Aziza Nait Sibaha reçoit dans l’Entretien de France24, le philosophe français André Comte-Sponville, auteur de nombreux ouvrages de philosophie contemporaine. Dans cet entretien, l’invité revient sur son enfance tourmentée avec un père "facile à haïr" et une mère "difficile à aimer". Le philosophe revient sur ses passions pour l’œuvre de Montaigne, ou encore l’Éthique de Spinoza. Il termine en expliquant son intérêt pour le personnage d'Athos d’Alexandre Dumas.
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NewsTranscription
00:00 Bonjour et bienvenue à tous dans l'entretien de France 24.
00:07 J'ai le plaisir aujourd'hui d'avoir avec moi dans le studio
00:10 le philosophe français André Comtes-Ponville.
00:13 Bonjour. - Bonjour.
00:14 - Merci d'être avec nous.
00:16 Nous avons un long entretien aujourd'hui avec vous
00:19 et j'aimerais commencer par une première question.
00:20 Qu'est-ce que c'est qu'être un philosophe ?
00:22 - Un philosophe, c'est faire de la philosophie,
00:25 mais c'est vrai que ce n'est pas une réponse.
00:26 Moi, je dis souvent que philosophie, c'est penser sa vie et vivre sa pensée.
00:32 Et donc, la philosophie n'est pas d'abord une discipline universitaire,
00:35 c'est d'abord une dimension constitutive de la condition humaine.
00:38 Dès lors que nous sommes tous doués et de vie et de pensée,
00:41 la question se pose pour chacun d'entre nous d'articuler l'une à l'autre,
00:45 ces deux dimensions.
00:46 Et donc, dès que vous réfléchissez à votre vie, vous demandez
00:49 est-ce qu'il y a une vie après la mort ?
00:51 Est-ce que je suis libre ou déterminé ?
00:53 Est-ce que la vie a un sens et lequel ?
00:55 Vous faites de la philosophie.
00:56 Vous êtes en train de philosopher.
00:57 - Bien ou mal.
00:58 Mais le plus probable, c'est que vous en ferez mal,
01:00 parce que c'est une discipline difficile, exigeante.
01:04 Et pour bien philosopher, au fond, il faut s'être familiarisé
01:08 avec la pensée des grands philosophes du passé.
01:10 Non pas pour répéter ce qu'ils ont dit, mais pour apprendre à penser,
01:14 précisément, penser sa vie, vivre sa pensée.
01:16 Ça suppose qu'on apprenne la pensée.
01:17 Vous savez, Malraux disait c'est dans les musées qu'on apprend à peindre,
01:21 parce que c'est en copiant les maîtres du passé que les peintres d'aujourd'hui
01:25 apprennent leur métier.
01:26 Eh bien, je dirais de même, c'est dans les livres de philosophie
01:29 qu'on apprend à philosopher.
01:31 - C'est-à-dire qu'on peut revenir à cette définition de la philosophie
01:33 comme étant une quête de la sagesse, c'est ça ?
01:36 - Oui, là, ça, c'est le sens étymologique.
01:37 Mais bien sûr que c'est vrai.
01:39 Il reste à savoir ce que c'est que la sagesse.
01:40 Alors moi, je réponds, la sagesse, c'est le maximum de bonheur possible
01:44 dans le maximum de lucidité.
01:47 - Vous dites penser mieux pour vivre mieux.
01:49 - C'est ça, penser mieux pour vivre mieux, parce que,
01:52 comme disait le philosophe Alain, le contraire de la sagesse,
01:55 c'est exactement la sottise.
01:57 Au fond, il s'agit de vivre le plus intelligemment possible,
01:59 le plus lucidement possible avec l'idée qui ne va pas de soi,
02:04 qu'on sera plus heureux comme ça.
02:05 Et ça, ça ne va pas de soi, parce que la lucidité, au fond,
02:08 nous confond à des tas de vérités plutôt désagréables.
02:12 Par exemple, je vais mourir.
02:13 Voilà quelque chose de désagréable.
02:15 La dimension de la finitude, de la solitude
02:17 et puis les horreurs qui existent dans le monde.
02:20 Et donc, quand on regarde ça lucidement,
02:22 la première réaction, ce n'est pas une réaction de joie.
02:24 Et pourtant, il faut essayer d'en tirer un certain bonheur,
02:28 une certaine sérénité.
02:30 Et c'est ça qu'on appelle la philosophie,
02:32 ou plutôt qu'on appelle la sagesse, ce vers quoi tend la philosophie.
02:35 - Vous vous dites, mon succès tient du fait
02:38 que je n'ai pas fait semblant de philosopher.
02:40 Qu'est-ce que ça veut dire, faire semblant de philosopher?
02:43 - Jouer avec les concepts,
02:46 essayer d'être brillant plutôt que vrai,
02:50 faire semblant d'être plus profond qu'on ne l'est
02:52 ou bien s'enfermer dans l'histoire de la philosophie,
02:55 ce qui est aussi une espèce de fuite.
02:57 C'est vrai que moi, j'ai voulu renouer avec la philosophie
03:00 au sens traditionnel du terme, comme quête de sagesse.
03:03 En effet, penser sa vie, vivre sa pensée.
03:05 En m'appuyant sur les philosophes du passé qui m'ont le plus nourri,
03:10 c'est-à-dire les Grecs d'abord, spécialement Épicure,
03:12 les classiques Descartes, Spinoza, Montaigne avant eux.
03:17 Et puis les modernes, quand ils font une philosophie
03:19 qui aide à vivre, par exemple Albert Camus ou mon maître Marcel Conch,
03:23 sont des gens qui, pour moi, font de la philosophie de façon authentique.
03:27 - Il y a beaucoup de...
03:29 Quand on regarde votre oeuvre et puis vos interventions,
03:32 vous parlez beaucoup de la vie, de l'amour,
03:35 mais aussi de l'espoir et du désespoir.
03:37 On y reviendra dans quelques instants.
03:39 Mais en tout cas, il y a une quête quelque part
03:42 de comprendre ce qui vous entoure.
03:44 - Bien sûr, parce que philosopher, c'est ça aussi.
03:48 Penser sa vie, c'est la pensée où elle est, dans le monde.
03:51 Et donc, si je ne comprends rien au monde qui m'entoure,
03:53 je ne comprends rien à ma vie.
03:55 La philosophie, c'est penser sa vie et vivre sa pensée,
03:57 mais pas en circuit fermé, pas coupé du monde, pas coupé de la société.
04:01 Au fond, ce que je suis, c'est le résultat, bien sûr, des siècles passés,
04:05 mais aussi de la société dans laquelle je suis né, du pays que j'habite
04:08 et puis de ce qui se passe dans le monde, ce qui se passe, la guerre en Ukraine,
04:11 par exemple, ça a une influence sur votre vie comme sur la mienne.
04:14 Et donc, penser sa vie, c'est penser tout ça.
04:17 C'est se penser dans le contexte d'aujourd'hui, qui est l'état actuel du monde.
04:21 - Je voudrais qu'on essaye de comprendre un petit peu
04:24 ce qui est votre cheminement vers la philosophie.
04:27 Tout d'abord, vous êtes un Parisien de naissance et vous avez grandi à Paris.
04:31 Vous êtes issu d'une famille où cette réflexion intellectuelle, etc.
04:35 n'était pas forcément très présente.
04:36 Vous disiez que peut-être avec vos frères et soeurs,
04:39 vous étiez les trois intellos de la famille.
04:42 Parlez-nous tout d'abord de cette famille et de votre enfance.
04:45 Comment vous étiez-vous enfant ?
04:48 - Mes parents, en effet, n'étaient pas du tout des intellectuels.
04:50 C'était des petits commerçants.
04:52 Ni mon père ni ma mère n'avaient passé le baccalauréat,
04:55 encore moins fait d'études supérieures.
04:57 Voilà. Et donc, non, non, c'était pas des intellectuels.
05:01 Il se trouve que les trois enfants, ma soeur, mon frère et moi,
05:04 on est devenus des intellectuels, des professions intellectuelles.
05:08 Ma soeur est médecin, psychiatre.
05:10 En l'occurrence, mon frère, qui est décédé maintenant,
05:12 était professeur de deux lettres classiques.
05:14 Moi, philosophe, vous voyez.
05:15 Mais on a fait des études.
05:17 Mais de ce point de vue, on appartient à notre génération.
05:19 C'est-à-dire que du temps de mes parents, quand ils étaient jeunes,
05:23 les jeunes qui allaient jusqu'au baccalauréat,
05:25 c'était une toute petite minorité, peut-être 2 ou 3 % de la population.
05:29 Aujourd'hui, c'est 80 %, voire plus de la population.
05:32 Moi, j'étais dans l'entre-deux.
05:34 Je pense qu'à peu près 60 % de mes amis d'école primaire
05:37 sont allés jusqu'au baccalauréat.
05:39 Donc, c'est un phénomène plutôt sociologique,
05:42 plutôt qu'un phénomène familial.
05:43 Et puis, pour le reste, et surtout quant au fond,
05:45 moi, je suis né dans une famille
05:49 désharmonique, malheureuse, avec un père très dur, pas violent,
05:56 mais très autoritaire, très méprisant, très rejetant.
05:59 Et puis surtout, une mère très aimante, mais dépressive, malheureuse.
06:03 Et je dis souvent que moi, j'ai grandi, j'ai appris à vivre et à aimer
06:07 dans le malheur de ma mère.
06:09 Elle avait fait deux tentatives de suicide quand nous étions petits.
06:12 Elle en a fait une troisième quand nous étions adultes.
06:14 Et pour le coup, sa tentative a réussi, si l'on peut dire.
06:17 Elle s'est suicidée.
06:19 Et donc, moi, les premières expériences que j'ai de la vie,
06:22 ce n'est pas des expériences de sérénité ou de bonheur.
06:25 C'est des expériences de tristesse, de malheur, d'angoisse.
06:29 Mon angoisse, c'était que maman se suicide.
06:31 Évidemment, toute toute mon enfance a baigné dans cette angoisse-là.
06:35 Et c'est pourquoi j'ai besoin de philosophie.
06:37 Parce qu'au fond, il y a des gens peut-être tellement doués pour la vie
06:41 et le bonheur qu'à la limite, ils pourraient se passer de philosophie
06:45 ou ils peuvent en faire pour l'intérêt intellectuel de la chose.
06:47 Mais ils n'en ont pas un besoin existentiel.
06:49 Si la vie pour eux est facile, s'ils se réveillent tous les matins de bonne humeur.
06:53 Moi, ce n'était pas mon cas.
06:54 J'étais plutôt de tempérament anxieux, mélancolique,
06:57 je pense en bonne partie à cause de cette enfance, à cause du malheur de ma mère.
07:01 Et j'ai dû philosophier beaucoup pour apprendre à aimer la vie.
07:04 Voilà le dernier mot de la sagesse de Montaigne.
07:07 C'est pour moi, donc, j'aime la vie.
07:09 Alors, il y a des gens qui aiment la vie spontanément, facilement.
07:11 Moi, j'ai eu du mal à aimer la vie et j'ai dû beaucoup philosophier
07:16 pour y parvenir à peu près.
07:18 - La philosophie vous aide à accepter les absurdités de la vie ?
07:22 - Après, tout dépend de la philosophie qu'on a.
07:26 Mais il se trouve que je suis athée et donc, je pense qu'il n'y a rien après la mort
07:30 et que donc, en effet, il y a une dimension d'absurdité,
07:33 comme dit Albert Camus, le mythe de Sisyphe.
07:36 Ce que j'appelle moi, une dimension de désespoir.
07:39 Il y a quelque chose de désespérant dans la condition humaine.
07:42 C'est qu'on va tous mourir.
07:43 C'est aussi bête que ça, que nos enfants mourront aussi, etc.
07:46 Et qu'il ne s'agit pas pour autant de renoncer au bonheur.
07:49 Il s'agit plutôt d'inventer ce que j'ai appelé parfois un guet désespoir,
07:53 c'est-à-dire accepter ce qu'il y a de désespérant dans la condition humaine,
07:57 la finitude, la mort, pour essayer d'en tirer un certain bonheur.
08:01 Et ça, c'était le geste fondamental d'Albert Camus,
08:03 qui écrit dans le mythe de Sisyphe, on ne peut pas penser l'absurde
08:07 sans avoir envie d'écrire un traité du bonheur.
08:10 Oui, parce que si la vie avait un sens, par exemple,
08:12 si le sens de la vie était une vie après la mort, le paradis des religions,
08:17 au fond, on pourrait se dire, voilà, il n'y a pas urgence, je serai heureux plus tard.
08:21 Mais s'il n'y a pas d'autre vie que celle-ci,
08:23 alors la question du bonheur se pose avec une urgence, une acuité
08:26 beaucoup plus grande.
08:27 Vous voyez, Pascal dans les pensées, Pascal que je vénère,
08:30 mais écrit dans les pensées, il n'est de bonheur dans cette vie
08:34 que dans l'espérance d'une autre vie.
08:37 J'ai envie de dire respectueusement à Blaise Pascal, écoute, Pascal,
08:40 je préférerais être heureux avant la mort et d'autant plus que pour moi,
08:43 après la mort, il n'y a rien.
08:45 Et donc, il y a une espèce de solidarité entre ma position métaphysique
08:49 et celle d'un athée, d'un matérialiste, au sens philosophique du terme,
08:52 et la dimension éthique de ma démarche, qui est effectivement la quête du bonheur.
08:56 Parce que si cette vie est la seule qui nous soit offerte,
08:59 raison de plus pour la vivre le mieux possible.
09:02 C'est vrai que vous parliez justement de Blaise Pascal,
09:05 parce que je voulais en toucher un mot dans votre dernier livre,
09:08 "La clé des champs et autres impromptus" aux presses universitaires.
09:11 Justement, vous en parlez, il y a une lettre à Blaise Pascal.
09:13 Et vous dites, c'est lui, puisque celui qui vous a introduit à Blaise Pascal,
09:18 quelque part, c'est Bernard Feuillet, me semble-t-il.
09:20 C'était l'aumônier de votre lycée, si je ne me trompe pas.
09:22 Il vous l'a conseillé, censé un peu vous rapprocher de la religion.
09:28 Et finalement, c'est celui qui vous donne,
09:30 qui vous aide quelque part aussi à trancher, de vous en éloigner.
09:32 Disons que moi, j'étais catholique, très pieux, un militant à la jeunesse.
09:35 Vous avez failli devenir prêtre ?
09:37 Non, je n'ai jamais voulu, mais j'ai écrit quelque part que
09:41 le sacerdoce me paraissait concevable.
09:43 C'est-à-dire que je me suis un moment posé la question,
09:45 mais à cette question, je vous ai répondu non.
09:47 Donc, je n'ai jamais voulu être prêtre, mais c'est vrai, je me suis posé la question.
09:50 Mais vous étiez quand même très pieux et très engagé dans la voie de la religion.
09:53 Voilà, catholique, très pieux, de sexe masculin et qui prend sa foi au sérieux.
09:57 C'est normal de se poser la question.
09:59 Mais à un moment, j'ai toujours répondu non à cette question.
10:01 Donc, quand je lis sur Internet, il a voulu être prêtre, ça, c'est faux.
10:04 Je me suis posé la question et j'ai répondu non.
10:07 Mais bon, j'étais catholique, très, très pieux.
10:10 Et Bernard Feuillet, qui est un aumônier exceptionnel,
10:12 m'avait conseillé de lire Blaise Pascal.
10:14 Pas du tout pour me réconcilier avec la foi.
10:16 Je n'étais pas brouillé du tout, mais parce qu'il trouvait, à juste titre,
10:19 que c'était un auteur extraordinaire.
10:20 C'est peut-être le plus grand génie français, Blaise Pascal.
10:23 Et je l'ai lu. Je l'ai lu, croyant, catholique, avec beaucoup d'admiration.
10:28 Il se trouve que 68, mai 68, est passé par là,
10:32 que pris par la passion politique, j'ai fini par perdre la foi.
10:35 Sauf que quand j'ai relu Blaise Pascal à 20 ans, devenu athée,
10:38 ça m'a encore paru plus extraordinaire que dans ma première lecture.
10:43 Parce que ce que j'aime chez Blaise Pascal, c'est justement
10:45 sa vision de la condition humaine.
10:47 Parce que quand je dis qu'il y a quelque chose de désespérant
10:49 dans la condition humaine, c'est Blaise Pascal qui m'a aidé à le comprendre.
10:53 Sauf que lui, en tirent argument pour dire,
10:56 il n'y a de vrai bonheur que dans l'espérance d'une autre vie.
10:59 Alors que moi, j'en tire plutôt argument pour dire,
11:01 n'attendons pas d'être mort pour commencer à être heureux.
11:04 - Alors, vous avez fait vos études, entre autres,
11:07 justement, au lycée François Fillon à Paris.
11:10 Et puis, vous étiez très religieux, etc.
11:13 Et puis, vient à vous, on peut dire, la philosophie à ce moment-là,
11:17 en période de terminale à peu près.
11:19 Et puis là, on est aussi dans une période de mai 68.
11:23 Il y a beaucoup de choses qui se passent dans votre tête
11:25 de jeune bachelier à ce moment-là.
11:28 Et c'est là que vous sortez de la religion
11:31 et vous entrez dans la philosophie et même dans le communisme.
11:34 - Oui, parce que, comme je le disais, mai 68 est passé par là.
11:37 Alors, nos spectateurs, peut-être, ne peuvent pas se rendre compte
11:40 ce que c'était qu'avoir 16 ans à Paris en mai 1968.
11:45 C'était non pas la révolution au sens prof du terme,
11:47 mais un déferlement d'enthousiasme, de spontanéité, de liberté,
11:53 de niaiserie, de naïveté, mais aussi de poésie, de sincérité, d'authenticité.
11:57 Bref, la passion politique m'a pris.
11:59 - On est hors cadre à ce moment-là, justement.
12:03 - Hors cadre, en même temps, au cœur du monde, de la ville, en l'occurrence,
12:07 Paris, mais tout ce qui se passait en France était extraordinaire.
12:09 Et donc, je l'ai écrit quelque part,
12:12 comme toute passion est monomaniaque,
12:14 on ne peut pas avoir trois passions simultanément.
12:16 Et donc, la passion politique qui m'a pris en mai 68 a occupé tout le terrain.
12:21 Si bien, comme je l'ai écrit quelque part, que Dieu cessa d'abord de m'intéresser.
12:25 Et puis, j'ai cessé d'y croire, vous voyez, mais honnêtement, le désintérêt
12:29 est venu d'abord parce que la passion politique emportait tout.
12:32 Et donc, je me suis réveillé un beau matin vers le 13 mai 68 d'extrême gauche,
12:36 alors que j'étais quasi à politique trois jours plus tôt.
12:40 Encore une fois, il y avait une part de niaiserie et d'enthousiasme,
12:44 mais de sincérité et tout, ça a été vrai.
12:46 Et puis, finalement, comme j'ai vite compris que du côté du gauchisme,
12:49 il n'y avait aucun avenir crédible, j'ai adhéré au Parti communiste,
12:53 d'abord aux jeunesses communistes, puis au Parti communiste,
12:55 où je suis resté quand même pendant dix ans.
12:57 Surtout, dix ans, c'est entre 18 et 28 ans, c'est quand même des années décises.
13:02 - Quand on regarde la religion ou le communisme par la suite,
13:05 on a l'impression en tout cas que vous avez raison,
13:07 quand vous avez une passion, vous la vivez à fond,
13:08 mais vous continuez quand même à vous poser des questions.
13:11 C'est ça qui est intéressant.
13:11 - Ah ben heureusement.
13:12 - Oui, mais ce n'est pas forcément le cas de tout le monde,
13:15 surtout quand on parle de religion et de fanatisme par la suite,
13:18 par exemple, ou même de fanatisme politique, j'ai envie de dire.
13:20 Vous vous posez des questions et puis à un moment,
13:22 quand vous n'avez pas toutes les réponses,
13:23 vous remettez en question quand même ce qu'il y a.
13:25 C'est pour ça que vous n'êtes pas dogmatique ?
13:27 - Non, je n'étais pas dogmatique.
13:28 Je l'étais peut-être au tout début, à 20 ans, j'étais marxiste.
13:32 Je lisais Louis Althusser, qui était mon maître et mon ami.
13:34 Et là, oui, j'ai eu ma période dogmatique.
13:37 Et puis, j'admirais Spinoza, qui est un immense philosophe,
13:41 mais philosophe dogmatique au sens strict du terme.
13:45 Et au fond, c'est la vie et Montaigne qui m'ont libéré
13:48 de mon dogmatisme de jeunesse.
13:50 Ma vie, Montaigne et Blaise Pascal, à qui je ne cesse de revenir.
13:54 Ma vie, parce que j'ai bien dû comprendre, finalement,
13:57 que le combat politique, y compris au Parti communiste,
14:00 avait finalement échoué.
14:01 Nous, on rêvait de démocratiser le Parti communiste.
14:04 Et puis, on voit bien qu'en fait, il est retombé dans ses errements.
14:08 - L'intervention soviétique en Afghanistan avait un peu aidé à trancher ?
14:13 - Moi, j'avais adhéré au Parti communiste parce qu'il avait condamné
14:16 l'intervention tchécoslovaquie.
14:17 Donc, c'était un geste d'indépendance vis-à-vis de l'Union soviétique.
14:21 Et je l'ai quitté, entre autres, parce qu'il avait approuvé
14:24 l'intervention soviétique en Afghanistan.
14:26 De ce point de vue, je peux dire que c'est lui qui avait changé
14:28 plus que moi, mais il y a aussi autre chose.
14:30 Il a pris en compte et il m'a fait le reconnaître que le communisme
14:33 a échoué partout.
14:34 En URSS, en Chine, à Cuba, en Corée du Nord, enfin bref.
14:38 Et donc, à un moment, il fallait tirer le bilan.
14:41 Et le bilan était globalement négatif.
14:43 Alors, ça m'a mis du temps à le comprendre, à l'accepter.
14:46 Mais j'ai fini par faire cette conclusion et donc, je me suis
14:49 retrouvé comme la quasi-totalité de mes amis.
14:51 On était révolutionnaires à 18 ans et on s'est retrouvés finalement
14:55 sociodémocrates à 30 ou 40 ans.
14:58 Presque tous mes amis comme moi sont restés de gauche,
15:01 mais d'une gauche tellement plus modérée que celle de notre jeunesse.
15:05 Que, évidemment, j'assume tout à fait l'évolution.
15:09 Je ne prétends pas être resté sur les mêmes positions et au fond,
15:11 tant mieux. Mais ce qui était important, c'est que la politique
15:14 m'a amené au marxisme.
15:16 Marx est un immense penseur et a contribué à m'amener à la philosophie.
15:20 Parce que quand on a une passion pour la politique,
15:22 on a envie de comprendre le monde, de prendre du recul.
15:25 Et donc, Marx a été l'un de mes maîtres en philosophie.
15:29 Sauf que Epicure, Spinoza, Descartes, Pascal, Montaigne
15:33 m'ont paru au bout du compte encore beaucoup plus fort,
15:36 beaucoup plus intéressant et beaucoup plus libérateur que Karl Marx,
15:40 qui est un immense économiste.
15:41 Mais en matière philosophique, reconnaissons que son oeuvre,
15:44 malgré tout, est assez réduite.
15:46 Alors qu'à côté, l'éthique de Spinoza, la pensée d'Epicure,
15:49 la pensée de Pascal ou de Montaigne, tout ça m'a enthousiasmé.
15:53 Et c'est l'admiration que j'avais pour les plus grands philosophes du passé
15:56 qui m'a donné envie de philosopher moi-même et d'écrire des livres de philosophie.
16:00 Si bien que le jeune garçon qui voulait être romancier quand il avait 8-10 ans,
16:04 qui était fan d'Alexandre Dumas,
16:06 fanatique d'Alexandre Dumas, eh bien j'ai viré ma culte.
16:09 Alors à 20 ans, j'espérais être un peu comme Sartre,
16:12 à la fois philosophe et romancier.
16:14 Et puis j'ai renoncé au roman et je me contente, si j'ose dire, d'être philosophe.
16:19 Vous avez dit "J'ai lu Stéline et Proust vers 18-19 ans.
16:23 J'ai vu une évidence, je ne ferai jamais aussi bien.
16:25 Je me suis mis au travail avec la volonté de faire une oeuvre."
16:28 Qu'est-ce que ça veut dire, faire une oeuvre ?
16:30 - Ça c'est un peu un fantasme,
16:34 mais faire une oeuvre, c'est d'abord écrire, publier des livres.
16:36 J'en ai publié une trentaine, de ce point de vue, je peux être satisfait.
16:39 Sauf que faire une oeuvre, dans le fantasme,
16:42 il y a l'idée de faire quelque chose qui vous survivra.
16:44 Alors je n'ai pas l'intention de mourir tout de suite,
16:47 mais en fait, je ne peux jamais, je peux mourir tout à l'heure.
16:49 Mais voilà, est-ce que dans 10 ans, on lira encore mes livres ?
16:53 Je pense que oui.
16:54 Est-ce qu'on lira encore dans 50 ou 100 ans ?
16:57 Je n'en sais rien et personne, en vérité, ne peut le savoir.
16:59 Mais quand je parlais de faire une oeuvre,
17:01 oui, il y avait un peu cette dimension-là.
17:03 Faire quelque chose qui me survive,
17:05 non pas du tout pour m'empêcher de mourir.
17:08 Je n'en mourrais pas moins, mais l'envie de laisser une trace.
17:12 - Vous avez été dans l'enseignement.
17:14 Alors, à partir de la...
17:17 au milieu des années 70, début des années 80,
17:19 vous avez enseigné à des étudiants,
17:21 ensuite à des professeurs,
17:23 avant de passer assistant au département de philosophie
17:26 à l'université Paris 1, Panthéon-Sorbonne.
17:28 L'enseignement, c'est aussi une manière de transmettre quelque chose,
17:31 peut-être de laisser aussi quelque chose à d'autres générations.
17:34 - Oui, mais c'est différent,
17:35 parce qu'en vérité, j'ai arrêté d'enseigner dès que j'ai pu.
17:37 Moi, j'ai arrêté à 46 ans.
17:39 - Oui, absolument.
17:39 - Donc le succès d'un de mes livres,
17:41 "Le petit traité des grands vertus",
17:42 m'a fait gagner tellement d'argent
17:44 que je peux me passer de salaire pendant plusieurs années.
17:46 Donc j'en ai profité.
17:48 Parce qu'enseignant, pour moi, c'était un métier.
17:50 Donc je pense que je le faisais bien.
17:51 J'avais des facilités pour ça,
17:53 mais ma vocation, ce n'était pas d'enseigner,
17:55 c'était d'écrire des livres.
17:56 Ce n'est pas du tout la même chose.
17:57 Et l'une des différences importantes entre les deux,
17:59 c'est que quand je faisais cours,
18:01 je ne faisais pas cours sur ma pensée.
18:03 Des fois, mes étudiants s'en plaignaient à l'ésorbonne.
18:05 "Mais vous ne dites jamais ce que vous faites des livres
18:06 et vous n'en parlez jamais."
18:07 Je leur disais, "Mais je ne suis pas payé par l'État
18:09 pour faire cours sur la pensée d'André Comstovil",
18:12 ce qui me paraissait totalement dérisoire.
18:13 Non, non, je faisais cours sur Aristote, sur Platon,
18:16 sur Kant, sur Husserl, etc.,
18:19 sur les grands philosophes du passé.
18:20 Alors que quand j'écris des livres,
18:22 je peux citer les auteurs du passé,
18:23 mais ce que j'expose, c'est ma philosophie à moi.
18:26 Et donc, si j'ose dire, il y a une gratification narcissique
18:28 plus grande à parler de sa philosophie
18:31 qu'à transmettre la philosophie des auteurs du passé.
18:34 Et puis, il y a autre chose, c'est que, prof de philo,
18:36 on corrige des copies.
18:37 Les copies en philosophie, c'est très long,
18:39 c'est très astreignant.
18:41 Moi, j'étais à Paris, à l'esorbonne,
18:42 donc une très grosse faculté.
18:44 Quand je faisais un cours d'agrégation, par exemple,
18:46 je corrigeais 80, 90 copies.
18:48 90 copies d'agrégation, en gros,
18:50 c'est 8 jours ou 15 jours de travail.
18:52 Il y a peu de travail aussi ennuyeux,
18:54 finalement, que celui de corriger des copies.
18:57 Donc, je l'ai fait pendant 24 ans.
18:59 J'ai enseigné d'abord en lycée, puis à l'université.
19:02 J'ai enseigné pendant 24 ans et j'en suis content
19:04 parce que c'est comme ça qu'on apprend le métier, finalement.
19:06 Mais sincèrement, j'étais soulagé d'arrêter
19:09 pour pouvoir faire ce qui était non pas mon métier,
19:11 mais ma vocation, à savoir écrire.
19:14 - Alors justement, l'écriture,
19:15 je voudrais qu'on commence par le traité du désespoir
19:18 et de la béatitude qui était donc toujours
19:20 aux presses universitaires de France en deux tomes.
19:24 Le mythe d'Icard en 84 et puis ensuite Vivre en 98.
19:27 Et vous avez reçu, entre autres, réaction,
19:29 une petite lettre du philosophe Michel Foucault,
19:31 qui était quand même très intéressante, où il dit
19:33 "Voici enfin un vrai livre de philosophie,
19:35 une véritable éthique".
19:37 Quelle est votre réaction à la sortie de ce livre ?
19:39 Et justement, en lisant tout ce que vous avez lu
19:41 et en recevant un peu toutes ces réactions,
19:44 vous qui cherchez justement à faire une oeuvre ?
19:46 - D'abord, quelle belle générosité de la part de Foucault.
19:49 - Oui, absolument.
19:49 - Je crois, je ne citais pas une seule fois
19:51 dans les 300 pages du monde premier de Mythe d'Icard,
19:53 et qui m'écrit en effet "Enfin un véritable livre de philosophie,
19:56 enfin une véritable éthique".
19:57 Parce que, je l'ai compris plus tard
19:59 quand il a publié son histoire de la sexualité,
20:01 parce qu'il comprenait au fond que ses premiers travaux,
20:03 qui étaient des travaux d'histoire, des idées,
20:06 ne tenaient pas lieu de philosophie.
20:08 Au fond, sur la fin de sa vie,
20:09 c'est rapproché de ce qui est pour moi vraiment
20:11 et la vraie philosophie.
20:14 Et moi, ce que je voulais faire,
20:15 c'était renouer avec la tradition philosophique,
20:18 vous l'avez rappelé que la philosophie,
20:20 ça se voit étymologiquement l'amour de la sagesse.
20:23 Et donc, je cherchais ce que pouvait être
20:24 une sagesse pour notre temps.
20:26 C'était ça la question primordiale.
20:27 Parce que quand j'étais étudiant,
20:29 plus personne ne parlait de sagesse.
20:30 Vous pouvez relire tout Déridal, Tusser, Deleuze, Foucault.
20:34 Personne ne parlait de sagesse.
20:35 Et moi, j'ai voulu renouer avec ce thème-là.
20:37 Et puis, comme j'étais devenu athée,
20:40 je voulais assumer ce que j'évoquais tout à l'heure,
20:42 à savoir ce qu'il y a quelque chose de désespérant
20:45 dans la condition humaine.
20:46 Et donc, j'ai voulu une sagesse lucide
20:48 qui accepte de voir en face
20:50 la dimension tragique de la condition humaine,
20:52 mais en même temps, une sagesse qui permet
20:55 de vivre le mieux possible,
20:56 et si possible, de vivre heureux.
20:58 Et ce thème de la sagesse et du bonheur
21:02 articulé à une forme de désespoir métaphysique,
21:06 ça a beaucoup surpris mes collègues.
21:08 Ils ont dit "mais qu'est-ce que c'est que ce jeune philosophe
21:10 qui renoue avec des thèmes qu'on croyait dépassés
21:12 depuis 20 siècles, si vous voulez."
21:14 Mon prof de cagne, André Pescel, que j'adorais,
21:16 mais je lui envoie mon premier livre, le "Midicard",
21:18 et je le revois après, il me dit "écoute,
21:20 j'ai lu ton livre, c'est curieux,
21:22 tu fais de la philosophie comme plus personne n'en fait."
21:25 Il ajoute "comme plus personne n'ose en faire."
21:27 Et je n'ai jamais su, il dit dans sa bouche,
21:30 c'était un compliment ou un reproche.
21:32 - Si vous réunissez toutes les réactions...
21:34 - Je m'interroge encore sur ce point,
21:36 mais en tout cas, il avait raison.
21:37 Je faisais de la philosophie comme plus personne n'en fait.
21:39 D'ailleurs, mon livre est paru le premier en 84,
21:41 le "Midicard", et il a eu de succès,
21:44 ce qui est rare pour un premier livre comme ça.
21:46 Et donc, les journalistes m'ont interviewé,
21:48 et l'un de vos confrères en 84,
21:51 c'était encore l'époque des nouveaux philosophes,
21:53 avec Luxman, Bernard-Henri Lillet, etc.
21:55 Et un journaliste me demande "est-ce que vous êtes un nouveau philosophe ?"
21:58 Et la réponse qui m'est venue spontanément,
22:00 ça a été lui dire "pas du tout, je suis un ancien philosophe."
22:03 Parce qu'en effet, moi, je voulais renouer avec la tradition,
22:06 et d'abord la tradition de l'Antiquité grecque et latine,
22:09 mais aussi celle des grands auteurs classiques,
22:12 qui veut que la philosophie, ça soit en effet une quête de la sagesse.
22:16 - Vous dites d'ailleurs sur ce livre, sur ce premier ouvrage,
22:20 que ce qui vous intéresse, c'est que le sens de tous vos ouvrages,
22:23 à partir de celui-là et puis les autres,
22:25 c'est de dire ce que vous n'appelez pas un "moins espéré",
22:28 mais je cite "plutôt connaître, aimer et agir davantage".
22:31 - Oui, c'est ça, parce que s'il y a quelque chose de désespérant
22:34 dans la connaissance humaine, le bonheur ne peut venir que d'autres choses.
22:37 De quoi ? De la connaissance, de l'action et de l'amour.
22:40 Autrement dit, il ne s'agit pas de s'interdire d'espérer.
22:42 D'ailleurs, c'est impossible. Pourquoi ?
22:43 Parce que comme dit Spinoza,
22:45 "Il n'y a pas d'espoir sans crainte, ni de crainte sans espoir."
22:48 Dès que vous avez peur de quelque chose,
22:49 vous espérez que ce quelque chose n'arrive pas.
22:51 Et donc, comme nous sommes pleins de peur, nous sommes pleins d'espérance.
22:55 Il faut l'accepter aussi.
22:56 Sauf que ce n'est pas l'espoir qui fait le bonheur,
22:59 c'est l'action, c'est la connaissance, c'est l'amour.
23:01 Et en effet, ma position philosophique, pour la résumer à l'extrême,
23:04 consiste à dire qu'il ne s'agit pas de s'interdire d'espérer,
23:07 mais il s'agit d'espérer un peu moins,
23:09 donc de craindre un peu moins,
23:11 et surtout de connaître, d'agir et d'aimer un peu plus.
23:14 Oui, parce que vous dites d'ailleurs que parmi les réactions que vous avez reçues,
23:17 une vous a fait penser d'ailleurs au suicide de votre maman
23:20 et à son désespoir et d'où qu'il vient.
23:23 Parce que le désespoir, c'est aussi peut-être un excès d'espoir quelque part.
23:27 Oui, c'est ça. Alors le dernier texte dans ce livre aussi,
23:29 "Les impromptus, la clé des champs",
23:33 porte sur ma mère.
23:34 Je voudrais en dire un mot parce que c'est sans doute le texte le plus intime
23:37 que j'ai écrit de ma vie et peut-être bien que j'écrirai jamais.
23:40 D'ailleurs, si vous permettez, j'allais vous demander
23:43 pourquoi avoir entendu 2023 pour écrire ce texte.
23:46 Parce que pour moi, c'était douloureux.
23:49 En tout cas, mon enfance a été triste.
23:50 Ma mère était malheureuse.
23:52 Et puis le suicide d'une mère, vous savez, j'avais 34 ans.
23:55 Elle, 64 ans quand elle s'est suicidée, moi 34.
23:58 Et puis, non, je n'avais pas l'idée parce que pour moi,
24:00 c'était pas de la philosophie, ça aurait été de la littérature.
24:03 Et en principe, j'avais renoncé à ça.
24:05 Et puis, ce qui s'est passé, c'est qu'un jour, je parle à la télévision,
24:08 à l'émission "La Grande Librairie" avec Ransab Hunel,
24:10 qui m'avait interrogé sur mon enfance.
24:11 Et donc, je lui avais dit ce que je vous dédie à vous aussi.
24:13 Voilà, j'ai grandi dans le malheur de ma mère.
24:16 J'ai fait de la philosophie au fond pour essayer de sortir de ce malheur là.
24:21 Et après quoi, j'ai reçu plusieurs mails, de nombreux mails de gens
24:24 que je ne connaissais pas qui me disaient, mais dans quel livre avez-vous parlé de ça?
24:27 Je leur disais, dans aucun livre, c'est quelque chose que je n'ai jamais écrit.
24:31 Et plusieurs m'ont dit, écoutez, écrivez-le.
24:32 Et ça m'a paru une bonne idée parce qu'au fond, bien sûr, la philosophie,
24:36 c'est un travail conceptuel, rationnel,
24:38 mais on fait toujours de la philosophie à partir d'un certain vécu,
24:41 d'une certaine histoire, d'une certaine biographie.
24:43 Et donc, moi, ma biographie, elle commence par ça.
24:45 Elle commence par le malheur de ma mère.
24:48 Et puis, il se trouve que ma mère, pourquoi est-ce qu'elle était malheureuse?
24:50 En effet, parce qu'elle passait son temps à rêver sa vie,
24:53 à espérer sa vie et donc à être perpétuellement déçue.
24:57 Et c'est la formule du psychanalyste que vous annonciez.
25:00 Après mon premier livre, donc le Mythe des quarts,
25:01 où il y avait cette critique de l'espoir et une quête d'une sagesse,
25:05 de l'action, de l'amour et de la connaissance.
25:08 L'une des premières lettres de lecteur que j'ai reçue,
25:10 m'était écrite par un psychanalyste que je ne connaissais pas,
25:13 qui me disait qu'il approuvait cette critique de l'espérance que j'avais entreprise.
25:17 Parce que, me disait-il, en tant que psychanalyste,
25:20 je constate que l'espérance est la principale cause de suicide.
25:25 De point, on ne se tue que par déception.
25:28 Et moi, j'avais reçu cette lettre deux ans avant le suicide de ma mère.
25:33 Mais quand maman s'est suicidée, j'ai repensé à cette lettre.
25:35 Je me dis, voilà, il avait raison.
25:37 Maman s'est tuée par déception.
25:39 Elle s'est tuée parce que depuis des décennies,
25:42 la vie ne correspondait pas aux espoirs qu'elle s'en était fait.
25:45 Mais sauf que la vie ne correspond jamais aux espoirs qu'on s'en était fait.
25:49 Bien sûr, si on a appris quelque chose de clair, c'est bien ça.
25:52 Sauf que l'erreur de beaucoup de gens et l'erreur de ma pauvre mère,
25:56 c'est quand la vie ne correspond pas à leurs espérances,
25:59 d'en conclure que c'est la vie qui a tort.
26:01 Mais qu'est-ce que ça peut vouloir dire que la vie a tort ?
26:03 Et fait ce qu'est peu la vie.
26:04 Mon idée à moi, c'est que quand la vie ne correspond pas à nos espérances,
26:08 c'est pas la vie qui a tort.
26:09 Ce sont nos espérances qui, dès le départ, sont vaines, illusoires, infondées.
26:14 Et que ma mère, à force de rêver sa vie, à force d'espérer vivre,
26:18 comme disait Blaise Pascal, était vouée à la déception.
26:22 Donc finalement, au malheur.
26:24 Et pour moi, la philosophie m'a aidé à faire le contraire,
26:27 non plus rêver ma vie, mais la vivre pour de bon.
26:29 Et donc, la voir comme elle est, ce que j'appelais la lucidité,
26:32 la prendre à bras le corps, ce que j'appelle l'action,
26:34 et puis essayer de l'aimer, ce que j'appelle la sagesse de l'amour.
26:39 J'aimerais qu'on passe à un autre sujet que je retrouve un peu dans votre oeuvre aussi,
26:42 en parlant entre autres d'un deuxième ouvrage,
26:45 "Petit traité des grandes vertus",
26:47 qui est sorti en 1995, toujours aux presses universitaires.
26:52 On parle d'une éthique centrée sur la vertu.
26:54 Alors moi, quand je lis, je ne suis pas philosophe,
26:57 donc quand je lis l'éthique, la vertu,
26:59 j'ai l'impression qu'il y a toujours ce lien,
27:01 parce qu'on retrouve un peu une dialectique religieuse, presque.
27:06 Et aujourd'hui, on parle de vertu, de valeur morale.
27:10 C'est aussi quelque chose qui vous est resté,
27:13 puisque vous êtes athée aujourd'hui,
27:14 mais ça ne veut pas dire que vous avez rejeté tout ce dans quoi vous avez baigné à l'époque.
27:18 - On n'a pas besoin de religion pour avoir une morale, fort heureusement,
27:21 pour s'intéresser à la vertu.
27:23 Non, je dirais presque au contraire, parce que dans le terrain philosophique,
27:29 faire un traité des vertus,
27:30 c'est prendre le parti de ce qu'on appelle les éthiques de la vertu
27:33 contre les éthiques du devoir.
27:35 Ce n'est pas la même chose.
27:36 D'un côté, c'est Aristote, si vous voulez, éthique de la vertu,
27:39 de l'autre côté, c'est Kant.
27:40 Or, le penseur religieux, ce n'est pas Aristote, de ce point de vue.
27:42 C'est Kant, parce qu'un devoir, c'est un commandement.
27:46 Alors pour Kant, un commandement de la raison pure pratique,
27:48 pour un croyant, un commandement de Dieu.
27:50 Si vous êtes athée comme moi,
27:52 et si vous ne croyez pas en une raison pure pratique comme moi,
27:56 l'idée de devoir perd tout son sens.
27:57 Il n'y a pas d'obligation.
27:59 Vous pouvez faire ce que vous voulez.
28:01 Et donc, la vertu, c'est essayer de bien agir,
28:03 indépendamment de quelque obligation que ce soit.
28:06 Ce que le philosophe Jean-Marie Guillaume appelait une éthique
28:10 sans obligation ni sanction.
28:12 Et donc, parler de vertu, ce qui, là aussi, ça a surpris.
28:14 Déjà, je parlais de sagesse et de bonheur, ça paraissait archaïque.
28:18 Mais quand je me suis mis à parler de vertu,
28:19 alors ça paraissait encore plus archaïque.
28:21 Le mot était devenu obsolète depuis plusieurs siècles.
28:24 Sauf que voilà, pour moi, un petit traité des vertus,
28:26 c'est le contraire d'un traité des devoirs.
28:28 Et s'il n'y a pas de Dieu, si nous sommes libres,
28:31 comme dirait Jean-Paul Sartre, à chacun d'inventer son bien,
28:35 à chacun d'aller vers le bien.
28:37 Au fond, qu'est-ce que c'est que la vertu ?
28:38 Spinoza le définit en une formule,
28:41 bien faire et se tenir en joie.
28:44 Pas besoin de croire en Dieu pour bien faire
28:47 et pour se tenir en joie.
28:48 Eh bien, voilà la vertu, c'est ça.
28:49 "Virtus" en latin, ça veut dire la puissance.
28:52 En grec, "arêter", c'est l'excellence.
28:54 Il s'agit de vivre, de développer au maximum
28:57 sa puissance d'humanité.
28:59 Vivre le plus humainement possible,
29:01 le plus librement possible,
29:02 éventuellement le plus heureusement possible.
29:04 C'est ça, la vertu.
29:05 Et on n'a pas besoin pour ça ni de commandement,
29:08 ni de devoir, ni donc de religion.
29:10 - Ce livre a eu un énorme succès.
29:12 Vous avez eu le Prix de la Bruyère
29:13 de l'Académie française en 1996.
29:16 On est suivi par la suite.
29:17 Vous avez été fait chevalier de la Légion d'honneur aussi.
29:21 Ça a marqué une étape importante
29:23 dans votre vie de philosophe ?
29:26 - D'abord, ça a changé ma vie parce que le Prix de la Bruyère,
29:29 c'est rien, mais surtout 300 000 exemplaires vendus,
29:33 sans les poches et sans les traductions,
29:35 300 000 grands formats en France.
29:37 Tous mes amis me disent, ça n'était jamais arrivé
29:39 pour aucun livre de philosophie.
29:40 C'était la première fois que ça arrivait.
29:42 Et donc, d'abord matériellement,
29:43 j'ai pu arrêter d'enseigner, donc écrire davantage.
29:45 C'est un changement considérable dans ma vie
29:48 et puis une très grande satisfaction.
29:49 Mais ce qui explique ce succès,
29:51 au-delà des qualités éventuelles du livre,
29:53 je pense que c'était un bon livre.
29:55 Mais c'est aussi autre chose.
29:56 C'est une rencontre entre un auteur et une génération.
29:59 Parce qu'au fond, j'étais pas le seul, 68 arts.
30:02 Et les 68 arts que nous étions à 16 ans, à 20 ans,
30:05 on disait vivre sans temps mort, jouir sans entrave.
30:08 Il est interdit d'interdire.
30:09 Autant dire qu'on n'avait pas du tout besoin de morale.
30:12 À l'époque, c'était l'époque du tout politique.
30:14 Tout était politique, la politique était tout.
30:17 Et parler de morale, ça paraissait complètement dépassé.
30:19 Et puis voilà que les 68 arts ont fait des enfants.
30:22 - Eh oui. - Moi notamment.
30:24 - Bien sûr. - Et quand on a des enfants,
30:25 on découvre qu'il n'est pas interdit d'interdire.
30:28 Qu'au contraire, il est à la lettre interdit
30:30 de ne pas interdire.
30:31 Quand on a des enfants, on découvre qu'on ne peut pas vivre
30:34 sans entrave, ni jouir sans entrave.
30:36 Et donc, on a découvert que notre amoralisme de 68 arts
30:40 ne tenait pas la route et qu'il suffisait de faire des enfants
30:43 pour s'en rendre compte.
30:45 Vers quelle morale ?
30:46 Parce qu'on avait grandi là encore dans l'illusion de 68 arts,
30:49 que la vieille morale judéo-chrétienne,
30:51 toujours réputée répressive, castratrice, culpabilisatrice,
30:55 c'était l'horreur.
30:57 Et puis finalement, on découvre que les valeurs
31:00 que nous transmettons à nos enfants,
31:02 que nous devons transmettre à nos enfants,
31:04 pour l'essentiel, c'est les valeurs que nous avons reçues.
31:06 C'est ces bonnes vieilles valeurs judéo-chrétiennes
31:09 de la tradition.
31:09 Pour ce qui est de mon pays, ça serait d'autres valeurs
31:11 dans d'autres pays, mais les mêmes valeurs
31:13 que nous avons reçues là, oui, un peu allégées,
31:15 notamment en matière sexuelle.
31:17 C'est vrai que la morale sexuelle aujourd'hui,
31:18 et moi, je m'en félicite, est plus libérale qu'elle n'était,
31:22 disons, au début du 20e siècle,
31:23 a fortiori qu'au 19e siècle.
31:25 Très bien.
31:25 Mais pour le reste, sincèrement, les valeurs qui sont les miennes,
31:29 c'est les mêmes qu'étaient celles de Spinoza,
31:31 c'était les mêmes qu'étaient celles de Montaigne.
31:34 Or, que dit Spinoza ?
31:36 Que ses valeurs à lui, Spinoza, au 17e siècle,
31:38 c'est les mêmes que celles de Jésus-Christ,
31:40 qui pour lui n'est pas Dieu, ni fils de Dieu,
31:41 qui n'est qu'un homme, mais un homme plus sage que la plupart.
31:44 Et que me dit Montaigne ?
31:45 Que ses valeurs à lui, Montaigne, c'est les mêmes que celles
31:47 de Socrate au 4e siècle avant Jésus-Christ.
31:51 J'en conclue par transitivité qu'entre mes valeurs morales,
31:53 d'une part, et celles de Jésus ou de Socrate,
31:56 il ne doit pas y avoir un abîme.
31:57 Et en effet, quand je relis les évangiles,
31:59 quand je relis les dialogues de Platon qui mettent Socrate en scène,
32:02 je découvre qu'entre leur morale et la mienne,
32:05 il n'y a pas beaucoup de différence.
32:07 Et qu'il fallait renouer aussi le fil de la tradition
32:09 avec ses valeurs morales.
32:10 Si nous voulons que l'avenir soit digne de l'humanité,
32:15 à nous la charge de transmettre à nos enfants
32:18 ces valeurs, le plus fort, anciennes, que nous avons reçues.
32:21 Mais que donc nous avons la charge, justement, de transmettre.
32:24 Parce que la seule façon d'être vraiment fidèle à ce qu'on a reçu,
32:27 c'est évidemment de le transmettre.
32:29 - Vous venez de citer Montaigne, j'ai envie de vous demander,
32:31 est-ce que, comme dit Montaigne,
32:33 vous êtes vous-même la matière de votre propre livre ?
32:37 - Un peu dans les impromptus.
32:39 Parce que ce que j'appelle les impromptus,
32:41 c'est des textes qui sont, au fond, entre philosophie et littérature.
32:44 Et donc, quand on fait de la littérature, forcément,
32:46 on parle un peu de soi.
32:48 C'est moins vrai de mes ouvrages plus techniques,
32:50 le traité du désespoir et de la bêtitude,
32:52 et même le petit traité des grandes vertus.
32:54 Il s'agit d'un traité de morale.
32:55 Et donc, ce n'est pas de moi qu'il est question.
32:57 Mais c'est vrai que quand on écrit,
32:59 quand on essaie d'être authentique,
33:00 il y a quelque chose de soi qui passe dans ce qu'on écrit.
33:02 Mais a fortiori, pour ce qui est des impromptus,
33:04 oui, je l'assume parce que, au fond,
33:06 ce que j'appelle des impromptus,
33:07 j'emprunte le mot à Schubert, bien sûr,
33:09 mais j'aurais pu appeler ça des essais au sens de Montaigne.
33:12 Sauf qu'aujourd'hui, un essai,
33:13 les gens s'attendent à avoir un livre de 200, 300 pages.
33:16 On oublie que chez Montaigne, il n'y a un essai pas du tout.
33:18 C'est 5 pages, 10 pages, 50 pages pour les gros essais.
33:21 Vous voyez, c'est un article.
33:23 Et au fond, j'aurais pu appeler ces 12 impromptus,
33:26 12 essais, mais au même sens que Montaigne.
33:28 Mais comme le mot a changé de sens,
33:29 je préfère appeler ça des impromptus.
33:31 - Alors, en parlant justement de la clé des champs et autres impromptus,
33:34 donc c'est votre dernier ouvrage qui est sorti
33:36 en mars de cette année aux presses universitaires.
33:39 Et vous parlez de plusieurs sujets, justement, qui vous tiennent à cœur.
33:43 Et entre autres, la fin de vie, l'euthanasie, vous en parlez.
33:46 Vous êtes, me semble-t-il, membre de l'association
33:48 pour le droit de mourir dans la dignité.
33:51 Et vous dites, en France, le suicide n'est pas un délit.
33:53 Et du coup, l'assistance au suicide ne devrait pas en être rare.
33:58 - Oui, c'est le paradoxe.
33:59 Vous avez le droit de vous suicider.
34:00 Personne, aucune loi ne l'interdit.
34:02 Mais aucun médecin n'a le droit de vous aider à mourir,
34:06 même si vous souffrez atrocement d'une maladie incurable.
34:09 Donc, il ne s'agit pas du tout de faire l'apologie du suicide.
34:11 Encore une fois, moi, j'aime la vie.
34:12 Je souhaite qu'elle dure le plus longtemps possible.
34:14 Mais si un jour, je suis atteint d'une maladie incurable,
34:17 très douloureuse ou atrocement handicapée,
34:20 il se peut que je préfère mourir.
34:22 Et donc, je pense que le suicide fait partie des droits de l'homme.
34:26 Et plutôt que de me jeter de la fenêtre du cinquième étage
34:29 comme le philosophe Gilles Deleuze,
34:31 je préfère qu'un médecin me donne la substance létale
34:33 qui me permettra de mourir sans souffrance.
34:36 D'où le titre de ce livre, "La clé des champs".
34:38 Au fond, c'est une citation de Montaigne.
34:41 Dans les essais, Montaigne écrit
34:43 "Le plus beau cadeau que nature nous ait fait,
34:46 c'est de nous avoir laissé la clé des champs".
34:49 La clé des champs, c'est-à-dire le droit de s'en aller,
34:51 le droit de mourir.
34:52 Et donc, je crois en effet comme Montaigne
34:54 que le droit de mourir, y compris volontairement,
34:57 fait partie des droits de l'homme.
34:58 Alors, ce n'est pas du tout la liberté suprême,
35:00 comme certains appartiennent à le penser.
35:02 Non, non, la liberté suprême, c'est la liberté de vivre.
35:04 Et le droit de vivre est bien plus important que le droit de mourir.
35:07 Mais dès lors que la mort fait partie de la vie,
35:10 si on aime et la vie et la liberté,
35:13 on a envie de pouvoir être libre jusqu'au bout.
35:15 Et donc, je ne dis pas que je me suiciderai forcément.
35:18 Tout dépendra des circonstances.
35:19 Mais je tiens à avoir le droit, la possibilité de me suicider,
35:23 si possible avec l'aide de mon médecin.
35:26 Pour l'instant, c'est ce que la loi interdit.
35:27 Et c'est pourquoi je crois en effet qu'il convient de changer la loi.
35:31 J'aimerais, à la fin de notre entretien,
35:33 en revenir à quelques questions d'actualité.
35:35 Entre autres, on voit le mouvement social en France.
35:39 Vous avez annoncé à plusieurs reprises
35:41 que vous aviez voté pour Emmanuel Macron.
35:43 Et vous disiez "pour moi, c'était celui qui était capable
35:45 de réaliser l'Union nationale".
35:47 Quand on voit ce qui se passe en France aujourd'hui,
35:49 est-ce que vous dites toujours la même chose ?
35:52 C'est ce que j'ai à l'époque.
35:53 Je constate qu'il a échoué.
35:55 Ce n'est pas difficile.
35:57 Il a échoué et c'est intéressant, cet échec-là,
36:00 parce que oui, il a voulu faire une forme d'Union nationale.
36:04 Autrement dit, sa formule, c'était "et droite et gauche".
36:07 Pas ni droite ni gauche, parce que ni droite ni gauche,
36:10 ça ne veut dire rien.
36:11 Ou alors ça veut dire le centre, c'est-à-dire pas grand-chose.
36:13 Non, c'était "et droite et gauche".
36:14 Autrement dit, une forme d'Union nationale.
36:17 Je pensais en effet à l'époque que pour un certain nombre
36:19 de réformes difficiles et puis pour sortir des tensions
36:22 françaises, il aurait été bon d'avoir, pour quelques années,
36:26 un gouvernement d'Union nationale.
36:27 Il se trouve que la gauche, pour l'essentiel, n'en a pas voulu.
36:30 Le PS n'en a pas voulu, que la droite, pour l'essentiel,
36:32 les Républicains n'en a pas voulu et que donc le pauvre Macron,
36:36 si je dois dire, a été réduit à faire l'Union nationale
36:38 à lui tout seul.
36:39 Ce qu'on constate, c'est que l'Union nationale
36:41 à soi tout seul, ça ne marche pas.
36:43 Et je pense que c'est le principal échec de Macron,
36:45 parce que pour le reste, sa politique économique
36:48 a plutôt bien réussi, si vous voulez.
36:50 Rappelons pour les gens de gauche et ma famille politique
36:53 que tous les deux septennats de François Mitterrand,
36:56 le nombre de chômeurs a doublé.
36:58 Doublé pendant les 14 ans des deux mandats de Mitterrand.
37:02 Et Mme Lacron a fait réduire très sensiblement
37:05 le nombre de chômeurs, malgré la pandémie,
37:07 malgré les critiques, etc.
37:08 Et donc, il y a plutôt un succès économique
37:10 et il y a un échec politique.
37:11 Mais j'ai envie de dire maintenant,
37:12 tout ça, c'est une vieille histoire, c'est terminé.
37:14 Macron ne peut plus être candidat à la prochaine élection.
37:16 Et donc, la vraie question, c'est comment est-ce qu'on sort du macronisme ?
37:19 Dès lors, c'est comme disait mon ami Zveytan Todorov
37:23 qui expliquait à François Bayrou qu'il ne voulait pas voter pour le centre
37:25 parce que, dit-il, si le centre arrive au pouvoir,
37:28 l'alternance après ne pourra plus amener
37:30 que l'un des deux extrêmes,
37:31 extrême gauche ou extrême droite.
37:33 On en est un peu là.
37:34 Et donc, la question, me semble-t-il,
37:35 c'est comment sortir du macronisme ?
37:36 Comment trouver un gouvernement
37:39 qui ne soit ni d'extrême droite ni d'extrême gauche ?
37:42 Et donc, mon combat à moi maintenant,
37:44 c'est essayer de renforcer,
37:45 alors si vous êtes de droite, les modérés de droite
37:47 pour éviter l'extrême droite.
37:48 Si vous êtes de gauche, ce qui est mon cas,
37:50 essayer de renforcer les modérés de gauche
37:52 pour éviter l'extrême gauche.
37:54 Autrement dit, renouer avec une forme d'alternance
37:56 entre une gauche modérée et une droite modérée.
37:59 Alors bien sûr, on va me dire que ce n'est pas exaltant,
38:01 peut-être, mais c'est ce qu'on appelle la démocratie.
38:03 Et ça vaut quand même mieux que la guerre civile.
38:05 - En attendant, la planète continue de chauffer.
38:08 Il y a une crise climatique.
38:10 On a l'impression que ça devient de plus en plus réel,
38:12 mais qu'on n'arrive pas encore à l'entendre,
38:15 en tout cas dans les politiques de certains pays.
38:17 Comment est-ce qu'on peut justement garder de l'espoir
38:20 avec ce qui est en train de se passer ?
38:21 - D'abord, en agissant.
38:22 Il ne s'agit pas de regarder le film à la télé.
38:25 Il faut transformer les choses.
38:26 Chacun d'entre nous a son niveau.
38:28 On connaît les règles.
38:29 Manger moins de viande, se chauffer moins,
38:32 prendre moins l'avion, moins sa voiture, plus le train, etc.
38:35 Prendre moins de bain, davantage de douche,
38:37 mais aussi à l'échelle collective, bien sûr.
38:39 Et là, la responsabilité des politiques est lourde.
38:42 Et reconnaissons aussi qu'ils sont dépendants
38:44 des exigences des électeurs.
38:46 Autrement dit, si les Français voulaient
38:48 une transition énergétique radicale,
38:51 ils voteraient tous écolos et ils ne protégeraient pas
38:53 quand on augmente le prix de l'essence.
38:56 Et donc, voilà, il faut concilier la fin du monde
38:58 et la fin du mois pour reprendre l'expression bien connue.
39:00 Il faut à la fois essayer de sauver la planète
39:03 sans trop mécontenter les Français ou les électeurs,
39:05 quel que soit le pays.
39:07 Et c'est extrêmement difficile.
39:08 Mais c'est vrai qu'il y a urgence.
39:09 Et pour moi, c'est l'enjeu principal aujourd'hui.
39:12 Écoutez, là, je dépare à la retraite.
39:13 C'est anecdotique, si vous voulez,
39:15 mais la question du dérèglement climatique,
39:17 là, c'est une question vitale pour l'humanité.
39:20 Et je trouve qu'en effet, on n'y attache pas assez d'importance.
39:23 - Je voudrais finir sur la guerre en Ukraine.
39:25 Pour Aristote, il disait "la guerre doit toujours avoir la paix
39:28 pour objectif et ne peut jamais être destinée à humilier
39:31 ou à servir d'autres peuples".
39:33 Le philosophe que vous êtes, vit comment cette guerre qui continue ?
39:38 - Écoutez, d'abord, je pense qu'Aristote a raison,
39:40 effectivement, je la vis dans l'effroi,
39:43 surtout pour les malheureux Ukrainiens
39:44 qui vivent quand même des choses horribles.
39:46 Alors, c'est bien qu'il y a aussi des morts en Russie,
39:48 mais au moins, ils se battent sur un pays,
39:50 sur le territoire d'un pays qui n'est pas le leur.
39:53 Mais donc, on a envie que ça cesse.
39:56 Et en même temps, on ne voit pas comment ça pourrait cesser
39:59 en donnant raison à Vladimir Poutine.
40:00 Et donc, si Vladimir Poutine, si la Russie garde,
40:03 ne serait-ce que la Crimée ou le Donbass,
40:06 ça veut dire que Poutine avait eu raison d'envahir l'Ukraine.
40:10 Et donc, moi, je pense qu'il faudra une négociation.
40:13 Ceux qui espèrent que les Ukrainiens vont arriver à Moscou,
40:17 ils vont se raconter des histoires, bien sûr.
40:19 Il faudra bien une négociation, mais une négociation
40:22 que je souhaite sur des bases qui ne justifient pas
40:26 l'invasion de l'Ukraine par la Russie.
40:28 Et donc, c'est là que c'est très difficile,
40:30 parce que moi, je suis résolument, bien sûr, du côté des Ukrainiens.
40:34 La Russie est le pays envahisseur.
40:35 Les Ukrainiens défendent leur indépendance.
40:38 Je me méfie un peu de certains discours jusqu'au boutiste
40:41 qu'on entend parfois chez les Ukrainiens.
40:43 Non, il faudra des négociations, mais en même temps, ils ont raison.
40:46 On ne peut pas accepter de négociations qui enterrineraient
40:48 le fait accompli, ne serait-ce que l'occupation de la Crimée.
40:51 Je crois que ça serait déjà une prime trop importante
40:54 à accorder à Vladimir Poutine.
40:57 Je pourrais finir sur une note un peu plus positive.
40:59 Vous êtes passionné d'Alexandre Dumas, vous l'avez dit.
41:02 Il me semble que le personnage, le héros de fiction que vous adorez,
41:06 c'est Athos. Est-ce que vous avez vu le dernier film ?
41:09 Pas encore, non.
41:10 J'hésite un petit peu parce que j'aime tellement ce roman.
41:13 Je le connais tellement bien, je pense que le film,
41:15 inévitablement, va me décevoir.
41:17 Et c'est vrai, l'un des douze impromptus porte sur Athos,
41:20 qui justement est mon personnage de fiction préféré depuis toujours,
41:23 depuis mon enfance.
41:24 J'ai relu le livre quatre fois intégralement,
41:27 les trois volumes de la trilogie.
41:30 Oui, parce qu'Athos, justement, il exprime une forme de noblesse,
41:34 de courage, du désespoir.
41:36 Pas besoin d'espérer pour entreprendre ni de réussir pour persévérer.
41:40 C'est la formule de Guillaume Doran, si je me souviens bien.
41:42 Mais ça pourrait être la maxime d'Athos.
41:45 Athos est un personnage désespéré et en même temps admirable,
41:49 de courage, de noblesse, de générosité, de vaillance.
41:53 Et ça me faisait rêver quand j'étais petit garçon.
41:55 Il m'est arrivé de dire qu'au fond, tous les livres de philosophie
41:58 que j'écris, c'était pour donner à Athos la philosophie qu'il mérite.
42:03 C'est un résumé, mais c'est vrai que quand je relis aujourd'hui
42:05 les pages d'Alexandre Dumas, je retrouve malgré tout
42:08 ce qui m'a ému dans ce personnage d'Athos.
42:11 Oui, c'est la conjonction entre la vertu, comme vous diriez,
42:15 la noblesse et le désespoir, ce qu'on appelle au fond
42:18 le courage du désespoir.
42:20 - Très bien, effectivement, un des impromptus sur Athos.
42:23 Je rappelle la clé des chants et autres impromptus
42:26 chez les presses universitaires.
42:27 André Comte-Panville, merci beaucoup pour cette discussion philosophique.
42:31 Merci d'avoir été avec nous.
42:32 - Merci à vous.
42:33 - Merci, merci à vous tous de nous avoir suivis.
42:36 Restez avec nous sur France 24.
42:38 (Générique)