L'écrivain et philosophe Tristan Garcia est un phénomène intellectuel comme on en compte peu à chaque génération. A 41 ans, ce maître de conférences en philosophie à l’université Lyon-III a déjà une œuvre difficile à ignorer, par sa taille, sa qualité et son ambition. Auteur d’une dizaine de romans, il est entré en littérature en 2008 avec « la Meilleure Part des hommes », qui raconte l’arrivée du sida dans la communauté homosexuelle. Depuis, il creuse un sillon qui ne va pas droit – et c’est là tout son intérêt. Pratiquant aussi bien la nouvelle que le roman pléthorique, il navigue entre les genres et les styles, postulant que la littérature a comme intérêt de se projeter hors de soi, plutôt qu’à trouver « sa » langue. En parallèle, il édifie une œuvre philosophique qu’il n’a pas peur de qualifier de « systématique ». Très inspiré par le « réalisme spéculatif », un courant porté en France par le silencieux et néanmoins important Quentin Meillassoux, dont il fut l’étudiant à l’Ecole normale supérieure de la rue d’Ulm, Tristan Garcia entreprend un travail de description du monde par la philosophie qui renoue avec l’ambition des grandes métaphysiques d’antan, comme celles de Kant ou Hegel. Mais il le fait en tenant compte de toutes les critiques qui leur ont été portées depuis – leur eurocentrisme, leur autoritarisme, leur ignorance des corps et des conditions sociologiques. En cela, il mène une entreprise philosophique qui est à la fois tout à fait classique et très contemporaine. Voici sa masterclass pour les lecteurs de "l'Obs".
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00:00:00 Bonsoir à tous et bonsoir à toutes.
00:00:03 Et inversement, la directrice du journal, Cécile Prieur,
00:00:09 qui sort d'un bouclage un peu acrobatique, n'a malheureusement
00:00:12 pas pu venir ce soir pour vous accueillir, mais je le fais en
00:00:15 son nom et au nom de l'Obs.
00:00:18 On est très heureux dans ce cycle de rencontres où on a déjà
00:00:23 reçu, je ne sais plus, Juliana Nodam-Poly, Corine Pelluchon,
00:00:27 Gilles Preciado, on recevra bientôt Cynthia Fleury, je crois.
00:00:31 On est très heureux de recevoir ce soir Tristan Garcia.
00:00:35 Je me souviens des débuts de Tristan Garcia comme romancier
00:00:39 avec "La meilleure part des hommes", je crois que c'était en 2008,
00:00:42 quelque chose comme ça.
00:00:43 Il a commencé très jeune, il est toujours très jeune.
00:00:45 Il est aussi très...
00:00:47 c'est un romancier et c'est aussi assez rare d'être les deux à la
00:00:51 fois et à ce niveau-là, dans les deux cas, il est aussi
00:00:56 philosophe.
00:00:57 Et notamment, il croit encore qu'il est possible de faire des
00:01:03 choses en ce bas-mont avec un truc qui semble un peu périmé qui
00:01:07 s'appelle la métaphysique.
00:01:08 Et c'est là que mes compétences s'arrêtent et que celles de Xavier
00:01:12 Delaporte qui va animer cette rencontre deviennent indispensables
00:01:16 pour que Tristan nous explique, notamment si j'ai bien compris
00:01:21 ce que c'est que le réalisme spéculatif.
00:01:24 C'est ça ?
00:01:26 C'est ça l'enjeu ?
00:01:27 Ah bon ?
00:01:28 Je croyais que c'était ça le programme.
00:01:29 Bon, merci beaucoup d'être là Tristan et bonne causerie.
00:01:35 Merci.
00:01:37 Déjà, tu as commencé par saper mon introduction.
00:01:39 Donc, je vais répéter des choses qu'on est effectivement très heureux
00:01:46 d'accueillir ce soir, Tristan Garcia, de le faire découvrir
00:01:50 à celles et ceux qui ne le connaissent pas, mais aussi de te faire
00:01:55 entendre à celles et ceux qui l'ont lu, mais n'ont jamais vu ou entendu
00:02:00 parler, parce que c'est une expérience qui est toujours réjouissante.
00:02:04 C'est une expérience réjouissante, notamment parce que tu as l'art
00:02:10 de rendre compréhensible des idées très compliquées, ce qui doit
00:02:13 devenir en partie de ton métier d'enseignant en philo, mais aussi
00:02:17 de le faire à partir de faits ou d'objets qui pourraient passer
00:02:22 pour assez triviaux.
00:02:24 Ou en tout cas, qui appartiennent à la vie de tous les jours.
00:02:27 Je pense notamment à la BD dont tu es un grand spécialiste,
00:02:31 qui n'est pas forcément un objet trivial.
00:02:32 D'ailleurs, ça se discute, cette question.
00:02:34 Ça tient aussi peut-être à l'oeuvre très singulière que tu es en train
00:02:39 de construire.
00:02:40 Parce que je dis en train, parce qu'effectivement, tu es très jeune.
00:02:44 Tu as 42 ans.
00:02:47 D'un côté, donc, ton travail d'écrivain depuis "La meilleure part
00:02:49 des hommes" en 2008, où tu racontais l'arrivée
00:02:53 de l'épidémie de Sida dans la communauté gay française,
00:02:56 jusqu'au deuxième tome de "L'histoire de la souffrance" qui est paru
00:02:59 tout dernièrement.
00:03:00 Un travail qui est lui-même singulier parce que tu parcours allègrement
00:03:06 les genres, les registres, en assumant le fait de ne pas creuser
00:03:11 un sillon, y compris stylistique, mais de déployer les possibilités
00:03:15 que donne la littérature de donner la voie à tout ce qui n'est pas
00:03:19 soi-même, qui peut être soi-même aussi, mais qui n'est pas soi-même
00:03:22 toujours.
00:03:23 D'un autre côté, il y a ton travail de philosophe, donc,
00:03:26 que tu mènes à l'Université de Lyon 3, mais aussi en publiant
00:03:29 très régulièrement.
00:03:30 Un travail qui a commencé plutôt par l'esthétique, puisque tu as
00:03:35 ta thèse portée sur la photographie, mais qui depuis s'est largement
00:03:39 déployée vers l'éthique, vers la politique et donc vers la métaphysique.
00:03:45 Et ça, c'est un très joyeux prétexte pour te recevoir, puisque tu as
00:03:49 publié il y a trois mois dans la collection métaphysique des PUF,
00:03:52 un ouvrage que j'ai ici et qui s'intitule "Laissez-être et rendre
00:03:58 puissant".
00:03:59 Un livre qui est d'une extraordinaire ambition, parce qu'il ne vise
00:04:04 rien de moins que de poser les principes d'une métaphysique
00:04:10 d'aujourd'hui.
00:04:11 Je ne dis pas "fonder", car tu ne veux pas fonder.
00:04:14 Peut-être qu'on en reviendra.
00:04:15 Quand je dis métaphysique d'aujourd'hui, c'est à des sens,
00:04:18 parce qu'en te lisant, on comprend que ce travail philosophique
00:04:21 pourrait sembler très abstrait, puisque tu vas très loin dans des
00:04:25 contrées où, même si Grégoire a dit sympathiquement que je pourrais
00:04:30 les comprendre, je ne te suis plus du tout dans ces contrées-là.
00:04:34 Un travail très abstrait qui vise à résoudre des problèmes qui se
00:04:37 posent à nous aujourd'hui.
00:04:38 Ces problèmes, ce sont par exemple, on n'en citait que deux, comment
00:04:43 réconcilier un mouvement féministe qui est déchiré par la question
00:04:46 des transidentités, autour donc de la question d'identité que tu avais
00:04:50 déjà abordée dans des livres précédents, et notamment "Nous",
00:04:52 qui est un très beau livre.
00:04:53 Et une autre question aussi, par exemple, comment penser son
00:04:56 humanité dans un moment où les frontières avec l'animal, par exemple,
00:04:59 sont en train de se brouiller.
00:05:01 Alors, c'est de ça aussi dont on va parler ensemble ce soir,
00:05:04 de la manière dont la philosophie peut nous aider à adresser,
00:05:08 si ce n'est à résoudre, ces questions.
00:05:11 Alors, le protocole que je vous propose, il est relativement simple,
00:05:14 puisqu'on va discuter ensemble pendant 45 minutes à peu près.
00:05:19 Et puis ensuite, on va ouvrir les questions à la salle et vous pourrez
00:05:23 objecter, vous pourrez contester si vous sentez l'audace de le faire.
00:05:29 Ce qu'a dit Tristan, on lui posait des questions tout simplement.
00:05:36 Commençons par une question qui est peut-être bête, mais les questions
00:05:42 bêtes sont souvent nécessaires.
00:05:43 En quoi ?
00:05:46 Qu'est-ce que c'est que faire de la métaphysique ?
00:05:49 Par rapport à faire de la philo normal, si ça existe, la philo normal.
00:05:55 -Peut-être pour commencer, j'aimerais renverser les termes du rapport
00:06:01 entre les deux.
00:06:03 En général, on va considérer que la métaphysique, c'est ça qui la met
00:06:05 dans un coin, qui la rend très abstraite, difficile et intimidante.
00:06:10 On considère que la métaphysique est un sous-champ de la philosophie.
00:06:12 Il y a la philosophie, il y a de la philosophie de l'art,
00:06:14 il y a la philosophie morale et politique, il y a de l'épistémologie
00:06:18 qui s'intéresse aux sciences et à l'histoire des sciences,
00:06:20 et puis il y aurait de la métaphysique, qui serait,
00:06:22 puis la métaphysique d'Aristote, qui serait une sorte de sous-champ
00:06:27 du champ philosophique.
00:06:28 Moi, j'aimerais défendre l'inverse, c'est-à-dire l'idée selon laquelle
00:06:32 la philosophie, c'est un certain mode de discours construit,
00:06:36 assez situable dans la culture et dans l'histoire, qui, en fait,
00:06:41 est une sous-partie de la métaphysique et qu'on trouve
00:06:44 de la métaphysique bien au-delà de la philosophie.
00:06:47 On en trouve chez les scientifiques, je ne connais pas de grands scientifiques
00:06:51 qui ne fassent pas de la métaphysique, à partir du moment où,
00:06:54 dans un champ scientifique, on va mobiliser le terme d'énergie,
00:06:58 par exemple.
00:06:59 Vous savez qu'il y a des querelles à partir de la fin du XVIIIe siècle
00:07:04 pour essayer de définir ce que c'est que l'énergie,
00:07:05 jusqu'au début du XXe.
00:07:08 En général, c'est indéfinissable, donc il faut faire des choix,
00:07:11 il y a des options.
00:07:12 Qu'est-ce qu'on appelle énergie ?
00:07:13 Ou dans la théorie de l'information, qu'est-ce qu'on appelle information ?
00:07:15 Ou qu'est-ce qu'on appelle vie ?
00:07:17 Qu'est-ce qu'on appelle vie ? Qu'est-ce qu'on appelle vivant ?
00:07:20 Qu'est-ce qui vit ?
00:07:21 Est-ce que la vie, c'est une forme d'auto-organisation ?
00:07:24 Est-ce que c'est défini par le métabolisme, etc. ?
00:07:26 Donc, un scientifique, il fait de la métaphysique
00:07:28 parce qu'il a affaire à un certain nombre de concepts
00:07:31 qui sont à l'interface entre son champ de spécialité,
00:07:34 dans lequel il va pouvoir s'appuyer sur un travail empirique
00:07:38 pour essayer de fonder relativement, à mon avis, son discours,
00:07:42 et il a une interface avec une discussion plus générale,
00:07:45 une sorte d'option, de définition d'un certain nombre de concepts.
00:07:49 Faire avec ces concepts, c'est faire de la métaphysique,
00:07:51 c'est faire des choix.
00:07:52 Et moi, ce que je défends, c'est que quand on fait de la métaphysique,
00:07:55 en fait, il n'est pas question de vérité ou de fausseté.
00:07:57 Il n'y a pas de vraie ou de fausse définition
00:07:59 de ce que c'est que la vie, de ce que c'est que l'information,
00:08:02 de ce que c'est que la matière ou de ce que c'est que l'énergie.
00:08:04 Il y a un certain nombre de choix dont on doit ensuite rendre compte.
00:08:07 Les scientifiques, ils font de la métaphysique,
00:08:09 mais... Et ça, c'est un acquis, on pourra en parler,
00:08:12 disons, de ces 20 dernières années.
00:08:14 Presque tous les ethnologues, aujourd'hui, considèrent
00:08:17 que n'importe quel peuple, dans son mode d'organisation,
00:08:20 fait de la métaphysique.
00:08:21 C'est-à-dire qu'il y a une métaphysique...
00:08:24 Disons, une métaphysique bororo, une métaphysique nambiquoara,
00:08:29 qu'il y a des métaphysiques aboriginales
00:08:32 dans le champ australasien,
00:08:34 et que n'importe quel peuple, dans sa manière de concevoir
00:08:37 les relations de parenté,
00:08:39 dans sa manière de concevoir une cosmogonie,
00:08:42 une création du monde,
00:08:44 dans sa manière de concevoir une cosmographie,
00:08:46 dans sa manière d'organiser les êtres,
00:08:48 de considérer quels êtres sont apparentés,
00:08:52 comment les êtres sont nés, etc., fait de la métaphysique.
00:08:55 Et donc, je défendrais le fait que tout régime de discours,
00:09:00 mais aussi toute pratique, comporte de la métaphysique.
00:09:03 C'est-à-dire un certain nombre de choix ou d'options
00:09:06 sur des termes premiers.
00:09:08 De quoi est-ce qu'on parle ?
00:09:09 Et on essaye de régresser un ensemble de termes premiers,
00:09:12 de concepts et de choix,
00:09:14 et on fait des choix métaphysiques quand on fait de la politique,
00:09:16 quand on fait de la science.
00:09:18 Si on considère métaphysique en ce sens-là,
00:09:20 qu'on le délivre un peu de la tradition
00:09:23 qui le limite à un certain nombre de questions
00:09:25 qui apparaissent avec Aristote,
00:09:27 si on a sa définition plus large de la métaphysique,
00:09:30 la philosophie devient une sous-partie de la métaphysique.
00:09:32 C'est-à-dire, être philosophe, c'est une certaine manière,
00:09:35 un certain régime de discours qui se rapporte à des questions métaphysiques.
00:09:38 Mais il y a des manières quotidiennes,
00:09:39 il y a des manières spontanées,
00:09:40 il y a des manières collectives, individuelles,
00:09:43 de faire de la métaphysique.
00:09:44 Et à mon sens, il y en a dans toutes les discussions.
00:09:46 C'est-à-dire qu'à partir du moment, par exemple,
00:09:48 où on va avoir, je ne sais pas, aujourd'hui,
00:09:50 des discussions sur Chadjé Pété,
00:09:53 on va avoir des discussions sur les limites de l'humain,
00:09:56 qu'est-ce que c'est qu'une subjectivité,
00:09:58 est-ce qu'on peut attribuer une subjectivité
00:10:00 à une entité qui n'est pas vivante,
00:10:01 qui est non vivante, non organique,
00:10:03 en fait, on fait de la métaphysique.
00:10:04 On se débrouille avec des types d'arguments
00:10:06 qui sont plus ou moins spontanés.
00:10:07 Et à mon sens, en tout cas, il n'y a pas de hiérarchie.
00:10:10 C'est-à-dire que le philosophe ne fait pas mieux de la métaphysique
00:10:13 que le scientifique ou que dans une discussion ordinaire.
00:10:15 Mais il le fait différemment.
00:10:17 À ce moment-là, philosophie, ça devient le nom
00:10:19 d'un certain régime de discours,
00:10:21 en grande partie construit historiquement.
00:10:23 La question reste ouverte de savoir si c'est universel ou non.
00:10:26 La conception limitée, ça serait la conception à la Heidegger,
00:10:29 quand Heidegger dit "la philosophie par le grec et allemand".
00:10:32 Et là, on limite considérablement les choses.
00:10:33 Quand on fait cette option, ça veut dire que la philosophie,
00:10:35 c'est une certaine manière de poser des questions
00:10:37 qui seraient nées dans les cités grecques,
00:10:39 qui auraient vécu ensuite dans l'Europe chrétienne,
00:10:41 qui se seraient réalisées dans la pensée germanique.
00:10:43 Évidemment, là, on tend le bâton pour se faire battre.
00:10:45 C'est-à-dire qu'aujourd'hui, si on tient cette position-là,
00:10:48 ça va être difficile de définir un universel philosophique.
00:10:51 On va venir nous dire "et la Chine alors ?
00:10:52 Et le légalisme chinois ?
00:10:54 Et... je sais pas...
00:10:57 Et des pensées védiques indiennes ?"
00:10:58 Alors, c'est pas de la philosophie, c'est autre chose.
00:11:01 Et donc, on peut avoir une définition plus ou moins restreinte,
00:11:03 plus ou moins large de la philosophie,
00:11:04 mais on peut considérer que la philosophie,
00:11:06 c'est un mode de discours, une manière de penser,
00:11:08 une manière de parler, une manière d'argumenter,
00:11:11 parmi d'autres, pour s'intéresser à la métaphysique.
00:11:13 -Et comment tu fais, justement, pour te défaire
00:11:15 de toutes ces critiques qui ont été portées à la métaphysique ?
00:11:17 T'es européen, t'es un mec, t'es blanc, t'es...
00:11:21 Tu fais de la philosophie, de la métaphysique depuis ce lieu-là.
00:11:25 Comment tu fais pour te défaire, justement,
00:11:27 de toutes les critiques qui ont été portées
00:11:29 contre cette métaphysique,
00:11:32 pas forcément que la idée guérienne d'ailleurs,
00:11:33 mais de ce champ-là, de se situer comme ça ?
00:11:36 -D'abord, il faut les entendre, ces critiques.
00:11:38 Elles sont, à mon sens, très justes.
00:11:41 Elles sont très justes parce qu'elles révèlent quelque chose
00:11:43 qui est une fragilité de la construction
00:11:45 de ce qu'on a appelé la philosophie,
00:11:47 pensez simplement au programme de terminale de philosophie
00:11:51 en France.
00:11:52 C'est une construction récente.
00:11:53 Vous savez, le programme de philosophie de terminale en France,
00:11:56 c'est une construction dans la 2e moitié du 19e siècle,
00:11:59 principalement de Victor Cousin,
00:12:01 qui est un jeune homme, c'est un disciple de Hegel,
00:12:03 qui ramène certaines idées de Hegel,
00:12:05 puis qui crée son propre système,
00:12:07 qui bricole son propre système,
00:12:09 et qui, ensuite, c'est lui qui va former,
00:12:11 et c'est contemporain de la 3e République française,
00:12:14 le canon de l'histoire de la philosophie.
00:12:16 C'est-à-dire l'idée qu'en gros, la philosophie,
00:12:18 c'est les Grecs avant Socrate,
00:12:20 après Socrate,
00:12:22 ensuite, on fait des sauts,
00:12:24 on intègre une petite partie,
00:12:25 mais on choisit une petite partie du christianisme,
00:12:28 on va décider que saint Augustin et saint Thomas,
00:12:29 par exemple, c'est des philosophes.
00:12:31 Par contre, on va dire, il y en a d'autres,
00:12:32 ça reste des théologiens,
00:12:34 longtemps, on va dire Bonaventure, Albert le Grand,
00:12:36 c'est plutôt des théologiens.
00:12:37 Donc ça, c'est vraiment une opération typique
00:12:39 de la 3e République française,
00:12:40 qui va laïciser, mais de manière délirante.
00:12:43 C'est-à-dire que laïciser saint Augustin,
00:12:44 c'est très compliqué.
00:12:46 Voir un héros de la raison, c'est de la théologie, à 90 %,
00:12:49 relire la cité de Dieu,
00:12:50 en pensant que c'est simplement une oeuvre philosophique
00:12:52 et qui met de côté la théologie, c'est très compliqué.
00:12:55 Donc il y a cette opération qui va consister à aller ponctionner
00:12:59 dans l'histoire des idées européennes
00:13:01 certaines figures dont on va considérer
00:13:03 qu'elles sont des philosophes.
00:13:04 Evidemment, toutes ces figures,
00:13:05 à l'exception de quelques figures marginales,
00:13:08 mais qui n'ont pas écrit "Hypatie d'Alexandrie",
00:13:10 sont masculines.
00:13:11 Et c'est quelque chose dont on croit que c'est éternel,
00:13:15 mais qui, en fait, a une vie depuis un siècle et demi,
00:13:17 et qui, en Europe occidentale,
00:13:20 et après, aux Etats-Unis, c'est un petit peu compliqué,
00:13:22 l'histoire, la constitution de la philosophie est différente,
00:13:25 et qui va constituer pour nous l'image
00:13:26 de l'autorité de la philosophie, qu'on va naturaliser.
00:13:28 La philosophie, ça a toujours été ça, depuis les Grecs.
00:13:32 Moi, j'ai encore vécu, j'ai grandi là-dedans,
00:13:34 il y a de timides ouvertures.
00:13:35 Le programme de terminale de philosophie,
00:13:36 c'est ouvert depuis quelques années,
00:13:38 ça fait 2 ou 3 ans,
00:13:39 vous avez des auteurs chinois, par exemple.
00:13:41 Le problème, c'est que personne n'est formé,
00:13:42 c'est-à-dire qu'aucun professeur de philosophie de terminale
00:13:45 ne fait cours sur Mencius, sur la Hotse.
00:13:48 En fait, en général, ils n'ont pas eu la formation universitaire
00:13:50 pour le faire.
00:13:51 Ils ont introduit un auteur indien, Nagarjuna.
00:13:54 Ils ont essayé d'introduire aussi des auteurs femmes.
00:13:58 Il y a désormais Simone Weil, Anna Arendt, Simone de Beauvoir,
00:14:02 il y a Jeanne Ersch, je crois, et Elisabeth Hanscom.
00:14:05 Il doit y avoir 5 auteurs femmes dans le programme de terminale.
00:14:07 Donc, il y a de timides ouvertures qui correspondent au fait d'entendre,
00:14:11 ce qu'il faut entendre, à mon avis, c'est-à-dire le fait que...
00:14:15 Moi, à mon sens, ce type de critique, elle est toujours bonne.
00:14:17 C'est-à-dire, dans l'époque, il ne faut jamais se braquer
00:14:20 en pensant que ça va détruire l'autorité philosophique.
00:14:22 C'est une rémarque très juste
00:14:23 et, bien sûr, c'est quelque chose qui a été construit
00:14:25 par la 3e République française.
00:14:26 D'ailleurs, tous les pays n'ont pas la même notion
00:14:28 de ce que c'est que la philosophie.
00:14:29 Déjà, si vous allez en Belgique, ce n'est pas exactement la même chose.
00:14:32 Si vous allez aux Etats-Unis,
00:14:33 vous allez dans un département de philosophie
00:14:34 et appeler philosophie n'est pas la même chose, etc.
00:14:37 Et donc, il y a une timide ouverture depuis une vingtaine d'années
00:14:39 pour essayer de repenser le canon philosophique,
00:14:42 ce qui est important, repenser le canon.
00:14:45 Et, à mon sens, on essaye de s'extirper de cette vision
00:14:47 qui a été très limitée d'une philosophie strictement grecque,
00:14:50 un petit peu française, cartésienne, empiriste,
00:14:53 un peu britannique,
00:14:55 deux auteurs italiens et puis la tradition germanique.
00:14:59 -Mais comment tu t'y prends, toi ?
00:15:01 Je veux dire, voilà, tu...
00:15:03 On ne peut pas rentrer dans les détails,
00:15:05 mais comment tu décides de t'y prendre
00:15:07 pour faire une métaphysique qui soit...
00:15:09 qui répond à ses critiques,
00:15:12 qui ne soit pas autoritaire non plus,
00:15:17 mais qui fasse quand même oeuvre de métaphysique,
00:15:19 qui ne fonde pas, mais qui fasse oeuvre de métaphysique ?
00:15:21 Comment tu t'y prends ?
00:15:23 -Alors là, l'avantage de la métaphysique sur la philosophie,
00:15:25 c'est que la philosophie...
00:15:27 Je ne pense pas du tout que le terme soit condamné.
00:15:29 Moi, je crois à l'idée que, régulièrement,
00:15:30 il y a des termes qu'on doit laisser en jachère.
00:15:33 Peut-être que le terme de philosophie,
00:15:34 il faut le laisser en jachère un petit moment,
00:15:36 parce que continuer à vouloir prétendre
00:15:38 à l'universalité d'un discours philosophique
00:15:41 alors que tout indique que c'est une construction historique,
00:15:43 culturelle, dans quelle mesure, etc.,
00:15:45 bon, je pense qu'il faut le laisser un petit peu de côté.
00:15:48 Sinon, ça sert, vous le savez, stratégiquement, principalement,
00:15:51 c'est particulièrement le cas en France.
00:15:53 Après, philosophie va servir à donner une légitimité.
00:15:55 Il n'y a quasiment qu'en France que vous pouvez avoir
00:15:57 des plateaux télévisés où quelqu'un va se présenter
00:15:58 comme philosophe et se donner une autorité
00:16:00 pour venir expliquer des choses
00:16:03 avec son autorité de philosophe sur la guerre en Syrie,
00:16:06 la situation en Turquie, avec une position de philosophe.
00:16:09 Même en Allemagne, vous n'avez pas ça.
00:16:11 C'est très, très rare. On ne voit pas sur les plateaux
00:16:13 Axel Honnête venir donner son avis sur la situation à Burma.
00:16:16 C'est un petit peu...
00:16:17 Ça fait longtemps qu'il ne le fait plus.
00:16:18 Donc, je pense qu'il faut mettre un petit peu en jachère
00:16:22 ce terme-là.
00:16:23 Et l'avantage du terme de métaphysique,
00:16:24 c'est qu'au contraire, au moins depuis une vingtaine d'années,
00:16:27 c'est quelque chose qui se fait au tournant des années 2000,
00:16:30 ce terme est réapparu bien au-delà du champ philosophique
00:16:33 et au-delà de l'Europe.
00:16:34 On s'est mis, par exemple, je ne sais pas,
00:16:37 dans le champ féministe,
00:16:38 on s'est mis à retrouver des métaphysiques.
00:16:40 On va aller chercher, par exemple, dans tout le champ,
00:16:44 on peut contester, mais dans tout le champ féministe,
00:16:47 on s'est mis à aller vers la tradition sorcière,
00:16:52 ce qui vient de "Star Wars", etc.
00:16:54 On s'est mis à retrouver une contestation
00:16:56 de la raison universelle pour trouver masculine,
00:16:59 pour retrouver d'autres métaphysiques,
00:17:01 des métaphysiques féminines, des métaphysiques féministes.
00:17:04 Alors, il y a des choses qui peuvent être agaçantes,
00:17:05 mais il y a, par exemple, énormément d'autrices.
00:17:08 Je pense à ce qu'on appelle parfois les nouveaux matérialismes.
00:17:11 C'est peu traduit en français.
00:17:14 Jane Bennett, Sarah Ahmed,
00:17:16 mais aussi des épistémologues, Hélène Longino,
00:17:18 qui vont essayer de s'intéresser à ce que c'est que la matière,
00:17:22 ce que c'est que l'énergie,
00:17:23 en essayant d'aller chercher d'autres sources
00:17:26 et en essayant de contester un discours masculin,
00:17:29 européocentré, etc.
00:17:30 Ça vaut ce que ça vaut, mais en tout cas, c'est intéressant,
00:17:32 parce que ça permet d'aller trouver de la métaphysique décentrée.
00:17:36 Et ça, on l'a vu un peu partout.
00:17:37 S'il y a quelque chose qui marque l'histoire des idées
00:17:39 quasiment internationales depuis 20 ans,
00:17:41 c'est ce désir de décentrement
00:17:43 et le fait d'aller chercher chez des peuples non européens,
00:17:46 dans des traditions non strictement masculines,
00:17:49 qui permettent d'échapper un peu à cet étouffoir, disons,
00:17:53 où la tradition était réservée à ce qui, il ne faut pas l'oublier,
00:17:56 étaient les pays colonialistes,
00:17:57 c'est-à-dire la France, l'Allemagne, la Grande-Bretagne, l'Italie,
00:18:02 et puis après, par ricochet, les Etats-Unis.
00:18:05 Et donc, la première opération, c'est d'être à l'écoute de tout ça.
00:18:08 C'est-à-dire, c'est d'aller voir toutes ces autres formes,
00:18:10 y compris pour discuter, pour les contester,
00:18:13 où il y a de la métaphysique,
00:18:14 c'est-à-dire où on se demande de quoi le monde est fait,
00:18:16 de quoi le monde est composé,
00:18:17 est-ce qu'il a un début, est-ce qu'il a une fin ou pas ?
00:18:20 Il y a des cosmologies, il y a des cosmogonies.
00:18:23 De quoi est-ce que le monde est constitué ?
00:18:24 Est-ce qu'il est constitué d'objets ?
00:18:26 Est-ce qu'il est constitué d'événements ?
00:18:27 Est-ce qu'il est constitué d'énergie ?
00:18:28 Est-ce qu'il est constitué de flux ?
00:18:30 Est-ce qu'il est constitué d'objets identifiables et réidentifiables ?
00:18:33 Des substances, des essences, etc.
00:18:35 Et c'est des questions qui traversent aussi le champ scientifique.
00:18:38 C'est-à-dire que même dans la cosmologie actuelle,
00:18:42 vous allez avoir des scientifiques qui vont faire le choix
00:18:44 d'avoir plutôt une ontologie,
00:18:45 et qui vont peupler leur monde plutôt d'objets,
00:18:48 d'autres qui vont le peupler plutôt d'événements,
00:18:50 d'autres qui vont le peupler plutôt de flux,
00:18:53 plutôt d'énergie ou plutôt de matière.
00:18:54 Mais la matière, en quel sens ?
00:18:56 Donc il y a eu quand même une grande ouverture,
00:18:58 très généreuse depuis une vingtaine d'années,
00:19:00 c'est qu'on a pu re-aller chercher des métaphysiques un peu partout.
00:19:03 Et moi, je suis profondément pluraliste en métaphysique.
00:19:06 C'est-à-dire que je pense que des métaphysiques,
00:19:07 il y en a plusieurs, il y en a en fait une infinité.
00:19:09 C'est un champ de possibilités d'expérimentation humain.
00:19:13 Il y a une infinité de métaphysiques possibles,
00:19:15 mais par contre, là où je suis dogmatique,
00:19:16 je pense qu'il n'y a qu'une seule ontologie.
00:19:18 C'est-à-dire que l'ontologie...
00:19:19 -Là, il faut que tu expliques.
00:19:22 -L'ontologie, c'est un discours qui peut paraître plus technique,
00:19:26 où on essaye de déterminer, en fait, fondamentalement,
00:19:29 on pourrait dire, les briques du monde.
00:19:31 De quoi est-ce qu'on décide que le monde est fait ?
00:19:34 Et à mon sens, ce que je tiens,
00:19:37 c'est que la seule ontologie qui soit tenable jusqu'au bout,
00:19:40 c'est une ontologie minimale.
00:19:42 C'est-à-dire que c'est une ontologie qui n'essaye pas, a priori,
00:19:45 de discriminer entre ce qu'il y a et ce qu'il n'y a pas,
00:19:47 entre ce qui existe vraiment et ce qui n'existe pas vraiment.
00:19:50 Il va dire, par exemple,
00:19:51 vous pouvez avoir une ontologie matérialiste
00:19:53 et dire que ce qui existe vraiment, c'est la matière.
00:19:55 Ca veut dire que ce qui n'est pas matériel,
00:19:56 par exemple, des idées, des sensations,
00:19:59 en fait, ça a une existence seconde ou dérivée.
00:20:02 Ca n'a pas une existence première.
00:20:03 Vous pouvez avoir des ontologies naturalistes,
00:20:05 qui vont dire ce qui existe vraiment, c'est la nature.
00:20:07 Ce qui n'est pas naturel, ce qui est une construction,
00:20:10 ça a une existence seconde ou dérivée.
00:20:12 Vous pouvez avoir des ontologies qu'on appelle parfois nominalistes.
00:20:15 C'est des ontologies qui vont dire, en fait,
00:20:17 le monde est constitué strictement d'individualités.
00:20:19 C'est-à-dire, par exemple, table, le concept de table,
00:20:22 ça n'existe pas. Il y a cette table-là.
00:20:23 Il y a cette autre table-là. Il y a une troisième table, etc.
00:20:26 Mais table, l'idée de table, ça, c'est un concept général,
00:20:29 c'est quelque chose qui n'a pas réellement d'existence.
00:20:31 Ca n'existe pas vraiment.
00:20:32 Ca produit de la subjectivité.
00:20:34 L'idée de faire de l'ontologie, c'est essayer de se décider,
00:20:37 au fond, profondément, sur de quoi est-ce que tout est fait.
00:20:40 Quelles sont les briques du tout ?
00:20:42 Et ensuite, c'est partagé, c'est diffracté.
00:20:43 C'est-à-dire que la science va faire avec ça,
00:20:46 mais aussi la politique va faire avec ça.
00:20:48 Vous n'avez pas la même politique
00:20:50 si vous essayez de considérer que ce qui est premier,
00:20:52 par exemple, c'est des individus.
00:20:53 Vous considérez que ce qui est premier politiquement,
00:20:55 c'est qu'il y a des individus.
00:20:56 Ou bien vous considérez, je ne suis pas en sociologie,
00:20:58 vous êtes plutôt d'Urkaïmiens,
00:20:59 vous considérez que la société est le tout.
00:21:01 Ce qu'il y a d'abord, c'est des institutions, c'est la société.
00:21:03 Et l'individu, c'est en fait un produit des institutions.
00:21:06 On ne sait pas ce qui existe en premier.
00:21:07 Tout ça, c'est des querelles profondes sur votre ontologie.
00:21:11 Moi, mon but, c'est d'essayer de montrer
00:21:13 que la seule ontologie tenable, c'est une ontologie minimale.
00:21:16 C'est-à-dire c'est une ontologie qui ne commence pas
00:21:17 par essayer d'exclure ce qui n'existe pas,
00:21:19 ce qui n'existe pas vraiment.
00:21:20 Les êtres fictifs, les êtres imaginaires,
00:21:22 les contradictions.
00:21:23 Un cercle carré, ça n'existe pas.
00:21:25 On met ça du côté du néant, de l'inexistant.
00:21:28 Et de dire, au fond, l'ontologie la plus large,
00:21:30 c'est la seule qui peut avoir raison jusqu'au bout.
00:21:32 C'est l'ontologie la plus accueillante.
00:21:34 Je fais partie d'un ensemble de penseurs
00:21:36 depuis une vingtaine d'années
00:21:38 qui essayent d'avoir ce qu'on appelle parfois
00:21:39 des ontologies libérales.
00:21:40 Attention, pas du tout du libéralisme économique.
00:21:43 C'est des ontologies qui essayent d'avoir une forme de pensée
00:21:45 qui permet d'accueillir, a priori, le plus d'êtres possible.
00:21:49 On accueille les êtres réels, naturels,
00:21:51 mais aussi les concepts, les idées, les êtres imaginaires.
00:21:54 On n'essaye pas de les discriminer.
00:21:56 On n'essaye pas d'abord d'avoir un geste policier
00:21:58 qui consiste à dire, ça, ça existe, ça, ça n'existe pas.
00:22:01 Ça, ça existe, ça, ça existe un peu moins.
00:22:03 Et en ce sens-là, le sens, je ne suis pas le seul à le penser,
00:22:08 on aboutit à une ontologie qui dit, en gros,
00:22:10 les briques de notre monde.
00:22:11 Ce qu'il y a au minimum, c'est du possible.
00:22:14 Il y a du possible, il y a des possibles.
00:22:15 Et après, à partir de ça,
00:22:17 on essaye de choisir des métaphysiques.
00:22:19 À mon sens, une ontologie, il y en a une seule,
00:22:21 c'est la plus faible.
00:22:22 Une ontologie minimale, c'est une ontologie du possible.
00:22:24 Il y a du possible.
00:22:25 Après, ça, vous n'obtenez pas grand-chose.
00:22:27 Ça a peu d'effets.
00:22:28 Vous dites, c'est possible.
00:22:29 Chaque chose, on dit, c'est possible, c'est possible aussi.
00:22:32 Et vous bégayez, c'est possible.
00:22:34 Donc si vous faites juste de l'ontologie,
00:22:35 c'est assez limité.
00:22:36 C'est important, mais c'est limité.
00:22:38 Vous vous assurez simplement, au fond,
00:22:39 que rien n'est impossible.
00:22:41 Une fois que vous vous êtes assuré ça,
00:22:43 en fait, ça a un rôle stratégique dans la pensée.
00:22:44 Ça va vous permettre de désamorcer tout geste d'autorité.
00:22:48 Un geste d'autorité, dans la pensée,
00:22:50 c'est un geste qui commence par dire, c'est impossible.
00:22:53 Et le geste d'autorité, c'est le geste qui va,
00:22:57 dans ce geste de pensée, dire, c'est impossible.
00:23:00 Ça veut dire que, en fait, vous pourriez vous représenter
00:23:01 que c'est possible, mais en fait, vous ne le devez pas.
00:23:03 Et parce que vous ne le devez pas, en fait, vous ne le pouvez pas.
00:23:06 C'est pas possible.
00:23:08 Toute autorité est fondée, tout geste autoritaire
00:23:10 est fondé sur la désignation d'un impossible,
00:23:12 d'un comportement impossible, mais aussi d'une impossibilité.
00:23:16 Vous ne pouvez pas être cela.
00:23:17 Vous ne pouvez pas prétendre que ça, ça existe.
00:23:20 Ça n'existe pas, etc.
00:23:22 Et donc, si on veut avoir une ontologie non autoritaire,
00:23:24 il faut essayer de diminuer le plus possible,
00:23:27 et de maximaliser le possible.
00:23:29 Une fois qu'on a fait ça,
00:23:30 ça permet juste de désamorcer des autorités,
00:23:32 toute forme d'autorité de pensée.
00:23:34 Ensuite, le problème, c'est qu'il faut reconstituer.
00:23:36 Il faut reconstituer, vous avez vos briques,
00:23:38 mais vous n'avez rien à constituer avec ça.
00:23:40 Et donc, ensuite, une fois que vous avez vos briques,
00:23:42 vous avez une ontologie,
00:23:44 et ce que vous allez construire avec vos briques,
00:23:45 c'est de la métaphysique.
00:23:46 Vous allez choisir une métaphysique,
00:23:48 c'est-à-dire que vous allez choisir un certain ordre du monde.
00:23:51 Il y a des métaphysiques, ce qui est intéressant toujours,
00:23:53 c'est d'essayer de tiquer et d'essayer de comprendre,
00:23:56 dans la métaphysique d'un peuple,
00:23:57 dans la métaphysique d'un individu,
00:23:59 quelle est sa question première, quel est son souci.
00:24:01 Vous allez le reconnaître tout de suite, ça crée des personnages.
00:24:04 Vous avez des personnages dont la métaphysique
00:24:07 va consister très vite à se poser des questions d'ordre, par exemple.
00:24:10 Le problème, c'est qu'il y a un ordre du monde.
00:24:13 Le monde doit être ordonné.
00:24:14 Ça peut être un personnage grec qui cherche à avoir un cosmos.
00:24:17 Ça peut être un personnage chinois,
00:24:20 l'ordre confucéen, par exemple.
00:24:21 Dans le confucianisme, le problème, c'est qu'il faut que chaque être soit à sa place.
00:24:24 Il faut déterminer un ordre du monde et chacun doit être à sa place.
00:24:27 Mais on en connaît dans le contemporain,
00:24:28 vous connaissez des gens dont le problème métaphysique fondamental,
00:24:31 c'est qu'il faut qu'il y ait un ordre.
00:24:32 S'il n'y a pas d'ordre, c'est la catastrophe, c'est le chaos.
00:24:35 Un ordre, ça veut dire quoi ?
00:24:36 Ça veut dire désigner une juste place des choses.
00:24:39 Considérer qu'il faut que les êtres soient à leur juste place.
00:24:41 Par exemple, que les animaux non humains
00:24:43 sont en dessous des êtres humains.
00:24:46 C'est un ordre, c'est comme ça.
00:24:48 La nature est structurée comme ça.
00:24:50 Ça peut être ensuite des ordres...
00:24:52 Vous avez toute forme d'ordre. Vous pouvez aller vers l'ordre patriarcal,
00:24:55 comme vous pouvez avoir des ordres qui sont des ordres locaux, etc.
00:24:58 Mais la question métaphysique, ça devient justifier un ordre des choses.
00:25:03 Et quand vous faites ça, vous avez des pensées
00:25:04 qui sont des métaphysiques fondationalistes.
00:25:06 C'est-à-dire que leur problème, c'est...
00:25:09 Quand vous êtes dans un débat de pensée avec elles,
00:25:12 vous arrivez...
00:25:14 Vous êtes toujours coincés par un moment de régression
00:25:16 où vous tombez sur le principe.
00:25:17 Sur le principe métaphysique de la personne.
00:25:19 Et la personne va vous dire, "Si tu dis ça, il n'y a plus d'ordre."
00:25:23 C'est le bordel ontologique.
00:25:25 Il n'y a plus d'ordre, tout est dans tout.
00:25:27 Il n'y a plus d'hommes, il n'y a plus de femmes,
00:25:28 il n'y a plus d'animaux, il n'y a plus d'êtres humains.
00:25:30 On ne distingue plus rien. C'est le chaos, vous voyez ?
00:25:33 Et ça va accompagner des discours en général,
00:25:35 aussi qui peuvent être des discours politiques,
00:25:37 qui vont dire quelque chose comme...
00:25:38 On va critiquer l'horizontalisation du monde.
00:25:40 Il n'y a plus de verticalité, il n'y a plus d'ordre,
00:25:42 il n'y a plus d'hierarchie.
00:25:43 Et ça devient la complète, le lamento de "Il n'y a plus d'ordre."
00:25:46 Il n'y a plus d'hierarchie.
00:25:48 Mais vous avez d'autres pensées, vous avez d'autres métaphysiques
00:25:50 dont le terme premier va être, par exemple, le lien.
00:25:52 Vous avez des métaphysiques de lien.
00:25:55 Vous allez repérer chez des gens le fait que...
00:25:57 Des métaphysiques de la fluidité, évidemment.
00:25:59 Et vous voyez bien, on voit qu'on vit un moment, par exemple,
00:26:03 où très clairement, depuis...
00:26:05 Comment le dater ? 20 ans, 10 ans,
00:26:07 il y a des transformations dans notre subjectivité
00:26:09 qui sont des transformations générationnelles aussi.
00:26:12 Et on voit bien que les termes premiers d'une métaphysique
00:26:14 qui vont être valorisés vont plutôt être l'autodétermination,
00:26:18 la fluidité,
00:26:20 ce qui va s'exprimer dans le cas de fluidité de genre, par exemple.
00:26:22 Mais pas seulement.
00:26:23 C'est-à-dire l'idée qu'on doit se représenter les choses
00:26:25 non pas comme étant séparées a priori les unes des autres,
00:26:28 comme si on pouvait les catégoriser, les ranger dans des cases,
00:26:31 mais ce qui est premier dans le monde, c'est des flux,
00:26:33 c'est de la fluidité.
00:26:34 Donc le travail de la pensée va consister à dire
00:26:37 là où il y avait des divisions catégorielles,
00:26:39 des grandes divisions catégorielles,
00:26:40 on va retrouver du flux.
00:26:42 Et ça, vous le trouvez pas seulement dans la pensée militante.
00:26:44 Par exemple,
00:26:45 une des grandes révolutions qui accompagne
00:26:48 la classification du vivant depuis la fin du XXe siècle,
00:26:52 c'est que quand on fait de la...
00:26:55 Le fait de faire de la cladistique.
00:26:57 Les clades, c'est sur les noeuds du vivant,
00:26:59 sur les arbres, l'arborescence du vivant,
00:27:02 des sortes de noeuds.
00:27:03 C'est le fait de considérer...
00:27:04 Par exemple, aujourd'hui, si vous ouvrez un manuel de cladistique,
00:27:08 vous n'allez plus trouver le terme d'espèce.
00:27:11 "Espèce", ça veut dire...
00:27:12 Ça renvoie à un imaginaire, à une métaphysique de la classification.
00:27:15 Vous avez des êtres, vous avez le canard,
00:27:17 et vous allez le classer suivant son genre,
00:27:20 suivant son espèce, et vous avez des classifications
00:27:22 qui renvoient à Dufont, à Cuvier.
00:27:25 La classification, vous pouvez imaginer vraiment
00:27:28 le bureau du naturaliste qui classe et qui met dans des cases.
00:27:32 Si vous passez à une métaphysique de flux,
00:27:34 vous allez dire qu'il n'y a pas d'espèce,
00:27:35 il n'y a que de la spéciation.
00:27:37 C'est-à-dire que ce qui se passe,
00:27:38 c'est un mouvement continu de différenciation
00:27:40 par lequel, sur les arbres du vivant,
00:27:42 une espèce, c'est qu'un nœud de différenciation
00:27:45 à un moment dans un phénomène de spéciation.
00:27:47 Quand vous parlez le langage de la spéciation,
00:27:49 vous allez changer de métaphysique.
00:27:50 Vous n'avez plus une métaphysique catégoriale
00:27:52 qui essaie de classer les êtres.
00:27:53 Vous avez une métaphysique de flux, de fluidité.
00:27:56 Donc, tous les discours sont pénétrés comme ça
00:27:59 par des choix métaphysiques.
00:28:00 C'est une vraie question.
00:28:01 Est-ce que vous êtes dans une métaphysique
00:28:02 de substance ou de flux ?
00:28:04 Est-ce que vous parlez d'espèce ou de spéciation ?
00:28:06 Par exemple, est-ce que vous allez parler de genre,
00:28:09 de devenir de genre, du flux, de la fluidité ?
00:28:13 Et donc, l'idée, simplement, c'est de dire...
00:28:18 Ca, il faut le rendre visible.
00:28:19 C'est-à-dire, en gros, la métaphysique,
00:28:22 la position que je tiens, c'est de dire,
00:28:24 la métaphysique, on en fait même quand on ne veut pas en faire.
00:28:27 Tout le monde en fait.
00:28:28 C'est pour ça que c'est beaucoup plus large que la philosophie.
00:28:31 C'est un système de principes, c'est un système de concepts
00:28:34 qui correspond à un ensemble d'images du monde,
00:28:37 c'est-à-dire à partir d'une ontologie,
00:28:38 à partir de briques.
00:28:40 Quelles sont les puissances premières qu'on se donne
00:28:43 pour essayer de construire un monde ?
00:28:45 -Une fois que tu as identifié ça,
00:28:46 une fois que tu dis, il y a des métaphysiques
00:28:49 de la fixité, par exemple,
00:28:50 qui considèrent que les identités,
00:28:51 prenons la question du genre, sont fixes,
00:28:54 et qu'en face, tu as des métaphysiques du fluide
00:28:57 qui disent, au contraire, il n'y a pas d'identité fixe,
00:28:59 tout est fluidité, etc.
00:29:00 Une fois que tu as identifié qu'il y avait ça,
00:29:02 que ça, ça crée des conflits ultra-violents,
00:29:05 y compris au sein de gens qui, par ailleurs,
00:29:07 peuvent être d'accord sur plein d'autres choses.
00:29:09 Qu'est-ce que ta manière de penser permet de penser,
00:29:13 voire, souhaitons-le, de résoudre ?
00:29:17 -Alors d'abord, les querelles métaphysiques,
00:29:18 je pense qu'il faut les prendre au sérieux.
00:29:20 J'ai plutôt une éducation matérialiste, politiquement,
00:29:24 et plutôt marxiste, donc je pense que d'abord,
00:29:27 les conflits politiques sont des conflits d'intérêts.
00:29:30 Mais je pense aussi que ça ne suffit pas
00:29:32 à penser ce qui se passe.
00:29:33 C'est-à-dire que les conflits d'intérêts ne suffisent pas
00:29:35 à épuiser la réalité agonistique,
00:29:38 la réalité de la conflictualité entre nous.
00:29:40 Entre nous, il y a des conflits d'intérêts,
00:29:42 c'est-à-dire que, suivant nos intérêts,
00:29:44 nos intérêts de classe, suivant nos privilèges,
00:29:49 suivant notre capital économique, intellectuel, etc.,
00:29:52 ça produit des effets de situation dans le champ social
00:29:55 et qui produisent de la conflictualité.
00:29:57 Mais cette conflictualité, à mon sens, en tout cas,
00:29:59 elle ne suffit pas à épuiser les guerres entre nous.
00:30:03 Et pourquoi ? Parce qu'il y a un autre type de conflictualité
00:30:06 qui vient toujours dans l'histoire se mêler,
00:30:08 s'entremêler à la conflictualité d'intérêts,
00:30:11 c'est des conflits métaphysiques.
00:30:12 C'est-à-dire que c'est des conflits d'options
00:30:14 sur le conflit de vision du monde, profondément,
00:30:17 c'est-à-dire de quoi le monde est-il fait.
00:30:19 Et effectivement, je pense que ça produit
00:30:21 des conflits extrêmement violents,
00:30:22 parce que, en fait, le problème, c'est qu'il n'y a pas d'arbitre
00:30:25 dans le conflit métaphysique.
00:30:27 C'est-à-dire qu'on se retrouve, c'est bloc contre bloc,
00:30:29 au bout d'un moment, on voit bien, par exemple,
00:30:31 que ce constituent, en train de se fixer,
00:30:35 en Europe ou en Occident,
00:30:37 là aussi, peut-être depuis une vingtaine d'années,
00:30:39 peut-être que c'est lié à la sortie du XXe siècle,
00:30:41 avec un effet générationnel aussi,
00:30:43 une sorte de défense qui apparaît comme plutôt conservatrice,
00:30:46 plutôt réactionnaire, de conception du monde,
00:30:49 qui, plus volontiers, vont réclamer,
00:30:52 non pas nécessairement un ordre,
00:30:53 mais vont réclamer des définitions d'essence, par exemple.
00:30:56 Le fait qu'on puisse définir,
00:30:58 définir ce qu'est un homme, définir ce qu'est une femme,
00:31:01 considérer que le monde est fait de choses
00:31:05 qui sont identifiables et réidentifiables,
00:31:07 qui sont plus ou moins fondées en nature,
00:31:09 qu'on peut plus ou moins classer, qu'on peut plus ou moins ordonner.
00:31:12 Et de l'autre côté, on voit un ensemble de métaphysiques,
00:31:15 pas seulement sur les questions de genre, bien au-delà,
00:31:16 qui sont des métaphysiques plutôt processuelles,
00:31:19 qui pensent plutôt des processus, des devenirs,
00:31:21 des changements, des modulations, sans cesse.
00:31:24 Et il y a quelque chose de profondément irréconciliable,
00:31:27 c'est qu'il n'y a pas de terrain d'entente possible.
00:31:29 C'est là que surgissent des guerres idéologiques.
00:31:30 Il n'y a pas d'arbitre, il n'y a pas de terrain.
00:31:32 Au métaphysique, il n'y a pas quelqu'un
00:31:34 qui va venir régler ou qui va venir arbitrer le conflit métaphysique.
00:31:37 Et ces conflits métaphysiques, ils viennent se greffer
00:31:40 sur des conflits d'intérêts, sur des conflits de génération,
00:31:42 sur des conflits de genre, sur des conflits de classe aussi.
00:31:45 Ils viennent les compliquer aussi, très souvent.
00:31:47 Donc, moi, mon premier but, c'est d'essayer de dire, voilà...
00:31:51 "Métaphysique n'est pas un gros mot,
00:31:53 il faut accepter qu'on en fait, que tout le monde en fait,
00:31:55 c'est pas technique."
00:31:57 Il n'y a pas de légitimité.
00:31:59 Il ne faut pas attendre d'être légitime pour parler de métaphysique
00:32:01 parce qu'en fait, on en fait.
00:32:02 Tout le monde en fait, on produit des options métaphysiques sans cesse.
00:32:05 Il faut être clair.
00:32:06 A mon sens, il y a quand même un principe d'honnêteté.
00:32:08 C'est-à-dire, le premier principe d'honnêteté,
00:32:10 c'est qu'il faut essayer de la dire, sa métaphysique.
00:32:12 Il faut essayer d'en produire une image la plus précise possible
00:32:17 et ne pas essayer d'esquiver.
00:32:19 Le deuxième principe, pour moi, en effet, ce que je défends,
00:32:22 c'est que je défends des métaphysiques,
00:32:23 un pluralisme métaphysique,
00:32:24 qui, en tout cas, ne sont pas fondationalistes.
00:32:27 Qu'est-ce que c'est qu'une métaphysique fondationaliste ?
00:32:29 C'est une métaphysique qui prétend être fondée dans l'être des choses.
00:32:32 En fait, c'est une métaphysique qui se fait passer pour une ontologie.
00:32:36 C'est-à-dire, c'est un choix d'organisation des êtres du monde
00:32:39 qui se fait passer pour l'être profond du monde.
00:32:43 Quand une métaphysique se fait passer pour une ontologie,
00:32:45 là, vous avez un coup de force.
00:32:46 Vous avez une pensée autoritaire.
00:32:47 C'est le moment où vous allez vouloir fonder en nature, par exemple,
00:32:51 votre ordre du monde.
00:32:52 C'est-à-dire, vous n'allez pas seulement être satisfait
00:32:55 par le fait de dire qu'il y a des genres,
00:32:58 qu'il y a des espèces,
00:32:59 mais vous allez le fonder en nature
00:33:01 et vous allez dire que c'est l'ordre des choses lui-même
00:33:04 qui vous révèle ça,
00:33:05 que c'est plus une option de votre part pour organiser le monde,
00:33:08 mais que, en fait, vous vous dédouanez en disant
00:33:10 "C'est pas moi qui ai cette métaphysique, c'est le monde qui est comme ça."
00:33:13 Donc, le deuxième principe, c'est d'essayer d'éviter ça,
00:33:17 d'essayer d'avoir une machine intellectuelle
00:33:19 pour désamorcer tous les cas où une métaphysique essaye de se refonder.
00:33:24 Et en essayant de se refonder,
00:33:25 elle produit des effets d'autorité évidents,
00:33:28 elle se naturalise,
00:33:30 mais mon problème...
00:33:31 Alors, j'aimerais ne pas donner l'impression d'un renvoi dos à dos,
00:33:34 parce que c'est pas le cas,
00:33:36 et que moi, j'ai toujours le sentiment que, dans mon propre camp,
00:33:39 il y a aussi ce risque-là.
00:33:40 -C'est quoi, ton camp ?
00:33:42 -Alors, moi, très clairement, je suis du côté de métaphysiques
00:33:44 qui sont des métaphysiques de l'émancipation.
00:33:46 C'est-à-dire que ce qui m'intéresse, c'est d'organiser le monde
00:33:48 de manière à ce que toutes les formes subjectives
00:33:51 puissent être émancipées, puissent s'autodéterminer.
00:33:54 Donc, je suis, disons, dans le camp de l'émancipation.
00:33:56 Là où je veux pas renvoyer dos à dos,
00:33:58 c'est que je pense qu'il y a des pensées
00:33:59 qui sont des pensées profondément autoritaires,
00:34:02 c'est-à-dire c'est des pensées qui essayent, effectivement...
00:34:04 Leur premier problème n'est pas l'émancipation,
00:34:06 leur premier problème, par exemple, est l'ordre,
00:34:08 ou le maintien de l'ordre, dans un sens profond.
00:34:12 Et je dis pas de ce côté-là.
00:34:14 Donc, je vois bien qu'il y a un ensemble de pensées
00:34:16 dont c'est le contenu.
00:34:18 Mais mon effet de veille, si vous voulez, toujours,
00:34:21 c'est d'essayer d'être particulièrement attentif
00:34:24 au moment où des pensées de l'émancipation,
00:34:26 avec lesquelles j'ai l'impression de m'accorder,
00:34:29 peuvent finir par reproduire un geste autoritaire.
00:34:31 -Est-ce que tu peux donner un exemple ?
00:34:33 -Peuvent finir par se refonder.
00:34:35 J'ai essayé de donner un exemple clair et précis.
00:34:39 Je pense, par exemple, qu'il faut faire attention
00:34:46 si on prend ce qui est une question
00:34:48 qui est, à mon avis, en train de prendre une importance
00:34:50 démesurée dans l'agenda politique,
00:34:52 et je pense que c'est volontaire, il faut faire attention à ça,
00:34:56 qu'il y ait, par exemple, la question trans,
00:34:58 qui est en train de, suivant un certain agenda politique,
00:35:02 qui est en train de devenir centrale,
00:35:03 comme si ça menaçait la civilisation,
00:35:05 un ensemble de discours totalement délirants là-dessus.
00:35:08 Je pense qu'il faut faire attention au fait...
00:35:11 Il existe, depuis longtemps, ça a commencé dès les années 80,
00:35:15 il existe des métaphysiques trans.
00:35:17 Je pense qu'il faut faire attention à défendre des formes de vie,
00:35:21 à défendre la possibilité de toute forme de vie,
00:35:24 de changer de genre, de s'autodéterminer,
00:35:27 d'autodéterminer son genre, etc.,
00:35:29 mais de ne pas faire le geste suivant,
00:35:31 qui serait d'essayer de fonder ça à nouveau en nature,
00:35:34 c'est-à-dire de dire, en gros, par exemple,
00:35:35 la nature elle-même est trans.
00:35:36 L'ordre des choses...
00:35:38 -Par exemple, on avait reçu ici Paul Preciado.
00:35:40 -Là, je... -Preciado dit ça à Paul.
00:35:42 Il dit qu'on est tous en transition,
00:35:45 la transition et le régime...
00:35:46 -Là, ça serait exactement mon point de dissensus,
00:35:48 mon point de transformation.
00:35:49 Ce que Preciado va appeler des nouvelles épistémologies,
00:35:52 par exemple, en essayant de produire un champ
00:35:54 de ce qui n'est pas vraiment un champ,
00:35:56 parce qu'il va avoir tendance à mettre ensemble
00:35:58 des penseurs et des penseuses qui...
00:36:01 qui n'ont pas le même horizon, voilà.
00:36:05 J'aimerais essayer d'éviter,
00:36:07 j'aimerais essayer de désamorcer à chaque fois
00:36:10 tout geste qui consiste à essayer de refonder
00:36:12 un ensemble de formes de vie,
00:36:14 un ensemble de subjectivités,
00:36:17 autodéterminées, autonomes, qui se développent,
00:36:20 et de faire attention à ce qu'elles ne se refondent pas.
00:36:22 C'est ça, pour moi, ce qui va produire de l'autorité,
00:36:24 c'est le moment où ça se refonde.
00:36:26 Je vais essayer de prendre un autre exemple
00:36:28 sur une question qui m'a beaucoup passionné
00:36:30 ces dernières années, c'est la question des langues inclusives.
00:36:34 Pour essayer de vous donner un exemple concret
00:36:36 de ce que ça peut vouloir dire politiquement,
00:36:38 avoir un geste non autoritaire, non hégémonique,
00:36:41 essayer d'être attentif à toutes les formes de possibles,
00:36:45 toutes les formes d'expérimentation,
00:36:46 et éviter que quelque chose se refonde à chaque fois.
00:36:50 Je trouve que, si on peut faire un petit détour,
00:36:52 je trouve que le débat sur les langues inclusives,
00:36:55 il a été particulièrement pauvre en France.
00:36:57 Alors, dans un camp, il y a quelqu'un,
00:36:59 il y a une linguiste qui est intéressante là-dessus,
00:37:01 qui l'a plutôt défendue, qui est Eliane Viennot.
00:37:04 Et de l'autre côté, vous avez eu un ensemble de tribunes,
00:37:06 à mon sens, assez catastrophiques,
00:37:08 de linguistes pourtant extrêmement estimables,
00:37:11 dans la lignée de Hagège, par exemple,
00:37:13 qui se sont mis à défendre la langue
00:37:15 contre des sortes d'attaques
00:37:20 qui seraient liées au néo-féminisme.
00:37:22 A mon avis, c'est totalement le mauvais angle d'attaque.
00:37:24 Je pense que le bon moyen de se poser la question
00:37:27 de ce qui s'est passé autour des langues inclusives
00:37:29 et ce qui continue de se passer,
00:37:30 et j'emploie volontairement le pluriel,
00:37:32 parce que, en fait, les langues inclusives,
00:37:33 c'est un ensemble d'expérimentations
00:37:35 qui peut comprendre aussi bien la question d'un pronom épicène
00:37:38 que l'accord de proximité, c'est très vaste.
00:37:41 C'est un champ, en fait, il n'y a pas de choix.
00:37:44 Le meilleur moyen, c'est de se représenter le fait
00:37:45 qu'il y a régulièrement, à mon sens, dans les cultures humaines,
00:37:48 une lutte entre ce que j'appellerais
00:37:50 un volontarisme linguistique
00:37:52 et, de l'autre côté, une sorte de déterminisme linguistique.
00:37:56 Le volontarisme linguistique, il se manifeste à plusieurs époques.
00:38:00 Par exemple, dès la Renaissance,
00:38:01 vous avez la question de la langue adamique.
00:38:04 Vous avez un certain nombre de penseurs et de penseuses,
00:38:07 je pense à Hildegard de Bingen, par exemple,
00:38:09 qui vont chercher des langues qui permettraient de revenir
00:38:13 à un état ancien de la langue,
00:38:15 qui serait, sinon la langue de Dieu, au moins la langue des anges,
00:38:18 c'est-à-dire à une langue qui serait fondée.
00:38:21 Une langue qui serait juste par elle-même.
00:38:23 Vous voyez, les noms des choses seraient les choses elles-mêmes.
00:38:27 Vous n'auriez plus l'arbitraire du signe de Saussure,
00:38:30 c'est-à-dire l'idée qu'il n'y a aucun lien entre son table et cette table.
00:38:33 D'ailleurs, la preuve, c'est qu'il y a une infinité possible
00:38:36 de langues humaines qui vont appeler différemment le même objet.
00:38:39 Donc, il n'y a aucun lien nécessaire entre le nom et la chose.
00:38:43 Donc, régulièrement dans l'histoire, vous avez le désir,
00:38:46 une sorte de nostalgie d'une langue qui serait pure,
00:38:49 qui serait juste, qu'on pourrait vouloir.
00:38:51 On pourrait vouloir cette langue, et cette langue dirait quoi ?
00:38:53 Elle dirait l'ordre des choses.
00:38:55 Ça ressurgit, vous voyez, si vous y repensez,
00:38:57 c'est quelque chose qui ressurgit à la fin du XIXe,
00:38:59 par un long épisode qu'on a souvent oublié,
00:39:01 qui est le long moment des langues universalistes.
00:39:04 L'espéranto, le volapük,
00:39:06 qui, à mon sens, est une sorte de réaction à la mondialisation.
00:39:09 Quand il y a la mondialisation,
00:39:10 on se pose la question d'une langue mondiale.
00:39:12 Finalement, c'est l'anglais qui va l'emporter comme lingua franca,
00:39:14 mais à un moment, vous savez que vous avez eu,
00:39:17 juste avant la Première Guerre mondiale,
00:39:18 vous avez des congrès de volapük, des congrès d'espéranto,
00:39:21 et vous avez près d'un million d'espérantistes
00:39:23 qui parlent l'espéranto.
00:39:25 C'est quelque chose de très populaire.
00:39:27 Et donc, l'idée qu'on va créer une langue universelle.
00:39:29 Pourquoi ? Parce que chaque langue nationale, elle est faussée.
00:39:32 Et là, vous voyez, il ne s'agit plus de parler la langue de Dieu
00:39:34 ou la langue des anges,
00:39:35 mais de parler une langue de tous les hommes,
00:39:37 une langue universelle.
00:39:38 À mon sens, ce qui se passe avec les langues inclusives,
00:39:40 c'est la résurgence de la même chose,
00:39:42 mais plus autour de l'universel.
00:39:43 On ne veut plus une langue universelle,
00:39:44 on veut une langue égalitaire.
00:39:46 Ce n'est plus la valeur de l'universel,
00:39:47 ce n'est plus une langue divine, une langue des origines, adamique,
00:39:51 c'est une langue égalitaire,
00:39:53 qui soit égalitaire dans son énonciation
00:39:55 et dans sa représentation des locuteurs et des locutrices.
00:39:59 Ce qui est intéressant, c'est que si on regarde,
00:40:02 vous voyez, il y a en fait des phases de l'histoire, comme ça,
00:40:05 où ressurgit le désir de construire une langue qui serait juste.
00:40:09 Si on fait ça, on voit que, contrairement à ce qu'on dit
00:40:11 beaucoup de linguistes, les langues inclusives,
00:40:14 ce n'est pas du tout un épiphénomène,
00:40:16 je ne sais pas, du féminisme actuel,
00:40:19 c'est quelque chose de plus profond,
00:40:20 qui a un désir humain de vouloir la langue
00:40:22 et de vouloir politiquement la langue.
00:40:24 Et en fait, ça vient après quoi ?
00:40:25 Ça vient après un long XXe siècle,
00:40:27 en linguistique, qui est marqué par Saussure, par exemple,
00:40:30 qui est marqué par l'idée que la langue,
00:40:32 c'est quelque chose qu'on ne peut pas vouloir.
00:40:34 On est pris dedans, c'est la grande idée de Saussure
00:40:37 et de la linguistique moderne,
00:40:38 c'est que vous ne pouvez pas vouloir la langue.
00:40:40 Pourquoi ? Parce que la langue, elle se parle tout le temps,
00:40:42 malgré vous.
00:40:43 Et donc, c'est quelque chose que vous ne pouvez pas vouloir.
00:40:45 Ça, c'est un effet, c'est qu'au bout d'un siècle,
00:40:47 on se sent dépossédé de la langue.
00:40:48 Et on voit bien que c'est faux.
00:40:49 On voit quand même qu'il y a des instances, localement,
00:40:51 qui décident de la langue, à l'école, dans les académies,
00:40:55 on voit bien que certains maîtrisent plus la langue,
00:40:57 essayent d'imposer leur langue.
00:40:58 Donc, dans ces cas-là, ressurgit la volonté,
00:41:01 une espèce de volontarisme, ce qui est qu'en fait,
00:41:03 on doit vouloir notre langue.
00:41:04 On doit vouloir une langue plus juste.
00:41:06 On doit vouloir une langue égalitaire.
00:41:08 Pour essayer de situer mon geste, je dirais...
00:41:12 Ça, je pense que c'est très bien.
00:41:14 C'est-à-dire, je pense que ce volontarisme linguistique,
00:41:17 il permet des effets de critique qui, face à un oubli
00:41:21 ou une sorte de dépossession de la langue,
00:41:22 où on subit la langue pendant un long moment,
00:41:24 permet de se réemparer de la langue.
00:41:26 Et donc, je pense que les langues inclusives,
00:41:27 elles ont permis de reposer un certain nombre de questions,
00:41:30 par exemple, sur ce qu'on appelle les phénomènes de démotivation
00:41:32 dans la langue.
00:41:33 La démotivation, c'est quand, dans l'usage de la langue,
00:41:35 vous oubliez l'étymologie.
00:41:38 "Bureau", vous oubliez que c'était "labure".
00:41:40 D'abord, il y avait "labure" qui était posé dessus.
00:41:42 Et plus personne n'utilise "bureau" en pensant à "labure".
00:41:44 Donc, la langue, elle se démotive.
00:41:46 C'est normal. Historiquement,
00:41:47 tous les termes de la langue se démotivent.
00:41:49 Il se trouve que, par exemple, "patrimoine",
00:41:51 on a cru que ça se démotivait.
00:41:53 C'est-à-dire qu'on a cru qu'on n'entendait plus "pater"
00:41:55 dans "patrimoine".
00:41:57 Justement, ce que permet le champ des langues inclusives,
00:42:00 c'est de reposer cette question,
00:42:02 est-ce que c'est vraiment démotivé ?
00:42:03 En proposant "matrimoine",
00:42:05 c'est pas quelque chose qu'il faut ridiculiser,
00:42:07 on repose la question de savoir
00:42:08 est-ce que la langue est vraiment démotivée
00:42:10 ou est-ce que, profondément, on continue
00:42:12 de charrier un ensemble de représentations
00:42:14 qui sont sexistes, etc.
00:42:16 Et donc, ça, c'est intéressant.
00:42:17 Maintenant, quelle est exactement la ligne que je veux tenir
00:42:21 et ce dans quoi je ne veux pas basculer ?
00:42:22 Je pense que les langues inclusives,
00:42:24 tant qu'elles jouent ce rôle, un, critique,
00:42:26 et deux, expérimentales, et qu'elles sont locales.
00:42:28 C'est-à-dire que c'est une langue militante, par exemple,
00:42:30 qu'on va retrouver dans les tracts,
00:42:31 c'est une langue expérimentale, poétique,
00:42:34 que c'est une langue qui a un rôle comme ça,
00:42:36 qui permet un rôle de vigilance, un rôle de critique sur la langue,
00:42:40 je pense, en gros, que ça produit une fonction qui est émancipatrice.
00:42:45 Là où, moi, j'ai l'impression
00:42:47 qu'on retombe du côté du fondationalisme,
00:42:50 c'est si on décide, si une mairie décide
00:42:54 que c'est la nouvelle norme,
00:42:55 que tous les documents vont être écrits en langue inclusive,
00:42:58 déjà, il va falloir choisir laquelle,
00:43:00 il va falloir choisir un système de normes,
00:43:01 et c'est là que les ennuis commencent.
00:43:04 Est-ce qu'on choisit le point médian ?
00:43:05 Jusqu'à quel point ?
00:43:06 Mais si on choisit le point médian uniquement,
00:43:09 vous allez avoir des réclamations en disant
00:43:11 "mais ça laisse pas de place au nom binaire", par exemple.
00:43:13 Alors, est-ce qu'on va choisir "iel",
00:43:14 mais si on choisit "iel" comme pronom,
00:43:17 il y a toute une contestation qui dit
00:43:18 "non, il faudrait un pronom neutre, "al", par exemple.
00:43:22 Ou est-ce qu'on va choisir d'accorder avec un "ix", par exemple,
00:43:25 pour essayer de barrer le genre ?
00:43:27 Et donc, tous les conflits arrivent au moment où vous faites quoi ?
00:43:30 Au moment où vous produisez une nouvelle normativité
00:43:32 et au moment où vous les refondez.
00:43:34 C'est-à-dire que vous croyez au fait
00:43:35 que vous allez produire une langue plus juste ou plus égalitaire.
00:43:38 Et ça, c'est le moment, vraiment,
00:43:39 je pense qu'il y a une croyance métaphysique,
00:43:40 c'est-à-dire que vous croyez que votre langue va être meilleure,
00:43:42 croyez que la langue inclusive va être meilleure.
00:43:44 Donc, pour moi, il y a un rôle qui est négatif,
00:43:47 critique et émancipateur des langues inclusives,
00:43:49 parce qu'elles viennent contester, justement,
00:43:52 une langue qu'on a reçue,
00:43:54 dont on était progressivement dépossédés,
00:43:56 qu'on avait l'impression de démotiver.
00:43:58 Et donc, vous voyez, quand il y a ce rôle négatif et critique,
00:44:01 ça fonctionne.
00:44:02 Pour moi, le moment de vigilance,
00:44:03 c'est ne pas reproduire un geste d'autorité,
00:44:07 c'est-à-dire ne pas imposer une nouvelle normativité linguistique.
00:44:10 Et à mon sens, je pense que ça serait une terrible erreur politique,
00:44:15 par exemple.
00:44:16 -Le but, c'est de gagner.
00:44:18 -C'est là où je ne suis pas d'accord.
00:44:20 Je crois, en effet...
00:44:21 C'est quelque chose qui peut se discuter,
00:44:23 mais moi, je suis très attaché à une tradition politique
00:44:28 qui croise en partie la tradition autonome,
00:44:31 qui a tiré des leçons des politiques d'émancipation,
00:44:35 de 3 siècles de politiques d'émancipation,
00:44:37 le fait qu'il fallait penser autrement
00:44:38 qu'en termes de défaite et de victoire.
00:44:41 Le problème de la défaite et de la victoire politique,
00:44:43 c'est que ça produit...
00:44:44 Il y a un très beau livre d'Enzo Traverso là-dessus,
00:44:46 sur la mélancolie révolutionnaire.
00:44:47 Ça produit un affect, essentiellement, c'est la mélancolie.
00:44:50 Pourquoi ? Parce que l'histoire de la lutte des classes
00:44:52 devient l'histoire de la défaite permanente.
00:44:54 Et ça produit... Moi, j'ai vraiment été éduqué là-dedans.
00:44:56 J'ai été éduqué dans une famille militante
00:44:58 qui a vécu toute la fin du XXe siècle comme une défaite.
00:45:01 Les années d'hiver des années 80,
00:45:04 la victoire du libéralisme, du néolibéralisme,
00:45:06 et une sorte de plainte, de lamento,
00:45:10 on ne peut pas faire autrement, c'est très beau,
00:45:12 mais d'esthétisation aussi un petit peu de la défaite.
00:45:15 Il y a toute une histoire de ça.
00:45:16 Je me souviens, par exemple, d'un recueil
00:45:20 qu'on avait chez moi, qui était un recueil de discours,
00:45:23 c'était les éditions sociales, je crois, qui faisaient ça,
00:45:25 qui était... C'était déchirant, que des discours de défaite.
00:45:28 Vous voyez, le dernier discours de Rosa Luxembourg,
00:45:30 avant qu'avec Liebknecht, il perde, que le spartakisme perde.
00:45:34 Le dernier discours de Salvador Allende.
00:45:36 Tous ces discours qui sont des discours magnifiés
00:45:39 juste avant la défaite, juste avant que le mouvement ne perde.
00:45:42 Et en tout cas, je reste assez attaché à l'idée
00:45:45 que tant qu'on fonctionne en termes de victoire ou de défaite,
00:45:49 dans les politiques d'émancipation,
00:45:50 on se condamne à la mélancolie.
00:45:54 On se condamne à la défaite
00:45:57 et on n'arrive pas à changer les termes de la lutte politique
00:46:01 qu'il faut penser autrement que comme simplement victoire ou défaite.
00:46:04 -Tu proposes quoi comme alternative à victoire ou défaite ?
00:46:07 -Il y a mille autres choses.
00:46:08 Il y a quelque chose, par exemple, que très vite,
00:46:11 que ces dernières années, je trouve, la pensée de droite a compris
00:46:16 parce qu'elle s'est mise à prétendre qu'elle relisait Gramsci,
00:46:20 c'est l'idée que dans le combat culturel...
00:46:23 Je ne suis pas du tout d'accord avec l'idée de dégémonie culturelle.
00:46:25 C'est quelque chose qu'on peut en parler, c'est assez méfiant.
00:46:28 Mais c'est l'idée selon laquelle, plutôt que de chercher la victoire,
00:46:32 il faut chercher à produire les problèmes
00:46:34 et qu'il faut chercher à produire les questions.
00:46:36 Il faut changer l'agenda politique, etc.
00:46:38 Par exemple, quelque chose qui m'a beaucoup intéressé
00:46:40 à partir du moment où j'ai eu 20 ans,
00:46:41 sans être un militant antispéciste,
00:46:43 c'est l'incroyable histoire de l'antispécisme en France.
00:46:46 On part de très loin.
00:46:47 Quand j'ai commencé à m'y intéresser,
00:46:48 au début des années 2000,
00:46:49 vous aviez les cahiers antispécistes
00:46:51 qui ensuite sont passés en ligne.
00:46:53 En gros, l'antispécisme en France, c'était quoi ?
00:46:55 C'était 50 personnes, 40 à 50 personnes.
00:46:57 C'était moins que le parti bolchevik avant 1917.
00:47:00 20 ans après, vous n'avez plus un parti politique en France
00:47:03 qui ne pose pas cette question-là.
00:47:05 Tout le monde a accepté le fait que la viande était une question politique.
00:47:08 C'est quelque chose qui est totalement accepté.
00:47:09 Même le Rassemblement national utilise,
00:47:11 essaye de détourner à son profit ces questions
00:47:13 pour les questions d'abattage rituel, etc.
00:47:15 Vous avez suivi Hugo Clément.
00:47:17 Donc, vous avez... Qu'est-ce que vous avez ?
00:47:18 Vous n'avez pas du tout une victoire.
00:47:20 Je pense qu'il n'y a pas de victoire.
00:47:21 Il n'y a pas de victoire de l'antispécisme en France.
00:47:22 Ça ne veut rien dire.
00:47:24 Vous avez un mouvement qui a réussi à très, très peu
00:47:27 par à la fois un travail théorique de traduction de textes,
00:47:32 par un travail militant ensuite, qui a été fait,
00:47:34 qui est fait encore aujourd'hui
00:47:36 par des petits groupes de militants qui vont filmer, etc.,
00:47:39 qui a réussi à produire des idées,
00:47:43 qui a réussi à montrer des choses qu'on ne montrait pas.
00:47:45 Donc, il y a toujours la question de la visibilisation,
00:47:47 le moment où on a commencé à pouvoir faire des vidéos
00:47:49 dans les abattoirs, à montrer les choses,
00:47:51 et qui a changé les données du problème totalement.
00:47:55 Et ça, c'est important parce que je pense que ce n'est plus du tout
00:47:58 concevoir une défaite ou une victoire.
00:48:00 C'est concevoir qu'à un moment, politiquement,
00:48:03 quelque chose en quoi on croit change notre sensibilité
00:48:06 ou accompagne un changement de la sensibilité.
00:48:08 Je pense aussi, il me semble, il est peut-être trop tôt pour le dire,
00:48:11 mais il y a quelque chose qui a commencé
00:48:12 dans les mouvements féministes.
00:48:14 Alors, est-ce qu'on était après la 3e vague ?
00:48:16 Je ne sais pas comment il faut le nommer,
00:48:17 mais depuis 5 ou 6 ans,
00:48:20 qui est de cet ordre et qui accompagne
00:48:22 d'autres formes de militantisme qui passent par les réseaux, etc.
00:48:28 Je pense, pour connaître des militantes,
00:48:30 je pense qu'aucune militante n'irait dire "On a gagné".
00:48:33 Il n'y a pas de victoire. D'ailleurs, plus tôt, il faut constater,
00:48:36 beaucoup de militantes vont dire, même amèrement,
00:48:38 "En fait, je ne sais pas, pensez à la lettre récente d'Adèle Haenel,
00:48:41 en fait, on n'a pas gagné du tout. On n'a pas gagné."
00:48:44 Mais, plus important, on a changé les questions.
00:48:48 On a transformé les questions.
00:48:49 Et ça, tous les camps politiques le font.
00:48:51 Enfin, je ne sais pas, ça a été entièrement la stratégie
00:48:54 du candidat Zemmour, par exemple.
00:48:58 Je reste attaché à cette idée qu'en tout cas,
00:49:01 le camp de l'émancipation doit arriver régulièrement
00:49:06 à suspendre la question de la victoire et de la défaite,
00:49:09 qui se réalise après, ultimement,
00:49:10 uniquement dans la question électorale
00:49:11 et qui aboutit, en général, à de la défaite,
00:49:14 voire à de la dépression, après,
00:49:15 une sorte de dépression militante, parce qu'en fait, on a perdu.
00:49:19 -Oui, mais il y a la loi, il y a le Parlement, etc.
00:49:21 J'ai un moment où ça doit se matérialiser, non ?
00:49:25 -C'est compliqué, parce que, par exemple,
00:49:27 si on reste sur la question antispéciste,
00:49:28 la loi, elle n'a pas tant changé que ça.
00:49:30 Elle a un petit peu changé.
00:49:32 Le code de la ruralité a un peu changé.
00:49:33 Vous savez, la définition même,
00:49:35 un animal n'est plus un objet immeuble comme il l'était,
00:49:39 donc ça a été affiné.
00:49:41 Est-ce que vraiment, c'est quelque chose
00:49:43 qui s'est joué au Parlement ?
00:49:46 Je ne suis pas certain.
00:49:48 Pourtant, tout le monde sait et tout le monde sent
00:49:49 que ça a changé.
00:49:50 Et évidemment, ce qui est intéressant dans ces cas-là,
00:49:52 c'est qu'on n'arrive plus à distinguer tout à fait
00:49:54 la volonté politique de la transformation de la sensibilité.
00:49:57 Et c'est là où quelque chose fonctionne politiquement,
00:49:59 c'est-à-dire que plus personne ne peut revendiquer
00:50:01 comme une victoire le fait que ça a changé.
00:50:03 Mais ça a changé, incontestablement.
00:50:05 Et c'est ça qui est intéressant.
00:50:06 Et à mon avis, les politiques d'émancipation
00:50:08 ont tout intérêt à aller en ce sens-là.
00:50:10 -Mais qu'est-ce que tu fais ? Des conflits au sein même...
00:50:13 Parce que tu dis "politiques d'émancipation"
00:50:14 comme si tout le monde était d'accord.
00:50:16 Mais il y a des grands conflits au sein même
00:50:18 des mouvements d'émancipation.
00:50:19 Par exemple, des conflits stratégiques,
00:50:20 mais qui sont aussi des conflits presque métaphysiques
00:50:23 autour de la question de "être visible ou être invisible",
00:50:25 tu vois, par exemple.
00:50:26 Donc il n'y a pas un camp de l'émancipation
00:50:30 et puis de l'autre côté, un camp de la conservation.
00:50:31 Il y a aussi des grands problèmes
00:50:34 au sein de ce camp de l'émancipation.
00:50:36 -Oui, c'est là.
00:50:37 Alors, tout problème politique, à mon avis,
00:50:39 est toujours l'articulation entre la notion de champ
00:50:41 et la notion de camp.
00:50:43 C'est-à-dire qu'il y a une part de l'intelligence politique
00:50:46 qui doit être là pour essayer de montrer
00:50:48 que ce qui est apparemment un camp est en fait un champ.
00:50:50 C'est-à-dire un ensemble de positions, de problèmes,
00:50:55 traversés par des contradictions.
00:50:57 Et il y a une autre opération politique de forçage
00:51:00 qui consiste à essayer de montrer qu'un champ est un camp.
00:51:03 En exemple, très clairement,
00:51:05 on voit comment il y a eu une opération
00:51:08 de la pensée plutôt conservatrice et réactionnaire
00:51:11 à la fin des années 2000,
00:51:12 qui consiste à faire du champ du genre, des genders, un camp.
00:51:17 C'est-à-dire à dire...
00:51:18 Je me souviens, quand je commençais universitairement,
00:51:21 il était donné qu'apparaissaient,
00:51:23 en effet, plutôt sur le modèle américain,
00:51:24 les "gender studies",
00:51:26 mais quand on lisait Butler ou quand on lisait Johan Scott
00:51:30 ou quand on lisait d'autres penseuses,
00:51:33 on avait l'impression que c'était un champ où elles s'opposaient.
00:51:35 Donc un champ, c'est quelque chose qui est traversé par des contradictions.
00:51:37 C'est un champ de bataille.
00:51:39 Et à un moment, une opération politique fondamentale
00:51:42 consiste à forcer et à dire que ce champ, c'est un camp.
00:51:44 C'est-à-dire qu'en fait, il est constitué uniquement d'alliés.
00:51:46 Et c'est une opération qui a été faite, à mon sens,
00:51:50 par la pensée conservatrice, à dire, par exemple,
00:51:52 la théorie du genre.
00:51:53 C'est un truc totalement délirant de désigner, de dire,
00:51:55 il y a une théorie du genre, c'est la théorie du genre, de l'unifier.
00:51:57 C'est la même opération qui a été à l'œuvre
00:51:59 dans le fait de baptiser le wokisme, par exemple.
00:52:01 Vous avez quelque chose de très hétérogène,
00:52:03 vous avez un champ militant, très compliqué, franchement,
00:52:05 quel est le lien entre telle part de la pensée décoloniale
00:52:08 ou post-coloniale, du néo-féminisme ?
00:52:10 Tout ça est très compliqué, c'est un champ.
00:52:11 Et à un moment, vous avez une opération politique
00:52:13 qui consiste à transformer le champ en camp.
00:52:16 Et c'est une opération, d'ailleurs, qu'en général,
00:52:17 la pensée conservatrice et réactionnaire fait très bien,
00:52:19 très efficacement.
00:52:21 -L'inverse non ?
00:52:22 -C'est plus compliqué.
00:52:25 À un moment, les termes qui consistent à transformer un champ en camp
00:52:29 dans la pensée, disons, de gauche sont un peu usés.
00:52:32 Fasciste, réac, ça date un petit peu.
00:52:35 Il faudrait les réactualiser.
00:52:36 Je pense que c'est des opérations qui fonctionnent plus très bien.
00:52:39 Mais bon, ça, ça peut se discuter,
00:52:40 c'est des questions de stratégie, après.
00:52:42 En effet, l'émancipation, d'abord, c'est un champ.
00:52:45 À mon avis, quand on essaye de se demander,
00:52:47 parce que je vous ai dit, moi, ce qui m'intéresse,
00:52:48 c'est les métaphysiques émancipatrices,
00:52:50 il faut se demander, mais c'est quoi, l'émancipation ?
00:52:51 Il faut la prendre au pied de la laisse.
00:52:53 C'est-à-dire, l'émancipation, c'est le fait d'échapper
00:52:55 à la main du maître, sortir de la main du maître.
00:52:57 Et tout ce de quoi on hérite dans les pensées de l'émancipation,
00:53:01 elles viennent, à mon avis, littéralement,
00:53:04 d'expérimentations politiques qui ont été faites par les esclaves,
00:53:07 l'esclavage étant la forme maximale
00:53:09 de ce à quoi on essaye d'échapper quand on s'émancipe.
00:53:12 Et alors, d'abord, quelque chose qui est intéressant
00:53:15 quand on lit des historiens,
00:53:17 l'historiographie des esclavages,
00:53:19 puisque maintenant, on pluralise plutôt aujourd'hui,
00:53:22 c'est de dire, contrairement à ce qu'on a cru,
00:53:23 en gros, partout où il y a eu esclavage,
00:53:25 il y a eu révolte d'esclaves.
00:53:26 On n'a pas rendu esclaves des êtres humains
00:53:28 sans qu'il y ait des révoltes.
00:53:30 Et donc, partout où il y a eu des révoltes d'esclaves,
00:53:31 il y a eu des débats.
00:53:33 C'est ça qui sert de germe à toutes les pensées d'émancipation.
00:53:35 C'est-à-dire, quand des hommes et des femmes
00:53:37 ont été réduits en position d'esclavage,
00:53:39 que ce soit le commerce triangulaire européen
00:53:42 ou que ce soit l'esclavage arabo-musulman
00:53:45 à l'égard d'une partie de l'Afrique noire
00:53:48 ou que ce soit un esclavage interne à l'Afrique, par exemple,
00:53:51 mais aussi des formes d'esclavage en Inde, etc.
00:53:53 A chaque fois, il y a eu des révoltes.
00:53:55 Et dans ces révoltes, la question qui s'est posée à chaque fois
00:53:57 est à peu près la suivante.
00:53:58 Et elle me semble être la question qui est toujours reposée
00:54:01 dans toutes les traditions d'émancipation
00:54:03 et qui traverse à chaque fois les champs de l'émancipation.
00:54:07 C'est qu'il y a toujours eu...
00:54:08 Si vous prenez, par exemple, l'exemple des plantations
00:54:10 de canne à sucre, puis des plantations de café au Brésil,
00:54:13 très vite, vous avez des esclaves qui se sont échappés,
00:54:15 les esclaves qui ont marronné, les esclaves marrons partaient,
00:54:18 partaient des plantations.
00:54:19 Et là, en général, toutes les discussions politiques,
00:54:21 stratégiques parmi les esclaves,
00:54:23 consistaient à se demander, est-ce que,
00:54:25 un, on demande à être reconnus par les maîtres ?
00:54:28 C'est-à-dire, est-ce que notre politique
00:54:29 va être orientée par le fait de discuter
00:54:31 avec la frange peut-être la plus ouverte,
00:54:33 la plus progressiste de l'Église et des colons ?
00:54:36 C'est-à-dire de devenir abolitionniste,
00:54:38 c'est-à-dire de tisser des liens, par exemple,
00:54:40 avec les Blancs abolitionnistes
00:54:42 et de demander notre reconnaissance.
00:54:44 C'est-à-dire d'agir à l'horizon d'une demande de reconnaissance,
00:54:47 de devenir des citoyens comme les autres,
00:54:49 d'être intégrés à la communauté.
00:54:51 Ou bien, 2e option, créer notre propre royaume,
00:54:55 échapper au regard du maître, partir dans la sylve,
00:54:57 partir dans la forêt profonde,
00:54:59 et là, créer ce qu'on appelait des quilombos ou la palenque,
00:55:02 c'est-à-dire des royaumes d'esclaves
00:55:04 qui échappent au regard du maître.
00:55:07 Comme beaucoup de ces esclaves avaient été...
00:55:10 Les missionnaires étaient par là,
00:55:11 et ils avaient un imaginaire chrétien,
00:55:13 très souvent, vous avez une image qui revient,
00:55:16 vous retrouvez, par exemple, dans la tradition chrétienne,
00:55:18 dans "Le paradis perdu" de Milton,
00:55:20 c'est l'idée selon laquelle Lucifer, l'ange déchu,
00:55:23 quand il chute, la chute,
00:55:26 en fait, elle l'amène si bas qu'il n'est plus vu par Dieu.
00:55:30 Et donc, vous avez eu une récupération positive,
00:55:32 par exemple, de la figure de Lucifer,
00:55:33 c'est celui qui échappe au regard de Dieu,
00:55:35 du Dieu souverain, du maître.
00:55:37 C'est celui qui va créer ses propres légions,
00:55:39 ses légions infernales, à l'écart du regard de Dieu.
00:55:41 Et donc, ce qui se passe, c'est qu'à chaque fois
00:55:43 que vous avez des luttes d'émancipation,
00:55:44 en fait, se rejoue la question de savoir être émancipé,
00:55:48 est-ce que ça veut dire échapper au regard du maître,
00:55:50 créer son propre royaume, créer sa propre institution,
00:55:53 ou bien demander de la reconnaissance ?
00:55:55 Et en fait, c'est ça qui traverse ces politiques,
00:55:58 parce qu'émancipation devient à chaque fois un terme ambigu
00:56:02 qui va à la fois permettre et miner toutes les luttes
00:56:05 pour l'émancipation, parce qu'en fait,
00:56:06 quand on dit émancipation, on croit qu'on dit la même chose,
00:56:08 mais on peut entendre deux choses différentes.
00:56:10 -Comment tu résous ça, toi ?
00:56:11 -Bah, dans les termes contemporains, il me semble,
00:56:15 on avait discuté que le meilleur moyen
00:56:16 de voir cette ligne de front,
00:56:18 c'est de passer par un autre terme qui s'est ajouté à ça,
00:56:22 qui le rejoue, en tout cas, depuis les années 60, 70,
00:56:24 dans les mouvements afro-américains, notamment,
00:56:26 c'est la question de la visibilisation.
00:56:29 Vous avez ce très beau roman d'Ellison
00:56:32 qui s'appelle littéralement "L'homme invisible".
00:56:34 Il y a un roman où Ellison raconte,
00:56:36 il romance ses expériences politiques,
00:56:38 et notamment son expérience au Parti communiste américain.
00:56:41 Il raconte que quand il va dans des réunions
00:56:43 du Parti communiste américain,
00:56:45 et puis après, d'ailleurs, quand il sort dans la rue,
00:56:47 il a l'impression d'être littéralement invisible.
00:56:48 On ne sait jamais dans le texte d'Ellison
00:56:50 si c'est une métaphore, l'invisibilité,
00:56:52 ou si littéralement, c'est comme l'homme invisible d'A.G. Wells.
00:56:55 Le fait d'être noir le rend invisible.
00:56:57 Il le rend y compris invisible dans son camp,
00:56:59 dans le champ communiste.
00:57:01 Et donc, vous avez la question de la visibilisation
00:57:03 qui va se fixer dans la lutte pour les droits civiques,
00:57:06 puis après, en particulier, dans un certain nombre de collectifs,
00:57:09 le Combahee River,
00:57:11 le collectif qui va être au début des politiques d'intersectionnalité,
00:57:14 que vous voyez, par exemple, dans les années 70,
00:57:16 c'est l'idée selon laquelle, en fait, être émancipé,
00:57:19 c'est parvenir à la visibilité.
00:57:21 Pourquoi ? Parce qu'en fait, être dominé,
00:57:22 c'est être rendu invisible.
00:57:24 Donc, ça, ça va accompagner, vous voyez,
00:57:25 le premier sens de l'émancipation,
00:57:27 demander la reconnaissance, c'est demander à être rendu visible.
00:57:29 Aujourd'hui, ça donne quoi ?
00:57:30 Toutes les politiques,
00:57:32 politiques féministes, politiques décoloniales,
00:57:34 le fait d'aller réclamer à des institutions
00:57:37 contre l'invisibilisation, le fait de devenir visible.
00:57:39 Les femmes invisibilisées, il faut les visibiliser.
00:57:42 Les minorités invisibles, il faut les visibiliser.
00:57:44 Il faut les visibiliser au cinéma,
00:57:45 il faut les visibiliser dans des institutions,
00:57:48 il faut des quotas et tout ça.
00:57:50 C'est le premier sens de l'émancipation.
00:57:51 Ça veut dire s'émanciper, c'est être rendu visible,
00:57:54 c'est devenir quelqu'un, socialement, pouvoir devenir quelqu'un.
00:57:57 L'autre sens, c'est là où c'est intéressant
00:57:59 et où ça rejoint les luttes d'esclaves,
00:58:00 c'est que l'autre sens, c'est exactement l'inverse.
00:58:02 C'est-à-dire qu'à peu près au même moment, dans les années 70,
00:58:06 vous avez l'élaboration en Italie et en France
00:58:09 de théories selon laquelle,
00:58:11 vous voyez un peu comme le regard de Dieu chez Milton,
00:58:13 le pouvoir, c'est toujours des dispositifs de visibilisation.
00:58:17 C'est-à-dire qu'il n'y a pas de pouvoir
00:58:18 sans, dans nos sociétés contemporaines,
00:58:20 Foucault, Deleuze, les sociétés de surveillance,
00:58:23 il n'y a pas de pouvoir sans visibilisation.
00:58:25 Donc qu'est-ce que ça veut dire s'émanciper ?
00:58:27 S'émanciper, c'est échapper aux dispositifs de visibilité.
00:58:29 Et là, vous avez la 2e branche
00:58:31 de toutes les politiques d'émancipation,
00:58:32 c'est s'émanciper, c'est devenir anonyme.
00:58:35 Le mouvement à coeur, les ADE,
00:58:39 c'est s'anonymiser, échapper à la visibilité,
00:58:41 échapper au regard, au contrôle, à la surveillance,
00:58:44 échapper à l'identité.
00:58:45 L'identité, être identifié, c'est un régime de police,
00:58:48 dirait Rancière.
00:58:49 L'identification, c'est la police, déjà.
00:58:51 Dans les luttes récentes,
00:58:53 quand on suivait les luttes à Hong Kong, par exemple,
00:58:55 tout l'enjeu sur avoir une autre identité,
00:58:59 changer ses papiers d'identité, jouer avec l'identité.
00:59:02 Donc ça, c'est le 2e sens, c'est la 2e tradition moderne,
00:59:05 c'est-à-dire s'émanciper,
00:59:07 c'est arriver à échapper à l'identification
00:59:10 et à la visibilisation.
00:59:11 Vous voyez que ces 2 sens tendent à être exactement l'inverse.
00:59:14 Soit je me dis qu'émanciper, c'est me rendre visible,
00:59:16 soit je me dis qu'émanciper, c'est me rendre invisible.
00:59:19 Et les furtifs d'Alain Damasio, cette idée de se rendre furtif,
00:59:22 aller dans les failles des systèmes de visibilisation
00:59:26 et de contrôle contemporains.
00:59:29 Et donc, ce qui se passe, c'est que...
00:59:30 Vous voyez, ça rejoue une vieille question,
00:59:32 toujours de l'émancipation,
00:59:34 c'est-à-dire marronner, créer son propre royaume,
00:59:37 loin du maître, ou demander la reconnaissance.
00:59:40 Et à mon sens, c'est ça qui tient toujours
00:59:43 les champs de l'émancipation,
00:59:44 et c'est ça qui, à un moment, finit aussi par créer un rift
00:59:47 ou une division.
00:59:48 Parce qu'on croit qu'on dit la même chose,
00:59:50 on croit qu'on est dans le même camp,
00:59:51 mais en fait, on cherche 2 choses qui sont opposées.
00:59:53 Soit on cherche la reconnaissance, la visibilisation,
00:59:55 par les institutions, soit on cherche, au contraire,
00:59:57 la désertion, la visibilisation, la même...
00:59:59 Et c'est ça qui crée les frictions.
01:00:01 Et c'est ça, vous voyez, dans le contemporain,
01:00:02 qui fait que, par exemple, vous allez avoir, je sais pas,
01:00:06 des féministes qui vont dire "Vous êtes bien gentils,
01:00:09 "les autonomes,
01:00:11 "vous voulez...
01:00:13 "vous voulez...
01:00:16 "vous voulez l'anonymat", etc.
01:00:17 Mais c'est parce qu'en fait, globalement,
01:00:19 le mouvement autonome, c'est plutôt...
01:00:22 c'est plutôt des hommes blancs
01:00:23 avec déjà un capital culturel, de classe moyenne, etc.
01:00:26 Donc vous allez pas vous rendre visible, vous l'êtes déjà.
01:00:28 Donc c'est pour ça, votre fantasme, c'est de vous rendre invisible.
01:00:31 Et de l'autre côté, vous allez avoir une sorte de malaise
01:00:35 chez ceux qui sont dans la lutte contre l'institution,
01:00:38 contre la reconnaissance, qui vont dire "Mais...
01:00:40 "est-ce que vous jouez pas le jeu du maître, toujours ?
01:00:42 "Vous vous demandez à être reconnu,
01:00:44 "mais en fait, vous ne faites que reconnaître
01:00:46 "les institutions de la reconnaissance.
01:00:48 "Vraiment, est-ce qu'on doit lutter
01:00:49 "pour être représenté à l'Académie des Césars ?
01:00:52 "Est-ce qu'il faut pas plutôt détruire l'institution
01:00:54 "plutôt que demander la reconnaissance,
01:00:55 "qu'émander la reconnaissance du maître ?"
01:00:57 Et c'est vraiment quelque chose qui traverse
01:00:59 toute politique d'émancipation.
01:01:01 Et à mon sens, y a pas de formule magique,
01:01:02 mais la seule articulation possible,
01:01:05 c'est de dire, en fait,
01:01:07 vous avez compris, ce qu'ont toujours compris
01:01:09 les hommes et les femmes rédits en esclavage,
01:01:11 c'est que la seule articulation possible,
01:01:13 viable historiquement, c'est de dire
01:01:15 il faut lutter de manière à ce que n'importe qui
01:01:18 puisse être suffisamment quelqu'un
01:01:20 pour pouvoir réclamer de ne plus l'être.
01:01:22 C'est-à-dire que l'émancipation,
01:01:24 c'est s'assurer que n'importe quelle forme de subjectivité
01:01:27 puisse réclamer d'être visible, d'être identifiable
01:01:30 pour lutter en vue de ne plus avoir à être identifié,
01:01:33 de ne plus avoir à être quelqu'un.
01:01:35 C'est-à-dire c'est s'assurer que n'importe qui puisse être quelqu'un
01:01:37 de manière à cesser de l'être.
01:01:39 C'est ça qui, à mon avis, est la seule articulation viable
01:01:43 dans une politique d'émancipation.
01:01:46 -J'aurais mille autres questions à te poser,
01:01:48 mais en fait, ça fait déjà une heure qu'on discute.
01:01:51 Et donc...
01:01:55 Je voudrais... Enfin, je voudrais...
01:01:57 Je veux surtout pas être autoritaire.
01:01:59 Donc si vous avez des questions, etc.,
01:02:02 vous pouvez lever le bras et Marie, qui est ici,
01:02:05 va vous faire glisser un micro.
01:02:07 -Bonsoir.
01:02:21 Je vais essayer d'être claire dans ma question.
01:02:23 Je suis un peu intimidée.
01:02:26 Vous avez beaucoup parlé de la manière
01:02:30 dont cette métaphysique libérale
01:02:33 informe les mouvements d'émancipation,
01:02:37 les revendications sociales, les revendications identitaires,
01:02:40 comment, en fait, les groupes et les individus
01:02:44 choisissent de se définir et de se positionner
01:02:47 par rapport aux institutions.
01:02:49 Mais quid des institutions elles-mêmes, en fait ?
01:02:51 C'est-à-dire que vous en avez moins parlé.
01:02:53 Et comment cette métaphysique émancipatrice,
01:02:58 qui ne veut pas être normative, qui ne veut pas fonder quelque chose,
01:03:01 comment elle peut impacter les institutions
01:03:04 et à quoi ressembleraient, en fait, des institutions
01:03:07 dans ce cadre-là d'une métaphysique libérale ?
01:03:09 J'ai du mal à voir à quoi ça pourrait ressembler.
01:03:13 -Alors, dans un premier temps, en tout cas,
01:03:17 je tiens, en fait, à une sorte de fonction critique
01:03:20 qui est de poursuivre un travail
01:03:23 qui consiste à demander à chaque institution, au fond,
01:03:26 de révéler sa métaphysique.
01:03:28 Sur ça, je prenais l'exemple, par exemple,
01:03:29 je pense que la République française, par exemple,
01:03:31 c'est une institution et qu'elle a une certaine métaphysique,
01:03:35 elle a une certaine conception de l'universal,
01:03:36 et c'est pour ça que ça se voit même dans ses programmes scolaires.
01:03:39 Ça se voit dans sa manière de faire enseigner l'histoire,
01:03:42 dans sa manière de faire enseigner la philosophie.
01:03:45 Donc j'appliquerais aussi cette espèce de principe d'honnêteté
01:03:48 qui est essayer de faire en sorte, dans un premier temps,
01:03:51 qu'une institution ne masque pas sa métaphysique
01:03:54 en faisant semblant, vous voyez, que c'est une ontologie.
01:03:58 Moi, je...
01:03:59 Je ne suis pas du tout républicain, en ce sens précis,
01:04:03 que je ne crois pas au républicanisme français
01:04:07 qui s'est constitué comme une sorte de vision du monde
01:04:11 et qui a produit, à mon avis, un effet désastreux sur notre réel,
01:04:15 qui est donner cette impression de tout le temps montrer l'universal
01:04:18 alors que ce que tout le monde voit, c'est du particulier.
01:04:20 C'est-à-dire, à chaque fois que la République dit
01:04:21 "C'est universel, c'est pour tous et toutes, tout le monde voit bien,
01:04:24 tout le monde arrive à bien situer de qui on parle, pour qui..."
01:04:27 Ca produit, je trouve, des effets désastreux.
01:04:29 Et pour prendre des effets très concrets, par exemple,
01:04:32 voilà, je serais très clairement pour des...
01:04:36 Je ne sais pas, des réformes des programmes scolaires,
01:04:38 parce que je ne sais pas pourquoi j'ai pris cet exemple-là,
01:04:40 mais dans l'éducation, et pour que, très clairement,
01:04:43 on referme la page de ce qu'a été, depuis la IIIe République,
01:04:47 cette espèce d'immense mensonge de la République française
01:04:49 qui parle du monde entier pour le monde entier.
01:04:52 Et la République s'adresse au monde
01:04:54 et elle raconte l'histoire universelle
01:04:57 et elle raconte la pensée universelle, etc.
01:05:00 Je suis vraiment pour une rupture avec ça et de dire, voilà,
01:05:03 on doit pouvoir concevoir, par exemple, des programmes scolaires.
01:05:06 Je vais essayer de prendre l'exemple,
01:05:08 je ne sais pas, en littérature, je suis très favorable
01:05:10 au fait qu'on intègre totalement les traductions, par exemple,
01:05:13 et de permettre de rompre avec ce qui, à mon avis,
01:05:17 a produit un geste d'autorité sur des générations et des générations,
01:05:20 une certaine conception de Lagarde et Michard,
01:05:21 de l'histoire de la littérature française,
01:05:23 qui fait que tout le monde a fini par penser
01:05:25 que littérature = roman = roman français du XIXe siècle.
01:05:29 Et toute l'histoire de la littérature est centrée sur...
01:05:32 Le centre de gravité devient ce qui n'est qu'une période
01:05:36 de l'histoire de la littérature,
01:05:38 en gros, le roman naturaliste bourgeois européen,
01:05:41 qu'il ne faut pas contester, qui existe, mais qui n'est qu'un moment.
01:05:45 Et ça fait longtemps que les historiens font des histoires globales
01:05:47 de la littérature décentrées, qui permettent de penser,
01:05:51 de réintégrer la littérature orale et pas simplement la littérature écrite,
01:05:54 de se poser la question de ce que c'est que la lettre dans littérature,
01:05:58 et donc...
01:05:59 Et d'être honnête, c'est-à-dire de montrer ce choix,
01:06:02 de dire, voilà, dans ce qu'on enseigne,
01:06:04 dans l'histoire qu'on enseigne, dans la littérature qu'on enseigne,
01:06:07 on essaye d'être clair sur notre conception
01:06:10 de ce que c'est que la littérature.
01:06:11 On ne fait pas semblant que c'est universel.
01:06:14 Donc d'abord, cette fonction critique.
01:06:15 Après, est-ce qu'il y aurait des institutions ?
01:06:18 Des institutions, disons, non-hégémoniques ou non-autoritaires,
01:06:23 je n'en suis pas persuadé.
01:06:24 Et je pense que c'est pas le rôle du type de pensée que je défends
01:06:29 que d'essayer de produire des institutions.
01:06:32 Des institutions, ils s'en forment toujours,
01:06:34 ce que dit Frédéric Lordon, par exemple,
01:06:36 même quand on est contre l'institution,
01:06:37 ils se forment toujours des institutions, quoi qu'on fasse.
01:06:39 Ca s'institutionnalise.
01:06:42 Mais c'est pas ce qui m'intéresse le plus dans la pensée.
01:06:44 Pas penser en vue de l'institution,
01:06:46 mais penser en vue de...
01:06:50 penser en vue du non-hégémonique, du non-autoritaire
01:06:54 et d'une forme d'honnêteté dans les principes...
01:06:59 et institués.
01:07:00 Et donc, je n'aurai pas de réponse satisfaisante à vous donner.
01:07:02 Je n'ai pas...
01:07:03 Et je m'en méfie parce que, pour le dire clairement,
01:07:06 je pense que là, pour le coup, la philosophie,
01:07:08 depuis le philosophe roi de Platon, vous voyez,
01:07:10 les cités idéales, la République de Bodin,
01:07:13 a eu tendance à, un peu trop vite,
01:07:15 vouloir produire des modèles d'institutions de la société.
01:07:19 Et ça s'accompagne presque toujours
01:07:23 d'un geste terriblement autoritaire.
01:07:24 J'ai pas d'institution à proposer.
01:07:26 Et de la même manière que je suis pour une certaine mise en jachère
01:07:30 du discours philosophique,
01:07:32 je suis aussi pour une cure d'humilité de ce discours.
01:07:35 Donc, pas de production d'une institution.
01:07:41 -Oui, bonsoir. Merci pour ces explications.
01:07:49 Vous avez plusieurs fois évoqué votre vision d'une pensée autonome.
01:07:53 Est-ce que vous pouvez nous en dire un peu plus ?
01:07:55 Et par ailleurs, j'ai lu dans l'Obs
01:07:57 que vous défendiez une vision d'un mot
01:07:59 que moi, je croyais péjoratif, qui est iréniste.
01:08:01 Vous dites que vous êtes un iréniste.
01:08:02 Et puis apparemment, c'est un courant de pensée, l'irénisme.
01:08:04 Est-ce que vous pouvez nous en dire deux mots aussi ? Merci.
01:08:07 -C'est un courant important dans la tradition chrétienne.
01:08:10 Les irénistes sont ceux qui, de concile en concile,
01:08:12 pendant un certain temps, ça vient d'Irénée, la paix,
01:08:15 ont essayé de chercher à chaque fois ce qu'il y avait de commun
01:08:18 au moment où se produisaient des scissions.
01:08:20 A chaque fois qu'il y avait un début de schisme,
01:08:22 l'iréniste, c'est celui qui essayait de mettre l'accent
01:08:25 ou de retrouver ce qui restait de commun à des positions.
01:08:28 Donc, c'est pas une revendication explicite de ma part,
01:08:31 mais je suis attaché quand même à cette idée,
01:08:33 c'est-à-dire à l'idée à la fois toujours de penser la guerre,
01:08:35 penser la conflictualité,
01:08:37 mais essayer avec la pensée de retrouver ce qui reste de commun.
01:08:40 Toujours.
01:08:41 Donc de retrouver la possibilité de la paix
01:08:44 tout en étant absolument lucide
01:08:45 sur les guerres qui nous traversent, sur la conflictualité.
01:08:47 C'est ça que j'entends par irénisme, en tout cas.
01:08:49 Ce souci de ce qui reste de commun
01:08:51 dans le conflit le plus ouvert et le plus radical.
01:08:55 -Comment ça guide ta pensée, ça ?
01:08:59 Par exemple, dans le fait, quand tu parlais d'émancipation,
01:09:02 au lieu de dire "Moi, je suis pour cette vision de l'émancipation
01:09:05 contre celle-ci",
01:09:06 tu essayes de penser pas une résolution molle.
01:09:12 -Oui, il faut pas que ça sonne comme 3e voix, vous voyez,
01:09:15 c'est comme la pensée sociale-démocrate.
01:09:17 Un moment dans les années 90,
01:09:19 il y avait le conseiller de Blair, Anthony Giddens,
01:09:20 toujours la pensée de la 3e voix, tout ça.
01:09:23 Pas finir en François Hollande, dans la métaphysique,
01:09:27 les théories de la synthèse.
01:09:28 Il y a à chaque fois la synthèse enfant de congrès
01:09:31 qui arrive et qui dit "On va être irénistes,
01:09:33 il y a un peu de vrai là."
01:09:35 Surtout pas ça.
01:09:36 Non, à mon sens, l'irénisme, c'est pas justement essayer de...
01:09:39 C'est d'abord ne pas essayer de concilier l'inconciliable,
01:09:42 c'est essayer de rendre compte du champ de bataille.
01:09:45 C'est-à-dire essayer le plus lucidement possible
01:09:46 de voir les affrontements,
01:09:48 les affrontements de valeurs, de principes,
01:09:50 les affrontements fondamentaux qui nous opposent,
01:09:52 et d'essayer de voir quel est le champ sur lequel ils ont lieu.
01:09:55 Et ensuite, ça passe par des trucs qui m'intéressent,
01:09:59 moi, en tant que penseur à chaque fois.
01:10:01 Par exemple, d'essayer de repérer
01:10:04 quels sont les termes qui vont être partagés par des ennemis.
01:10:07 C'est une opération que j'avais essayée de faire
01:10:08 dans un livre qui s'appelle "La vie intense",
01:10:10 où je m'étais dit "Tiens, c'est étrange,
01:10:12 dans la modernité, le terme d'intensité,
01:10:14 c'est un terme qui est utilisé par...
01:10:17 Par exemple, vous voyez, c'est un terme qui va être
01:10:19 massivement utilisé dans le capitalisme tardif.
01:10:23 Il va être utilisé, si vous en faites la généalogie,
01:10:25 dans le discours publicitaire,
01:10:27 vous le retrouvez à partir de Coney Island
01:10:29 et des premiers grands parcs d'attractions.
01:10:33 C'est-à-dire l'idée que ce qu'on va vous vendre,
01:10:35 c'est des expériences intenses,
01:10:36 jusqu'à des expériences...
01:10:39 Vous pouvez faire des expériences Airbnb intenses,
01:10:41 et le discours publicitaire, vous voyez,
01:10:43 c'est vraiment le minimum, vous allez manger un Magnum intense.
01:10:46 Vous ne pouvez plus manger du chocolat
01:10:47 sans que ce soit intense, par exemple.
01:10:48 La promesse d'intensité qui est une promesse vraiment
01:10:51 de la marchandise, vous voyez.
01:10:53 Et de l'autre côté, vous avez, à partir de la fin du XIXe,
01:10:56 l'émergence du terme d'intensité chez les postes romantiques,
01:10:59 vous voyez déjà chez Rimbaud, par exemple,
01:11:01 qui est, au contraire, une contestation
01:11:03 de la vie administrée, de la vie bourgeoise et du capitalisme.
01:11:06 L'idée que la chose qui n'est pas quantifiable,
01:11:09 la chose qui n'est pas échangeable, c'est de la pure intensité.
01:11:12 Donc, ce qui m'intéresse, c'est le moment où on se dit
01:11:13 "Tiens, le même terme va être partagé par des camps ennemis."
01:11:16 Donc, ce qui m'intéresse, c'est pas d'essayer de concilier,
01:11:18 c'est d'essayer de voir qu'est-ce qu'il y a de commun,
01:11:21 qu'est-ce qui reste au minimum de commun
01:11:23 dans un affrontement de pensée radicale,
01:11:25 dans le fait de se contester une valeur radicalement.
01:11:29 Je sais pas, ça a été le cas,
01:11:30 je pense que le terme est moins intéressant aujourd'hui,
01:11:31 mais le terme d'universal, par exemple,
01:11:33 contester, enfin, un terme qui a pu prendre des sens
01:11:38 radicalement différents dans ce type de dissensus,
01:11:41 de dissension.
01:11:42 Donc, c'est ça qui m'intéresse, et surtout pas concilier,
01:11:45 pas produire une synthèse.
01:11:47 Il ne s'agit pas de prendre du bon partout,
01:11:48 de produire une synthèse du tout.
01:11:50 Et après... Alors, attendez, première question.
01:11:52 Ah, la pensée autonome, pardon, oui.
01:11:56 Alors, la pensée autonome, c'est un peu une facilité de langage
01:11:58 pour qu'on se représente, parce que...
01:12:01 en France, un peu en Allemagne, en Italie,
01:12:05 on voit à peu près ce que veut dire "autonome"
01:12:06 depuis les années 70.
01:12:08 Je désigne un ensemble de pratiques, de contestations,
01:12:11 d'auto-organisation, à la fois dans le mouvement syndical,
01:12:15 puis dans le mouvement politique, donc j'utilise le terme,
01:12:16 je ne sais pas, plus que ça, attaché à l'idée d'autonomie.
01:12:18 Vous voyez, "autonomie", c'est intéressant,
01:12:20 parce que même exemple de ce terme-là,
01:12:22 "autonomie", il y a un moment où ça devient un terme-clé
01:12:25 du néolibéralisme, le sujet autonome.
01:12:28 Et en même temps, vous allez retrouver le même terme
01:12:31 absolument contesté à partir des années 70
01:12:33 chez les Italiens, les opéraïstes, à Bologne, etc.,
01:12:35 l'autonomie.
01:12:37 On ne s'entend pas du tout de la même manière si on est,
01:12:40 vous voyez, dans la littérature,
01:12:42 dans la... je ne sais pas,
01:12:43 dans la littérature managériale néolibérale des années 80,
01:12:48 qui va dire, il s'agit de rendre chaque travailleur autonome,
01:12:52 et "autonome" ne va pas du tout prendre le même sens
01:12:54 si vous lisez un livre de Tony Negri
01:12:56 dans les années 70.
01:12:58 Et c'est intéressant, parce que le terme est quand même partagé.
01:13:01 Ça m'intéresse, parce qu'il me semble que quelque chose
01:13:03 de l'époque se dit à chaque fois dans les termes
01:13:05 qui sont contestés par des traditions ennemies.
01:13:08 Le terme auquel je tiens, plus qu'autonome,
01:13:10 c'est un terme complexe.
01:13:13 C'est l'idée d'autodétermination.
01:13:16 Ça veut dire que c'est la...
01:13:19 Je tiens à des formes de pensée qui, en tout cas,
01:13:22 pensent l'articulation entre détermination et autodétermination.
01:13:26 C'est-à-dire entre la détermination sociale,
01:13:27 le fait qu'il y a des déterminismes,
01:13:29 on est déterminé, on n'est pas libre,
01:13:31 on est déterminé socialement, etc.,
01:13:33 mais que l'idéal de la subjectivité,
01:13:37 c'est l'autodétermination.
01:13:38 Et je pense que c'est un terme qui devient de plus en plus fort.
01:13:41 A mon sens, par exemple, c'est un terme meilleur
01:13:43 pour comprendre ce qui se passe que le terme d'identité.
01:13:47 Si on pense, si on revient à la question, par exemple,
01:13:50 de l'état du genre aujourd'hui,
01:13:53 je pense que ce qui est en train de se passer
01:13:55 depuis une dizaine d'années,
01:13:57 c'est l'idée que l'autodétermination
01:14:00 puisse devenir verbale.
01:14:02 Par exemple, l'autodétermination de genre,
01:14:03 c'est une vraie question qui a traversé tout le champ du genre.
01:14:09 Est-ce que...
01:14:10 Vous voyez, on a beaucoup ridiculisé cet intervenant
01:14:13 qui était venu à la télévision en disant
01:14:14 "Je ne me reconnais pas comme homme, je ne suis pas un homme."
01:14:17 Parce qu'on disait "C'est ridicule, on voit bien que c'est un homme."
01:14:20 -Parce qu'il avait une barbe. -Il a une barbe.
01:14:21 Donc ce qu'il dit est en contradiction avec ce qu'il est.
01:14:24 Et il y a la question, depuis longtemps,
01:14:26 dans le champ de la pensée trans,
01:14:28 de l'articulation entre l'autodétermination
01:14:32 disons hormonale, corporelle,
01:14:34 la transition qui s'accompagne,
01:14:39 qui accompagne quelque chose de physiologique,
01:14:42 et la question d'une éventuelle transition verbale,
01:14:46 d'un changement de genre qui passe.
01:14:50 Je pense que c'est très lié, par exemple,
01:14:54 au phénomène des avatars et à la question des réseaux sociaux,
01:14:56 où vous allez présenter votre pronom.
01:15:01 "Est-ce que vous êtes... ?"
01:15:02 "He, him, she, her..."
01:15:04 Et dans la présentation de soi, on voit que c'est verbal.
01:15:07 Pourquoi c'est intéressant ? Parce que ce qui se joue...
01:15:09 Je vais l'écrire.
01:15:11 J'aime bien essayer de montrer le point où c'est en train de se déchirer
01:15:15 pour comprendre s'il reste quelque chose de commun.
01:15:17 Là où c'est en train de se déchirer, à mon sens,
01:15:18 par exemple dans le féminisme, disons, ces dernières années,
01:15:22 c'est entre un certain nombre de féministes
01:15:24 plutôt de l'ancienne génération,
01:15:25 qui étaient plutôt des féministes matérialistes,
01:15:27 qui disent "Là, on vous supplie,
01:15:30 "on vous supplie si l'autodétermination est verbale."
01:15:32 Pourquoi ? Parce qu'on est déterminé,
01:15:35 la classe des femmes, dirait Delphi,
01:15:39 est déterminée par une expérience commune,
01:15:41 qui est une expérience biologique,
01:15:43 une expérience charnale, une expérience de corps.
01:15:45 Donc, il ne suffit pas de dire qu'on est femme pour l'être.
01:15:48 Pourquoi ? Parce que sinon, il y a une sorte de faux monnayage
01:15:51 de ce que c'est que la construction historique du corps des femmes,
01:15:54 de l'exploitation du corps des femmes.
01:15:56 Et ce que vous voyez dans les derniers textes de Silvia Federici,
01:16:00 celle qu'a écrite Caliban et la sorcière,
01:16:01 ou les dernières interventions de Delphi,
01:16:04 qui sont encore des féministes matérialistes,
01:16:07 c'est qu'elles disent "Là, on vous supplie",
01:16:09 c'est-à-dire qu'il y a des limites à l'autodétermination,
01:16:12 c'est que vous ne pouvez pas autodéterminer
01:16:14 verbalement votre genre.
01:16:16 À un moment, le genre, il y a une autodétermination possible,
01:16:18 mais elle passe par une expérience physiologique,
01:16:20 corporelle, incarnée et charnelle.
01:16:22 Et de l'autre côté, dans les prises de positions récentes
01:16:26 de Judith Butler, par exemple,
01:16:28 vous avez très clairement un autre camp qui dit "Non,
01:16:30 l'autodétermination, elle peut être verbale",
01:16:32 c'est-à-dire que la constitution de soi, du genre de soi,
01:16:36 peut passer par la performativité verbale.
01:16:38 Je suis, je deviens ce que je dis que je suis.
01:16:41 C'est une vraie question,
01:16:43 parce que ça pose la question, évidemment,
01:16:45 ici, de l'autodétermination,
01:16:48 et en dessous de ça, de la détermination,
01:16:49 c'est-à-dire est-ce que la détermination de genre
01:16:52 a un substrat physiologique, ou bien...
01:16:55 Et là, vous avez tout un champ de féministes qui va dire
01:16:57 "Non, en fait, vous devenez teufs,
01:16:59 vous devenez teufs à partir du moment où
01:17:02 vous voulez renaturaliser l'identité de genre
01:17:04 en disant être femme..."
01:17:06 -Les teufs, c'est des féministes radicales anti-trans.
01:17:08 -Celles qui sont qualifiées de féministes radicales anti-trans.
01:17:11 Et ce qui est en train de se passer,
01:17:13 c'est une querelle vraiment métaphysique
01:17:16 sur la détermination et l'autodétermination de genre.
01:17:19 Et sur la question de savoir si le genre est performatif,
01:17:23 c'est-à-dire on performe son genre, il n'y a pas d'essence,
01:17:24 on n'est pas quelque chose par les gens,
01:17:26 c'est quelque chose qui est performé,
01:17:27 genre la masculinité ou la féminité.
01:17:29 En fait, la question, elle est relancée,
01:17:30 est-ce que la performativité, elle est corporelle
01:17:33 ou est-ce qu'elle peut être purement verbale ?
01:17:35 Parce que le verbe suffit à s'autodéterminer.
01:17:37 Et c'est fondamental, parce que vous n'allez pas du tout
01:17:39 avoir la même représentation de ce que c'est qu'un sujet
01:17:42 si vous pensez qu'un sujet s'autodétermine verbalement.
01:17:45 C'est-à-dire, est-ce qu'un sujet s'identifie à son langage
01:17:47 ou est-ce qu'un sujet s'identifie à son corps ?
01:17:49 De quelle manière ?
01:17:50 Et là, je pense que c'est un choix fondamental.
01:17:52 Et encore une fois, moi, ce qui m'intéresse,
01:17:53 c'est d'essayer de montrer les termes de ce conflit.
01:17:56 Je pense qu'il n'y a pas de vérité.
01:17:57 Je ne pense pas qu'on puisse prouver
01:17:59 qu'un sujet est ce qu'il est verbalement
01:18:01 ou qu'il est ce qu'il est corporellement.
01:18:03 C'est des options, c'est des manières de considérer la subjectivité.
01:18:06 Mais une fois qu'on l'a dit,
01:18:07 il faut essayer de faire fonctionner la pensée,
01:18:10 iréniste, pour essayer de voir quel reste le terrain commun
01:18:15 de conception de ce que c'est que la subjectivité.
01:18:16 -Là, c'est quoi, par exemple ?
01:18:19 -Je pense que c'est l'autodétermination.
01:18:21 C'est l'idée d'autodétermination.
01:18:22 C'est-à-dire que c'est l'idée selon laquelle...
01:18:26 Et c'est ça, à mon avis, qui va finir par craquer
01:18:28 si on est complètement dans l'autodétermination verbale.
01:18:31 C'est l'idée selon laquelle se déterminer soi-même,
01:18:34 c'est le faire à partir de détermination.
01:18:36 C'est-à-dire qu'on ne peut pas s'autodéterminer
01:18:37 sans reconnaître un minimum de détermination.
01:18:40 On est déterminé par quelque chose.
01:18:41 Alors, si on n'est pas déterminé par de la génétique
01:18:46 ou si on n'est pas déterminé par une expérience corporelle
01:18:48 ou par une expérience physiologique,
01:18:50 par quoi est-ce qu'on reste déterminé ?
01:18:52 C'est-à-dire que ce qui reste, à mon avis,
01:18:54 la nécessité de penser, c'est de dire
01:18:57 pour penser l'autodétermination,
01:18:58 il faut penser un minimum de détermination.
01:19:00 C'est-à-dire qu'il faut penser qu'on est soumis,
01:19:01 qu'on est déterminé un minimum pour pouvoir s'autodéterminer.
01:19:05 Et je crois que c'est vraiment ce qui se joue dans la lutte,
01:19:07 par exemple, autour du torphisme, disons.
01:19:11 C'est la question de savoir où est-ce qu'on met la limite
01:19:14 entre détermination et autodétermination.
01:19:16 Est-ce qu'on la met jusque dans la langue ?
01:19:18 Où est-ce qu'on essaye de récupérer ?
01:19:19 Et c'est très compliqué.
01:19:21 Parce que vous voyez, je trouve...
01:19:24 Par exemple, j'ai beaucoup d'admiration pour Delphi et Fédérissi,
01:19:26 qui sont des féministes matérialistes,
01:19:28 mais quand je lis leurs textes,
01:19:30 j'aurais envie de leur donner raison,
01:19:31 sauf que quand je lis leurs textes,
01:19:33 je trouve qu'elles ont énormément de mal à ne pas être autoritaires,
01:19:35 parce que qu'est-ce qu'elles sont en train de faire ?
01:19:37 Elles sont en train d'essayer de refonder l'identité de femme.
01:19:40 Et elles sont en train de redevenir fondationalistes,
01:19:41 c'est-à-dire de dire, il y a une nature féminine.
01:19:43 Et en fait, elles se sont battues contre ça toute leur vie.
01:19:45 Delphi, elle arrêtait pas de dire, il y a une classe des femmes,
01:19:48 elles sont définies...
01:19:50 La classe des femmes, c'est défini par l'activité économique, etc.
01:19:53 C'est une construction historique.
01:19:54 Donc c'est très dur, en fait, parce qu'on voit bien que...
01:19:59 C'est ça qui est en jeu. On voit bien que si on dit...
01:20:01 En fait, on peut s'autodéterminer verbalement,
01:20:04 on peut, en gros,
01:20:06 jeter par-dessus bord les déterminations du corps.
01:20:08 C'est compliqué.
01:20:10 On voit bien qu'il y a quelque chose qui va craquer au bout d'un moment.
01:20:12 Mais comment le faire sans revenir en arrière ?
01:20:15 Sans donner l'impression réactionnaire
01:20:16 qu'on va vouloir refonder en nature, dans la biologie,
01:20:19 de manière chromosomique,
01:20:20 ce que c'est qu'une femme et ce que c'est qu'un homme.
01:20:22 Et c'est ça qui est en train de se jouer.
01:20:26 -Monsieur ? -Oui, merci.
01:20:29 Alors, on va essayer de ne pas trop ruser.
01:20:34 Parce que parfois, quand je vous écoute,
01:20:35 et même parfois quand je vous lis,
01:20:38 plus au niveau métaphysique, j'ai l'impression
01:20:41 qu'il y a quelque chose que vous avez envie de dire,
01:20:43 mais que vous n'osez pas dire.
01:20:48 Essayez de le dire, alors.
01:20:49 -En ceci, peut-être êtes-vous philosophe,
01:20:51 mais il me semble, ce soir, de voir une cohérence dans tout ça.
01:20:55 Vous voyez, ça commence au niveau métaphysique,
01:21:00 votre définition même de la métaphysique,
01:21:02 qui serait évidemment hors de la fausseté ou de la vérité
01:21:07 et plus large que la philosophie.
01:21:09 Mais je ne vous ai jamais vus, vous me direz si c'est le cas ou pas,
01:21:12 répondre directement à Meiasu
01:21:14 sur cette question d'un religement de la raison.
01:21:18 Parce qu'avec une telle conception de la métaphysique,
01:21:20 vous tombez directement sur le coup de cette critique.
01:21:23 Oui. Allez-y.
01:21:28 Peut-être comme ça, parce qu'il y a trois aspects dans cet acte.
01:21:30 -Je précise pour que ça ne soit pas...
01:21:33 -Ca ne va pas être plus long, ça.
01:21:34 -Non, mais il faut juste déplier un peu le sous-texte
01:21:36 de qui est Meiasu.
01:21:38 -Quentin Meiasu, c'est un philosophe français
01:21:40 qui a beaucoup compté pour moi,
01:21:42 qui a été mon professeur, qui m'a fait faire de la philosophie,
01:21:46 qui est l'auteur d'un livre au milieu des années 2000
01:21:48 qui s'appelle "Après la finitude",
01:21:50 dans lequel il a défini un terme
01:21:55 qui, dans le champ philosophique, est passé à la postérité,
01:21:58 qui est le corrélationnisme,
01:21:59 c'est-à-dire l'idée selon laquelle
01:22:03 il serait impossible de penser la pensée sans l'être
01:22:05 ou l'être sans la pensée.
01:22:07 Et lui, au contraire, a essayé de produire
01:22:10 un dispositif de pensée qui permette d'accéder à l'être,
01:22:14 à l'être des choses indépendamment de la pensée,
01:22:17 une pensée non corrélationniste.
01:22:20 Alors, c'est compliqué, parce que c'est toujours difficile
01:22:24 de ne pas donner l'impression
01:22:25 d'une sorte de petite discussion à part,
01:22:28 parce que discuter pendant 20 ans avec Quentin Meiasu,
01:22:31 c'est une discussion de longue haleine.
01:22:34 Je vais essayer de rendre ça ouvert et accessible à tout le monde.
01:22:38 Je l'ai dit, ce que j'ai un peu passé par-dessus bord
01:22:43 dans la discussion, c'est le fait que, attention,
01:22:46 pour moi, il n'y a pas que de la métaphysique,
01:22:47 il y a de l'ontologie, c'est-à-dire qu'il y a un discours sur l'être,
01:22:50 et que ce discours sur l'être, je l'y tiens beaucoup,
01:22:54 je suis dogmatique de ce point de vue-là,
01:22:56 je pense qu'il y a un seul discours véritable sur l'être,
01:22:59 c'est le discours minimal, c'est une ontologie minimale,
01:23:02 c'est une ontologie de l'être le plus faible possible.
01:23:05 Et là, même si je n'ai pas la même conception,
01:23:07 c'est quand même proche de ce que fait Quentin,
01:23:09 c'est-à-dire je pense que, profondément,
01:23:11 disons, le nom de l'être minimum qui est tenable,
01:23:14 c'est le possible, c'est le fait de pouvoir être,
01:23:16 c'est simplement le possible.
01:23:18 Mais là où je n'ai pas la même conception,
01:23:21 c'est que, donc, je l'ai dit, moi, ce que j'essaye d'articuler,
01:23:23 c'est une ontologie dogmatique minimale
01:23:27 et de la métaphysique pluraliste, ce qui n'est pas du tout le cas
01:23:30 pour Quentin Mayessou qui n'est pas pluraliste en métaphysique,
01:23:32 et d'ailleurs, même, il ne veut pas du terme de métaphysique,
01:23:34 il n'en veut plus.
01:23:36 Au contraire, je suis attaché à l'idée de métaphysique
01:23:38 parce qu'en gros, il n'a pas la même conception de la métaphysique,
01:23:41 il a, pour lui, la métaphysique,
01:23:43 c'est, en fait, ce qui serait pour moi une métaphysique en particulier,
01:23:46 c'est un discours sur le principe de raison.
01:23:48 On va dosser au principe de raison.
01:23:49 C'est-à-dire que lui, c'est quelqu'un qui va dire,
01:23:51 on fait de la métaphysique quand on commence à essayer
01:23:53 de rendre raison des choses.
01:23:55 Dire pourquoi une raison.
01:23:57 Moi, en fait, le débat, tiens, en fait,
01:24:00 moi, je suis attaché à une conception plus large
01:24:03 de la métaphysique qui, pour moi, découle de l'expérience,
01:24:08 ce que j'ai essayé de dire, des 20 dernières années,
01:24:10 c'est-à-dire de l'impression que métaphysique est devenu
01:24:13 un terme plus ouvert, plus démocratique, plus partagé,
01:24:17 qui, en un sens plus large,
01:24:18 désigne pas le discours du principe de raison,
01:24:21 qui est un discours en particulier dans le rationalisme européen,
01:24:24 chez Leibniz, etc.,
01:24:26 mais différentes formulations de mise en ordre des entités du monde.
01:24:31 Donc c'est beaucoup plus large,
01:24:32 c'est pas le même sens de la métaphysique.
01:24:34 Et effectivement, peut-être ce qui vous trouble, je l'entends,
01:24:37 c'est qu'il faut pas que ça donne l'impression lâche
01:24:40 de sauter d'un pied à l'autre.
01:24:41 J'essaye en tout cas toujours de marcher
01:24:42 avec un pied ontologique et un pied métaphysique.
01:24:46 Et en ontologie, je tiens au fait d'être...
01:24:49 d'avoir, si vous voulez, un discours de vérité,
01:24:50 c'est-à-dire qu'effectivement, j'essaye de défendre,
01:24:53 dans le livre qui était cité,
01:24:55 c'est toute la première moitié du livre,
01:24:57 de défendre le fait qu'aucune autre ontologie n'est tenable
01:24:59 qu'une ontologie libérale, minimale, du possible.
01:25:02 Donc là, je suis pas du tout relativiste, vraiment pas du tout.
01:25:05 Par contre, j'essaye de l'articuler à quelque chose
01:25:08 qui serait une sorte de relativisme,
01:25:10 qui est le fait de reconnaître
01:25:12 qu'il existe une infinité de métaphysiques possibles.
01:25:15 J'en donne juste quelques exemples dans le livre.
01:25:18 Et là, j'essaye d'être relativiste de manière conséquente,
01:25:22 c'est-à-dire, je vais essayer de rejoindre votre question.
01:25:26 Je pense qu'à partir du moment où on introduit
01:25:29 la question de la vérité ou de la fausseté en métaphysique,
01:25:33 à chaque fois, on devient autoritaire.
01:25:35 Et que donc, il faut suspendre la question de la vérité
01:25:37 ou de la fausseté en métaphysique ?
01:25:38 C'est pas un geste original de ma part, par exemple.
01:25:40 Je sais pas, des penseurs pragmatistes vont faire ça.
01:25:43 C'est un geste que peut faire William James, par exemple.
01:25:45 Donc l'idée, c'est de dire, en fait,
01:25:47 il faut pas se demander si une métaphysique est vraie ou fausse.
01:25:50 Parce qu'on se trompe.
01:25:51 En fait, ce qui est vrai ou faux, c'est l'ontologie.
01:25:53 Une métaphysique, c'est un mode d'organisation des êtres du monde.
01:25:57 Il n'y a aucune raison de penser
01:25:58 qu'un certain mode d'organisation des êtres
01:26:00 est plus vrai qu'un autre ou plus faux qu'un autre.
01:26:02 Pourquoi ? Parce qu'il est lié à la gentilité,
01:26:04 il est lié à l'action.
01:26:06 Quel type d'action on veut avoir ?
01:26:07 Et suivant le type d'action qu'on veut avoir,
01:26:09 on va pas ordonner les êtres de la même manière.
01:26:13 Moi, je tiens... J'essaye, dans le livre,
01:26:14 ça peut vous paraître acrobatique, vous savez sans doute,
01:26:17 j'essaye de tenir à la fois, de défendre une métaphysique,
01:26:19 une métaphysique résistante,
01:26:21 tout en ayant absolument conscience du fait
01:26:23 que cette métaphysique n'en est qu'une parmi d'autres,
01:26:25 qu'il y en a d'autres, que je défends le fait qu'il y en ait d'autres,
01:26:28 et qu'une métaphysique résistante, qui serait la mienne,
01:26:31 celle que je propose,
01:26:33 ne vaut que pour mes critères d'agentivité,
01:26:34 c'est-à-dire que pour ce que je veux faire,
01:26:36 et qu'effectivement, je reconnais tout à fait
01:26:38 qu'il y a d'autres formes de vie qui ont d'autres soucis
01:26:42 et qui, ayant d'autres soucis,
01:26:43 vont s'orienter vers d'autres métaphysiques.
01:26:45 Moi, ce qui m'intéresse, c'est d'arriver à pouvoir penser le commun,
01:26:49 mais un commun qui soit pas un commun vague,
01:26:52 un commun distinct,
01:26:54 et donc d'articuler le fait qu'on ait tous la même ontologie,
01:26:57 c'est-à-dire une conception minimale du possible,
01:26:59 et qu'ensuite, on oriente notre action différemment
01:27:02 en ayant des métaphysiques différentes.
01:27:04 Ca produit des conflits,
01:27:06 ça produit des conflits moraux, politiques,
01:27:08 qu'il faut les reconnaître
01:27:09 et qu'il faut essayer de désamorcer tout geste d'autorité à chaque fois
01:27:12 qui s'emparerait d'une métaphysique pour essayer de la refonder,
01:27:14 d'en faire une ontologie qui serait l'ontologie commune, et tout ça.
01:27:17 Donc c'est vraiment un geste de désamorçage à chaque fois.
01:27:20 C'est ça qui m'intéresse.
01:27:21 -Justement.
01:27:22 Bon, du coup, j'élude.
01:27:23 On va pas trop... Comment dire ?
01:27:26 Faire du tac au tac, parce que...
01:27:28 A partir de cette métaphysique,
01:27:30 moi, je vous paierai 10 euros symboliques
01:27:33 le jour où vous m'expliquerez la possibilité d'un cercle carré
01:27:37 qui vous met sans cesse en position
01:27:40 de devoir requestionner le principe de la raison
01:27:44 et de pouvoir vous positionner par rapport au principe de la raison.
01:27:47 Mais allons-y dans les conséquences politiques et éthiques de cette affaire,
01:27:52 puisque le 2e tiers, le 3e tiers de votre échange
01:27:58 a été plutôt éthique et politique,
01:28:00 et ça nous permet d'ouvrir la discussion de manière plus intéressante.
01:28:04 C'est la même chose qui s'est passée
01:28:08 quand vous avez posé l'idée que vous étiez dans une métaphysique d'émancipation.
01:28:11 Je suis dans le camp de l'émancipation,
01:28:14 que vous avez présenté...
01:28:15 -Je dirais le champ, pour être plus...
01:28:17 -Le champ de l'émancipation que vous avez présenté,
01:28:19 bon, en opposition à un champ de médecins de l'ordre.
01:28:22 Bon, ça découle vraiment de ce que vous venez de dire comme métaphysique.
01:28:26 Sauf que...
01:28:27 Et l'animateur a bien fait son travail à ce niveau-là.
01:28:31 A chaque fois qu'il essayait de savoir comment vous vous en sortez
01:28:37 avec l'émancipation pour attaquer l'ordre sans instituer,
01:28:42 vous esquivez, parce que vous ne voulez pas dire ce que vous avez à dire,
01:28:46 ce qui est, me semble-t-il,
01:28:49 que oui, c'est vrai, vous êtes pour l'émancipation,
01:28:53 vous êtes dans une éthique politique et même une métaphysique d'émancipation,
01:28:56 mais que dans le champ de la métaphysique d'émancipation,
01:29:02 de la politique d'émancipation, il y a des choses qui vous énervent.
01:29:05 Bon, je veux dire...
01:29:07 Vous êtes "rook", vous êtes d'accord d'être "rook".
01:29:09 Je veux dire, vous êtes pour l'écriture inclusive,
01:29:12 mais vous préférez laisser les bonshommes verts de l'académie
01:29:18 décider s'il faut écrire "yel" ou pas.
01:29:21 -Ah non, alors... C'est juste pour avoir un point précis.
01:29:23 Je vous interromps juste sur ce point pour que la discussion soit précise.
01:29:27 Sur la langue, si on reprend l'exemple de la langue inclusive,
01:29:30 je vais essayer d'être précis sur ce point.
01:29:33 Je pense qu'il y a eu, je vous le disais,
01:29:39 dans la tradition linguistique,
01:29:43 le fait de penser qu'on ne peut pas vouloir la langue,
01:29:47 ça a accompagné aussi des politiques d'émancipation.
01:29:50 C'est pas du tout la laisser à l'académie.
01:29:52 C'est ce qu'on trouve, je vais citer Saussure,
01:29:55 c'est l'idée selon laquelle,
01:29:57 pourquoi est-ce qu'on peut pas vouloir la langue ?
01:29:59 Parce que la langue, c'est d'abord l'oralité, pas l'écrit.
01:30:02 Donc c'est pas du tout l'académie qui décide de la langue.
01:30:04 C'est faux. L'idée saussurienne,
01:30:06 Saussure y vient aussi après tout le romantisme,
01:30:09 c'est l'idée que la langue, c'est la langue telle qu'elle se parle.
01:30:12 Et par exemple, je pense que ça a joué un rôle profond
01:30:15 de penser que personne ne décide de la langue.
01:30:18 Et dans la France du XIXe siècle,
01:30:20 l'intérêt pour l'argot des rues, par exemple,
01:30:22 chez Hugo, chez Marcel Schwab,
01:30:24 c'est l'idée selon laquelle il y a une spontanéité de la langue
01:30:26 qui permet de rendre la langue au peuple.
01:30:28 Une idée un peu romantique et postromantique.
01:30:30 Pourquoi ? Parce que puisque personne ne décide de la langue,
01:30:33 et puisque c'est pas l'écrit, la langue, c'est pas l'écrit,
01:30:35 la langue, c'est ce qui se parle, d'abord.
01:30:36 Et ça a été un geste fondamental d'émancipation,
01:30:39 au moins au XIXe, au XXe, puisque ça a dit...
01:30:41 En fait, le pouvoir sur la langue, c'est pas l'académie qui l'a,
01:30:44 c'est pas ceux qui savent, c'est pas ceux qui commandent,
01:30:46 c'est pas les grammariens qui ont le pouvoir sur la langue,
01:30:49 c'est ceux qui parlent la langue,
01:30:52 c'est-à-dire c'est le peuple qui parle la langue,
01:30:53 c'est lui qui change la langue.
01:30:54 Et personne ne va vouloir changer la langue,
01:30:56 la langue, elle va changer, elle change.
01:30:57 -De ce point de vue, peut-être qu'il se passe quelque chose de nouveau
01:31:01 quand on constate que, par l'éthique,
01:31:03 pour des raisons qui ne relèvent pas du simple communiquer,
01:31:07 mais qui relèvent du rétablissement
01:31:08 d'une certaine idée de la justice,
01:31:10 des personnes ont décidé d'introduire, d'agir sur la langue.
01:31:14 Et chose qui a déjà marché et qui continue à marcher, en vrai.
01:31:18 C'est-à-dire, même si vous avez passablement,
01:31:22 comme vous le faites souvent, pris position
01:31:23 contre la possibilité de l'introduction
01:31:26 d'une langue inclusive dans les documents administratifs,
01:31:29 mais on l'a souvent fait, on l'a déjà fait.
01:31:31 Et on continuera à le faire, la vérité.
01:31:33 -Là, je vais essayer d'être clair sur ma 1re partie.
01:31:35 Ca, je pense que c'est une erreur.
01:31:37 Je pense que c'est une erreur parce que qu'est-ce qui va se passer ?
01:31:39 Là, on va oublier, justement, cette leçon-là
01:31:42 de l'émancipation, disons, 19e, 20e.
01:31:45 C'est que d'abord, on va penser que c'est l'écrit qui décide.
01:31:47 Ce qui est un vrai problème. C'est-à-dire qu'avec...
01:31:50 -On le fait à l'oral aussi.
01:31:51 On dit bonjour à toutes et à tous, et il y en a qui disent...
01:31:53 On a toujours fait ça.
01:31:54 -Ca, c'est pas la langue. -Juste une seconde.
01:31:58 Est-ce que d'autres gens ont des questions ou pas ?
01:32:00 -C'est juste pour... -Je conclue ma question.
01:32:03 -Je conclue la question. -Il n'y a pas de problème.
01:32:05 -Non, c'est pas pour ça.
01:32:06 Parce que si vous aviez été seul à avoir une question,
01:32:10 je vous aurais laissé discuter pendant une demi-heure.
01:32:12 S'il y a d'autres questions, peut-être que Tristan répond.
01:32:15 -Voilà. Peut-être qu'on fait comme ça.
01:32:17 Sinon, j'abandonne là.
01:32:18 -A ma connaissance, en tout cas, pas avec les formules
01:32:20 comme "tous et toutes", mais le point médian, par exemple,
01:32:24 c'est une invention de l'écrit.
01:32:25 La question se pose ensuite de sa vocalisation.
01:32:30 Il y a eu des débats...
01:32:32 Avant le point médian, il y avait la question du slash
01:32:34 ou du tiré, etc.
01:32:35 Toutes ces questions ont été écrites.
01:32:37 Ce que je veux dire, simplement...
01:32:39 Là, c'est juste un minimum de dialectique.
01:32:40 C'est de dire... Je ne crois pas, en effet,
01:32:42 qu'en soi, les langues inclusives soient simplement émancipatrices,
01:32:46 que ce soit absolument,
01:32:47 si on les dialectise pas avec ce fait que...
01:32:50 Attention.
01:32:52 Qui a produit les langues inclusives ?
01:32:53 Plutôt la sphère militante,
01:32:55 plutôt la sphère universitaire
01:32:57 et des gens qui maîtrisent l'écrit.
01:33:00 Et attention, juste, au fait que ça,
01:33:02 ça va contre une autre conception
01:33:04 qu'il ne faut pas complètement rejeter,
01:33:05 de la langue et de l'émancipation dans la langue,
01:33:07 qui était le fait de redonner tout le pouvoir à l'oralité,
01:33:10 parce que c'était, de manière sans doute naïve,
01:33:12 idéalisé aussi,
01:33:14 donner le pouvoir au peuple qui parle,
01:33:15 à ceux qui parlent, contre les savants.
01:33:17 Et donc, je peux donner l'impression de tergiverser,
01:33:20 mais c'est juste de la dialectique.
01:33:21 C'est une manière de dire, en fait,
01:33:22 par exemple, sur ce point précis,
01:33:24 je pense que si on croit de manière absolue
01:33:30 que telle ou telle forme de langue inclusive
01:33:33 va avoir des effets d'émancipation, on se trompe.
01:33:35 Elle n'aura pas que des effets d'émancipation.
01:33:37 Elle aura des effets d'autorité.
01:33:38 C'est sûr, de cette manière-là.
01:33:40 -D'où ma question.
01:33:42 Je pose la question comme ça, je suis débarrassé du micro,
01:33:44 parce que là, je commence à avoir mauvaise conscience
01:33:46 sur la monopolisation du micro.
01:33:49 Ma question, c'est, est-ce qu'il ne faut pas,
01:33:52 du lieu du philosophe,
01:33:54 laisser la radicalité advenir,
01:33:58 y compris quand on n'est pas d'accord avec elle,
01:34:01 la laisser s'instituer,
01:34:03 y compris quand elle vous agace, vous et moi ?
01:34:06 -C'est pas qu'elle m'agace.
01:34:07 Je dirais pas que c'est un agacement.
01:34:09 -Oui, c'est-à-dire que...
01:34:11 Je finis juste la question, parce que je vais me faire tuer.
01:34:15 C'est-à-dire, y compris quand elle vous agace,
01:34:18 de telle sorte que,
01:34:20 pour aimer dire "imposé" ou pas,
01:34:25 mode d'action féminisme
01:34:27 sur lequel vous pouvez supposer qu'il y a du fondationalisme ou pas,
01:34:31 que vous soyez plus proche de Silvia Federici
01:34:34 ou plus proche d'un certain nominalisme de la transition,
01:34:38 ne faudrait-il pas considérer que des choses adviennent en éthique
01:34:43 qui sont sans commune mesure avec ce que vous pensez en philosophie ?
01:34:47 Ce qui vous garantira une réelle radicalité
01:34:50 où vous pouvez prendre position,
01:34:51 quitte à être taxé de émancipationniste béat
01:34:56 ou de fier fait réactionnaire,
01:34:58 mais qui vous ressortirait quand même du côté
01:35:02 "Je suis gentil, mais il ne faut pas faire comme ça."
01:35:05 -Si ça donne cette impression, j'espère que non.
01:35:07 Non, il y a un... Non.
01:35:09 Là, je l'ai juste utilisé en vous disant,
01:35:13 je reste attaché à des formes dialectiques de pensée.
01:35:15 C'est-à-dire au fait que...
01:35:18 C'est le diable.
01:35:20 Je suis toujours attentif à toute forme de radicalité.
01:35:24 Par contre, ce qui m'intéresse, en effet, dans la pensée,
01:35:30 c'est d'arriver à produire une dialectique.
01:35:32 Sinon, j'en ai pas besoin.
01:35:33 Après, par ailleurs, je peux avoir une activité militante,
01:35:35 ou... Voilà, j'ai mes opinions.
01:35:37 C'est autre chose. C'est d'autres praxis, d'autres pratiques.
01:35:40 Je reste attaché à l'idée de dialectique,
01:35:42 c'est-à-dire à l'idée que je puisse trouver une forme de pensée
01:35:46 qui articule des contraires ou des contradictoires,
01:35:50 y compris des radicalités contradictoires.
01:35:52 Et je pense que la dialectique,
01:35:55 c'est pas la même chose, justement, que, disons,
01:35:59 la gentillesse ou la synthèse molle,
01:36:01 ou le... Vous voyez, j'ai cité Victor Cousin,
01:36:04 l'idée d'aller prendre un peu dans chaque système, etc.
01:36:06 C'est pas du tout ça, l'idée.
01:36:07 L'idée, c'est de trouver une forme articulée.
01:36:09 J'emploie pas le terme de dialectique
01:36:10 parce que là aussi, je crois au fait qu'il y a une jachère nécessaire
01:36:13 et que, en tout cas, la dialectique hégélienne,
01:36:17 c'est pas vraiment le moment de la réveiller,
01:36:19 que sa puissance autoritaire est encore trop forte.
01:36:22 Mais par contre, le terme d'articulation, oui.
01:36:24 Alors, si ça vous donne l'impression
01:36:25 que c'est juste une manière de transiger,
01:36:28 effectivement, l'effet est mauvais.
01:36:31 C'est pas du tout ce qui est recherché, je comprends,
01:36:34 mais c'est pas ce qui est recherché.
01:36:35 Mais ce qui...
01:36:38 Je crois pas, après, dans l'inscription même militante
01:36:42 de la pensée,
01:36:44 ce à quoi je crois, c'est au fait qu'une pensée,
01:36:47 y compris abstraite,
01:36:48 puisse toujours essayer de concevoir le coup d'après.
01:36:52 C'est ça qui m'intéresse.
01:36:53 Et donc, pour concevoir le coup d'après,
01:36:55 de toujours arriver à dialectiser
01:36:58 une radicalité avec ses effets.
01:37:01 Donc, d'arriver à penser, par exemple,
01:37:04 sans... Et l'idée est pas du tout d'arrêter.
01:37:06 Vous voyez, une radicalité qui émerge, elle émerge.
01:37:09 Pour philosophie, il va pas l'empêcher
01:37:12 ou il va pas lui dire c'est bien ou c'est pas bien.
01:37:14 C'est pas du tout. Par contre, ce qu'il peut faire,
01:37:16 c'est arriver à...
01:37:18 J'essaie de le dire simplement,
01:37:20 d'arriver à anticiper le moment
01:37:24 où, profondément, même un geste émancipateur
01:37:27 aura des effets autoritaires.
01:37:29 Et ça arrive sans cesse dans l'histoire et c'est normal.
01:37:31 Et je dirais, pour moi, après, c'est une question...
01:37:35 Il y a une question de tempo dans la pensée.
01:37:37 C'est-à-dire, moi, j'ai l'impression
01:37:38 qu'une pensée réactionnaire,
01:37:40 c'est une pensée qui tue dans l'oeuf
01:37:41 une possibilité radicale émancipatrice.
01:37:43 C'est-à-dire, c'est une pensée qui, immédiatement,
01:37:46 va aux conséquences,
01:37:48 va aux effets autoritaires d'une forme d'émancipation.
01:37:53 La réaction, c'est celle qui va trop vite.
01:37:55 Elle va trop vite parce que, volontairement,
01:37:57 elle fait voir immédiatement les effets.
01:38:01 Vous voyez, je ne sais pas, je vais prendre un exemple de dire...
01:38:05 Je ne sais pas, à partir du moment où émerge...
01:38:10 Ça va être un imaginaire qui va consister à se représenter,
01:38:13 comme dans la science-fiction,
01:38:14 comme dans des textes de Houellebecq,
01:38:17 à se représenter immédiatement
01:38:19 une...
01:38:21 la victoire du féminisme et une soumission des hommes.
01:38:26 On va y inverser les choses très rapidement.
01:38:28 Je pense que ce qui définit une pensée réactionnaire...
01:38:30 Je vais prendre un autre exemple.
01:38:32 Il y a un texte à la fois très beau et tragique
01:38:35 d'Adorno sur le jazz,
01:38:38 où Adorno est au tout début du jazz.
01:38:40 À ce moment-là, il est critique musicale
01:38:42 sous le pseudonyme de Hector Rottweiler.
01:38:45 Sous ce nom, Adorno voit les premières apparitions de jazz,
01:38:49 il le fait très tôt, dès la fin des années 1920 et le début des années 1930.
01:38:53 En fait, il voit la possibilité musicale du jazz.
01:38:56 Ce qui est intéressant, c'est qu'il produit une critique du jazz,
01:38:59 c'est-à-dire qu'immédiatement, il va voir dans le jazz
01:39:02 une sorte de...
01:39:04 une sorte de clownerie déjà raciste.
01:39:07 Et ce qui est intéressant, c'est que le texte d'Adorno,
01:39:09 il est relu dans les années 70 au moment de la mort du jazz,
01:39:12 au moment de la décomposition,
01:39:13 le jazz devient bourgeois, le jazz devient blanc, etc.
01:39:15 Il est relu et il n'est pas inintéressant dans les années 70.
01:39:19 Mais quand il l'écrit en 1930, il est profondément réactionnaire
01:39:22 parce qu'en fait, il interdit le jazz.
01:39:24 Il est tellement... Il va tellement rapidement,
01:39:26 parce qu'il est énervé, justement, il est agacé par le jazz,
01:39:29 qu'il appelle le "jeterbug",
01:39:30 une espèce de mouvement dans l'improvisation
01:39:32 qui donne tout au corps, etc.,
01:39:34 qu'il va tellement vite qu'il le tue dans l'oeuf.
01:39:36 C'est-à-dire que dans le bourgeon, il voit déjà la fleur fanée.
01:39:38 -Donc, le réactionnaire, c'est celui qui a raison trop vite.
01:39:41 -Le réactionnaire... Non, parce que le réactionnaire,
01:39:43 il le fait sciemment.
01:39:44 Le...
01:39:46 Il n'a pas raison trop vite.
01:39:47 Le réactionnaire, il n'a pas raison, justement, il a tort,
01:39:50 parce qu'il comprend pas l'histoire, il comprend pas l'historicité.
01:39:53 La pensée réactionnaire,
01:39:55 c'est celle qui veut immédiatement assigner
01:39:58 à une possibilité émancipatrice
01:40:00 ces...
01:40:01 disons, ces conséquences projetées d'autorité.
01:40:05 Et ça, je...
01:40:07 Pour des raisons même de tempo, je veux pas du tout dire ça.
01:40:09 Vous voyez ? C'est-à-dire que c'est pas...
01:40:11 Moi, ce qui m'intéresse, c'est le coup d'après,
01:40:13 mais en laissant la radicalité émerger.
01:40:15 Vous voyez, sur l'exemple, par exemple, des "Écritures inclusives",
01:40:18 je trouve que c'est très bien, tout ce qui est apparu.
01:40:20 Je trouve qu'il y a un ensemble d'expérimentations,
01:40:21 il y a des poétesses, je sais pas, je pense à Elodie Petit,
01:40:23 par exemple, qui l'utilise dans tous les sens.
01:40:25 Il y a un champ d'expérimentation typographique.
01:40:29 Je trouve que ça a énormément d'effets positifs.
01:40:32 Mais j'aimerais l'articuler, pour ne pas être naïf,
01:40:35 au fait de prévoir le moment normatif
01:40:37 et le moment où ça peut et où ça produira,
01:40:42 d'être prêt pour le moment
01:40:44 où ça peut produire des effets d'autorité.
01:40:46 Pour justement ne pas être réactionnaire,
01:40:48 ne pas devenir réactionnaire.
01:40:49 C'est ça qui m'intéresse.
01:40:50 Si ça donne l'impression de transiger, alors c'est pas bien.
01:40:54 -Il y a encore quelques questions.
01:40:56 Peut-être... Je suis désolé.
01:40:58 Peut-être un peu...
01:41:00 Une question à laquelle il peut répondre par oui ou par non,
01:41:02 ce serait super. -Oui, quasiment.
01:41:04 Juste en essayant d'être au nom de tout le monde, d'abord.
01:41:06 Merci pour ce super moment.
01:41:08 Et pour vous suivre depuis un moment,
01:41:11 pour moi, on a devant nous un des penseurs,
01:41:13 un des écrivains les plus stimulants de l'époque
01:41:16 et aussi devant nous,
01:41:17 un des passeurs les plus stimulants.
01:41:19 Je vous en remercie, c'est vraiment sincère.
01:41:22 Et donc forcément, un peu comme après l'amour,
01:41:23 c'est quoi après ?
01:41:25 C'est-à-dire que moi, si j'étais un génie,
01:41:27 je vous donnais un vœu,
01:41:29 qu'est-ce que vous pourriez changer dans l'espace public
01:41:31 pour qu'on sorte de cette impression
01:41:33 d'être pris dans un mainstream
01:41:36 où on est dans des flux ?
01:41:37 Là, on vient de sortir un peu du flux.
01:41:39 Qu'est-ce qu'on pourrait faire
01:41:41 pour vivre plus souvent des moments comme ça
01:41:42 avec aussi d'autres personnes ?
01:41:44 Il n'y a pas que vous. Vous êtes formidables.
01:41:46 Mais qu'est-ce que vous...
01:41:47 Et comme vous réfléchissez là-dessus,
01:41:49 je sais, monsieur Tristan Garcia,
01:41:51 mais aussi monsieur Delaporte, je crois,
01:41:53 qu'est-ce que vous nous pousseriez à faire
01:41:56 pour que l'espace public
01:41:58 soit plus constitué de moments comme ça ?
01:42:00 -En plus de lire l'Obs, évidemment.
01:42:02 -Oui, mais justement,
01:42:04 moi, j'ai une relation d'amour et de haine
01:42:05 sur 40 ans avec l'Obs.
01:42:07 Et moi, tant qu'il y a Rocher Beaubois en page 2
01:42:10 pour me vendre un imaginaire de société de consommation,
01:42:13 il faut quand même que je le dise, j'ai un problème.
01:42:16 Il tue ma libido,
01:42:17 et j'ai besoin de gens comme Christian Garcia
01:42:20 pour remettre ma libido dans le bon sens.
01:42:22 -Si ça a été...
01:42:24 -Il faut le dire, quand même. C'est une déclaration d'amour.
01:42:27 -Attends, on en parlait juste avant.
01:42:29 En toute honnêteté, moi, j'ai pas du tout de solution à ça.
01:42:33 C'est un véritable dilemme
01:42:35 qui peut-être s'est posé particulièrement à ma génération.
01:42:37 Je sais que c'est quelque chose qui existe
01:42:39 chez un certain nombre de camarades
01:42:43 en sciences sociales ou en philosophie.
01:42:44 Moi, j'ai réellement été traumatisé par les nouveaux philosophes.
01:42:49 C'est-à-dire par ce qui s'est passé entre 1977 et les années 90,
01:42:52 par la génération de Bernard-Henri Lévy, Glucksmann,
01:42:55 ce qui a mené à Finkielkraut aussi.
01:42:57 C'est-à-dire par le moment où, c'est pour ça que je le disais,
01:42:59 le terme même de philosophe est devenu une sorte d'étiquette
01:43:02 permettant d'aller dans les médias.
01:43:04 Et on en parlait,
01:43:07 au moment où Bernard-Henri Lévy surgit,
01:43:10 il y a Pierre Vidal-Naquet qui fait un article dans "Le Monde".
01:43:13 Après, Bernard-Henri Lévy, dans mon souvenir,
01:43:15 répond contre le complot des agrégés,
01:43:18 répond pas du tout sur le fond à Vidal-Naquet.
01:43:20 Et Vidal-Naquet croit qu'il va pouvoir combattre
01:43:23 Bernard-Henri Lévy en répondant dans "Le Monde"
01:43:25 sans aller à la télévision
01:43:26 et en lui faisant la leçon un peu comme un directeur de thèse,
01:43:29 en disant "J'ai lu 20 pages de...
01:43:30 Je sais plus si c'est l'idéologie française,
01:43:32 barbarie à visage humain."
01:43:34 Et il lui dit "Alors là, il y a une erreur,
01:43:36 telle page, il dit n'importe quoi, etc."
01:43:38 En fait, ça n'a aucun effet.
01:43:39 Ça a strictement aucun effet.
01:43:42 Ça a même peut-être vaguement aidé Bernard-Henri Lévy
01:43:45 qui, du coup, a pu se constituer contre
01:43:47 une sorte d'intellectualisme français.
01:43:50 Donc venant après ça, ma question,
01:43:53 et là, je dis "notre question" pour beaucoup de chercheurs
01:43:56 ou de gens de cette génération,
01:43:58 c'est comment faire pour se prémunir
01:44:03 de ce type d'attitude
01:44:06 et comment ne pas laisser le débat public...
01:44:08 Moi, j'ai des moments, disons, je dirais de purisme.
01:44:10 Je me dis "Bon, il faut pas y aller."
01:44:13 J'ai l'impression de s'appliquer,
01:44:15 même quand ça me rend presque malheureux quand je vous réponds,
01:44:16 parce que je dis "En fait, il faut avoir une vraie discussion,
01:44:20 je simplifie, j'élarge ce que je dis,
01:44:21 je vais y croire qu'à moitié
01:44:22 parce que je suis obligé de simplifier, ça va pas être..."
01:44:25 C'est un moment puriste aussi, un peu idiot, un peu bête.
01:44:27 Et après, des moments où je vais écouter la radio
01:44:31 et je me dis "En fait, le problème, c'est que quand on y va pas,
01:44:33 les autres y vont, il y en a d'autres qui y vont
01:44:35 et qui n'ont pas du tout les mêmes scrupules."
01:44:37 Et évidemment, on laisse le champ libre, après.
01:44:41 Et dans un premier temps, on ricane un peu en disant
01:44:43 "Oh, c'est vraiment bête, c'est vraiment pas cool."
01:44:46 Puis après, ça s'installe et au bout de 10 ans,
01:44:47 on voit des figures installées dans ce dynamisme,
01:44:49 on a laissé complètement le champ.
01:44:51 Et qu'est-ce qu'il faut faire ? Je sais pas.
01:44:54 Après, vu de loin, parfois,
01:44:56 j'ai l'impression que c'est des figures qui s'autodétruisent aussi
01:44:58 au bout d'un moment, mais quand même,
01:44:59 elles laissent une trace profonde dans le débat public
01:45:01 au bout d'un moment.
01:45:04 Je sais pas, on a tout sans tête,
01:45:06 mais ça me rend malheureux, après.
01:45:09 J'entends mes parents me dire "Tu as pas lu,
01:45:11 tu as pas entendu ce que dit Onfray ?"
01:45:13 Non, je veux pas faire ça, non.
01:45:16 Et...
01:45:19 Et je sais pas, j'ai pas de solution à ça.
01:45:21 Je vois bien l'impasse du purisme, qui est une double impasse,
01:45:25 parce que ça consisterait à dire "Je me retire du champ médiatique,
01:45:29 je vais pas discuter parce qu'en fait, c'est pas possible."
01:45:31 Alors, il y a des lieux où c'est pas du tout possible,
01:45:33 il faut pas aller chez Hanouna.
01:45:36 -T'es régulièrement invité ?
01:45:39 -Non, mais je me suis retrouvé face à Nolo et Zemmour une fois,
01:45:43 je crois que j'ai eu 1 minute 30,
01:45:45 et ils ont fait des blagues sur le fait que j'avais un pull
01:45:46 avec une étoile de neige, et c'est tout ce qu'ils...
01:45:50 Évidemment, il faut pas faire ça.
01:45:53 Donc il faut pas faire ça,
01:45:55 il faut essayer de mesurer les espaces où c'est possible,
01:45:57 où il y a du temps.
01:46:00 Ça s'est rouvert quand même, parce que par...
01:46:03 Aussi par Internet, par la possibilité,
01:46:05 les podcasts, plus la diffusion Internet,
01:46:09 a rouvert un espace qui, quand même, était très fermé.
01:46:11 Moi, j'ai le souvenir qu'un peu avant ça,
01:46:14 ça devenait compliqué, quoi,
01:46:16 dans les années 2000, avant que ça se rouvre.
01:46:18 On pouvait pas aller à la télévision, c'était plus possible.
01:46:21 À la radio, on se disait "France Culture, d'accord,
01:46:22 mais en même temps, on va prêcher les convertis."
01:46:24 Donc que faire ?
01:46:26 Et le dilemme, ça s'est peut-être un petit peu desserré,
01:46:29 ces espaces-là.
01:46:31 Mais je disais, il y a une autre couche qui se rajoute à ça,
01:46:35 c'est que je pense que vous allez revoir,
01:46:38 voire revenir des intellectuels et des chercheurs,
01:46:43 à la fois parce qu'ils vont vouloir retrouver une place
01:46:46 dans le débat public,
01:46:47 mais aussi à cause de la crise de l'université française,
01:46:50 qui fait que croire qu'on peut faire de la recherche
01:46:55 et que c'est un espace où on est plutôt libre,
01:46:57 n'a plus aucun sens.
01:46:59 On peut plus faire de recherche, il n'y a plus d'argent,
01:47:01 c'est dans un état catastrophique.
01:47:03 Et donc, il y a quelque chose dont je sais pas trop quoi penser,
01:47:05 qui est que je le vois pour des gens un peu plus jeunes que moi,
01:47:08 qui deviennent chercheurs indépendants,
01:47:09 parce qu'ils peuvent plus faire de thèses,
01:47:11 il n'y a plus de financement de thèses, très peu.
01:47:13 Pour ce que j'en sais, en philosophie, dans mon domaine,
01:47:16 je crois qu'il y a que 17 thèses qui ont été soutenues l'an passé,
01:47:19 ce qui est historiquement très peu.
01:47:20 Quand j'ai passé ma thèse, c'était 90.
01:47:22 Des financements de thèses,
01:47:23 vous savez qu'on appelle aujourd'hui une thèse financée,
01:47:25 ce qui est en fait des thèses auto-financées,
01:47:27 c'est-à-dire, en gros, vous prenez un poste de prof de lycée
01:47:29 et vous faites votre thèse en 6 ans,
01:47:31 l'université considère que votre thèse est financée.
01:47:34 Elle ne vous donne aucun argent.
01:47:35 Donc, comme il y a un énorme problème
01:47:37 de financement de l'enjeu,
01:47:39 ce n'est pas un problème, c'est une politique
01:47:41 qui consiste à se désengager du financement de la recherche,
01:47:44 notamment en sciences humaines,
01:47:46 ça produit des gens plus jeunes que moi,
01:47:48 cette fois, qui sont plutôt mes étudiants,
01:47:50 qui ne vont plus forcément vouloir faire des thèses,
01:47:55 vont devenir chercheurs indépendants, vont se paupériser, clairement.
01:47:57 C'est-à-dire que ce sont des gens qui vont faire des petits boulots,
01:48:00 qui vont faire un peu de traduction,
01:48:01 qui vont essayer de participer à des revues,
01:48:03 qui vont essayer de publier en même temps.
01:48:05 Il se trouve qu'en même temps, il y a, en France,
01:48:07 de plus en plus d'éditeurs indépendants d'idées.
01:48:09 Ça a augmenté par rapport à il y a 10 ans, très clairement.
01:48:12 En tout cas, moi, quand j'étais étudiant,
01:48:13 il n'y avait pas les éditions dehors, Amsterdam,
01:48:18 l'Empêcheur de penser en rond, les liens qui libèrent, etc.
01:48:21 Donc, ça produit...
01:48:23 C'est bizarre, ces moments.
01:48:24 C'est-à-dire qu'on ne sait pas s'il faut bénir
01:48:26 ou non un moment de décomposition capitaliste et libérale
01:48:30 qui détruit complètement des structures d'Etat de la recherche,
01:48:34 mais qui produit des formes d'organisation,
01:48:37 d'auto-organisation de chercheurs indépendants,
01:48:39 de maisons d'édition,
01:48:40 et qui font que vous allez voir revenir, sans doute,
01:48:43 dans différents espaces publics,
01:48:47 des chercheurs qui seront, alors, par contre, c'est le prix à payer,
01:48:50 extrêmement paupérisés,
01:48:52 condamnés en même temps de l'intérim,
01:48:54 des vacations à droite, à gauche, tout ça.
01:48:57 Et je ne sais pas si c'est bien ou pas.
01:48:59 Ça sera bien pour le débat.
01:49:00 Par contre, très clairement,
01:49:02 le statut de chercheur est complètement atomisé.
01:49:05 -Une dernière.
01:49:10 Anna.
01:49:13 -Bonsoir.
01:49:22 Merci.
01:49:23 Alors, moi, j'avais une question.
01:49:26 Si j'ai bien compris,
01:49:27 le champ de l'émancipation a pour but, notamment,
01:49:30 de permettre
01:49:32 des différentes possibilités de naître,
01:49:37 de se développer,
01:49:38 et également de critiquer et poser des questions.
01:49:42 Vous disiez tout à l'heure, par exemple,
01:49:43 lorsque vous avez donné l'exemple de la langue inclusive,
01:49:48 il est bon de poser des questions,
01:49:52 de se remettre en question des normes qui sont déjà en place,
01:49:54 qui sont déjà installées,
01:49:55 mais la problématique, c'est si elles se refondent.
01:49:58 En cela, elles ne seraient plus ce qu'elles l'est à l'origine,
01:50:01 c'est-à-dire un champ d'émancipation.
01:50:03 Mais dans quelle mesure, en fait, peut-on échapper à la normativité ?
01:50:07 Est-ce qu'il est bon que le champ d'émancipation,
01:50:09 même si j'ai bien compris que c'est son essence,
01:50:12 j'ai l'impression, si je ne me trompe pas,
01:50:13 d'échapper à la normativité ?
01:50:16 Mais en fait, si les questions sont pertinentes,
01:50:18 est-ce qu'il ne serait pas "juste",
01:50:21 quelles se refondent, en fait ?
01:50:23 C'était un exemple parmi un autre,
01:50:24 mais c'est la question que je me posais,
01:50:26 de façon plus large.
01:50:27 -C'est un mouvement historique.
01:50:29 Dans les années 90,
01:50:31 il y avait un article anglo-saxon qui fait un peu fureur.
01:50:35 Il y avait tout un ensemble de débats dans la pensée queer,
01:50:38 où deux autrices avaient demandé
01:50:41 "Is queer queer enough ?"
01:50:44 Est-ce que le queer est jamais assez queer ?
01:50:46 C'est le premier article qui a posé la question
01:50:50 du renversement permanent de l'antinormativité en normativité,
01:50:53 qui est devenu un sous-champ de questions
01:50:55 pour plein de gens qui sont foucaldiens, etc.
01:50:58 C'est-à-dire la question de savoir
01:50:59 s'il y a une logique historique de l'antinormativité,
01:51:02 et qui est que tout comportement antinormatif,
01:51:05 toute contestation d'un ensemble de normes,
01:51:11 produit, finit par produire, historiquement,
01:51:13 par sécrété,
01:51:15 une ou plusieurs nouvelles formes de normativité.
01:51:19 Ma réponse à ça, c'est oui,
01:51:23 je crois que historiquement, c'est normal.
01:51:26 Ce fonctionnement, il est connu depuis longtemps.
01:51:33 Il est aussi adossé au passage des générations.
01:51:37 C'est-à-dire, très clairement, d'une génération à l'autre,
01:51:40 on voit comment l'antinormativité se sédimente,
01:51:43 produit des formes normatives qui sont contestées.
01:51:46 On peut avoir une première position qui consiste à dire
01:51:49 qu'en fond, c'est comme ça que ça fonctionne, c'est bien,
01:51:51 c'est une sorte de jeu historique, normal, c'est toujours comme ça,
01:51:55 jouons ce jeu-là.
01:51:57 Jouons le jeu de l'antinormativité qui se fige,
01:52:00 et essayons de nouveau de la fluidifier,
01:52:02 de la contester, etc.
01:52:03 Le seul problème, à mon sens, c'est qu'au bout d'un moment,
01:52:08 les agents historiques que nous sommes,
01:52:11 prennent conscience non seulement du jeu, mais du métageux.
01:52:13 Au bout d'un moment, ce jeu est forcément éventé.
01:52:16 Il y a un moment où, quand même, on ne veut plus le jouer.
01:52:20 Et en ce cas, simplement, ce que j'essaye de dire,
01:52:25 c'est qu'à mon sens, en tout cas, l'émancipation
01:52:30 ne peut pas passer que par le jeu de la normativité
01:52:34 et de l'antinormativité.
01:52:35 Ce n'est pas suffisant.
01:52:45 Non, du scepticisme, non.
01:52:47 Je vais essayer de prendre un autre exemple,
01:52:51 et qu'on ne reste pas sur la langue inclusive,
01:52:52 sinon ça donne l'impression obsessionnelle.
01:52:55 Il y a simplement...
01:53:03 Ce qu'il me semble, c'est que l'émancipation
01:53:08 est aussi un jeu historique,
01:53:09 qui n'est pas simplement un jeu mécanique
01:53:12 par lequel quelque chose devient son contraire, etc.,
01:53:15 une sorte de jeu comme ça, où la subversion est normalisée, etc.
01:53:20 Mais que l'émancipation, c'est aussi un autre type de jeu,
01:53:27 qui est un jeu non plus mécanique, mais organique,
01:53:29 qui consiste à sans cesse remettre les idées dans des corps,
01:53:33 et donc à concevoir que les idées ont une vie corporelle,
01:53:38 donc qu'elles naissent, qu'elles se développent,
01:53:41 qu'elles meurent, ou qu'elles dépérissent, ou qu'elles fanent.
01:53:44 Et que donc, quand on pense ce jeu-là,
01:53:49 qui est un jeu non plus mécanique, mais organique,
01:53:53 on essaye de penser le développement des idées de cette façon-là,
01:53:59 c'est-à-dire d'essayer de comprendre...
01:54:01 Ce que je vous disais, par exemple, pour moi,
01:54:03 vous pourrez le dire dans ces termes-là,
01:54:05 le réactionnaire, c'est celui qui, au sens strict,
01:54:07 tue dans l'œuf à chaque fois.
01:54:09 C'est celui qui, quand il voit naître quelque chose,
01:54:11 dans le berceau, il voit déjà la tombe.
01:54:12 D'ailleurs, c'est un vieux trope dans la pensée,
01:54:15 dans le style réactionnaire, en général,
01:54:17 une sorte d'accélération comme ça,
01:54:19 et de déjà voir la morbidité,
01:54:21 déjà voir la mort dans la naissance.
01:54:24 Le berceau est déjà une tombe.
01:54:27 Et donc, par exemple, à mon sens,
01:54:29 la pensée réactionnaire pas conservatrice,
01:54:33 c'est une pensée qui, dans le jeu de l'émancipation,
01:54:36 qui consiste à prendre au sérieux l'organicité des idées,
01:54:41 fait déjà fader le bourgeon.
01:54:45 Et donc, joue mal ce jeu-là, ce jeu organique.
01:54:49 Il me semble que si on conçoit un jeu organique des idées,
01:54:52 on n'est pas condamné à ce jeu mécanique,
01:54:54 un peu de bilboquer, vous voyez,
01:54:56 ou à ce jeu de...
01:54:58 "Ah là là, quelque chose d'antinormatif
01:55:01 "est devenu normatif, il faut qu'on change."
01:55:05 Ça, c'était quelque chose qui était,
01:55:07 par exemple, dans mon souvenir,
01:55:09 très présent dans les années 90,
01:55:11 où on avait l'impression qu'il y avait une logique un peu avide
01:55:14 qui venait de lecture du situationnisme, par exemple,
01:55:16 du renversement de la subversion en normes, sans cesse.
01:55:20 Et de dire, voilà, la récupération par le spectacle
01:55:23 fait que, très vite, en fait, et on était un peu blasés,
01:55:26 il y a une sorte de sentiment de blasement,
01:55:28 on regardait tout de suite la subversion
01:55:30 récupérée par le système, c'est ça, le jeu historique,
01:55:33 et immédiatement, voilà, c'est spectacularisé.
01:55:37 Et j'aime pas trop ce jeu mécanique,
01:55:39 en tout cas, ni du côté de la spectacularisation,
01:55:41 ni du côté de le jeu mécanique normatif-antinormatif,
01:55:45 et on joue ce jeu.
01:55:47 Je préfère le jeu organique de essayer de comprendre,
01:55:49 vous disiez, quelle forme de radicalité émerge,
01:55:52 au sens strict, qu'est-ce qui naît,
01:55:53 quel type d'idée est en train de naître, qu'est-ce qui naît,
01:55:57 qu'est-ce qui se développe, qu'est-ce qui meurt, aussi,
01:55:59 et d'être juste, aussi, avec...
01:56:04 d'être juste avec ce qui naît et ce qui meurt.
01:56:06 Je prendrais juste un exemple, par exemple, dans...
01:56:09 Là, ce sera un exemple esthétique ou littéraire.
01:56:12 Il me semble... Là, ce que je vais dire,
01:56:18 c'est pas un discours métaphysicien,
01:56:21 c'est un discours d'écrivain.
01:56:25 Moi, j'ai eu l'impression un peu douloureuse,
01:56:27 dans mon éducation, dans mon adolescence,
01:56:29 à la fin du XXe siècle,
01:56:31 de, par éducation familiale,
01:56:34 et puis parce que c'était l'époque, aussi,
01:56:38 de voir, dans le contemporain, en littérature,
01:56:43 des auteurs qui étaient crépusculaires,
01:56:45 qui marquaient la fin du XXe siècle.
01:56:47 J'ai beaucoup admiré des auteurs comme Sebald ou Bollagno,
01:56:50 par exemple, qui sont des auteurs que j'aime énormément,
01:56:52 mais j'ai mis du temps à comprendre
01:56:54 que c'était des crépuscules, qui fermaient le XXe siècle.
01:56:57 Dans l'idée de littérature,
01:56:59 ils représentaient quelque chose de la littérature
01:57:01 que j'aimais beaucoup, mais quelque chose qui finissait.
01:57:03 J'aime beaucoup Blanchot, par exemple,
01:57:05 mais je pense que Blanchot, c'est quelque chose qui finit.
01:57:07 Et je pense qu'une erreur de jugement esthétique, par exemple,
01:57:11 c'est prendre quelque chose qui finit pour quelque chose qui commence,
01:57:14 c'est-à-dire prendre comme une amorce,
01:57:15 prendre un crépuscule pour une aurore.
01:57:18 Et ça conditionne plein de stratégies esthétiques.
01:57:21 C'est-à-dire que j'ai eu peur du moment, comme écrivain,
01:57:24 où je me suis dit, voilà,
01:57:27 j'aime le Blanchotisme, j'aime Bollagno ou Sebald,
01:57:31 ce sont de très belles fins,
01:57:32 mais qu'est-ce que je peux en faire comme début ?
01:57:34 De quoi ça peut être le début ?
01:57:36 Et je voyais pas de solution.
01:57:38 Il me semblait que c'était une erreur d'ordre,
01:57:39 c'est-à-dire que, justement, il fallait aimer aussi quelque chose,
01:57:43 une certaine idée de la littérature que j'aimais, mais qui mourait.
01:57:46 Et que c'était beau de l'aimer comme ça.
01:57:48 Si je l'aimais, si j'arrivais, vous voyez, à comprendre
01:57:51 que c'était une conception, une idée crépusculaire, profondément.
01:57:56 Et je sais pas si je suis clair là-dessus, en tout cas,
01:57:59 mais pour moi, en tout cas, jouer le jeu de l'émancipation,
01:58:04 c'est aussi, de cette façon-là,
01:58:06 essayer d'identifier ce qui naît, ce qui se développe et ce qui meurt,
01:58:09 et de bien le distinguer,
01:58:10 aussi bien esthétiquement que politiquement.
01:58:13 Pas faire l'erreur du réactionnaire,
01:58:16 mais pas faire ces erreurs ou ces confusions d'ordre.
01:58:20 En tout cas, c'est quelque chose, esthétiquement,
01:58:24 qui me travaille toujours.
01:58:25 Essayer de comprendre, d'arriver à aimer également un début et une fin.
01:58:28 Esthétique, quelque chose qui commence et quelque chose qui finit.
01:58:31 Mais ne pas se tromper sur qu'est-ce qui est en train de commencer,
01:58:33 qu'est-ce qui est en train de finir.
01:58:35 -Alors, ce qui est en train de finir, c'est notre discussion.
01:58:38 Et ce qui commence, c'est la signature et le petit pot.
01:58:43 Merci beaucoup à toi, Tristan, de t'être livré à ce jeu.
01:58:47 Merci beaucoup pour votre écoute et vos questions.
01:58:51 Donc, vous pouvez vous versigner les livres.
01:58:54 Je sais pas quels livres sont disponibles,
01:58:55 mais peu importe. De Tristan, là-haut.
01:58:57 Et il y a des petites choses à boire et à grignoter
01:58:59 pour ceux qui ont faim, parce qu'il est 21h.
01:59:01 Merci beaucoup et très bonne soirée. A bientôt.
01:59:04 (Applaudissements)
01:59:09 [SILENCE]