Claire Chazal présente désormais « Au bonheur des livres », l'émission de Public Sénat qui fait aimer les livres ! Celle-ci inaugure sa troisième saison avec un sommaire exceptionnel, puisqu'elle accueille deux des auteurs les plus en vue de la rentrée d'automne : Alice Zeniter et Gaël Faye, qui incarnent avec brio une nouvelle génération de romanciers. Gaël Faye avait créé l’événement il y a huit ans avec son premier roman, « Petit pays », évocation très personnelle du génocide au Rwanda qui connut un succès considérable. Il revient aujourd’hui avec un second livre qui sonne comme un retour au pays des origines, à travers une fresque sur plusieurs générations dont l’emblème est un arbre donnant son titre au récit : « Jacaranda » (Ed. Grasset). C’est cette même ambition d’embrasser par le roman l’histoire d’un peuple qui anime Alice Zeniter dans « Frapper l’épopée » (Ed. Flammarion), où elle interroge le destin de la Nouvelle-Calédonie à travers un kaléidoscope subtil et savant de personnages. La romancière a elle aussi connu un grand succès par le passé, notamment avec « L’art de perdre », couronné entre autres par le prix Goncourt des lycéens en 2017 : son nouveau livre semble promis au même avenir. Nul doute que Claire Chazal saura donner à la conversation de ces deux écrivains encore jeunes - ils ont moins de quarante ans - la vivacité et l’esprit qu’appellent leurs romans : une invitation éminemment contemporaine à penser l’histoire, et en particulier les questions d'identité culturelle et post-coloniale, à travers le prisme de la meilleure des fictions. Année de Production :
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00:00Retrouvez « Au bonheur des livres » avec le Centre National du Livre.
00:04– Générique de fin –
00:24– Bienvenue dans l'émission littéraire de Public Sénat,
00:27je suis ravie de vous retrouver chaque semaine pour « Au bonheur des livres »,
00:30c'est le titre de cette émission,
00:32nous souhaitons vous donner l'envie de lire des livres naturellement
00:36et aussi de mieux connaître ou de découvrir leurs auteurs.
00:40Alors pour cette première édition de « Au bonheur des livres »,
00:42je suis ravie de recevoir deux romanciers importants de cette rentrée littéraire
00:46qui nous ont beaucoup touchés,
00:49Alice Zeniter pour « Frapper l'épopée » chez Flammarion
00:52et Gaël Fay pour « Jacaranda » chez Grasset.
00:56Deux auteurs qui, vous allez l'entendre,
00:59nous emmènent loin dans des pays blessés, brisés,
01:04l'un en Nouvelle-Calédonie pour Alice Zeniter
01:06et l'autre au Rwanda, le pays natal de Gaël Fay.
01:10Et puis aussi deux romans qui nous emmènent sur les traces des ancêtres
01:15et qui posent la question de la transmission et de la parole
01:18après les drames qu'ont pu vivre leur population.
01:22Alors Gaël Fay, on se souvient de « Petit pays »,
01:26c'était il y a huit ans.
01:27Je rappelle que vous êtes aussi auteur-compositeur
01:29parce que moi je vous ai reçu comme chanteur
01:31et vous faites des choses très jolies.
01:32Et ce livre, déjà, nous avait emmené au Rwanda
01:36et vous y revenez dans ce pays marqué par le génocide de 1994,
01:41vous y revenez dans « Jacaranda ».
01:42Et puis Alice Zeniter, donc « Frapper l'épopée »,
01:46ce n'est bien évidemment pas votre premier roman.
01:49Vous aviez déjà reçu le Renaudot des jeunes, des lycéens,
01:52pour « Juste avant l'oubli »
01:55et bien sûr le Goncourt des lycéens pour « L'art de perdre ».
01:58C'était un roman très remarqué qui nous emmenait là,
02:01vers vos origines algériennes, celles de votre père Kabil.
02:05Cette fois donc, nous partons, je le disais, en Nouvelle-Calédonie.
02:09Alors je précise, bien sûr Gaël Fay, que vous pouvez intervenir
02:11et dire ce que vous pensez du livre d'Alice Zeniter
02:15et évidemment la réciproque sera vraie dans quelques minutes.
02:18Nous partons donc en Nouvelle-Calédonie.
02:20Pourquoi cette fois-ci nous avoir emmené dans ce pays
02:24qui n'est pas le vôtre
02:27et bien avant les événements dont nous allons bien sûr parler ?
02:32En fait, cette question-là, finalement,
02:35j'y apporte une réponse dans le livre lui-même
02:38parce que ça m'a paru très important
02:40de faire figurer dans le processus d'écriture
02:42le moment où une histoire qui n'est pas la nôtre
02:45et même qui paraît très lointaine
02:46puisque la Nouvelle-Calédonie est à 18 000 km de l'endroit où je vis,
02:50vient frotter notre histoire personnelle
02:54et il se trouve que c'est par la connexion algérienne
02:57que ce frottement y se fait,
02:58par l'étrange balai colonial
03:00qui fait que la Nouvelle-Calédonie a été une colonie pénitentiaire.
03:05Au XIXe siècle.
03:06Voilà, a été un bagne dans lequel on a envoyé des forçats
03:09qu'on avait arrêtés dans tout l'Empire
03:11et donc, notamment en Algérie,
03:13il y a eu 2 106 hommes qu'on a appelés les Arabes de Calédoune
03:16qui venaient majoritairement d'Algérie
03:18mais aussi du Maroc et de Tunisie
03:20et parmi ces forçats algériens,
03:23il y avait une majorité de Kabyle.
03:24Et quand, moi, je découvre cette histoire
03:26au cours de mon premier voyage en 2019,
03:29je m'aperçois que ces hommes qui sont arrivés
03:30entre 1864 et le début du XXe siècle,
03:34ils ont été arrêtés dans des villages
03:36qui sont juste à côté de celui de ma famille.
03:38Et du coup, ce vertige apparaît de
03:40est-ce que je peux avoir des cousins ici ?
03:42Et c'est pour ça que vous allez faire 2 voyages
03:44en Nouvelle-Calédonie ?
03:45C'est pour ces recherches-là ?
03:46C'est parce que pendant 3 ou 4 années,
03:49après ce premier voyage,
03:51je lis tout ce que je peux trouver
03:52sur cette histoire du bagne.
03:55Et je me dis que c'est complètement fou, en fait.
03:57Je m'aperçois aussi cette chose qui me glace
03:59qui est que ces hommes
04:02qui ont été arrêtés en grande partie
04:04parce qu'ils ont protesté contre l'autorité coloniale
04:06se retrouvent une fois au bagne
04:08à se ranger aux côtés de l'autorité coloniale
04:11pour réprimer la révolte canaque.
04:13Et donc je me dis, il y a quelque chose
04:16dans cette triste épopée coloniale
04:21qui est complètement folle
04:23et qui est décuplée,
04:26qui est rendue encore plus brûlante aujourd'hui
04:29par le fait que ce territoire,
04:31il est à l'orée d'une possible indépendance.
04:34Alors est-ce que, évidemment, on connaît,
04:36on a entendu tous parler de ces événements
04:38il y a quelques mois seulement,
04:39de ces troubles, de cette revendication d'indépendance.
04:43Est-ce qu'en allant là-bas,
04:44vous pensiez que ça s'enflammerait comme ça ?
04:47Non, bien sûr.
04:48Il se trouve qu'aujourd'hui, ce livre sort,
04:51que ça nous intéresse beaucoup
04:52puisque nous vivons en direct, j'allais dire, ces événements.
04:56Je précise d'ailleurs que
04:57quand nous enregistrons cette émission
04:58juste avant la diffusion,
04:59c'est une date importante
05:01qui est une date de deuil,
05:03j'allais dire, pour les indépendantistes
05:05puisque ça célèbre la colonisation.
05:07Absolument, le 24 septembre 1853,
05:09c'est le jour où l'amiral d'Entrecasteau
05:11s'empare de l'archipel qu'il appelle
05:13donc Nouvelle-Calédonie pour la France.
05:15Par rapport à ce soulèvement au printemps,
05:17en fait, dans le roman,
05:19j'ai inventé un trio indépendantiste canaque
05:24qui a un mode d'action particulier
05:25puisqu'ils pratiquent ce qu'ils appellent
05:26l'empathie violente.
05:28Et l'empathie violente a pour but
05:29de faire ressentir au blanc
05:32ce que veut dire perdre l'évidence du chez-soi.
05:35Et un des personnages de ce trio,
05:37celui qui s'appelle Un ruisseau,
05:40explique aux nouvelles recrues
05:41que ce mode d'action, en fait,
05:43est là parce qu'on n'est plus
05:45dans le cycle de la violence
05:46et donc qu'il faut trouver
05:48quelque chose de plus intéressant,
05:50de plus créatif, de plus imaginatif
05:52que les barrages et les armes à feu.
05:54Mais il a cette phrase qui est
05:57le temps de la violence reviendra peut-être
05:59et à ce moment-là,
06:00nous n'aurons pas peur de la violence
06:02comme aujourd'hui nous n'avons pas peur du calme.
06:04Et ça, c'est quelque chose que j'entendais
06:06beaucoup pendant que j'étais là-bas, en fait.
06:07Les amis canaks me disaient ça.
06:09Mais j'imaginais que c'était beaucoup plus loin.
06:11J'imaginais pas que le temps de la violence
06:13reviendrait au printemps 24.
06:15Alors, il faut quand même préciser
06:17qu'il y a une héroïne que nous suivons
06:20et qui est professeure
06:22et qui est d'abord en métropole,
06:23amoureuse, qui a son compagnon,
06:26et qui va repartir en Nouvelle-Calédonie.
06:28Et ce qui frappe, bien sûr,
06:29c'est au fond l'impossibilité
06:31qu'ils ont tous les deux de parler
06:33ou de mélanger leur culture.
06:35Est-ce que ça, c'est difficile ?
06:36Est-ce que, bien que français l'un et l'autre,
06:39la métropole et l'Outre-mer,
06:41au fond, ne se rejoignent pas vraiment,
06:43ne peuvent pas se comprendre ?
06:45C'est-à-dire que nous, ici,
06:47tous les trois, par exemple, dans ce studio,
06:49on a le luxe, si on en a envie,
06:52d'ignorer absolument tout
06:54de la Kanaki Nouvelle-Calédonie.
06:55On peut ne rien connaître à cet archipel
06:58et, en fait, ça ne nous portera jamais préjudice.
07:00C'est loin, il y a dix heures de décalage horaire,
07:03et donc Thomas, le compagnon de Tass,
07:05il est aussi un peu là-dedans.
07:06En revanche, elle, qui arrive de Nouméa,
07:09elle n'a pas du tout le luxe
07:10d'ignorer la métropole.
07:12Déjà, à l'école, on lui a appris
07:14plutôt l'histoire de la cathédrale de Reims
07:17que l'histoire de la province nord de la Grande-Île.
07:20Et puis les décisions qui affectent,
07:24évidemment, tout le territoire
07:26sont prises à Paris.
07:28Et donc, il y a une obligation
07:31d'être tournée vers la métropole
07:33quand bien même, ce que Tass raconte,
07:35quand bien même les aspirations
07:37de la jeunesse aujourd'hui,
07:38elles se passent plutôt dans la zone pacifique.
07:40L'Australie fait plus rêver
07:42qu'Aix-en-Provence.
07:44Même la Chine est plus proche.
07:46Enfin, il y a la Nouvelle-Zélande,
07:47il y a mille choses à faire dans cette zone-là.
07:49Donc, il y a un éloignement.
07:51Mais comme c'est un territoire d'outre-mer
07:52qui est français,
07:54il faut savoir ce que pense la métropole.
07:56Et donc, le rapport, il est inégalitaire.
07:58Mais expliquez-nous, quand même,
07:59à l'isénitaire, le titre
08:01« Frapper l'épopée » qui est un peu étrange.
08:03On va parler, bien sûr, du titre de Gaëlle Fay
08:05qui est aussi à son mystère, Jacaranda.
08:07Mais qu'est-ce que ça veut dire, « Frapper l'épopée » ?
08:10C'est revenir sur l'histoire de cette outre-mer ?
08:14C'est plusieurs choses à la fois.
08:15D'abord, c'est un emprunt à une chanson
08:18de la rappeuse Kazé qui s'appelle « Rêve illimité ».
08:20Et le vers entier, c'est « J'ai frippé la copie »
08:23ou est « Frapper l'épopée ».
08:25Et donc, il y a ce bonheur absolu
08:26de la littération en P
08:28qui compte pas pour rien, évidemment.
08:30Et puis, justement, dans le cadre d'un territoire
08:33qui a été raconté par les archives coloniales,
08:36il y a l'idée d'une épopée qui commence
08:38le 24 septembre 1853
08:40et qui efface pendant très longtemps
08:435 000 ans de peuplement kanak du territoire.
08:48Donc, c'est peut-être frapper cette épopée-là,
08:51boxer cette épopée-là, la défaire,
08:53la mettre à terre.
08:55Mais c'est aussi l'idée d'en frapper une nouvelle
08:57au sens où là où on frappe la monnaie,
08:59c'est-à-dire où on grave,
09:01où on forme la matière,
09:04et de frapper l'épopée à même le paysage.
09:08Parce qu'il y a un concept kanak
09:09qui ne sépare pas, en fait, le temps et l'espace
09:12et qui ne sépare pas l'histoire du paysage.
09:15Ce qui fait que quand on raconte l'histoire d'un clan,
09:17on le raconte toujours sur les terres où elle a eu lieu.
09:20Et donc, je me disais peut-être que ça consiste aussi,
09:22ce livre-là, à frapper l'histoire à même la terre rouge,
09:27à même les pins et à même le fruit des vagues.
09:30– On pourrait évidemment dire ça du livre de Gaëlle Fayde, tout à fait.
09:35On a le sentiment que vous avez aimé, au fond,
09:38aller dans ce pays, que vous êtes tombée amoureuse de cette terre
09:43que vous ne connaissiez sûrement pas avant, bien sûr, j'imagine,
09:46et dont vous imaginez un futur paisible ou pas du tout aujourd'hui ?
09:51– C'est compliqué.
09:52Bien sûr, c'est compliqué aujourd'hui de savoir
09:55ce que l'avenir pourra être.
09:58Mais c'est vrai que oui, j'ai aimé, j'ai aimé ce territoire.
10:01– Mais on l'aime grâce à votre livre aussi.
10:03– Et j'avais envie de pouvoir le montrer autrement
10:05que par les explosions de violences qui sont médiatisées
10:09où donc on se représente, voilà, un archipel qui sera en permanence
10:14à feu et à sang et on ne voit pas la beauté de cet endroit
10:18et on ne voit pas non plus les vies des gens
10:20qui sont marquées par mille autres choses que les barrages, en fait.
10:24– Et que vous racontez très bien.
10:26Et justement, vous parlez de la nature.
10:27Ça va nous emmener au livre de Gaël Faille,
10:29et on va bien sûr en reparler ensemble,
10:32sur ces paysages que vous décrivez l'un et l'autre.
10:36Et c'est vraiment le cas aussi pour vous, Gaël Faille.
10:40Ce roman donc, Jacaranda, nous emmène dans un autre pays
10:45également qui a connu la colonisation
10:47parce qu'au fond, nous sommes sur les mêmes thèmes,
10:49la même domination ancestrale.
10:52Et vous parliez de ce lien entre l'Algérie et la Nouvelle-Calédonie.
10:55Là, nous allons au Rwanda.
10:58Votre héros, Milan, lui a un père français et une mère rwandaises.
11:05Et cette mère ne lui raconte pas le drame qu'ils ont vécu tous en 1994.
11:10Je rappelle que ce génocide des Tutsis a duré quelques mois
11:15et a fait presque un million de morts.
11:17C'est cela, Gaël Faille.
11:18– C'est ça.
11:19– Et donc, elle ne lui raconte pas.
11:21Et Milan va partir sur les traces pour comprendre l'histoire de sa famille.
11:25On peut dire que c'est ce qui vous est arrivé à vous, Gaël Faille.
11:28– Non, moi, j'ai une autre histoire.
11:29Moi, je suis né, j'ai grandi au Burundi.
11:33Au moment de l'irruption de la guerre en 1993,
11:36je n'ai pas compris les enjeux politiques
11:38parce que les adultes ne nous parlaient déjà pas.
11:41– Oui, vous aviez dix ans à peu près.
11:42– Voilà, mais par contre, je connaissais le pays,
11:45je l'avais en moi, je l'avais sous la peau.
11:48Je connaissais les montagnes, les gestes des gens.
11:53Donc Milan, c'est vraiment un petit Français
11:56parce que sa mère est rwandaise.
11:58– Mais il est né en France.
12:00– Il est né en France, il a grandi en France,
12:02mais sa mère n'a jamais parlé de son histoire,
12:04jamais parlé de son pays.
12:07La seule chose qu'elle observe parfois,
12:09c'est qu'elle parle en kinyarwanda à des gens au téléphone
12:12et puis qu'elle a la peau noire.
12:13Mais à part ça, c'est une famille de Français.
12:16Et moi, l'image que j'avais en commençant ce roman,
12:21c'était tous ces gens qui étaient assis dans leur cuisine,
12:26dans leur salon, à l'heure du ulundi le soir
12:30et qui voyaient ces images d'un pays très lointain avec ses morts
12:34et qui n'y comprenaient rien.
12:36En fait, c'est ce qui se passe pour Milan au printemps 1994,
12:40c'est qu'il voit déferler des visions d'horreur
12:43et il a conscience qu'il s'agit du pays de sa mère,
12:46mais cette mère ne parle pas.
12:48Donc que faire avec ce silence ?
12:49– Et donc il va partir à un moment, plusieurs fois d'ailleurs,
12:52c'est ce que vous racontez dans ce très beau livre,
12:55et il va à la recherche de plusieurs générations.
12:59Pourquoi y a-t-il ce besoin d'aller voir la grand-mère,
13:03la grande-tante, l'arrière-grand-mère, pour mieux comprendre le pays ?
13:08Parce qu'il y a cette transmission nécessaire ?
13:10– C'est partie d'une envie personnelle.
13:14J'ai eu la chance, dans l'espace de ma courte vie,
13:17de connaître mon arrière-grand-mère qui s'appelait aussi Rosalie,
13:21à Bujumbura, elle est décédée, j'avais 11 ans,
13:25elle était centenaire,
13:27et elle nous parlait déjà d'un Rwanda pré-colonial,
13:31elle nous parlait des allemands, des colonisateurs allemands.
13:35Pour moi, c'était des histoires comme dans les contes,
13:41elle parlait de rois,
13:43je ne savais pas à quoi ça faisait référence,
13:47je n'y comprenais pas grand-chose,
13:49et j'ai aujourd'hui mes filles…
13:51– Parce que vous vivez à Kigali.
13:53– Voilà, je vis à Kigali.
13:55– Deux filles qui vivent là-bas avec vous.
13:57– Et donc qui vivent, elles, dans une société post-ethnique,
14:00post-génocide, qui n'ont plus à se définir
14:03en tant que Hutu et Tutsi,
14:05parce que la carte d'identité raciale, ethnique,
14:08a été abolie au lendemain du génocide,
14:11et c'était le cas pour mon arrière-grand-mère,
14:14qui n'était pas non plus ni Hutu ni Tutsi,
14:16elle était Rwandaise,
14:17parce que les ethnies ont été apportées par la colonisation,
14:21et la carte d'identité est arrivée en 1931.
14:23– On peut dire que vraiment, vos deux livres
14:25nous emmènent vers le même drame, au fond, originel.
14:31– Et donc c'était cette envie de faire dialoguer mon arrière-grand-mère
14:36et cette nouvelle génération rwandaise, née après le génocide,
14:40qui représente quand même 70% de la population.
14:42– Alors, et d'ailleurs vous racontez très bien
14:46ces cérémonies de réconciliation,
14:49parce que maintenant on essaie d'effacer, au fond,
14:53les différences qui ont provoqué ces drames
14:55et ces violences entre Hutus et Tutsis,
14:58enfin des Hutus contre les Tutsis,
15:00et ces cérémonies de réconciliation ont lieu
15:03et permettent à cette population aujourd'hui de vivre correctement,
15:06vous diriez Gaël Faille ?
15:07– Mais c'est plus que des cérémonies, ce sont des tribunaux.
15:10– Même des procès, oui c'est ça.
15:11– Ce sont des procès avec des condamnations,
15:13donc il y a eu entre 2005 et 2012…
15:15– Oui, je dis réconciliation, il faut purger plutôt.
15:18– Il y a eu 2 millions de procès,
15:20et on ne se rend pas compte à quel point c'est historique dans cette région,
15:24parce que c'est une région qui, depuis les indépendances,
15:27n'a connu que des massacres, avec aucun procès derrière,
15:30de l'impunité, l'impunité était menée courante partout,
15:34et c'est encore le cas quand on voit les conflits aux frontières,
15:38et donc là, c'est une société qui décide de mettre un terme à des pratiques,
15:46en se disant que les Tutsis ne sont plus ces cafards
15:50que l'on peut écraser, comme disait la propagande du Hutu Power,
15:55nous sommes rwandais et nous allons réhabiliter les victimes dans la société.
16:00– Ce qui bien sûr est central dans votre livre,
16:03et aussi d'ailleurs dans celui d'Alice Zeniter,
16:06c'est comment aujourd'hui on vit,
16:09comment ces générations-là vivent après ces drames, la colonisation,
16:17comment ces générations aujourd'hui oublient,
16:20est-ce que c'est par la parole ou est-ce que c'est par le silence ?
16:24– C'est une tension de tout cela en même temps,
16:27et c'est aussi la raison pour laquelle j'ai envie que ce soit plusieurs personnages
16:35dont on observe les ressentis, on observe les pensées,
16:40un peu comme dans ton livre, et c'est toutes ces tensions-là qui font la richesse.
16:45– Parfois au sein d'une même personne,
16:47je sais que dans ton livre, ce qui m'a le plus bouleversée,
16:51c'est cette jeune génération, la génération de Stella et ses amis,
16:55et cette tension qu'il y a entre avoir le sentiment que les commémorations
16:59et le dévoir de mémoire les écrasent dans leur jeunesse,
17:02vouloir parfois s'en sortir, parler d'autre chose,
17:05rêver des États-Unis, se projeter des grands destins
17:08loin de ce Rwanda qui les écrase,
17:11et en même temps être elle-même tellement des produits de cette histoire
17:15qu'à un moment donné, quelque chose de la mémoire
17:17qui n'a pas été transmise vient les retrouver,
17:20et lui dire, si tu ne sais pas ce qu'ont fait tes parents,
17:22si tu ne sais pas ce qu'ont fait tes grands-parents,
17:24la surprise va te casser les jambes,
17:26et laisse tomber, tu ne partiras jamais aux États-Unis.
17:29Je les trouve bouleversantes, ces jeunes filles, Stella et ses amis,
17:35et je trouve que c'est une génération à laquelle on pense très peu
17:40quand on pense à cette histoire, parce que c'est la génération d'après,
17:43et donc on se dit, cette histoire, elle serait réglée,
17:45mais ce n'est pas vrai, et tu as fait des très beaux portraits de cette génération,
17:49merci pour ça.
17:50– Et on imagine, on pense au fond à vos enfants, à vos filles Gelfayt,
17:53qui vont vous demander aussi à un moment, quelle est l'histoire de ce pays,
17:57et comment elles peuvent survivre à tout ça, et vivre avec cette mémoire.
18:01– Oui, c'était la difficulté de ne jamais leur parler des ethnies,
18:05leur dire, vous êtes rwandaises, et puis il y a chaque année,
18:09pendant trois mois, des commémorations au Rwanda
18:12où le terme génocide des Tutsis apparaît,
18:16parce que génocide rwandais, ça voudrait dire que les Rwandais ont été tués
18:20parce que Rwandais, on a tué les Tutsis parce qu'ils étaient Tutsis.
18:24– C'est un génocide.
18:26– Voilà, c'est un génocide, et c'était important de préciser cela,
18:32et non pas de dire génocide rwandais, et donc, elles revenaient de l'école,
18:36et elles nous demandaient, qu'est-ce que c'est qu'un Tutsi ?
18:40Qu'est-ce que ça veut dire ?
18:42– Et leur maman est rwandaise ?
18:44– Elle est également franco-rwandaise, comme moi,
18:47mais qui porte là aussi cette histoire des exils,
18:51des pogroms des années 60 dans sa famille,
18:54donc il a fallu quand même leur parler des ethnies,
18:57donc c'est cette tension-là entre leur dire,
19:01nous ne sommes plus les prisonniers de cette histoire,
19:04de cette racialisation qui a été faite de la société,
19:08mais en même temps on ne peut pas l'ignorer.
19:10– Et comme je demandais à Alizé Nitter,
19:12est-ce que vous, vous avez plutôt une vision optimiste
19:15de l'avenir de ce pays, le Rwanda, Gaelfaï,
19:18de sa jeunesse, dont Alizé Nitter parlait,
19:20qui a envie, qui est partie des Etats-Unis,
19:23qui pense à la consommation, qui pense à la musique,
19:25qui est très présente.
19:27– Oui, moi j'ai une vision optimiste du Rwanda, de sa société,
19:33je crois qu'en 30 ans, il y a eu des avancées historiques,
19:39et pour cette génération, ils ont les bonnes bases.
19:45Après, la région est instable, et donc c'est compliqué…
19:49– L'Afrique d'ailleurs, le continent africain on peut dire,
19:51est instable, cette post-colonisation, il faut en sortir,
19:55il faut que les systèmes politiques s'installent,
20:00ce qui n'est pas facile, nulle part j'allais dire.
20:03– Oui, donc c'est sûr qu'on ne peut pas être un îlot de stabilité
20:08dans un océan de guerres, de conflits,
20:12et en cela, je pense qu'il faut repenser le panafricanisme aussi.
20:18– C'est ce qu'on retrouve, évidemment,
20:21dans ce début de conversation avec Alizé Nitter.
20:23Je parlais, Alizé, de ce qui vous rapprochait aussi,
20:27et pour moi en tout cas, c'était la description de la nature
20:31des deux pays, et ça, il y a d'abord dans votre livre
20:37une virtuosité, j'allais dire de style, parce qu'on passe
20:39d'un pays à l'autre, d'une période à l'autre,
20:42de l'histoire à l'actuelle, ça c'est votre talent d'écrivain,
20:46qu'on avait déjà bien sûr perçu bien avant,
20:49mais il y a cette très belle description de la nature.
20:52– Oui, parce qu'en fait, ce que je découvre aussi en allant là-bas,
20:55c'est… – C'est un pays magnifique.
20:58– C'est évidemment un pays d'une beauté qui est parfois violente,
21:02tellement elle est immense, mais aussi un pays où il est facile
21:09de vivre au dehors, où on n'a pas besoin forcément
21:12de tous les cubicules de protection, que ce soit une voiture,
21:16un appartement, la température est douce, les cours d'eau,
21:20là où les régions n'ont pas été éventrées par les mines de nickel,
21:23c'est de l'eau potable, donc on peut vivre dehors tout le temps,
21:30on peut laisser les maisons, les appartements,
21:32et d'ailleurs, ça arrive en permanence, pendant que je suis là-bas,
21:35des amis qui disparaissent un peu comme ça,
21:37ils disent non, on est partis au rivage, on est partis à Lilo,
21:40et juste voilà, ils vont 3 ou 4 jours, il n'y a pas d'animaux féroces,
21:44il n'y a pas de maladies tropicales, ce qui fait dire au personnage d'un ruisseau,
21:50à un moment donné, les Français sont arrivés dans un paradis,
21:53et ils ont dit, c'est un paradis, on va en faire un bagne,
21:56c'est très bizarre quand on découvre un endroit qui est aussi idyllique,
22:00mais du coup, c'est évidemment une autre manière d'habiter.
22:03– D'ailleurs, je précise qu'en exergue du livre, il y a Jean Genet, pour vous.
22:06– Oui, il existe un lien étroit entre les fleurs et les bagnards,
22:09parce que Jean Genet, c'est un écrivain qui a été capable de dire la beauté
22:14d'hommes marginaux et cassés dont on voyait que la laideur et la terreur
22:18qu'il pouvait inspirer, et je me suis dit que c'était cette tendresse-là
22:21que je voulais apporter dans le récit.
22:25– Alors, il y a la nature aussi dans Jakaranda, et il faut nous dire
22:28qu'est-ce que c'est que cet arbre, Gaël Fay ?
22:31Parce que c'est ça que vous décrivez au fond.
22:33La question, c'est comment ces horreurs-là ont pu arriver dans ce pays
22:37aussi beau que est le Rwanda ?
22:39– Oui, c'est vrai que c'est troublant, et ça ne laisse pas de trace un génocide,
22:44si ce n'est dans les individus, mais les corps ont disparu,
22:50et donc on reste face à la beauté de ce pays,
22:53et on se pince pour se dire, mais comment tout ça a pu avoir lieu ?
22:57– Sur ces collines, ça a été ensanglanté.
23:00Et qu'est-ce que c'est alors, le Jakaranda ?
23:02Racontez-nous, parce que c'est très symbolique dans le livre.
23:05– Le Jakaranda, oui, c'est l'arbre qui porte et le secret d'une famille,
23:11qui représente et les racines et les fleurs, et cette question de la transmission,
23:16c'est l'arbre tutélaire, c'est aussi…
23:19– Des fleurs mauves.
23:20– Oui, des fleurs mauves, mais il y a aussi l'idée du progrès,
23:26de qu'est-ce qui s'est passé depuis 30 ans, depuis le génocide,
23:30la société, elle évolue, elle va très vite,
23:33et parfois des paysages intimes comme un arbre disparaissent
23:40pour faire place à ce progrès, à des bâtiments, à des routes,
23:45et c'est une forme de violence que la jeune génération a du mal à formuler,
23:51parce qu'elle est tellement écrasée par l'histoire des parents
23:55qui ont vécu des vraies violences, elle n'ose pas dire ça.
23:58Donc j'avais envie aussi de ce rapport entre Stella et cet arbre,
24:02pour raconter aussi…
24:03– Elle se réfugie.
24:05– Elle se réfugie, et puis, pour les gens qui liront le livre,
24:10elle vit un autre drame avec cet arbre.
24:14– Voilà, qu'on ne va pas révéler.
24:16J'ai envie de vous demander aussi à tous les deux,
24:19parce que je parlais de L'art de perdre, je parlais de Petit Pays,
24:23ce sont deux livres qui ont eu beaucoup de succès,
24:27on a beaucoup parlé, est-ce qu'on a du mal après ?
24:30Alors L'art de perdre, ce n'est pas votre dernier livre à l'isénitaire,
24:32mais il faut se remettre dans l'écriture
24:34quand on a rencontré un public important et qu'on a touché ce public.
24:38– Quand un livre marche comme ça, je pense qu'on est…
24:41– On est déjà heureux.
24:42– Oui, on est émus et on a envie de vivre cette chose-là,
24:45et moi je sais que, par exemple, les traductions qu'il y a eu
24:48autour de L'art de perdre m'ont permis de voyager un peu partout en Europe,
24:52et j'arrivais dans des pays où on me racontait d'autres histoires d'immigration
24:55au sein de ce pays que je ne connaissais pas,
24:57et donc c'était absolument fascinant,
24:59mais évidemment pendant que je faisais ça,
25:01je n'étais pas en train d'écrire la suite.
25:03Et puis il y a le fait que ces personnages,
25:05ils accompagnent les lecteurs et les lectrices pendant longtemps,
25:08et que quand bien même nous on essaye de se plonger dans le projet d'après,
25:12les gens qui viennent nous voir, ils nous disent,
25:14dans mon cas, ils nous disent Ami, Diéma, Ali, Naïma,
25:18et moi je dis non, non, non, je ne veux pas les voir,
25:20je ne veux plus passer mes soirées avec ceux-là,
25:22je voudrais rencontrer les autres, mais c'est plus difficile.
25:27– Et Gaëlle Faye, bien sûr, il y a eu cette immense…
25:29vous avez mis 8 ans avant de réécrire quelque chose,
25:32c'est peut-être difficile de digérer tout ça,
25:35il faut s'éloigner, ou vous allez réécrire sur le Rwanda ?
25:38J'ai entendu que non.
25:39– Non, pour l'instant, ce n'est pas mon envie du tout,
25:42mais je sentais qu'il y avait urgence d'écrire sur l'après,
25:47parce que Petit Pays c'est l'avant,
25:49c'est comment dans un paradis perdu de l'enfance,
25:51la violence grignote peu à peu,
25:53et là c'est comment on fait pour revivre après ?
25:56Et là ça fait 30 ans, cette année on commémore les 30 ans du génocide.
26:02– Et c'est un très beau livre, Jacques Aranda,
26:05et frapper l'épopée pour Alice Zeniter.
26:07Avant de refermer cette émission, quelques petits coups de cœur,
26:10parce qu'il y a une rentrée littéraire très riche,
26:12et on en est très heureux, moi je pense que ça porte tous les livres,
26:14et c'est évidemment, il faut s'en réjouir.
26:17Deux coups de cœur de cette rédaction d'Au bonheur des livres,
26:20le troisième roman de Gabriela Zalapi,
26:23il s'appelle Ilaria, publié chez un éditeur formidable suisse, Zoé.
26:27Ilaria c'est le prénom tout simplement d'une fillette de 8 ans
26:30qui est enlevée par son père au début des années 80
26:33et qui raconte leurs longues dérives en voiture
26:36dans l'Italie des années de plomb et du terrorisme,
26:39et c'est magnifique.
26:40Et puis aussi un essai très original de la chercheuse et poétesse Lucie Tayeb
26:44dans une nouvelle collection Terra Incognita chez Flammarion,
26:47donc il faut le saluer bien sûr.
26:49La mer intérieure, c'est une sorte de récit choral et poétique
26:52qui donne la parole à des habitants d'endroits très divers
26:55qui luttent pour sauvegarder leur environnement.
26:58Et puis moi personnellement, j'ai beaucoup aimé
27:00La vie meilleure d'Étienne Kern,
27:03qui retrace tout simplement la vie d'un personnage très singulier,
27:07Émile Coué.
27:08On parle évidemment de sa méthode Coué beaucoup,
27:10mais on ne sait pas qui c'est,
27:11et c'est un pharmacien des années 1860
27:14et qui va bien sûr parcourir le monde avec cette méthode si singulière
27:17de ça va aller bien, on va aller bien.
27:19Je ne sais pas si on peut partager ça,
27:22mais en tout cas c'est un livre savoureux qui est paru chez Gallimard.
27:27Voilà, merci beaucoup Alizé Nitter, Frappé l'Épopée chez Flammarion
27:31et Gaëlle Fay chez Grasset pour Jacques Aranda.
27:33Merci infiniment d'être venu dans cette première édition
27:35d'Au bonheur des livres.
27:36On se retrouve très vite pour une nouvelle émission.
27:39A très vite.
27:40Musique
27:54C'était Au bonheur des livres avec le Centre national du livre.