés font face,
22:34 enfin, ils existent toujours par eux-mêmes, et ils commencent...
22:37 - Depuis que de l'autre en avant !
22:39 - Voilà, et donc, depuis que vous, Alexandre de Véghio, m'avez permis de m'exprimer dans le FIARON,
22:47 je me dis "je suis seul, je parle dans le FIARON", et je me suis dit...
22:52 J'ai commencé à faire une identification à Raymond Aron, ce qui est assez curieux pour moi.
22:57 Parce que Raymond Aron, à son époque, était confronté dans l'opium des intellectuels,
23:05 l'opium des intellectuels, c'était le marxisme, et donc il était tout seul, quoique venant de la gauche à l'origine,
23:11 à dire "mais non, écoutez, l'Union Soviétique, c'est pas ça, c'est pas ça",
23:14 et à présenter toujours une vision extrêmement balancée, avec l'idée fondamentale qu'il n'était pas possible
23:19 que quelqu'un ait raison dans tous les compartiments du jeu.
23:24 Alors, j'aurais tendance à dire qu'aujourd'hui, l'opium, je dirais pas des intellectuels,
23:31 plutôt si on pense à tous les journalistes qui sont sur les plateaux des diverses télés,
23:35 je penserais plutôt au terme classique de "bas intelligentsia".
23:38 Mais l'opium de la "bas intelligentsia", c'est la russophobie,
23:43 qui interdit de comprendre les motivations des acteurs.
23:46 Vous voyez ce que je veux dire ? Mais ça ne suppose chez moi aucune préférence.
23:51 - Oui, pas un peu de russophilie, par hasard ?
23:54 - Non, pas du tout. Je pense que ce qui me permet de comprendre mieux,
23:59 de me mettre à la place, si on peut dire, allez, soyons modestes, de Vladimir Poutine,
24:05 c'est ce que j'appellerais l'axiome de souveraineté.
24:09 C'est-à-dire que nous, on est dans un monde qui se veut post-national,
24:14 donc européen ou otanien ou mondialisé,
24:18 et où nos élites ne sont plus capables de se dire simplement
24:23 "j'appartiens à mon pays, j'aime mon pays et je veux que mon pays reste souverain".
24:28 Moi, je suis comme ça, en fait. Je suis un français archaïque, quelque part.
24:31 Je suis de ma génération, et même dans ma génération, un peu archaïque.
24:34 Et pour comprendre le comportement, non pas simplement de Poutine,
24:38 mais de la classe dirigeante russe, il faut savoir qu'ils ont en eux,
24:42 ce que j'appellerais un axiome de souveraineté.
24:45 C'est-à-dire que le mot, d'ailleurs, "souveraineté", est très important,
24:48 il a été utilisé dans l'élocution de Poutine.
24:51 L'idée que la Russie doit rester un pays souverain,
24:55 et avec tous les attributs économiques, militaires, de la souveraineté.
25:00 - Quitte à violer la souveraineté d'un autre pays ?
25:02 - Par exemple. - Parce que là, il s'agit de ça ?
25:04 - Si, cet autre pays, exactement.
25:06 - Il s'agit de ça avec l'Ukraine, et on peut comprendre que les Occidentaux,
25:09 qui ne sont pas parfaits non plus, les peuples occidentaux notamment,
25:13 soient choqués par cela.
25:14 - L'idée de Poutine, ce qu'il a appelé une "ligne rouge",
25:18 dans son discours du 24 février, que j'ai relu récemment,
25:21 c'est que la Russie n'accepterait jamais que l'Ukraine soit transformée
25:25 en une anti-Russie, et surtout comme une base avancée de l'OTAN,
25:30 avec des matériels offensifs, etc.
25:33 Et si l'Ukraine, redéfinie indépendante, devient une menace pour la souveraineté russe,
25:39 alors on peut concevoir d'entrer en guerre.
25:42 Par contre, à mon avis, je ne pense pas que les Occidentaux,
25:46 qui ne pensent plus en termes de souveraineté nationale,
25:50 ça s'applique aux Français, mais je ne dirais pas que les Américains
25:53 pensaient en termes de souveraineté nationale.
25:56 Je ne perçois pas les dirigeants américains comme des gens qui simplement
25:59 aiment leur pays. C'est une mentalité impériale ou post-impériale
26:03 en termes de puissance, etc. Et je ne crois surtout pas que ces gens
26:07 s'intéressent vraiment à la notion de souveraineté ukrainienne.
26:11 L'Ukraine est un instrument dans un jeu de puissance
26:15 et dans une volonté de briser la souveraineté russe.
26:18 Mais quand je dis tout ça, ça n'est ni bien ni mal.
26:23 C'est de l'analyse historique. C'est quand je dis des choses comme ça
26:26 que j'ai l'impression, tout à fait étrange pour moi,
26:30 de communier avec Raymond Aron, dont je... Il est mort,
26:34 donc c'est vraiment absurde, et puis il ne m'aimait pas trop,
26:37 à la fin de sa vie. Mais je suis sûr que je suis plus près de lui
26:41 que des types qui parlent aujourd'hui en Occident.
26:45 - D'accord. Eh bien, on ne pourra pas lui demander ce qu'il en pense,
26:48 mais c'est noté. C'était amusant de vous entendre dire ça
26:53 à l'antenne de Sud Radio. J'ai donc la responsabilité
26:57 d'avoir créé un nouveau Raymond Aron.
27:00 - Pas le chaudeur, c'est pas le drame, c'était un ami de mon grand-père.
27:03 - Mais reprenons la conversation sérieusement sur la guerre.
27:10 Vous expliquez, vous, qu'on est dans un jeu de puissance.
27:14 En réalité, est-ce que ce n'est pas une thèse, finalement,
27:16 proche de celle de Vladimir Poutine, qui explique qu'il ne mène pas
27:19 une guerre à l'Ukraine, mais qu'il mène une guerre contre l'Occident ?
27:22 Parce qu'on est dans une nouvelle guerre froide, Emmanuel Todd.
27:24 - Ce n'est pas une guerre froide, c'est une guerre chaude.
27:26 Les matériaux russes et américains s'affrontent directement en Ukraine.
27:30 Oui, mais de toute façon, si on relit, voyez, c'est toujours le truc,
27:33 est-ce qu'on accepte de lire les discours de Poutine ?
27:37 Est-ce qu'on accepte de lire les textes de Poutine ?
27:40 Et il est très clair, si vous regardez le discours d'entrée en guerre
27:43 du 24 février, qu'il parle très peu l'Ukraine.
27:47 C'est un défi jeté à l'OTAN, et les Russes sont entrés en guerre,
27:52 sont entrés en Ukraine, où ils ont rencontré des difficultés militaires
27:56 qu'ils n'avaient nullement anticipées, parce que les Ukrainiens existent,
28:01 ce qu'ils ont un peu de mal à croire, mais le défi était jeté à l'OTAN,
28:05 aux Etats-Unis, parce qu'à ce moment-là, ils se sentaient assez forts,
28:09 puisqu'ils se trouvaient en situation de supériorité technologique
28:14 depuis 2018-2019, avec les missiles hypersoniques,
28:18 et qu'ils pensaient que leur économie était prête à affronter
28:24 les sanctions occidentales renouvelées.
28:29 Et donc, depuis le début, la Russie affronte
28:35 ce qu'ils appellent l'Occident collectif.
28:38 C'est ça qu'on a du mal à voir, c'est que l'Ukraine est bizarrement,
28:42 pour les Russes, n'est pas vraiment le terrain principal de l'affrontement.
28:51 - Ce que vous racontez, qui aussi apparaît assez décalé,
28:56 mais très intéressant, c'est que, justement, vous présentez la Russie,
29:01 finalement, comme une puissance économique sûre de sa force,
29:05 et les Etats-Unis, notamment, l'Occident et notamment les Etats-Unis,
29:09 plutôt comme une puissance en déclin.
29:12 Est-ce que ça correspond à la réalité ? Emmanuel Todd, je ne suis pas économiste,
29:16 mais la plupart des économistes rappellent que le PIB de la Russie,
29:19 c'est celui de l'Espagne.
29:21 - C'est-à-dire, j'avais fait un calcul au début de la guerre,
29:24 les PIB de la Russie et de la Biélorussie combinés,
29:28 c'est 3,3% du PIB de l'Occident collectif.
29:33 - Donc le monde anglo-américain, l'Europe, le Japon, la Corée.
29:38 Je n'ai pas inclus Taïwan car je ne veux pas de problèmes avec Pékin.
29:41 Mais quand on regarde ça, on ne s'imagine pas une minute,
29:45 une Russie capable de rentrer en guerre contre les Etats-Unis.
29:50 Mais si on va au niveau des productions de biens réels,
29:54 si vous voulez, toute l'activité des avocats américains,
29:58 des gens qui se font des procès dans tous les sens,
30:01 de cette médecine américaine qui n'empêche pas
30:05 ou qui provoque même des hausses de la mortalité,
30:11 c'est du fictif, c'est containble.
30:13 C'est une somme de valeurs ajoutées, c'est des signes monétaires.
30:16 Mais ça n'a pas de réalité.
30:18 Le PIB russe, quand il est calculé, renvoie plus à des choses matérielles.
30:24 Au-delà des choses matérielles, ce qui est très important pour moi,
30:27 c'est les populations actives et leurs compétences.
30:31 Et donc si, bon, mettons que dans une génération,
30:34 les Russes sont plus de deux fois moins nombreux que les Américains.
30:39 146 millions contre 330, j'ai pas les derniers chiffres de population.
30:43 Mais si vous mettez 40% des jeunes qui font des études supérieures
30:47 dans les deux pays à la louche,
30:50 et si vous voyez qu'en Russie, 23-24% des gens qui font des études supérieures,
30:55 c'est des études d'ingénieurs,
30:57 et que les études d'ingénieurs aux Etats-Unis, on est plutôt du côté de 7%,
31:01 vous arrivez avec cette bizarrerie que la Russie, plus de deux fois moins grosse,
31:05 produit plus d'ingénieurs que les Etats-Unis,
31:08 qui doivent importer, je dirais, de la chair humaine scientifique
31:13 qui vient, comme c'est commode et rationnel en long terme, de Chine et d'Inde.
31:18 Et donc là, on entre dans une analyse plus réaliste, rapport de force.
31:22 Mais je dirais que ce qui est encore plus important,
31:26 quand on lit les textes russes,
31:28 c'est de savoir que dans certains discours,
31:31 Poutine parle de ça.
31:33 Il a la notion de valeur fantôme.
31:36 Les Russes, peut-être ça vient de leur tradition marxiste,
31:40 d'une vision de l'économie planifiée,
31:44 qui voit des quantités de choses produites,
31:47 plutôt que des signes monétaires,
31:49 mais les Russes savaient ça avant de rentrer en guerre.
31:53 Et, symétriquement, ce qui est intéressant,
31:56 c'est que les Américains, et particulièrement
31:59 les stratèges néoconservateurs les plus agressifs et les plus violents,
32:05 n'ont aucune idée de ces concepts.
32:07 Et donc là, ils sont en train d'atterrir
32:11 dans la réalité du monde physique de la guerre.
32:14 Et donc, l'inquiétude monte.
32:16 Donc on a ces rapports de la Rancorporation
32:18 et d'autres officines américaines,
32:21 plus ou moins dépendantes du gouvernement,
32:23 mais surtout de l'armée,
32:24 qui disent "non mais attention,
32:26 tel et tel type de missiles, on n'en a plus,
32:28 les obus, etc., les arsenaux occidentaux sont en train de se vider,
32:32 il va falloir quelque chose, faudrait-il négocier ou ne pas négocier ?"
32:36 C'est ça la question qui était posée
32:38 au moment qui avait été bien vue par Pierre Lelouch.
32:44 - Dans une tribune au Figaro, oui,
32:46 Pierre Lelouch explique que la rencontre de Blinken avec la Chine,
32:50 c'est parce que les États-Unis,
32:52 notamment parce que Biden va être bientôt en campagne présidentielle,
32:56 souhaitent justement une issue pacifique
32:59 et une forme de négociation.
33:01 Est-ce que vous y croyez ?
33:02 - C'est-à-dire qu'alors,
33:04 si on veut négocier et arrêter la guerre,
33:08 il faut regarder l'attitude des deux partis.
33:11 Donc que d'une certaine manière,
33:14 les Américains aient un intérêt urgent à arrêter la guerre
33:19 pour que leur faiblesse industrielle ne les mette pas à genoux dans cette guerre.
33:26 Oui, il y a un certain intérêt,
33:28 mais qui se heurte à quelque chose d'irrationnel,
33:31 qui est une sorte d'a priori, de rêve de domination mondiale,
33:36 les idéologues néoconservateurs.
33:39 Mais moi, ce qui m'intéresse le plus au stade actuel,
33:42 c'est l'attitude des Russes.
33:44 C'est que les Russes, de leur point de vue,
33:47 ont réussi à faire face aux États-Unis d'une façon inespérée.
33:53 Ils pourraient imaginer, je laisse de côté les inquiétudes nées de l'affaire Prigogine,
33:58 qui sont très sérieuses.
34:00 Et l'arrêter la guerre, si les Ukrainiens font une offensive,
34:03 profitant du trouble pour embêter les Russes,
34:05 les choses deviennent différentes.
34:07 Mais si les choses se stabilisent,
34:09 les Russes et les Chinois
34:12 peuvent avoir l'impression qu'ils tiennent les Américains.
34:15 C'est-à-dire qu'ils peuvent les mettre à genoux,
34:18 sur le plan industriel, et que c'est maintenant et pas plus tard.
34:21 Parce que s'ils attendent, les Occidentaux vont se remettre à produire.
34:26 - Refaire leur force.
34:28 - Et puis, par ailleurs, du côté russe, comme du côté chinois,
34:33 il y a un horizon démographique à long terme
34:37 qui n'est pas brillant du tout.
34:39 C'est-à-dire qu'il y a des classes creuses, à cause de leur basse fécondité,
34:42 qui arrivent en Russie, en Chine, et leur potentiel va s'affaiblir.
34:47 Donc, du point de vue des dirigeants russes,
34:50 il y a une fenêtre d'opportunité qui s'est ouverte en 2023,
34:54 mais qui se referme en 2028.
34:56 - Merci Emmanuel Todd.
34:58 On continue la discussion après une courte pause sur Suez.
35:01 Sud Radio continue à parler de cette guerre en Ukraine,
35:03 de la Russie et de l'Occident.
35:05 Peut-être un peu de l'Europe. Où est-elle dans ce conflit ?
35:08 A tout de suite sur Sud Radio. En toute vérité, avec Emmanuel.
35:12 En toute vérité, 11h30 sur Sud Radio. Alexandre Desvecquiaux.
35:16 - Nous sommes de retour sur Sud Radio.
35:18 En toute vérité, avec Emmanuel Todd, nous parlons de la guerre en Ukraine.
35:23 Après l'épisode prigoginesque "La Russie est affaiblie",
35:27 Emmanuel Todd nous répond plutôt que non,
35:30 que c'est un épisode dans un conflit beaucoup plus vaste,
35:34 où finalement, la Russie fait preuve d'une assez grande stabilité
35:39 et a su mettre en place une économie de guerre,
35:42 alors que l'Occident, nous disait-il avant la pause,
35:46 avait du mal à produire finalement des armes.
35:49 Il y a d'autres acteurs dans cette guerre,
35:52 puisqu'on a parlé, quand on dit Occident, on parle surtout des Etats-Unis et de la Russie.
35:55 Il y a deux autres acteurs qui sont la Chine,
35:58 qui sont peut-être la puissance dominante de demain.
36:01 Et puis l'Europe.
36:04 Que font-ils finalement dans cette guerre ?
36:07 Quelle partition la Chine joue-t-elle ?
36:10 Et quelle partition joue l'Europe si elle joue une partition ?
36:13 La Chine joue une partition qui est beaucoup plus contrainte qu'on imagine.
36:17 Depuis le début de cette guerre, il y a des spéculations
36:20 sur le fait que les Chinois ne veulent pas complètement s'engager,
36:26 hésitent, désapprouvent Poutine pour certaines choses.
36:30 Mais pour moi, c'est totalement spéculatif.
36:33 Je n'ai aucune donnée secrète sur ce qui se passe dans la tête d'Ugsy, etc.
36:38 Mais il y a un postulat de naïveté des Chinois.
36:41 C'est-à-dire l'idée que les Chinois ne sauraient pas
36:44 qu'ils sont pour les Etats-Unis,
36:47 dans le cas où ils arriveraient à battre la Russie, les suivants sur la liste.
36:50 Donc en fait, les Chinois n'ont pas d'autre choix
36:53 que de soutenir la Russie.
36:57 Et donc, il n'y a pas tellement d'incertitude de ce côté-là.
37:06 Je voudrais revenir quand même sur cette faiblesse démographique russe,
37:12 dont on ne tient pas compte.
37:14 Oui, parce que vous ne dites pas seulement que la Russie est une puissance.
37:18 Et ça m'a amené à parler de l'Europe.
37:20 Elle a des faiblesses également, effectivement, la Russie.
37:22 C'est fondamental.
37:24 C'est-à-dire que la Russie est tombée, depuis un bon moment,
37:29 à des niveaux de fécondité qui n'assurent pas la reproduction de la population.
37:34 Ça s'est un peu rétabli, puis c'est retombé à 1,5.
37:38 C'est comme l'Allemagne.
37:39 Ce qui suggère d'ailleurs que finalement,
37:41 pour un certain sens, la Russie est un pays occidental comme un autre,
37:44 dans sa difficulté à se reproduire.
37:48 Mais il y a des classes creuses qui arrivent,
37:51 et toute la stratégie de la Russie doit être vue à partir d'une conscience de l'homme rare.
38:00 C'est-à-dire homme rare.
38:01 Donc ça veut dire qu'il faut minimiser les pertes sur le plan militaire.
38:06 Ça explique le recours à Wagner.
38:09 Ça explique le refus de tout mobiliser.
38:13 Ça explique le refus a priori de toute guerre de type stalinien,
38:18 où on tue beaucoup de gens.
38:20 Mais pour le futur, ce qui est important de comprendre,
38:24 c'est que les Russes sont très conscients du fait que,
38:28 même s'ils ont des capacités de production d'armement
38:32 au stade actuel probablement supérieur à celles des Occidentaux,
38:35 sur le plan démographique, la Russie c'est tout petit par rapport au camp occidental.
38:40 Sur l'Europe, c'est beaucoup plus de centaines de millions de personnes que la Russie,
38:48 et ils ne sont que 146 millions.
38:50 Et ça c'est un facteur qu'il faut faire entrer en ligne de compte
38:55 quand on pense aux spéculations actuelles,
38:58 je veux dire d'escalade des Occidentaux,
39:01 qui envisagent ou qui font dire par certains
39:06 qu'un engagement de certains conventionnels,
39:09 de certains pays d'Europe, comme la Pologne par exemple,
39:13 contre les Russes directement en Ukraine,
39:16 sans couverture de l'OTAN, serait quelque chose d'envisageable.
39:20 Il faut bien voir que pour les Russes, c'est tout à fait autre chose,
39:24 et ils ne partent pas du tout du principe qu'ils peuvent faire face à ça,
39:30 pour des raisons démographiques.
39:32 Et c'est pour ça que très tôt après l'effondrement de l'Union soviétique,
39:37 après la dissolution du pacte de Varsovie,
39:40 après prise de conscience du fait qu'ils étaient devenus très inférieurs, les Russes,
39:44 en termes d'armement conventionnel,
39:47 ils ont changé leur doctrine militaire,
39:49 et ils ont admis, ce qui n'était pas du tout le cas à l'époque soviétique,
39:53 la possibilité de faire, si l'état russe, la nation russe était menacée,
39:59 des frappes nucléaires tactiques.
40:02 On entend beaucoup parler d'armement nucléaire tactique,
40:05 des armements nucléaires tactiques ont été installés en Biélorussie récemment.
40:09 - Alors vous croyez qu'il y a une escalade possible vers un conflit nucléaire ?
40:14 C'est ce que vous volontiers dites ?
40:16 En plus de la troisième guerre mondiale ?
40:18 - Non, je dis qu'il faut bien comprendre, encore une fois,
40:22 il faut lire les doctrines et les textes russes,
40:25 et il ne faut pas avancer en s'imaginant,
40:29 en laissant de côté les choses, sans réfléchir.
40:33 En fait, les Russes redoutent une entrée autonome de la Pologne dans la guerre.
40:38 À laquelle ils ne pourraient faire face,
40:41 ou peut-être, c'est pas certain, c'est à envisager,
40:45 que par des frappes nucléaires tactiques.
40:48 Mais la décision, si armes nucléaires tactiques utilisées, il y a,
40:55 il faut bien comprendre que la décision implicite,
41:00 ce sera celle des Occidentaux.
41:02 Les Russes ont averti.
41:04 Il ne faut pas rester dans le vague.
41:07 Dans les choses nucléaires, l'important est de connaître les doctrines des uns et des autres.
41:13 Mon inquiétude actuelle, je vous le dis franchement, en tant que citoyen français,
41:17 c'est qu'Emmanuel Macron ne connaisse pas la doctrine militaire russe.
41:22 J'aimerais, je lance un appel pour que son entourage immédiat
41:26 s'assure qu'il est au courant de ce que sont les conceptions russes
41:30 en matière d'utilisation des armes nucléaires tactiques.
41:34 Dans l'éventualité d'empêcher une escalade conventionnelle
41:39 engageant des pays européens, comme la Pologne.
41:42 Qu'est-ce qu'on doit faire dans ce cas-là ?
41:44 Est-ce que ça veut dire qu'il faut tout arrêter
41:46 parce que Vladimir Poutine est capable d'utiliser des armes tactiques ?
41:50 Non, moi je ne suis pas là, je ne suis qu'un historien
41:54 qui observe passivement ce qui se passe.
41:56 On fait de l'éclairage, on dit ce qui est possible, ce qui n'est pas possible.
41:59 Il n'y a pas une part de bluff sur le nucléaire ?
42:02 Écoutez, je vais vous dire, avec les Russes,
42:05 les Russes ont une particularité,
42:08 les Américains bluffent, ce sont des gens de poker.
42:11 L'Empire américain, pour moi, c'est un système mondial
42:15 qui bluffe avec une paire de deux sur le plan.
42:18 Les Russes sont des joueurs d'échecs.
42:20 Ils fonctionnent dans un univers de certitudes, etc.
42:23 Et les Russes, en général, font ce qu'ils annoncent.
42:27 Ce qu'ils annoncent peut être horrible.
42:30 Leur marque de fabrique, si on peut dire,
42:34 dans le domaine de la diplomatie internationale,
42:37 c'est leur fiabilité.
42:39 Ils sont un soutien de l'abominable régime de Bachar el-Assad.
42:43 Et au moment où tout le monde lâche Bachar el-Assad,
42:45 ils soutiennent Bachar el-Assad.
42:47 Vous savez, il y a des moments,
42:49 je vais encore en faire une plaisanterie horrible, si vous m'autorisez,
42:52 je veux dire, les Russes, en termes diplomatiques,
42:55 c'est le contrat de confiance d'Arty.
42:58 Vous voyez ? C'est-à-dire qu'ils disent ce qu'ils vont faire.
43:00 Et donc, si les Russes disent, on met des armes nucléaires tactiques,
43:03 parce que dans notre doctrine militaire,
43:05 il y a l'idée que pour la défense de la souveraineté russe,
43:10 eh bien, comme on n'est pas assez nombreux,
43:13 comme l'adversaire est immensément plus nombreux,
43:15 c'est la seule façon de défendre la souveraineté
43:18 de l'État, du peuple et de l'nation russe,
43:22 eh bien, ça me paraît très imprudent d'imaginer
43:26 que confronter...
43:29 Je le dis, je suis en train de faire amende honorable pour une erreur.
43:34 C'est-à-dire qu'en fait, je n'avais pas pris au sérieux
43:36 les menaces de Poutine à propos de l'Ukraine,
43:38 à la veille de la guerre.
43:39 Je ne pensais pas que la Russerie oserait attaquer l'Ukraine,
43:44 ayant dit à l'avance que la ligne rouge,
43:47 ça serait l'intégration de facto de l'Ukraine dans l'OTAN.
43:51 Eh bien, la Russie l'a fait.
43:53 Donc, je conseille vivement à tous nos stratèges en chambre
43:57 de prendre au sérieux.
43:59 Mais je le dis parce que j'aime la paix.
44:01 Oui, je veux dire, avec une vraie inquiétude, pas...
44:05 - Est-ce qu'on n'a pas parlé de l'Europe, du coup,
44:08 enfin, un peu indirectement, puisque vous expliquez
44:11 que Emmanuel Macron doit tenir compte de la doctrine nucléaire russe,
44:15 mais justement, l'Europe dans tout ça...
44:18 - L'Europe, en tant qu'acteur, elle n'existe plus.
44:21 C'est même le grand mystère.
44:22 C'est l'un des mystères de cette guerre.
44:24 L'Europe, c'était, pas le couple, mais l'Union libre franco-allemande,
44:29 si on peut dire, avec les Italiens, la vieille Europe, la zone euro.
44:36 Et puis, ce qu'a montré cette guerre, c'est que cette Europe-là
44:41 était prête à s'abandonner.
44:43 Et l'axe fondamental en Europe de pouvoir,
44:46 c'est l'axe Londres-Varsovie-Kiev, avec pilotage américain.
44:52 Donc, il n'y a pas d'Europe, il y a des États en Europe.
44:55 C'est-à-dire, il y a Macron qui parle.
44:58 Il y a les Allemands qui se sont couchés d'une façon totalement imprévisible.
45:04 C'est-à-dire qu'ils ont accepté qu'on leur fasse péter leur gazoduc,
45:09 qu'ils rentrent dans la guerre, qu'ils ont fini par accepter d'envoyer des chars.
45:13 Il y a des Anglais qui sont d'autant plus excités,
45:16 qui sont complètement impuissants et qui n'ont plus d'armée, en vérité.
45:19 Donc, qu'est-ce qu'ils se débarrassent de l'enterre des équipements militaires
45:22 en les envoyant aux Ukrainiens.
45:24 Il y a les Polonais dont on ne sait pas s'ils ont vraiment envie
45:29 de revenir aux traditions pluriséculaires d'affrontement avec la Russie.
45:36 Il y a les Danois et les Norvégiens qui sont des annexes du système anglo-américain.
45:42 Selon Samuel Hirsch, ont participé à l'explosion du gazoduc de Nord Stream.
45:48 Et puis les deux pays fournissent en alternant, je crois, des secrétaires généraux à l'OTAN.
45:54 Et le Danemark est intégré au système de renseignement anglo-américain.
46:01 Il y a la Suède qui devient belliciste et militariste.
46:05 Je crois qu'on a compris l'idée d'une Europe qui n'était pas unie,
46:09 qui ne parlait pas d'une même voix et qui était surtout assez impuissante.
46:13 On va s'arrêter là. Emmanuel Todd, on a pu dire beaucoup de choses, je crois, aujourd'hui.
46:18 J'étais ravi de vous recevoir dans cette émission.
46:21 Je laisse les auditeurs avec les informations et on se retrouve la semaine prochaine
46:25 pour un nouveau numéro dans Toute Vérité.

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