• il y a 10 mois
Le Collège international de philosophie et la Cité des sciences et de l’industrie invitent les classes préparatoires scientifiques à une séance spécialement conçue sur le thème "Faire croire".Faire croire, nous dit la grammaire, exprime en français un factitif : quelqu’un y fait faire quelque chose à quelqu’un. Mais, précisément, comment passer du faire au croire – c’est-à-dire du champ des pratiques à celui des idées ? Et quel type d’action saurait donc susciter la croyance ? C’est la question que posent, chacun à sa manière, deux des auteurs au programme cette année : Musset, dans Lorenzaccio (1834), relate la façon dont Lorenzo, jeune patricien florentin, feint l’amitié pour se rapprocher du tyran qu’il projette d’assassiner ; Arendt quant à elle, dans Du Mensonge à la violence (1972), prenant prétexte du scandale des Pentagon Papers, cherche à penser le rôle structurant de l’opération du « faire croire » dans le champ de l’action politique. Outre un éclairage sur ces oeuvres, la séance proposera un focus sur les stratégies de manipulation de l’information dans nos sociétés contemporaines. Sous la responsabilité de Guillaume Artous-Bouvet, Collège international de philosophie.Avec David Colon, historien, enseignant-chercheur à Sciences Po Paris, Aurore Mréjen, docteur en philosophie, ingénieur de recherche à l’université Paris-Nanterre, et Sylvain Ledda est professeur de littérature française à l’université de Rouen-Normandie.Séance animée par Victorine de Oliveira, journaliste à Philosophie magazine.

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Transcription
00:00:00 -Bonjour à tous.
00:00:01 Merci d'être présents pour cette nouvelle séance du forum
00:00:03 "Science et philosophie" consacrée au thème
00:00:06 au programme des classes préparatoires scientifiques,
00:00:08 "Faire croire".
00:00:10 Cette séance est organisée par le Collège international de philosophie
00:00:13 en partenariat avec le mensuel "Philosophie magazine".
00:00:16 "Je tiens ce monde pour ce qu'il est,
00:00:19 un théâtre où chacun doit jouer son rôle",
00:00:21 déclare un personnage du marchand de Venise, Shakespeare.
00:00:24 "Jouons-nous tous la comédie,
00:00:26 peut-être pas à chaque instant de notre vie, mais il est courant
00:00:30 de se retrouver en situation de représentation,
00:00:32 que ce soit au travail, en cours parmi ses camarades de classe
00:00:35 ou face à un professeur ou dans le cadre d'un dîner de famille,
00:00:38 comme vous l'avez été peut-être lors des fêtes.
00:00:41 Nous essayons alors de faire croire quelque chose,
00:00:44 que nous sommes plutôt ceux-ci que ceux-là,
00:00:46 que nous appartenons à telle tribu, tel clan, telle classe sociale que sais-je.
00:00:50 Est-ce du mensonge ? Pas toujours, évidemment.
00:00:54 Mais on n'est pas loin de l'illusion et de certains artifices.
00:00:57 À l'ère de la post-vérité,
00:00:59 où les faits les plus évidents sont parfois remis en question,
00:01:02 l'art du faire croire revêt désormais un enjeu démocratique.
00:01:06 Mentir en politique n'est pas nouveau,
00:01:08 mais défendre une vision du monde
00:01:10 où la vérité n'est plus une possibilité commune,
00:01:13 c'est un peu plus nouveau.
00:01:14 L'avènement de l'intelligence artificielle, en revanche,
00:01:17 et des deepfakes accentue encore le brouillage des repères.
00:01:20 Distinguer le fait,
00:01:22 le faux du réel devient de plus en plus difficile.
00:01:25 C'est une véritable guerre que se livrent désormais certains acteurs
00:01:28 qui veulent se rendre comme maître et possesseur de la vérité
00:01:31 pour paraphraser Descartes.
00:01:33 Rien de mieux qu'une scène de théâtre
00:01:35 pour apprendre à repérer les ficelles de l'illusion,
00:01:38 pour analyser les trucs propres à faire croire.
00:01:40 Le drame romantique, avec sa pléthore de moyens,
00:01:43 ses cadres qui débordent et ses multiples intrigues parallèles,
00:01:46 offre un lieu propice à la réflexion.
00:01:48 Qu'a à nous dire un auteur du 19e siècle ?
00:01:51 Alfred de Musset, sur le brouillage actuel que connaît le concept de vérité.
00:01:55 L'époque des Médicis et l'Italie du XVIe siècle
00:01:58 semblent pourtant bien lointaines.
00:02:00 Il n'empêche, certains jeux de dupes connaissent à nouveau leur heure de gloire.
00:02:04 Une autre piste de réflexion nous est offerte
00:02:06 par l'œuvre de la philosophe et politologue Anna Arendt.
00:02:09 Confrontée à l'avènement des totalitarismes,
00:02:12 aux risques de déportation et à l'exil,
00:02:14 elle a construit des outils conceptuels propres
00:02:16 à comprendre les transformations et les risques
00:02:18 qui ont affecté la démocratie au XXIe siècle.
00:02:21 Avec nos trois invités,
00:02:22 nous explorons les multiples enjeux de ce thème,
00:02:25 faire croire qu'il soit politique ou dramatique.
00:02:28 Pour reprendre une expression qui a été très employée cette semaine,
00:02:32 peut-être trouverons-nous des pistes pour réarmer,
00:02:35 proposer un réarmement de la vérité.
00:02:37 Je vous présente les trois invités qui sont avec nous aujourd'hui.
00:02:42 Sylvain Leda, vous êtes professeur de littérature française
00:02:45 à l'Université de Rouen-Normandie,
00:02:48 spécialiste d'alphabétisme,
00:02:50 spécialiste d'Alfred de Musset et de la littérature romantique.
00:02:53 Vous avez consacré de nombreux ouvrages à cet auteur
00:02:56 dont vous dirigez les œuvres complètes.
00:02:58 Avec vous, nous verrons comment Alfred de Musset
00:03:00 met en scène dans Lorenzo Accio le mensonge et le faux-semblant
00:03:03 pour en faire une voie paradoxale d'accès à la vérité.
00:03:06 David Collon, vous êtes enseignant.
00:03:08 Je précise qu'il y a eu un changement de programme,
00:03:10 je me suis emmêlé les pinceaux.
00:03:12 Mais Esther Pinon était en absente,
00:03:13 c'est monsieur Sylvain Leda qui la remplace.
00:03:16 David Collon, vous êtes enseignant et chercheur
00:03:19 en histoire à Sciences Po,
00:03:20 récemment auteur de "La guerre de l'information",
00:03:23 paru aux éditions Taillandier.
00:03:25 Vous analyserez comment la guerre de l'information
00:03:27 est devenue une guerre contre l'information,
00:03:29 qui a eu pour conséquence de fragiliser nos démocraties.
00:03:33 Enfin, Aurore Mrejen, vous êtes docteur en philosophie
00:03:36 et ingénieur de recherche à l'Université Paris-Nanterre.
00:03:39 Spécialiste d'Anna Arendt,
00:03:40 vous avez coordonné avec Martine Lebovici
00:03:42 les cahiers de Lerne qui lui sont consacrés,
00:03:44 qui sont parus en 2021.
00:03:47 En vous appuyant sur Arendt,
00:03:49 je vous montrerai comment faire croire,
00:03:50 supposé la plupart du temps en vouloir faire croire,
00:03:53 qui revient souvent à une intention de tromper.
00:03:55 Je vous propose d'abord d'écouter les trois interventions
00:03:58 de nos invités.
00:04:00 Nous allons commencer par monsieur Leda.
00:04:02 -C'est allumé ?
00:04:04 Il y a un petit changement à vue, comme au théâtre, je me déplace.
00:04:07 Esther Pinon n'a pas pu venir parce qu'elle a la grippe,
00:04:17 mais Esther Pinon et moi travaillons de très longue date
00:04:20 ensemble sur MUSEE, dont nous sommes les spécialistes.
00:04:23 Nous organisons un dictionnaire MUSEE
00:04:25 qui sera disponible en ligne dans quelques mois
00:04:27 et nous éditons ensemble les œuvres complètes de MUSEE.
00:04:31 Ce que je vais vous lire aujourd'hui et ce que je vais vous proposer,
00:04:35 c'est un mixte de ce qu'avait proposé Esther
00:04:38 avec quelques idées qui sont de moi quand même.
00:04:42 Je ne vais pas simplement faire le perroquet.
00:04:45 Alors, "Il n'y a de vrai au monde que de déraisonnés d'amour."
00:04:50 En 1836, dans la comédie "Il ne faut jurer de rien",
00:04:54 MUSEE fait prononcer cette phrase à Valentin Van Burck,
00:04:58 qui est le héros de cette pièce.
00:05:01 Il s'agit d'un éloge de la folie douce
00:05:04 qui intervient dans un texte comique et fantaisiste
00:05:08 à mille lieues, apparemment,
00:05:10 de la noirceur désespérée de Lorenzaccio.
00:05:14 Pourtant, il me semble que cette ligne de conduite paradoxale
00:05:18 qui consiste à se faire croire à soi-même
00:05:21 ce que l'on sait n'être pas vrai,
00:05:24 il me semble que cette piste éclaire le drame de 1834
00:05:28 que MUSEE a composé pour la plupart en 1833.
00:05:32 Il faut toujours avoir à l'esprit
00:05:34 que c'est un jeune homme de 22 ans qui a écrit cette pièce.
00:05:38 Donc, il me semble que dans le drame de 1834,
00:05:44 on note un parti pris de la déraison,
00:05:48 plus de gravité, peut-être,
00:05:51 et plus de fantaisie qu'on ne pourrait en déceler au premier abord.
00:05:55 C'est ce que j'aimerais essayer de démontrer
00:05:57 en m'appuyant sur deux extraits, deux scènes
00:06:00 dans lesquelles le jeu et la déraison,
00:06:02 plus ou moins consciemment recherchés par Lorenzaccio,
00:06:05 deviennent pour lui un moyen d'accéder à la vérité
00:06:08 mais aussi un moyen d'action,
00:06:10 et pour la pièce, un moteur dramatique.
00:06:13 Vous avez lu la pièce, vous la connaissez par cœur.
00:06:15 Il s'agit de la scène 1 de l'acte III
00:06:18 et de la scène 9 de l'acte IV.
00:06:20 Je vais enfoncer une porte ouverte en disant que Lorenzaccio
00:06:25 est un drame de la perte de la foi et des idéaux,
00:06:29 un drame de l'incapacité à croire
00:06:32 et du danger qu'il y a à faire croire.
00:06:37 "La foi en rien ne se donne",
00:06:42 écrit Musset dans "La confession d'un enfant du siècle" en 1836,
00:06:45 donc juste après la publication de Lorenzaccio.
00:06:49 C'est déjà ce qu'il démontre dans le drame
00:06:53 à travers notamment la dramatisation d'un épisode
00:06:56 de l'histoire florentine.
00:06:58 La pièce, Lorenzaccio, comme le roman,
00:07:01 "La confession d'un enfant du siècle",
00:07:03 sont écrits dans un contexte précis
00:07:06 qu'il faut avoir à l'esprit,
00:07:07 celui de la monarchie de Juillet
00:07:09 et des désillusions que ce régime politique nouveau a engendré.
00:07:15 Musset, vous le savez, est très peu politisé
00:07:18 et d'une nature foncièrement pessimiste.
00:07:21 Et ce, très jeune.
00:07:23 Au moment de la révolution de Juillet,
00:07:25 le 27, 28, 29 juillet 1830,
00:07:27 Musset ne prend pas son fusil comme Alexandre Dumas
00:07:30 pour aller lutter pour la Republica.
00:07:33 Il fait, 2-3 jours après, du tourisme de barricades,
00:07:36 bien habillé avec une canne.
00:07:38 Il se promène, il badine, mais il ne s'implique pas,
00:07:41 il ne s'engage pas.
00:07:43 Il n'a donc partagé que très brièvement,
00:07:46 vraiment très brièvement,
00:07:47 et je ne sais même pas s'il l'a partagé,
00:07:50 l'enthousiasme et les espérances de 1830.
00:07:53 Il n'en perçoit pas moins vivement l'amertume et la déception
00:07:58 qui s'emparent de la jeunesse
00:08:01 et s'inscrivent, selon lui, dans une crise des croyances
00:08:04 plus vaste et plus profonde.
00:08:07 Ce que Musset appelle les enfants du siècle,
00:08:10 les enfants du siècle, ne savent plus en quoi croire.
00:08:15 C'est en cela que la pièce est très moderne
00:08:18 et fait écho à nos propres préoccupations.
00:08:22 Lorenzaccio, bien qu'il soit un homme
00:08:24 et un personnage historique du XVIe siècle,
00:08:26 Lorenzaccio est l'un de ces enfants du siècle.
00:08:30 Le pessimisme de la pièce se lie aussi peut-être
00:08:34 dans la forme que Musset a choisi de lui donner.
00:08:37 Il aurait pu écrire un roman,
00:08:38 une épopée burlesque en verre, il sait le faire.
00:08:41 Il choisit un drame, un drame shakespearien.
00:08:44 Olivia évoquait "Le marchand de Venise",
00:08:47 un drame shakespearien mêlé de comédie shakespearienne.
00:08:51 Dans un poème publié en 1830,
00:08:54 écrit juste après la Révolution de juillet, "Les vœux stériles",
00:08:57 Musset fait de la représentation théâtrale
00:09:00 un avilissement de la pensée. Voilà ce qu'il écrit.
00:09:03 "Puisque c'est ton métier, misérable poète,
00:09:06 "puisque c'est ton métier de faire de ton âme une prostituée
00:09:09 "et que de joie ou douleur,
00:09:11 "tout demande sans cesse à sortir de ton cœur,
00:09:14 "que du moins l'istrion couvert d'un masque infâme
00:09:17 "n'aille pas dégradant ta pensée avec lui
00:09:20 "sur dignoble traiteau, la maître aux pylories."
00:09:24 Le théâtre, lieu de toutes les illusions,
00:09:27 lieu aussi de toutes les fausses vérités,
00:09:30 fascine Musset et Lorenzaccio va dans ce sens.
00:09:33 Les spectacles qui sont donnés dans la pièce,
00:09:35 le bal du mariage chez les nazis,
00:09:37 le sermon à l'église sainte-miniato,
00:09:40 l'élection finale, le couronnement final de Comte de Médicis,
00:09:44 tout cela sont des instruments de contrôle
00:09:47 et d'asservissement du peuple qui s'en repaient
00:09:50 avec une curiosité malsaine
00:09:52 ou une satisfaction béate, c'est selon,
00:09:55 qui rend finalement le peuple passif.
00:09:58 A Florence, en 1537, comme à Paris, en 1834,
00:10:03 faute de croyances partagées et de valeurs communes,
00:10:06 le théâtre n'est plus aux yeux de Musset
00:10:09 le lieu de cohésion sociale dont rêve, par exemple, Victor Hugo,
00:10:13 mais celui d'un voyeurisme.
00:10:15 Et le public n'est plus un peuple,
00:10:18 autrement dit, une entité unie,
00:10:20 mais son versant dégradé,
00:10:23 c'est-à-dire une foule, un agrégat d'individus,
00:10:27 c'est ce que Victor Hugo nomme dans les "Contemplations"
00:10:29 et dans les "Châtiments" la populace.
00:10:32 On comprend dès lors que Musset ait renoncé à écrire pour les planches,
00:10:36 mais on peut s'étonner qu'avec un pessimisme si radical
00:10:40 qui confine au nihilisme, pardonnez-moi l'anachronisme,
00:10:43 il ait persisté à écrire du théâtre.
00:10:46 Est-il encore possible de faire adhérer les lecteurs
00:10:50 à une intrigue et à des personnages,
00:10:52 de les faire croire à une fiction
00:10:55 et à quoi bon dans un univers où tout ment,
00:10:58 où tout est mensonge ?
00:11:01 Il me semble précisément que c'est le mensonge généralisé
00:11:06 que Musset met en scène
00:11:08 et qui donne sa raison d'être à Lorenzaccio
00:11:11 et qui fait que la lire ou la voir représenter,
00:11:16 aujourd'hui encore, fait sens pour nous
00:11:18 et pose un problème philosophique
00:11:20 qui résonne avec les autres oeuvres au programme.
00:11:25 Musset oppose en effet à une quête de vérité
00:11:27 rendue impossible par une hypocrisie
00:11:30 et une manipulation devenue systématique
00:11:33 un autre rapport au réel
00:11:35 qui réside dans une altération volontaire
00:11:38 et avouée de la vérité.
00:11:41 Autrement dit, il choisit la déraison
00:11:45 dans le jeu J.E.U., quel qu'il soit.
00:11:49 Je vous rappelle,
00:11:51 et ça sera le cadre épistémologique de mon intervention,
00:11:55 que Roger Caillois distingue quatre grandes catégories du jeu.
00:12:02 L'agone, le conflit, le jeu de compétition,
00:12:05 qu'on retrouve dans le mot "agonistique",
00:12:07 tous les jeux de compétition.
00:12:10 L'aléa, les jeux de hasard.
00:12:12 L'hylinx, les jeux qui produisent du vertige,
00:12:15 par exemple quand on se met à tourner sur soi-même
00:12:18 ou sur une balançoire.
00:12:20 C'est ce que Caillois appelle l'hylinx.
00:12:22 Et enfin, le mimicry, M-I-C-R-Y,
00:12:26 qui désigne le simulacre, qui inclut le théâtre.
00:12:30 Si le jeu est central dans l'oeuvre de Musset,
00:12:33 j'ai consacré un livre à ce sujet,
00:12:35 lui-même, Musset était joueur passionné, invétéré,
00:12:39 il jouait aux échecs, il a même laissé dans l'histoire des échecs
00:12:42 des codes, des tours, des manières de jouer aux échecs.
00:12:46 C'était un très grand joueur d'échecs,
00:12:47 l'un des plus grands de son temps.
00:12:50 Il ne me semble guère présent, a priori, dans Lorenzaccio.
00:12:55 Le jeu ne semble pas présent, a priori, dans Lorenzaccio,
00:12:58 où on n'a pas trop à cœur de s'amuser.
00:13:00 Mais toutes les formes du jeu que je viens d'évoquer,
00:13:04 les quatre catégories de Caillois,
00:13:06 sont pourtant présentes dans les scènes les plus importantes,
00:13:09 qui sont celles de la répétition du meurtre d'Alexandre de Médicis,
00:13:14 c'est-à-dire la scène 1 de l'acte III et la scène 9 de l'acte IV.
00:13:19 Dans la première de ces deux scènes,
00:13:20 Lorenzaccio, vous vous rappelez,
00:13:22 il fait ses armes avec Scoronconcolo,
00:13:24 son ami Scoronconcolo, qui est un spadacin,
00:13:26 qui lui est entièrement dévoué.
00:13:28 C'est une scène d'agone
00:13:30 dans laquelle les deux hommes s'affrontent,
00:13:33 s'escriment et mesurent leur force.
00:13:36 Dans ce que Musset appelle "rue de jeu",
00:13:39 ainsi que le désigne Scoronconcolo,
00:13:41 l'engagement physique est tel
00:13:43 qu'il va, pour Lorenzo, jusqu'à l'hylinx,
00:13:47 jusqu'au vertige,
00:13:48 au point que dans cette scène, il s'évanouit.
00:13:51 Il a une telle bouffée de délire, de passion, d'enthousiasme,
00:13:56 qu'il s'évanouit.
00:13:57 C'est bien l'hylinx que décrit Caillois.
00:14:00 A l'acte IV, scène 9, c'est l'agone décisif,
00:14:04 c'est-à-dire l'affrontement avec Alexandre tel qu'il l'imagine.
00:14:08 Bien que Lorenzo s'efforce d'en maîtriser tous les paramètres,
00:14:12 il ne peut occulter le fait que l'aléa,
00:14:16 c'est-à-dire le hasard, y jouera sans doute un grand rôle,
00:14:19 ce que traduisent ses formules hypothétiques.
00:14:22 Je cite.
00:14:23 "S'il pouvait lui prendre fantaisie de se coucher,
00:14:26 "voilà où serait le vrai moyen."
00:14:28 Les modalités verbales suggèrent ce doute, ce hasard,
00:14:31 cette possibilité de l'aléa.
00:14:34 L'hylinx reparaît également dans...
00:14:37 Je cite.
00:14:38 "J'ai des envies de danser incroyables."
00:14:40 Il a envie de s'étourdir.
00:14:44 Mais les deux scènes relèvent principalement du mimiqury,
00:14:49 c'est-à-dire du simulacre, du faire comme si,
00:14:53 puisqu'elles offrent des répétitions et des simulacres
00:14:57 du meurtre à venir.
00:14:59 Les deux séquences de jeu présentent bien des points communs
00:15:02 et sont pourtant profondément différentes,
00:15:04 comme si Musset, d'une certaine manière,
00:15:06 expérimentait à travers son personnage
00:15:09 diverses approches possibles du jeu
00:15:12 pour déterminer laquelle est la meilleure
00:15:15 dans un protocole dont il fait varier les données.
00:15:18 Tout ça pour faire émerger peut-être sa vérité,
00:15:22 qui, vous le savez, il ne trouvera que dans la mort.
00:15:25 La différence majeure entre ces deux scènes
00:15:29 est que dans la seconde,
00:15:30 Lorenzo est seul face au hasard et au vertige.
00:15:33 L'adversaire qu'il prévoit d'affronter
00:15:36 n'a pas consenti au combat et pour cause.
00:15:39 Le simulacre est par conséquent
00:15:41 celui d'un acteur qui n'a ni spectateur
00:15:43 ni comparse pour lui donner la réplique.
00:15:46 Le rôle de sconroco-colo est donc essentiel dans la pièce.
00:15:50 Bien qu'il soit à première vue un personnage très secondaire,
00:15:53 il me paraît bien être, bien plus que Philip Strozzi, peut-être,
00:15:58 celui qui peut, au moins momentanément,
00:16:01 permettre à Lorenzo de résoudre le nœud de la pièce,
00:16:05 c'est-à-dire la crise de croyance qui est la sienne,
00:16:09 en l'engageant dans un autre rapport à la vérité,
00:16:12 à la parole et à l'action,
00:16:14 par le biais précisément du jeu
00:16:16 de cette scène d'entraînement au meurtre.
00:16:19 L'entraînement avec sconroco-colo est le seul moment de la pièce
00:16:23 dans lequel un personnage joue un rôle
00:16:26 sans chercher à en manipuler ou à en tromper un autre.
00:16:30 Certes, Lorenzo tente dans un premier temps
00:16:33 de cacher au spadacin ses véritables intentions,
00:16:36 mais celui-ci n'est pas dupe.
00:16:38 Il cite "Tu as un ennemi, maître.
00:16:40 Ne t'ai-je pas vu frapper du pied la terre
00:16:42 et maudire le jour de ta naissance ?
00:16:44 N'ai-je pas des oreilles ?
00:16:45 Et au milieu de tes fureurs,
00:16:47 ne t'ai-je pas entendu résonner directement un mot bien net ?
00:16:50 La vengeance."
00:16:51 Musée suggère ainsi le pouvoir révélateur du jeu.
00:16:56 En simulant le meurtre, Lorenzo tombe le masque
00:16:59 et devient plus vrai
00:17:01 que dans le rôle de complice d'Alexandre,
00:17:03 qu'il joue au quotidien
00:17:05 et qu'il ne peut plus distinguer de sa nature première.
00:17:09 Avec "Sconroconcolo", au contraire,
00:17:12 Lorenzo parle très directement, très franchement
00:17:15 et avec beaucoup d'assurance.
00:17:16 Je cite "Tu as deviné mon mal. J'ai un ennemi.
00:17:20 Mais pour lui, je ne me servirai pas d'une épée
00:17:23 qui est servie pour d'autres.
00:17:25 Celle qui le tuera n'aura ici-bas qu'un baptême.
00:17:28 Elle gardera son nom."
00:17:30 La révélation faite à "Sconroconcolo"
00:17:33 est aussi une révélation pour le lecteur et le spectateur.
00:17:37 Si la vérité surgit à cet instant,
00:17:40 c'est sans doute parce que dans le jeu,
00:17:42 Lorenzo accède à un rapport harmonieux au temps.
00:17:45 Je m'explique.
00:17:47 Il peut littéralement actualiser le meurtre,
00:17:51 supposer un avenir espéré à un présent douloureux
00:17:55 qui prend ainsi sens,
00:17:57 tout en établissant une continuité avec le passé
00:18:00 et peut-être en le réparant.
00:18:02 Il y a en effet quelque chose de paradoxalement enfantin.
00:18:06 L'idée de la vérité et de l'enfance est importante dans Lorenzo.
00:18:10 Il y a quelque chose de paradoxalement enfantin
00:18:13 dans ce jeu mortel.
00:18:14 Les deux hommes font comme s'ils se battaient,
00:18:17 comme s'ils pouvaient tuer ou être tués.
00:18:20 En somme, ils jouent à la guerre,
00:18:23 comme des petits garçons, comme des enfants.
00:18:25 Ils croient à leur personnage, le temps du jeu,
00:18:28 tout en sachant en sécurité
00:18:31 parce qu'ils se font pleinement confiance.
00:18:33 L'enfance revêt une importance toute particulière
00:18:36 dans l'oeuvre de Musset,
00:18:38 qui l'investit de la valeur sacrée
00:18:40 que peuvent avoir les paradis perdus.
00:18:43 C'est bien ainsi que cela représente Lorenzo
00:18:46 lorsqu'il se remémore à l'acte 4 scène 9
00:18:49 les jours passés paisibles à Caffaggiollo
00:18:53 lorsque tout l'avenir, l'horizon, était encore devant lui.
00:18:56 Je cite.
00:18:58 "Que de journées j'ai passées, moi, assis sous les arbres.
00:19:01 Ah ! Quelle tranquillité !
00:19:04 Quel horizon à Caffaggiollo !
00:19:06 Jeannette était jolie, la petite fille du concierge,
00:19:08 en faisant sécher sa lessive.
00:19:10 Comme elle chassait les chèvres qui venaient marcher
00:19:12 sur son linge étendu sur le gazon,
00:19:14 la chèvre blanche revenait toujours avec ses grandes pattes menues."
00:19:17 On dirait qu'on ne badine pas avec l'amour.
00:19:19 Ça ressemble beaucoup à cette autre pièce
00:19:22 écrite presque en même temps que Lorenzo Accio.
00:19:24 Cette enfance,
00:19:26 celle d'un être déjà investi de responsabilités à venir,
00:19:29 je cite,
00:19:31 "sa naissance ne l'appelait-elle pas au trône ?"
00:19:33 rappelle sa mère à l'acte 1 scène 6.
00:19:36 Cette enfance semble cependant
00:19:38 avoir été une enfance sans jeu,
00:19:41 presque trop sage, trop réfléchie,
00:19:44 si l'on en croit le récit qu'en fait Marie
00:19:46 dans cette même scène. Je cite.
00:19:49 "Tant de facilité, ainsi doux amour de la solitude.
00:19:53 Ce ne sera jamais un guerrier que mon Renzo,
00:19:56 disais-je en le voyant rentrer de son collège
00:19:58 avec ses gros livres sous le bras,
00:19:59 mais un saint amour de la vérité,
00:20:02 mais un saint amour de la vérité
00:20:04 brillé sur ses lèvres et dans ses yeux noirs.
00:20:06 Il lui fallait s'inquiéter de tout,
00:20:09 dire sans cesse, celui-là est pauvre,
00:20:11 celui-là est ruiné, comment faire ?
00:20:13 Et cette admiration pour les grands hommes de son Plutarque."
00:20:17 Même si le jeu avec Scoroconcolo
00:20:19 est destiné à préparer Lorenzo à égaler
00:20:22 l'un des grands hommes de son Plutarque,
00:20:24 c'est-à-dire Brutus,
00:20:26 il est aussi vraisemblablement une manière
00:20:28 de vivre des jeux violents d'une enfance
00:20:30 qu'il n'a pas tout à fait eue,
00:20:34 et ainsi de renouer avec ce qui est pour lui par excellence
00:20:37 le temps de la vérité.
00:20:39 L'enfance, le temps de la vérité.
00:20:42 Si Lorenzo tue Alexandre,
00:20:44 c'est vraisemblablement parce qu'il incarne, d'une part,
00:20:48 la défaite de ses idéaux.
00:20:49 "J'ai cru à la vertu, à la grandeur humaine,
00:20:52 comme un martyr croit à son Dieu.
00:20:55 J'ai versé plus de larmes sur la pauvre Italie
00:20:57 que Niobé sur ses filles", dit-il à Philippe Straudzi
00:21:00 à l'acte III, scène 3.
00:21:01 Il le tue parce qu'il incarne la défaite de ses idéaux,
00:21:05 mais il le tue parce qu'il incarne la perte de ses illusions.
00:21:09 À Philippe, qui lui demande pourquoi il persiste à tuer le duc
00:21:12 alors qu'il ne croit plus à l'utilité de son geste,
00:21:15 il répond, je cite,
00:21:17 "Songes-tu que ce meurtre, c'est tout ce qui me reste de ma vertu ?
00:21:21 Songes-tu que je glisse depuis deux ans sur un rocher taillé à pics
00:21:25 et que ce meurtre est le seul brin d'herbe
00:21:27 où j'ai pu cramponner mes ongles ?"
00:21:30 L'image est forte, elle est violente.
00:21:32 La mort d'Alexandre n'a plus, pour Lorenzo,
00:21:38 de signification politique.
00:21:40 Elle n'a pas non plus cette mort de sens sur le plan personnel.
00:21:45 Je cite, "Il a fait du mal aux autres,
00:21:48 mais il m'a fait du bien, du moins à sa manière.
00:21:51 Si j'étais resté tranquille au fond de mes solitudes de Caffaggioio,
00:21:55 il ne serait pas venu m'y chercher, et je suis venu le chercher à Florence."
00:21:59 Dit-il à scène 3 de l'acte 4.
00:22:01 La relation avec Alexandre, Alexandre aime Lorenzo,
00:22:05 à sa manière, mais il n'a pas de mauvaises intentions envers lui.
00:22:08 Paradoxalement, c'est parce que son projet n'a plus de sens
00:22:12 que Lorenzo tient à tout prix à le mener à son terme.
00:22:16 Il est, ce projet, le dernier vestige d'un temps
00:22:19 où le monde n'était pas un chaos.
00:22:22 Il y a donc chez Lorenzo un sentiment d'égarement
00:22:25 qui est à la fois le moteur de son action et son principal obstacle,
00:22:30 et dans lequel Musset transpose le désarroi idéologique et spirituel
00:22:34 des jeunes gens de sa génération.
00:22:36 Ce déchirement intérieur fait l'objet d'un discours organisé et lucide
00:22:41 dès l'acte 3, scène 3, lorsque Lorenzo se démasque devant Philippe,
00:22:45 mais il se manifeste de manière plus flagrante encore
00:22:48 lorsque le jeune homme renonce à la raison.
00:22:52 Il est alors en pleine cohérence avec lui-même.
00:22:55 La perte de sens qu'il éprouve rend inutile le recours à la raison.
00:23:01 Il est donc paradoxalement logique et cohérent
00:23:04 qu'il se laisse aller à la déraison et à une apparente incohérence,
00:23:09 il fait le fou dans la pièce à plusieurs reprises,
00:23:13 apparente incohérence qui permet au lecteur-spectateur
00:23:16 d'accéder aux zones d'ombre de son esprit
00:23:19 et de prendre la mesure de sa souffrance moins palpable
00:23:23 lorsqu'il est maître de sa parole.
00:23:25 C'est ce qui rapproche autour de la question de la vérité et du faire croire
00:23:29 Lorenzo di Pantagio.
00:23:32 Je vous invite à lire Pantagio
00:23:34 qui éclaire la question de manière pertinente.
00:23:40 C'est pourquoi les deux scènes que j'ai évoquées, l'acte 3 scène 1 et l'acte 4 scène 9,
00:23:43 font entendre le discours de la déraison.
00:23:46 Musset orchestre toutes les apparences d'une parole incontrôlée
00:23:50 par laquelle le personnage semble dépassé.
00:23:53 Lorsqu'il fait des armes avec son roconcolo,
00:23:55 il recourt à de nombreuses images inconvenantes
00:23:58 par leur violence extrême.
00:24:00 Je cite "Ouvre-lui les entrailles, coupons-le par morceaux
00:24:04 et mangeons, mangeons, j'en ai jusqu'au coude, fouille dans la gorge,
00:24:08 roule-le, roule, mordons, mordons et mangeons."
00:24:11 Et des images énigmatiques
00:24:14 qui, si elles pouvaient être élucidées par le lecteur cultivé de 1834,
00:24:18 ne sont pas adaptées à leur destinataire premier,
00:24:21 autrement dit, scoronconcolo,
00:24:23 qui est un spadassin, un homme d'action
00:24:25 que l'on imagine volontiers rustre et peu éduqué.
00:24:29 Le fait qu'il tutoie Lorenzo tout en le nommant maître
00:24:31 suggère sa simplicité.
00:24:33 C'est très shakespearien comme modalité d'adresse.
00:24:36 Il est donc preuve vraisemblable que scoronconcolo
00:24:39 saisisse les allusions à Hugolin et Guedardesca
00:24:44 rongeant le crâne de l'archevêque Ruggeri
00:24:47 dans l'enfer de Dante.
00:24:49 De même, le soleil est apostrophé comme une divinité païenne
00:24:53 à laquelle le duc serait offert en sacrifice
00:24:56 sans que l'on puisse clairement déterminer
00:24:59 à quel imaginaire Musset puisse cette image.
00:25:02 Je cite "O soleil, soleil,
00:25:05 il y a assez longtemps que tu es sec comme le plomb,
00:25:08 tu te meurs de soif, soleil, son sang t'inivrera."
00:25:12 La syntaxe renforce ici cet effet de confusion.
00:25:15 Les répliques de Lorenzo sont saturées de répétitions,
00:25:19 recourent abondamment à la modalité exclamative
00:25:22 qui signale ici le caractère paroxystique
00:25:25 de l'exaltation du personnage
00:25:27 et donne à entendre des propositions de plus en plus brèves,
00:25:30 sèches comme le soleil,
00:25:32 ce qui indique concrètement que le personnage,
00:25:34 engagé dans un effort physique intense, est à bout de souffle
00:25:38 et suggère symboliquement que, comme l'astre qui l'interpelle,
00:25:41 il est assoiffé de sang.
00:25:44 Cette syntaxe heurtée
00:25:45 culmine dans la série des exclamations finales
00:25:48 "Lâche, lâche, rufiant, le petit maigre,
00:25:50 les pères, les filles, les adieux, les adieux sans fin,
00:25:53 les rives de l'Arnaud pleines d'adieux."
00:25:55 Vous voyez, la syntaxe est complètement haletante.
00:25:59 Le trouble de Lorenzo se lie également
00:26:01 dans le dispositif énonciatif particulier
00:26:04 qui caractérise ces répliques au début de cette scène.
00:26:07 Il s'adresse à l'impératif,
00:26:09 à un destinataire difficile à identifier
00:26:11 et vraisemblablement à plusieurs destinataires.
00:26:15 Le partenaire de combat devient donc un support
00:26:18 sur lequel le personnage peut projeter des discours multiples
00:26:21 qu'il doit contenir hors de l'espace violent,
00:26:24 mais protéger du jeu.
00:26:25 Alors, tous ces éléments de violence
00:26:28 dans le langage, dans le comportement,
00:26:30 renvoient à Musset lui-même, qui, vous le savez,
00:26:32 a écrivé à 17 ans à son cousin,
00:26:35 "J'ai besoin d'un excès quelconque
00:26:38 pour trouver le sens à mon existence."
00:26:41 Il le prouvera dans sa vie personnelle.
00:26:44 A l'acte 4 scène 9,
00:26:47 le monologue de Lorenzo est en apparence
00:26:49 beaucoup plus raisonnable et plus cohérent.
00:26:51 L'emploi de modalités exclamatives
00:26:53 et les répétitions y sont moins systématiques
00:26:56 et les images plus transparentes.
00:26:58 On retrouve néanmoins, dans ce temps d'attente
00:27:00 juste avant le meurtre,
00:27:01 les brusques sauts d'un sujet à un autre,
00:27:04 même s'ils se font à l'échelle du paragraphe et non de la phrase.
00:27:07 Et surtout, on retrouve un certain nombre de perturbations
00:27:09 dans l'énonciation,
00:27:11 comme si la vérité ne pouvait être perçue
00:27:14 que dans un dérèglement de tous les sens syntaxiques.
00:27:19 Non seulement Lorenzo parle à des absents,
00:27:21 mais il assume les discours de ses interlocuteurs,
00:27:23 imaginant un dialogue qu'il pourrait avoir avec Alexandre,
00:27:26 parfois avec des verbes introducteurs de paroles
00:27:29 qui désignent explicitement l'émetteur du discours.
00:27:31 Je cite.
00:27:33 "Cela serait plaisant qu'il lui vînt l'idée de me dire
00:27:35 'Ta chambre est-elle retirée ?
00:27:37 Entendra-t-on quelque chose du voisinage ?'
00:27:39 Mais le plus souvent, de manière abrupte,
00:27:41 ce qui le conduit à jouer tour à tour son propre rôle
00:27:44 et celui de sa future victime dans les dialogues qu'il imagine."
00:27:48 Je cite. "Si vous hésitez cependant,
00:27:50 mais non, pourquoi ?
00:27:51 Emporte-le, emporte le flambeau, si tu veux.
00:27:54 La première fois qu'une femme se donne, c'est simple.
00:27:56 Entre donc, chauffez-vous un peu.
00:27:58 Oh, mon Dieu ! Oui, pure caprice de jeune fille."
00:28:00 Vous voyez, il y a un dialogue à l'intérieur du monologue.
00:28:03 "Il se crée aussi, Lorenzo, un décor
00:28:06 dans lequel il ne se trouve pas,
00:28:08 celui de la chambre dans laquelle aura lieu le meurtre,
00:28:10 en usant des diktiks qui, dans le contexte,
00:28:13 n'ont aucun référent."
00:28:14 Je cite. "Je passerai le second pour entrer.
00:28:17 Il posera son épée là."
00:28:18 Il posera son épée là, oui, là, sur le canapé.
00:28:22 "Il se joue ainsi à lui-même un spectacle,
00:28:25 non pas dans un fauteuil, mais sur une place déserte.
00:28:28 Il se fait croire à lui-même un décor.
00:28:32 Mais parce qu'il joue seul,
00:28:34 cette nouvelle répétition du meurtre,
00:28:36 il est en bien plus grand danger
00:28:39 que lors des entraînements avec son hong-kongolo."
00:28:42 Ce dernier verbalisait en effet la dérive de son maître.
00:28:45 Je cite. "Es-tu en délire ? As-tu la fièvre ?"
00:28:47 Et pouvait ainsi la canaliser, la maintenir
00:28:50 dans le cadre des règles strictes du jeu.
00:28:52 À la veille du meurtre, au contraire,
00:28:55 dans la solitude presque initiatique,
00:28:57 qui est celle d'une mise à mort conçue comme une cérémonie,
00:29:01 Lorenzo ne trouve plus d'interlocuteur qu'en lui-même.
00:29:04 Dans son élan imaginaire,
00:29:06 cet élan imaginaire conserve son pouvoir révélateur.
00:29:12 Lorenzo entre en contradiction avec lui-même. Je cite.
00:29:16 "Il faut que j'aille dans quelques cabarets.
00:29:18 Je ne m'aperçois pas que je prends froid et je viderai un flacon.
00:29:22 Non, je ne veux pas boire. Où, diable, vais-je donc ?
00:29:24 Les cabarets sont fermés."
00:29:26 En l'absence de partenaire de jeu,
00:29:28 il court le risque de prendre la vérité pour un mensonge
00:29:32 et sa déraison pour la raison.
00:29:35 Le contraste entre les deux scènes est également perceptible
00:29:38 dans l'évocation, et c'est très important
00:29:40 pour comprendre cette question chémussée,
00:29:43 de la passion du Christ, présente à l'acte III et à l'acte IV,
00:29:48 mais qui évolue considérablement de l'un à l'autre
00:29:51 et suggère l'aggravation de la crise que traverse Lorenzo
00:29:55 laquelle s'avère être, bel et bien, une crise de croyance.
00:29:58 Lors de leur entraînement,
00:30:00 Scoronconcolo, pour donner à Lorenzo la mesure de sa loyauté,
00:30:04 lui lance la formule suivante.
00:30:07 "Pour toi, je remettrai le Christ en croix."
00:30:10 Le propos est extrêmement blasphématoire
00:30:13 puisqu'il suppose de faire subir une seconde fois au Christ
00:30:17 les tortures qui lui ont été infligées.
00:30:20 Mais il correspond à la marginalité du personnage
00:30:23 et témoigne d'une certaine rémanence de la croyance religieuse,
00:30:26 d'une part, car il est mis au service d'un serment de fidélité,
00:30:30 et que la fidélité et la foi sont étymologiquement liés,
00:30:34 et d'autre part, car la violence du blasphème et la force du serment
00:30:37 n'ont de sens que si celui qui les profère
00:30:40 leur accorde une portée choquante
00:30:42 et donc reconnaît le caractère sacré de la personne qu'il insulte.
00:30:47 À l'acte IV, scène IX,
00:30:50 le Christ est malmené par ceux-là même qui le vénèrent,
00:30:54 les ouvriers qui sculptent un crucifix
00:30:56 supposé être un objet d'adoration.
00:30:59 Mais Lorenzo voit en eux de nouveaux bourreaux.
00:31:02 "Il paraît que ces hommes sont courageux avec les pierres,
00:31:05 "comme ils coupent, comme ils enfoncent,
00:31:06 "ils font un crucifix. Avec quel courage ils clouent."
00:31:11 L'image du Christ, quant à elle,
00:31:13 n'est à ses yeux qu'un objet inerte et dépourvu de sens.
00:31:16 Pour retrouver pouvoir et signification,
00:31:20 il faudrait qu'ils deviennent violents à son tour
00:31:22 et donc qu'ils contredisent entièrement le message évangélique.
00:31:26 "Je voudrais voir que leur cadavre de marbre
00:31:28 "les prie tout à coup à la gorge", dit Lorenzo.
00:31:32 Lorenzo adopte donc la posture d'un défenseur du Christ,
00:31:35 mais de manière tout à fait hétérodoxe,
00:31:38 tandis que Scoronco-Collo, en l'attaquant,
00:31:41 révélait une forme paradoxale de foi.
00:31:44 Dans la solitude de Lorenzo,
00:31:46 les croyances ont achevé de s'effondrer.
00:31:49 Comment faire croire à quelqu'un
00:31:51 qu'on ne croit même plus en des valeurs spirituelles ou sacrées ?
00:31:54 Finalement, c'est un nihilisme profond
00:31:57 que traduit désormais son imagination
00:31:59 à la fois délirante et véridique.
00:32:02 Trois mots de conclusion.
00:32:04 Le trajet de Lorenzo confirme donc ce que je disais au départ,
00:32:08 à la formule de Valentin Van Burck dans "Il ne faut jurer de rien",
00:32:11 "Il n'y a de vrai au monde que de déraisonné."
00:32:15 Mais dans une déraison à deux.
00:32:17 D'où puisse émerger un échange et un sens,
00:32:20 si fragile soit-il,
00:32:21 et non dans un soliloque où se creuse l'absence de sens.
00:32:25 Cette déraison à deux,
00:32:27 c'est celle qui advient dans le cadre de la fiction,
00:32:29 entre l'acteur et le spectateur,
00:32:32 entre l'auteur et le lecteur,
00:32:34 qui consentent à croire ensemble
00:32:36 à ce qu'ils savent pourtant n'être pas vrai.
00:32:39 Toute l'œuvre de Musset est parsemée de cette adresse au lecteur.
00:32:43 Il s'adresse constamment à son lecteur.
00:32:46 C'est aussi ce qui se passe dans Lorenzaccio
00:32:48 et plus généralement dans le théâtre de Musset,
00:32:50 dans un spectacle dans un fauteuil,
00:32:52 où le lecteur est invité à créer ses propres images mentales,
00:32:57 comme dans une fièvre lucide, en une co-création avec l'auteur.
00:33:01 Dans ce cas-là, la fiction,
00:33:03 qui a pour but de nous faire croire quelque chose,
00:33:06 nous permet d'accéder à une vérité.
00:33:09 Je vous remercie.
00:33:10 -Merci beaucoup, Sylvain Léda.
00:33:14 Nous allons poursuivre la déraison à deux, voire à plusieurs,
00:33:17 avec M. David Collomb, si on arrive à le retrouver sur l'écran.
00:33:22 David Collomb, qui est à distance,
00:33:25 parce que malheureusement, il ne pouvait pas être à Paris
00:33:28 avec nous aujourd'hui.
00:33:29 -Bonjour.
00:33:32 -Nous allons donc écouter votre intervention, s'il vous plaît.
00:33:36 Si vous êtes prêt, évidemment.
00:33:38 -Je suis prêt.
00:33:40 Je suis vraiment désolé de ne pas pouvoir être là.
00:33:43 J'ai été trahi par mes moyens de transport ferroviaire.
00:33:46 Je suis très heureux de pouvoir intervenir sur un sujet très important,
00:33:50 non seulement d'un point de vue philosophique,
00:33:52 mais d'un point de vue politique.
00:33:54 C'est important pour quiconque se préoccupe
00:33:58 du devenir de nos démocraties à l'ère post-vérité,
00:34:02 c'est-à-dire l'ère d'un relativisme absolu,
00:34:07 encouragée par un certain nombre d'acteurs
00:34:09 qui ont intérêt économique ou politique
00:34:15 à fragiliser le régime de vérité
00:34:18 sur lequel sont bâties nos sociétés démocratiques.
00:34:21 Et en l'occurrence, dans mes travaux "Je suis historien",
00:34:27 je me suis penché essentiellement sur l'action des propagandistes.
00:34:32 Quand on pense "propagande",
00:34:35 on pense d'abord à la propagation des idées,
00:34:39 et par conséquent,
00:34:41 au fait pour le propagandiste de s'employer à convaincre,
00:34:45 d'amener quelqu'un à être convaincu de quelque chose
00:34:50 par une argumentation logique,
00:34:54 éventuellement par le recours aux sentiments.
00:34:56 Mais en réalité,
00:34:59 les propagandistes s'appuient moins sur le faire croire
00:35:05 que sur le faire agir ou faire réagir.
00:35:08 C'est-à-dire qu'il s'agit de fait
00:35:12 moins de recourir à l'art de convaincre
00:35:16 qu'à l'art de persuader
00:35:19 en ciblant tantôt les attitudes,
00:35:24 politiques, religieuses, philosophiques,
00:35:27 tantôt, plus spécifiquement, les comportements.
00:35:30 Et en l'occurrence,
00:35:32 il est bien plus facile d'agir sur les comportements
00:35:35 que de faire changer les attitudes,
00:35:37 et beaucoup plus facile encore d'agir sur les comportements
00:35:41 que de modifier les croyances.
00:35:47 L'art de la propagande consiste à exporter les croyances préexistantes
00:35:52 soit pour les renforcer et les instrumentaliser,
00:35:57 soit pour les fragiliser,
00:35:59 en agissant sur le régime de vérité
00:36:05 sur lequel je reviendrai dans un instant.
00:36:08 Ce à quoi nous faisons face depuis une trentaine d'années,
00:36:13 c'est ce que, dans mon dernier livre,
00:36:15 j'ai appelé, à la suite de beaucoup d'autres,
00:36:18 la guerre de l'information.
00:36:20 C'est-à-dire le recours à l'information comme à une arme,
00:36:25 par les États,
00:36:26 à des fins d'influence,
00:36:28 à des fins de puissance.
00:36:32 À la confrontation indirecte de la guerre froide,
00:36:35 c'est substituer une confrontation directe,
00:36:38 mais une confrontation directe entre puissances,
00:36:46 en deçà du seuil de la conflictualité ouverte.
00:36:50 Et l'information est, à l'ère numérique,
00:36:54 le principal levier de cette influence,
00:36:57 à travers ce que Joseph Naï a appelé
00:37:01 le premier, en 1990, la puissance douce,
00:37:05 le "soft power",
00:37:06 c'est-à-dire ces valeurs que l'on s'emploie à diffuser
00:37:11 pour rendre plus attractif encore son État,
00:37:15 son modèle politique, économique,
00:37:17 aux yeux du monde.
00:37:19 Et plus récemment,
00:37:21 à travers le "sharp power" des régimes autoritaires,
00:37:26 cette puissance tranchante
00:37:28 qui repose, en l'occurrence,
00:37:32 davantage sur la manipulation
00:37:36 de nos environnements politiques, sociaux,
00:37:41 informationnels,
00:37:43 par des acteurs autoritaires, autocratiques,
00:37:49 qui cherchent à influencer nos sociétés occidentales,
00:37:54 mais plus encore à ensaper les fondements.
00:37:58 Pourquoi ces régimes autoritaires,
00:38:00 la Chine, la Russie, l'Iran et leurs alliés,
00:38:04 Corée du Nord, Syrie de Bachar el-Assad et quelques autres,
00:38:07 s'emploient-ils ainsi à saper nos sociétés occidentales,
00:38:12 démocratiques et libérales ?
00:38:14 Parce qu'ils perçoivent
00:38:16 la libre circulation de l'information de qualité
00:38:21 comme une menace existentielle pour leur régime.
00:38:25 Cette idée a été confortée
00:38:28 par la conviction que nous partageons très largement
00:38:32 dans les années 1990,
00:38:34 à savoir que les autoroutes de l'information numérique,
00:38:41 la diffusion massive d'informations de qualité,
00:38:46 conduiraient nécessairement
00:38:49 le vrai à triompher du faux,
00:38:53 les démocraties à triompher des régimes autoritaires.
00:38:57 Et la menace pour les régimes autoritaires
00:39:01 s'est accrue à mesure que les moyens technologiques
00:39:05 permettaient aux démocraties de faire valoir leurs modèles,
00:39:09 leurs idées et leur régime de vérité scientifique
00:39:13 par-delà leurs frontières,
00:39:15 en recourant notamment aux médias sociaux et à l'Internet.
00:39:20 Dès lors, il s'est agi pour ces régimes
00:39:24 de protéger leur environnement informationnel
00:39:28 des ingérences des pays démocratiques,
00:39:32 en fermant par exemple l'accès aux médias par satellite occidentaux,
00:39:38 le plus souvent en restreignant l'accès à Internet,
00:39:43 en étendant toujours le régime de surveillance de leurs citoyens
00:39:48 et en s'employant depuis plus récemment
00:39:51 à étendre ce régime de surveillance et de contrôle
00:39:55 par-delà les frontières,
00:39:58 auprès de leur diaspora d'une part
00:40:02 et auprès également des opinions publiques des régimes démocratiques.
00:40:07 Ce que la Chine communiste appelle depuis 2003
00:40:11 la guerre médiatique ou guerre informationnelle
00:40:16 repose en réalité moins sur la volonté
00:40:20 de gagner les cœurs et les esprits et de convaincre
00:40:24 que d'étouffer les opinions contraires,
00:40:29 les opinions dissidentes,
00:40:31 les opinions qui, si elles venaient à se diffuser en Chine,
00:40:35 pourraient causer des troubles sociaux.
00:40:38 Ce sharp power est, du point de vue des régimes qui en usent,
00:40:45 le moyen de leur survie.
00:40:48 Je parle des régimes politiques et non des nations.
00:40:52 Et pour le sujet qui nous intéresse particulièrement aujourd'hui,
00:40:58 je voudrais souligner le fait qu'il y a,
00:41:02 de la part d'un acteur autoritaire en particulier, la Russie,
00:41:07 une stratégie déployée sur plus d'un siècle.
00:41:13 Cela fait plus d'un siècle que la Russie,
00:41:17 à l'époque c'était la Russie tsariste,
00:41:20 s'employait à diffuser des récits désinformateurs,
00:41:23 notamment des complots à caractère antisémite,
00:41:28 à des fins de légitimation interne de son action répressive et violente,
00:41:34 et à des fins de perturbation de la perception,
00:41:38 au-delà de leurs frontières,
00:41:39 de ce qui se passait dans la Russie tsariste.
00:41:42 Cela fait un siècle maintenant
00:41:45 qu'a été créé dans la Russie soviétique le Bureau de la désinformatia,
00:41:51 le Bureau de la désinformation,
00:41:54 dont les principes, les démarches, la doctrine
00:42:00 imprègnent aujourd'hui son lointain héritier qui s'appelle le SVR.
00:42:06 Et entre le Bureau de la désinformatia et le SVR,
00:42:11 il y a eu la GPU, le NKVD, le KGB,
00:42:16 autrement dit une très longue tradition d'ingérence
00:42:21 dans les espaces informationnels occidentaux,
00:42:24 à des fins de perturbation de ces espaces,
00:42:28 en sapant progressivement les fondements de la démocratie.
00:42:33 Un jour, en 1986,
00:42:35 l'un des plus grands maîtres de la désinformation du bloc soviétique,
00:42:39 l'Allemand Rolf Wagenbrecht,
00:42:41 a eu l'opportunité d'exprimer quelle avait été sa mission
00:42:47 depuis qu'il avait été nommé à son poste 20 ans auparavant.
00:42:51 Et il a employé un terme extrêmement intéressant
00:42:55 pour décrire sa mission,
00:42:57 ce que l'on appellerait aujourd'hui sa raison d'être.
00:43:00 Il a employé le terme "zerzehzungsarbeit",
00:43:04 "travail de décomposition".
00:43:06 Il s'agit de décomposer sur la longue durée les sociétés adverses
00:43:11 en sapant leurs fondements.
00:43:13 Le premier fondement d'une société démocratique,
00:43:17 c'est la cohésion de la dite société.
00:43:21 Et si vous encouragez toutes les divisions en son sein,
00:43:24 si vous les exacerbez, si vous les aggravez,
00:43:27 vous pouvez progressivement fragiliser le ciment de la société,
00:43:33 encourager son éclatement en de multiples archipels
00:43:40 dans lesquels les individus se retrouvent désormais inscrits.
00:43:45 Saper et dissoudre une société,
00:43:48 c'est s'en prendre aussi à l'élément fondamental
00:43:51 de la confiance envers les institutions.
00:43:54 Et parmi les institutions les plus importantes,
00:43:57 il y a bien évidemment les élus politiques,
00:44:00 il y a le système électoral,
00:44:02 il y a aussi le rôle des médias, j'y reviendrai dans un instant.
00:44:05 Mais le fondement ultime
00:44:08 que ces régimes autocratiques, à commencer par la Russie,
00:44:12 s'emploient sur la plus longue durée à saper,
00:44:16 c'est ce que Michel Foucault a appelé en 1976
00:44:21 le régime de vérité.
00:44:23 Je lis Foucault dans l'article
00:44:27 "La fonction politique de l'intellectuel dans politique hebdo".
00:44:31 C'est le 1976.
00:44:32 "Chaque société", écrit Foucault, "a son régime de vérité,
00:44:37 sa politique générale de la vérité,
00:44:40 c'est-à-dire les types de discours qu'elle accueille
00:44:42 et fait fonctionner comme vrai,
00:44:44 les mécanismes et les instances
00:44:46 qui permettent de distinguer les énoncés vrais ou faux,
00:44:49 la manière dont on sanctionne les uns et les autres,
00:44:52 les techniques et les procédures qui sont valorisées
00:44:54 pour l'obtention de la vérité,
00:44:55 le statut de ceux qui ont la charge de dire ce qui fonctionne comme vrai."
00:45:01 L'historien Marc Bloch, en 1940,
00:45:12 dans "L'étrange défaite",
00:45:14 avait perçu ce qu'avait d'important
00:45:19 ce régime de vérité pour nos régimes démocratiques.
00:45:22 Il écrit la chose suivante.
00:45:24 "Notre régime de gouvernement
00:45:26 se fondait sur la participation des masses.
00:45:28 Or, ce peuple auquel on remettait ainsi ses propres destinées
00:45:31 et qui n'était pas, je crois, incapable en lui-même
00:45:33 de choisir les voies droites,
00:45:35 qu'avons-nous fait pour lui fournir
00:45:37 ce minimum de renseignements nets et sûrs
00:45:40 sans lesquels aucune conduite rationnelle n'est possible ?"
00:45:46 Fin de citation.
00:45:47 Si vous sapez le régime de vérité scientifique,
00:45:52 dénonciation des faits,
00:45:54 si vous privez par là même
00:45:57 les citoyens ou une partie des citoyens
00:45:59 de cette capacité de distinguer le vrai du faux,
00:46:03 vous les privez de toute capacité
00:46:07 de prendre une décision rationnelle,
00:46:10 soit dans le champ personnel,
00:46:12 soit dans le champ politique.
00:46:15 Et c'est sur la longue durée
00:46:17 ce que cherchent les désinformateurs de masse,
00:46:22 que sont des services de renseignement russe,
00:46:26 qu'il s'agisse des renseignements militaires,
00:46:28 ou du FSB, ou du SVR.
00:46:32 Il s'agit en effet d'encourager le chaos informationnel,
00:46:38 d'encourager la diffusion massive de récits désinformateurs
00:46:46 sans jamais chercher de cohérence entre ces différents récits.
00:46:51 Parce qu'il s'agit moins de convaincre,
00:46:54 il s'agit moins de faire croire
00:46:57 que de priver les citoyens des régimes démocratiques
00:47:04 d'avoir la certitude de pouvoir croire en quelque chose.
00:47:09 À la question aujourd'hui,
00:47:12 croyez-vous que la Terre est ronde ou plate ?
00:47:14 Les citoyens américains répondent,
00:47:18 pour l'équivalent de 7 millions d'entre eux,
00:47:21 qu'elle est plate, bien évidemment.
00:47:24 23 millions d'Américains répondent,
00:47:27 je ne sais pas si la Terre est ronde ou plate.
00:47:32 Et enfin, 23 autres millions répondent à ce sondage,
00:47:36 je crois qu'elle est ceci ou cela, mais je ne suis pas sûr.
00:47:42 C'est-à-dire que 53 millions d'Américains
00:47:46 n'ont pas la certitude que la Terre est ce qu'elle est.
00:47:50 Et c'est en l'occurrence le produit d'un travail de sable
00:47:55 sur la longue durée,
00:47:57 qui repose sur l'exploitation de toutes les failles
00:48:01 de nos sociétés démocratiques,
00:48:03 à des fins de diffusion d'un chaos informationnel
00:48:08 et d'une confusion permanente.
00:48:11 Il s'agit d'une fabrique du doute,
00:48:15 il s'agit d'une fabrique de l'ignorance.
00:48:19 L'historien des sciences, Robert Proctor,
00:48:23 a inventé le terme d'agnotologie
00:48:28 pour désigner cette ignorance
00:48:32 produite délibérément par certains organismes,
00:48:35 l'étude de cette ignorance produite par certains organismes
00:48:38 dans l'objectif d'assouvir des intérêts privés.
00:48:42 Parfois, cette agnotologie,
00:48:46 produite par des industriels,
00:48:50 à l'époque, c'étaient les industriels du tabac,
00:48:53 aujourd'hui, ce sont les industriels qui produisent des gaz à effet de serre,
00:48:58 rencontre les intérêts des États.
00:49:01 Et la Russie est de loin l'un des États
00:49:07 qui propage le plus volontiers
00:49:10 cette agnotologie à l'échelle globale,
00:49:14 s'agissant de phénomènes physiques,
00:49:17 tels que le réchauffement global
00:49:22 et son origine anthropique,
00:49:25 ou la question de la platitude ou de la rotondité de la Terre.
00:49:31 Ce qui, aujourd'hui, est particulièrement difficile
00:49:37 pour nos démocraties,
00:49:40 c'est le fait que les régimes autoritaires
00:49:44 se sont appropriés nos propres outils d'information,
00:49:48 nos propres médias sociaux,
00:49:52 pour en faire des armes au service de la diffusion du doute permanent.
00:49:59 Il s'agit de faire renoncer à croire, en masse,
00:50:05 à des choses aussi évidentes que la forme de notre planète
00:50:09 ou la question du réchauffement climatique.
00:50:12 Et pour ce faire,
00:50:15 les stratèges russes ont eu recours
00:50:21 à la fabrique massive de récits des informateurs,
00:50:26 à des systèmes publicitaires offerts par nos plateformes numériques
00:50:34 qui permettent d'acheminer ces récits
00:50:37 aux personnes les plus susceptibles d'y adhérer,
00:50:41 pour enfin encourager le passage à l'action
00:50:47 d'individus parfois totalement déconnectés de la réalité.
00:50:51 Dans mon livre, je consacre de long développement
00:50:53 à la question du mouvement QAnon,
00:50:56 un mouvement qui a son origine dans l'entourage immédiat de Donald Trump
00:50:59 et qui a été instrumentalisé à l'échelle globale par la Russie
00:51:02 et d'autres acteurs malveillants,
00:51:04 afin de fragiliser de l'intérieur les sociétés démocratiques,
00:51:08 dès lors que ces croyances conspirationnistes
00:51:11 se diffusent comme des virus de proche en proche,
00:51:15 mais des virus capables de se transmettre
00:51:17 par l'intermédiaire des réseaux socionumériques,
00:51:21 de sorte que vous pouvez contaminer quelqu'un à l'autre bout de la planète.
00:51:25 Des virus qui peuvent produire des effets dans le monde réel,
00:51:28 car pour revenir à ce que je disais au tout début,
00:51:31 il s'agit bien de produire une forme d'action
00:51:38 ou, dans certains autres cas, d'inaction.
00:51:42 Il s'agit moins de chercher à convaincre
00:51:44 que de chercher à agir ou renoncer à agir face à des menaces réelles.
00:51:49 Le Sharp Power, cette puissance tranchante,
00:51:53 aujourd'hui a trouvé une nouvelle force
00:51:56 à travers l'implication massive du Parti communiste chinois
00:52:01 dans la diffusion à l'échelle globale
00:52:03 de récits de désinformation et de récits conspirationnistes.
00:52:07 Depuis qu'en 2020, la Chine a été publiquement mise en cause
00:52:13 dans l'opinion publique internationale
00:52:15 pour sa gestion de la pandémie de Covid-19
00:52:18 et que sa réaction a été de diffuser
00:52:23 par l'intermédiaire de ses médias d'État,
00:52:26 aussi bien que les plateformes numériques
00:52:29 qui sont placées sous son autorité de fait, comme TikTok,
00:52:32 des récits conspirationnistes.
00:52:35 Avec une difficulté majeure,
00:52:37 qui est que si l'on a, comme c'est mon cas,
00:52:42 une démarche popérienne,
00:52:45 du nom de l'historien des sciences Karl Popper,
00:52:49 et que l'on progresse ou cherche à progresser vers la vérité
00:52:56 en éliminant ce qui est faux,
00:53:00 on se trouve confronté à une grande difficulté
00:53:06 lorsque les propositions des informatrices
00:53:11 reposent sur des postulats
00:53:14 dont la fausseté est difficilement démontrable.
00:53:17 Lorsque le Kremlin affirme
00:53:21 qu'il y a en Ukraine
00:53:25 des laboratoires biologiques secrets,
00:53:29 il va de soi qu'il n'en est rien,
00:53:33 mais il est difficile d'apporter la preuve
00:53:35 que quelque chose qui n'existe pas, n'existe pas.
00:53:38 De la même façon, très récemment, le Kremlin a diffusé en France,
00:53:41 enfin a organisé en France une opération
00:53:45 de peinture sur les murs de Paris
00:53:49 d'étoiles jaunes taguées par deux couples de Moldaves,
00:53:53 pour ensuite affirmer sans preuve
00:53:58 que cette opération avait été commanditée,
00:54:01 non pas par la Russie, mais par une mystérieuse organisation
00:54:05 appelée les Boucliers de David,
00:54:07 qui aurait agi en soutien de l'État d'Israël.
00:54:10 Rien n'atteste l'existence de cette organisation,
00:54:15 de sorte que, rationnellement,
00:54:17 on pouvait postuler qu'elle n'existe pas,
00:54:19 mais la preuve finale de son inexistence est difficile à affirmer.
00:54:23 De sorte que, pour conclure,
00:54:25 il est important pour nous, à l'ère post-vérité,
00:54:30 de défendre le régime de vérité
00:54:35 sur lequel nos sociétés se sont bâties,
00:54:38 depuis les progrès des sciences et des technologies,
00:54:42 depuis le progrès des Lumières,
00:54:44 depuis qu'un régime de vérité scientifique
00:54:47 s'est patiemment et savamment bâti,
00:54:50 depuis que l'on s'est employé à distinguer le vrai du faux,
00:54:53 non pas seulement de manière externe,
00:54:57 mais en allant au cœur des choses
00:55:00 pour identifier les récits conformes à la réalité
00:55:05 et ceux qui ne le sont pas.
00:55:07 Il nous faut aussi nous doter des outils
00:55:10 nous permettant de faire face
00:55:12 à la confusion exponentielle
00:55:16 de contenus générés par l'intelligence artificielle
00:55:20 et de nature à fragiliser toujours plus
00:55:23 ce socle sur lequel reposent fondamentalement nos démocraties.
00:55:29 Autrement dit, pour faire face à la guerre de l'information,
00:55:32 il nous faut collectivement nous mobiliser
00:55:36 pour défendre non pas la vérité,
00:55:40 comme le ferait un ministère de la vérité,
00:55:43 mais pour défendre le régime de vérité,
00:55:48 c'est-à-dire ce régime scientifique d'énonciation
00:55:51 de ce qui est vrai et de ce qui est faux.
00:55:53 Non pas pour convaincre ou faire croire,
00:55:57 mais pour permettre à nos concitoyens à l'avenir
00:56:02 de continuer de pouvoir distinguer le vrai du faux
00:56:06 de sorte de prendre des décisions rationnelles.
00:56:09 Merci pour votre attention.
00:56:10 -Merci beaucoup, monsieur Collomb.
00:56:15 Après la description de ce brouillard informationnel généralisé,
00:56:20 on va peut-être retrouver des cadres propices
00:56:25 à retrouver des repères avec Anna Arendt,
00:56:28 par Aurore Mrejeni.
00:56:29 -Bonjour à toutes et tous.
00:56:37 Je vais aborder la question des mensonges modernes
00:56:42 et l'importance de la vérité des faits en politique chez Arendt.
00:56:47 Faire croire quelque chose à quelqu'un
00:56:51 suppose presque toujours un vouloir faire croire,
00:56:54 c'est-à-dire une intention qui a pour objectif de tromper
00:56:58 en persuadant la personne d'un mensonge
00:57:01 en lieu et place de la réalité.
00:57:04 Anna Arendt s'intéresse à cette question dans le domaine politique
00:57:08 en y interrogeant les implications du mensonge.
00:57:11 Elle rappelle que les termes de vérité politique
00:57:15 peuvent apparaître antagonistes
00:57:17 au point qu'il semble couramment accepté
00:57:19 que les dirigeants politiques aient recours au mensonge
00:57:23 pour servir leur but et intérêt particulier.
00:57:26 Les faits et les événements sont fragiles et contingents,
00:57:30 ils auraient toujours pu se passer autrement.
00:57:33 C'est précisément cette fragilité
00:57:35 qui explique la tentation de les transformer ou de les nier,
00:57:39 de faire croire autre chose.
00:57:41 Pourtant, Arendt insiste sur la nécessité de reconnaître
00:57:45 la vérité des faits pour garantir une réalité partagée
00:57:49 et un socle commun, indispensable à notre existence plurielle.
00:57:53 De ce point de vue, l'abondance des fake news,
00:57:57 la fabrication d'images par l'intelligence artificielle,
00:58:01 révèle sous un nouveau jour aussi l'acuité des analyses d'Arendt.
00:58:06 Elle examine la nouveauté des mensonges modernes
00:58:10 qui peuvent conduire à substituer une image à la réalité
00:58:14 au prix d'une négation de cette réalité
00:58:17 et d'une fragilisation de notre rapport au monde et aux autres.
00:58:20 Elle aborde cette question dans deux textes,
00:58:23 "Vérité et politique",
00:58:25 publié pour la première fois en 1967 dans "The New Yorker",
00:58:29 repris en France dans la crise de la culture,
00:58:31 et "Du mensonge en politique",
00:58:34 paru en 1971 pour la première fois dans la "New York Review of Books",
00:58:38 publié en France dans "Du mensonge à la violence".
00:58:42 Dans le premier,
00:58:43 qui est issu de la polémique consécutive à son livre sur Eichmann,
00:58:47 paru en 1963,
00:58:49 elle s'intéresse à la manipulation de masse
00:58:51 et à la fabrication d'une image se substituant à la réalité.
00:58:56 Dans le second, qui est issu de la découverte des "Pentagon Papers",
00:59:01 elle pose la question de savoir comment il a été possible
00:59:04 de s'engager dans la politique désastreuse menée au Vietnam
00:59:08 et de la poursuivre jusqu'à son terme le plus absurde.
00:59:11 Elle examine le rôle de ce qu'elle appelle
00:59:13 les professionnels de la résolution des problèmes,
00:59:16 dont l'objectif est la fabrication d'une image,
00:59:20 celle de la plus grande puissance mondiale,
00:59:23 dans une ignorance totale de l'arrière-plan historique.
00:59:26 Je vais reprendre ces trois points
00:59:28 pour appréhender cette question du vouloir faire croire
00:59:32 dans la pensée d'Arendt.
00:59:33 D'abord, l'importance de la reconnaissance de la vérité des faits,
00:59:37 puis les dangers qui sont sous-jacents au mensonge moderne.
00:59:42 Dans "Vérité politique",
00:59:49 je commence avec l'importance de la reconnaissance de la vérité de faits,
00:59:53 et dans "Vérité politique",
00:59:55 Arendt reprend la distinction de Lévinis
00:59:57 entre les vérités de raison, telles que 2+2=4,
01:00:01 et les vérités de faits,
01:00:02 comme le rôle de Trotsky, par exemple, dans la Révolution russe,
01:00:06 qui n'apparaît dans aucun des livres d'histoire de la Russie soviétique.
01:00:10 Les faits et les événements sont plus fragiles
01:00:13 que les théories produites par l'esprit humain
01:00:16 parce qu'ils adviennent dans le champ
01:00:18 perpétuellement changeant des affaires humaines.
01:00:21 Le contraire d'une affirmation rationnellement vraie
01:00:25 est l'erreur ou l'ignorance dans les sciences,
01:00:27 alors que le contraire d'un énoncé de fait est le mensonge.
01:00:31 Le mensonge concerne une réalité contingente,
01:00:35 c'est-à-dire une matière qui n'est porteuse d'aucune vérité intrinsèque
01:00:40 et qui pourrait être autre qu'elle n'est.
01:00:42 Les faits auraient toujours pu se passer autrement.
01:00:45 C'est précisément en raison de cette fragilité
01:00:49 qu'il peut être si facile de tromper.
01:00:52 Bien sûr, aucun fait n'est indépendant de son interprétation.
01:00:55 Des générations d'historiens et de philosophes de l'histoire
01:00:59 ont démontré l'impossibilité de constater des faits
01:01:02 sans les interpréter.
01:01:04 Les faits doivent d'abord être extraits d'un chaos d'événements,
01:01:08 puis être arrangés en une histoire
01:01:11 qui ne peut être racontée que dans une certaine perspective.
01:01:14 Mais ces difficultés réelles,
01:01:17 qui sont inhérentes aux sciences historiques,
01:01:20 ne constituent pas une preuve
01:01:22 contre l'existence de la matière factuelle elle-même
01:01:25 et ne peuvent en aucun cas justifier d'effacer les lignes de démarcation
01:01:30 entre le fait, l'opinion et l'interprétation.
01:01:34 Je cite Arendt, "Nous refusons d'admettre
01:01:37 "qu'une génération a le droit de remanier les faits
01:01:40 "pour les mettre en harmonie avec sa perspective propre.
01:01:43 "Nous n'admettons pas le droit de porter atteinte
01:01:46 "à la matière factuelle elle-même."
01:01:49 Pour illustrer ce refus, Arendt évoque une discussion de Clemenceau
01:01:53 avec un représentant de la République de Weimar dans les années 1920
01:01:56 au sujet des responsabilités
01:01:58 dans le déclenchement de la Première Guerre mondiale.
01:02:00 On demande à Clemenceau, "A votre avis,
01:02:02 "qu'est-ce que les historiens futurs penseront
01:02:05 "de ce problème embarrassant et controversé ?"
01:02:07 Il répond, "Je n'en sais rien, mais ce dont je suis sûr,
01:02:10 "c'est qu'ils ne diront pas que la Belgique a envahi l'Allemagne."
01:02:14 C'est ce genre de données élémentaires brutes
01:02:17 qui sont inattaquables.
01:02:19 Elles font pourtant l'objet de tentatives d'attaque
01:02:22 en raison de leur fragilité.
01:02:24 La nouveauté, aujourd'hui, c'est que l'opinion,
01:02:28 c'est-à-dire entendue au sens d'une affirmation
01:02:31 non réfléchie et changeante,
01:02:34 est parfois présentée comme une alternative à la vérité de faits.
01:02:37 Je prends un exemple que donne Arendt.
01:02:40 Comme si des faits tels que le soutien de Hitler par l'Allemagne
01:02:44 ou l'effondrement de la France devant les armées allemandes en 1940
01:02:49 n'étaient pas de l'ordre de l'histoire, mais de l'ordre de l'opinion.
01:02:53 Ce qui invite à interroger la signification de la notion d'opinion.
01:02:58 Je vous rappelle que Platon oppose le mode de vie du philosophe,
01:03:03 qui voit la vérité sur les choses éternelles par nature,
01:03:06 au mode de vie du citoyen,
01:03:08 qui a des opinions toujours changeantes sur les affaires humaines.
01:03:12 D'où l'idée que le contraire de la vérité est la simple opinion,
01:03:16 présentée comme l'équivalent de l'illusion.
01:03:19 Arendt revalorise la docsa, la notion d'opinion,
01:03:27 en rappelant qu'elle est l'une des bases indispensables de tout pouvoir.
01:03:30 Elle cite à ce propos James Madison,
01:03:32 l'un des pères fondateurs des États-Unis
01:03:35 et considéré comme l'un des principaux auteurs
01:03:37 de la Constitution américaine.
01:03:40 Tous les gouvernements reposent sur l'opinion.
01:03:42 Un souverain n'accède au pouvoir
01:03:45 qu'avec l'appui de celles et ceux qui sont du même avis.
01:03:48 Qu'est-ce que l'opinion pour Arendt ?
01:03:51 L'opinion, c'est l'expression d'un point de vue singulier sur le monde
01:03:56 énoncé à partir d'une position et d'une expérience propre.
01:04:00 Le terme de docsa provient du verbe grec "dokkein",
01:04:04 qui signifie "dire aux autres ce qui m'apparaît" à propos d'une chose,
01:04:07 "dokkeimoi".
01:04:09 Arendt revalorise la docsa comme tissu du domaine politique,
01:04:14 mais dans le même temps,
01:04:16 elle montre que toutes les opinions ne se valent pas.
01:04:19 La validité d'une opinion provient de la façon dont elle a été élaborée.
01:04:24 Je forme une opinion en considérant une question donnée
01:04:28 à différents points de vue,
01:04:30 c'est-à-dire en me rendant présente à l'esprit
01:04:33 les positions de celles et ceux qui sont absents.
01:04:35 Et plus il y a de perspectives différentes,
01:04:38 plus nous serons capables d'affiner notre position singulière
01:04:41 en tenant compte de celles des autres,
01:04:44 voire de modifier notre point de vue de départ.
01:04:46 C'est cette aptitude à une mentalité élargie,
01:04:49 découverte par Kant dans la première partie de sa "Critique du jugement",
01:04:54 qui rend les êtres humains capables de juger.
01:04:56 La seule condition à l'emploi de l'imagination
01:05:00 est d'être désintéressé,
01:05:01 c'est-à-dire libéré de ses intérêts privés.
01:05:05 En ce sens, la qualité d'une opinion et d'un jugement
01:05:09 dépend de son degré d'impartialité.
01:05:11 Outre cette importance de ce qui est une expérience de pensée
01:05:17 dans le processus d'élaboration de l'opinion,
01:05:20 un avis ne peut être valable
01:05:22 que s'il s'appuie sur une information exacte.
01:05:25 C'est pourquoi Arendt affirme que les faits sont la matière des opinions
01:05:30 et que les opinions,
01:05:31 qui peuvent être inspirées par différents intérêts,
01:05:34 et passions, ne sont légitimes que si elles respectent la vérité de fait.
01:05:38 Je la cite.
01:05:40 "La liberté d'opinion est une farce
01:05:41 si l'information sur les faits n'est pas garantie
01:05:44 et si ce ne sont pas les faits eux-mêmes qui font l'objet du débat."
01:05:48 La vérité de fait exige d'être connue et refuse la discussion.
01:05:54 Contrairement à l'opinion, toutes les vérités,
01:05:57 que ce soit des vérités de fait ou des vérités de raison,
01:06:00 portent en elles un élément de coercition.
01:06:03 Des affirmations telles que "la Terre tourne autour du soleil"
01:06:06 ou "en août 1914, l'Allemagne a envahi la Belgique"
01:06:10 sont très différentes par la manière dont elles ont été établies,
01:06:14 mais elles ont en commun d'être au-delà de la discussion et de l'opinion.
01:06:19 On peut discuter une opinion,
01:06:21 mais rien ne peut changer des faits sauf des mensonges.
01:06:24 L'importance de cette reconnaissance de la vérité de fait est en rappelé.
01:06:29 Je vais maintenant examiner les deux types de mensonges
01:06:33 modernes mis en évidence par Arendt.
01:06:36 La première forme moderne de mensonge,
01:06:38 c'est la manipulation de masse et la fabrication d'une image
01:06:42 se substituant à la réalité.
01:06:45 La manipulation de masse des faits et des opinions
01:06:49 est devenue courante dans la réécriture de l'histoire,
01:06:53 la fabrication d'images et la politique des gouvernements.
01:06:57 Dans un contexte marqué par l'omniprésence de la publicité,
01:07:01 la politique semble faite, pour une part,
01:07:05 de la fabrication d'une certaine image, "image making",
01:07:09 et pour l'autre part, de faire croire en la réalité de cette image.
01:07:13 Je la cite dans le texte en anglais.
01:07:16 "The art of making people believe in the imagery."
01:07:19 En plus, il y a tout un art et une technique pour faire croire.
01:07:22 Alors que le mensonge politique traditionnel
01:07:26 porte sur des secrets authentiques,
01:07:29 les mensonges politiques modernes traitent de choses connues
01:07:32 de pratiquement tout le monde.
01:07:34 Grâce à l'image,
01:07:36 ils parviennent à proposer un substitut complet de la réalité.
01:07:39 Par exemple, Arendt donne cet exemple,
01:07:42 des hommes d'État comme de Gaulle et Adenauer
01:07:44 ont pu édifier leur politique sur des non-faits,
01:07:47 tel que la France fait partie des vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale
01:07:51 et est donc une des grandes puissances,
01:07:53 ou encore la barbarie du national-socialisme
01:07:56 est seulement un pourcentage relativement faible
01:07:59 de la population allemande.
01:08:01 Ce type de mensonges recèle un élément de violence
01:08:05 au sens où le mensonge organisé
01:08:07 tend à détruire ce qu'il a décidé de nier.
01:08:10 Arendt note deux autres différences
01:08:14 qui révèlent un moindre préjudice
01:08:16 infligé à la vérité par le mensonge traditionnel.
01:08:19 D'une part, le mensonge traditionnel s'adresse à l'ennemi
01:08:23 et ne veut tromper que lui.
01:08:25 D'autre part, ces auteurs appartiennent en général
01:08:28 au cercle des hommes d'État et des diplomates
01:08:30 qui connaissent encore la vérité
01:08:32 et donc sont encore en mesure de la préserver.
01:08:35 Ils peuvent tromper les autres sans se tromper eux-mêmes.
01:08:40 Ces deux circonstances du vieillard de mentir
01:08:45 sont absentes de la manipulation moderne des faits.
01:08:48 La tromperie de soi-même
01:08:50 est devenue un outil indispensable dans la fabrication d'images.
01:08:54 Arendt cite une anecdote médiévale
01:08:57 pour illustrer la difficulté qu'il peut y avoir à mentir aux autres
01:09:01 sans se mentir à soi-même.
01:09:03 Dans une ville, une sentinelle est postée sur la tour de Gaie,
01:09:07 c'est l'anecdote qu'elle cite,
01:09:09 pour avertir les gens de l'approche de l'ennemi.
01:09:11 Une nuit, elle sonne l'alarme pour faire peur aux gens de la ville.
01:09:15 Tout le monde se rue au mur et la sentinelle s'y précipite.
01:09:19 Ce que suggère cette histoire,
01:09:21 c'est que notre appréhension de la réalité
01:09:24 dépend de notre partage du monde avec les autres.
01:09:26 De sorte que le menteur embarqué avec ses victimes
01:09:30 et pris à son propre mensonge
01:09:32 paraît plus digne de confiance que celui qui conserve son sang-froid
01:09:36 et apprécie sa farce de l'extérieur.
01:09:38 Autrement dit, la dupri de soi crée un semblant de crédibilité.
01:09:44 Arendt écrit que le mensonge complet et définitif
01:09:49 est le danger qui naît de la manipulation moderne des faits.
01:09:53 Celles et ceux qui sont à l'origine de l'image mensongère
01:09:56 savent encore qu'ils veulent tromper un ennemi
01:09:59 à l'échelon national ou social,
01:10:02 mais le résultat est que tout un groupe de gens
01:10:05 s'oriente d'après un tissu de tromperie.
01:10:08 Le résultat d'une substitution cohérente et totale de mensonge
01:10:13 à la vérité de fait est que le sens par lequel nous nous orientons
01:10:17 dans le monde réel se trouve détruit.
01:10:19 Les faits se produisent toujours dans un contexte
01:10:23 et un mensonge particulier est une falsification
01:10:26 qui ne change pas tout le contexte.
01:10:28 Tant que la texture est intacte,
01:10:31 le mensonge, d'une certaine façon, se montre spontanément.
01:10:35 On peut repérer un mensonge en observant des incongruités,
01:10:38 des trous, des endroits rafistolés dans les faits,
01:10:42 alors qu'au contraire, les images mensongères
01:10:46 qui prétendent se substituer intégralement à la réalité
01:10:50 peuvent toujours être expliquées et rendues plausibles.
01:10:53 C'est la raison pour laquelle le mensonge cohérent
01:10:56 dérobe le sol sous nos pieds
01:10:58 sans fournir d'autres sols sur lesquels se tenir.
01:11:01 J'en arrive à la deuxième forme de mensonge
01:11:04 qui concerne les professionnels de la résolution des problèmes
01:11:08 et le raisonnement logique au mépris de l'expérience sensible.
01:11:13 Arendt met en évidence ce deuxième type de mensonge moderne
01:11:17 à partir de la lecture des "Pentagon Papers"
01:11:20 publiées par le "New York Times" en juin 1971
01:11:24 qui constituent un rapport secret très documenté
01:11:27 sur le rôle des États-Unis en Indochine
01:11:29 depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale jusqu'à mai 1968.
01:11:34 Arendt examine la disparité totale
01:11:38 entre les faits établis avec exactitude
01:11:41 par les services de renseignement
01:11:43 et les théories qui ont servi de base aux décisions.
01:11:46 Les cercles où se prennent les décisions
01:11:49 savent qu'il s'agit d'une guerre civile au Vietnam du Sud,
01:11:53 contrairement aux allégations selon lesquelles
01:11:56 les insurgés du Vietnam du Sud seraient soutenus
01:12:00 et dirigés de l'extérieur par une conspiration communiste.
01:12:03 Et pourtant, cette connaissance n'a pas empêché la décision
01:12:06 de bombarder le Vietnam du Nord.
01:12:10 L'argument avancé était que les bombardements
01:12:13 allaient briser la volonté du Vietnam du Nord
01:12:16 de soutenir les rebelles du Sud
01:12:18 alors même que les responsables des décisions
01:12:20 étaient informés du caractère autochtone de la rébellion.
01:12:24 Au-delà du mensonge, ce qui se manifeste ici
01:12:27 est une ignorance stupéfiante de l'arrière-plan historique du problème.
01:12:32 L'échec de la politique américaine d'intervention armée
01:12:36 résulte moins d'un enlisement que d'un déni de toutes les réalités
01:12:40 historiques, politiques et géographiques.
01:12:43 Ce nouveau type de mensonge, d'après Arendt,
01:12:46 provient de ce qu'elle appelle
01:12:48 "des professionnels de la résolution des problèmes".
01:12:50 Elle reprend cette expression aux journalistes américains
01:12:53 qui ont obtenu les documents du Pentagone.
01:12:56 Ces "professionnels", ces "professionnels problem solvers",
01:13:00 elle les appelle dans son texte,
01:13:03 constituent une bonne...
01:13:05 Je précise parce que dans la traduction française,
01:13:08 c'est traduit par "les responsables de la résolution des problèmes".
01:13:12 Il me semble qu'elle les critique en disant
01:13:16 qu'ils ne sont pas responsables,
01:13:18 au sens où ils n'assument pas de responsabilité.
01:13:19 Il me semble que la traduction est plus juste
01:13:22 en parlant de "professionnels",
01:13:24 qui reflètent mieux aussi l'ironie de l'expression.
01:13:28 Ces "professionnels"
01:13:29 consistent à une bonne partie des membres du groupe
01:13:32 chargés de la rédaction du rapport McNamara.
01:13:36 Ils ont été formés, d'y arrêt, dans des universités,
01:13:38 des instituts de recherche,
01:13:40 avant d'entrer dans l'administration.
01:13:42 Ils ont appris l'analyse des systèmes et la théorie des jeux,
01:13:47 dont ils pensent qu'elle les rend prêts à résoudre
01:13:50 n'importe quel "problème" de politique étrangère.
01:13:54 Ces "professionnels de la résolution des problèmes"
01:13:57 n'apprécient pas, ils calculent,
01:13:59 et leur confiance en eux se fonde
01:14:01 sur une vérité purement rationnelle et mathématique,
01:14:04 dépourvue de tout lien avec les données du "problème"
01:14:07 à résoudre.
01:14:09 Ils ont menti moins aux bénéfices de leur pays
01:14:12 qu'à celui de son image,
01:14:14 la formation même de cette image
01:14:16 constituant l'objectif primordial.
01:14:20 Dans cette configuration, la hantise de la défaite
01:14:23 ne concerne pas le bien-être de la nation,
01:14:25 mais la réputation des Etats-Unis et de leur président.
01:14:29 Ces "spécialistes" ou ces "professionnels"
01:14:31 se distinguent des fabricants ordinaires d'images de marques
01:14:35 au sens où ils sont en même temps
01:14:37 des professionnels de la résolution des problèmes.
01:14:39 Ce qui signifie qu'ils ne se contentent pas
01:14:42 de faire preuve d'intelligence,
01:14:44 mais ils se prévalent de leur rationalisme
01:14:46 et de l'univers purement intellectuel
01:14:49 qui leur fait rejeter tout sentimentalisme.
01:14:51 Ils aspirent à découvrir des formules
01:14:54 exprimées dans un langage pseudo-mathématique
01:14:57 qui permet d'englober,
01:14:59 enfin qui prétend, en tout cas, englober et expliquer
01:15:01 tous les phénomènes.
01:15:03 Ainsi, dans le cas du Vietnam,
01:15:05 malgré leur connaissance des faits exposés
01:15:08 par les services de renseignement,
01:15:09 ils ont eu recours à leur technique,
01:15:11 c'est-à-dire aux différentes façons
01:15:14 de transposer un contenu qualitatif
01:15:17 en nombre et en valeur quantitatives
01:15:19 avec pour résultat d'éliminer purement et simplement la réalité.
01:15:23 Je cite à Rennes, "On a parfois l'impression
01:15:26 que l'Asie du Sud-Est a été prise en charge
01:15:28 par un ordinateur plutôt que par des hommes
01:15:30 responsables des décisions."
01:15:32 Ces spécialistes se fient aux facultés calculatrices de la pensée
01:15:37 au détriment de l'aptitude de l'esprit
01:15:40 à tirer des enseignements de l'expérience.
01:15:43 Ils transcrivent des éléments de la réalité
01:15:49 dans le langage des chiffres et des pourcentages
01:15:52 et n'ont pas conscience de la misère
01:15:54 provoquée par leur "solution"
01:15:57 qui recouvre les transferts de population,
01:16:00 la défoliation, l'emploi d'une apalme
01:16:02 et des projectiles antipersonnels.
01:16:05 Le fait que l'ennemi "visé"
01:16:10 n'avait ni l'intention ni le pouvoir d'être hostile
01:16:13 avant d'être attaqué
01:16:14 n'a eu aucune influence sur leur esprit fermé à la réalité.
01:16:19 Les milieux dirigeants ignorent ainsi des faits essentiels
01:16:23 parce qu'ils ont une théorie
01:16:25 et dès lors, toutes les données qui ne concordent pas avec cette théorie
01:16:28 sont rejetées ou ignorées.
01:16:30 Je conclue pour dire que dire la vérité de faits
01:16:37 revient toujours à raconter une histoire.
01:16:40 La personne qui dit ce qui est raconte une histoire
01:16:44 au sens où dans cette histoire,
01:16:46 les faits particuliers perdent leur contingence
01:16:49 et acquièrent une signification humainement compréhensible.
01:16:54 Arendt reprend à ce propos les mots d'Isaac Dinsen,
01:16:57 qu'elle qualifie de l'une des plus grandes conteuses de notre temps.
01:17:01 "Tous les chagrins peuvent être supportés
01:17:04 "si on les transforme en histoire ou si l'on raconte une histoire sur eux."
01:17:08 L'historien, comme le romancier,
01:17:11 effectue une transformation du matériau brut des événements.
01:17:15 La fonction politique du raconteur d'histoire,
01:17:18 qu'il soit historien ou romancier,
01:17:21 est d'enseigner l'acceptation des choses telles qu'elles sont.
01:17:24 Arendt qualifie cette acceptation de bonne foi
01:17:27 en précisant que cette bonne foi est le préalable
01:17:30 à l'exercice de la faculté de jugement.
01:17:33 Cette bonne foi, indissociable de l'acceptation de la vérité de faits,
01:17:38 est le sol sur lequel nous nous tenons
01:17:40 et qui constitue la base de notre vie politique.
01:17:43 Arendt rappelle que le domaine politique n'est pas qu'un champ de bataille
01:17:47 qui oppose des intérêts adverses ou une lutte pour le pouvoir.
01:17:51 C'est seulement au niveau le plus bas des affaires humaines
01:17:55 que la vérité de faits entre en conflit avec la politique.
01:17:58 A l'inverse, le contenu réel de la vie politique
01:18:01 peut s'avérer synonyme de grandeur et de dignité
01:18:04 lorsqu'il consiste à nous insérer dans le monde par la parole et l'action
01:18:09 et d'acquérir ainsi notre identité personnelle
01:18:12 en commençant quelque chose d'entièrement neuf.
01:18:15 Mais malgré sa grandeur,
01:18:16 cette sphère est limitée par des choses que les êtres humains ne peuvent changer.
01:18:21 Je cite Arendt pour terminer,
01:18:23 "C'est seulement en respectant ses propres lisières
01:18:26 que ce domaine où nous sommes libres d'agir et de transformer
01:18:29 peut demeurer intact,
01:18:31 conserver son intégrité et tenir ses promesses.
01:18:34 Conceptuellement, nous pouvons appeler la vérité ce que l'on ne peut pas changer.
01:18:39 Métaphoriquement, elle est le sol sur lequel nous nous tenons
01:18:42 et le ciel qui s'étend au-dessus de nous."
01:18:45 Je vous remercie.
01:18:50 -Merci beaucoup, Rormeré-Jeanne.
01:18:52 Je vous propose un moment d'échange entre nos trois invités.
01:18:56 Ça va durer un quart d'heure, quelque chose comme ça.
01:18:59 On gardera quelques minutes à la fin de la séance pour des questions.
01:19:03 Vous pouvez y réfléchir.
01:19:05 Un micro circulera, comme ça, vous pourrez prendre la parole.
01:19:09 Est-ce qu'on peut retrouver David Collomb avec nous
01:19:14 pour qu'il participe à la table ronde ?
01:19:17 -Là.
01:19:18 -Merveilleux.
01:19:21 -Peut-être dans un premier temps, il me semble important...
01:19:25 Ça a été évoqué au début de l'intervention de M. Collomb.
01:19:28 Il me semble important d'insister sur quelque chose,
01:19:32 c'est-à-dire que la vérité n'est pas seulement une sorte d'état de fait.
01:19:37 Ce n'est pas quelque chose qui est asséné par un groupe de personnes
01:19:42 ou sur lequel, collectivement, on s'est mis d'accord.
01:19:44 Mais la vérité et la manière dont on raconte les faits
01:19:49 ont un pouvoir transformateur du monde.
01:19:52 Arendt en parle également.
01:19:53 Alfred de Musset, à sa façon, le met en scène d'une certaine façon.
01:19:58 Peut-être qu'on peut revenir sur cette question de transformation du monde
01:20:03 et sur cet enjeu-là en se demandant comment, au théâtre,
01:20:09 pour commencer avec Alfred de Musset,
01:20:12 comment on montre cet enjeu de transformation du monde ?
01:20:15 On verra peut-être avec nos deux autres invités.
01:20:18 -Pour répondre à votre question, je voudrais rappeler
01:20:22 que le théâtre romantique est avant tout un théâtre historique.
01:20:26 Il s'agit de penser l'histoire, le passé, à la lumière du présent.
01:20:31 Le présent des hommes de la génération de Musset,
01:20:33 qui sont nés autour de 1800, ont comme héritage, lourd héritage,
01:20:38 la Révolution française, la terreur, l'Empire.
01:20:41 Au début de la confession d'un enfant du siècle,
01:20:43 Musset commence par cette formule, durant les guerres de l'Empire.
01:20:47 Ils sont conditionnés par une histoire récente, traumatique,
01:20:50 par des événements climatériques
01:20:52 qui ont conditionné leur société moderne.
01:20:55 Le drame romantique historique,
01:20:58 que ce soit Lorenza di Cio de Musset,
01:21:01 Lucrezia Borgia de Victor Hugo,
01:21:03 ou la maréchal d'encre d'Alfred de Vigny et d'autres pièces,
01:21:08 consiste à proposer une autre vérité de l'histoire,
01:21:13 quitte à la déformer.
01:21:15 Je pense aux drames d'Alexandre Dumas,
01:21:17 qui est d'abord un grand dramaturge.
01:21:20 Déformer la vérité de l'histoire
01:21:23 pour faire réfléchir les hommes du présent à leur passé.
01:21:28 D'où des thèmes, des motifs,
01:21:31 qu'on va retrouver dans le théâtre romantique et chez Musset,
01:21:34 celui du tyrannicide et celui du régicide.
01:21:38 Ils sont proches.
01:21:39 Ça signifie que, quitte à déformer le passé,
01:21:45 à déformer la vérité historique,
01:21:47 il ne s'agit pas d'être vrai.
01:21:50 Alfred de Vigny fait très bien la distinction
01:21:52 entre la vérité historique et la vérité de la pensée
01:21:57 dans la préface de Saint-Marc, roman historique de 1826,
01:22:00 où il explique que ce n'est pas grave
01:22:03 de modifier la réalité historique.
01:22:05 Ce qui est important,
01:22:07 c'est de faire advenir une vérité sur le présent.
01:22:11 Lorenza di Cio, à cet égard, est une œuvre spéculaire,
01:22:15 une sorte de miroir que Musset tend à ses contemporains
01:22:18 à partir d'un épisode historique,
01:22:21 celui de l'histoire des Médicis au XVIe siècle
01:22:25 et celui du crime historique de 1537.
01:22:28 Il déforme la réalité, il invente des personnages,
01:22:32 mais ce qui compte, ce n'est pas la vérité historique,
01:22:35 c'est la vérité de la pensée par rapport à ses contemporains.
01:22:40 Il y a une sorte de distorsion de la réalité.
01:22:46 Ça fait écho à ce que disait mon collègue historien.
01:22:50 Il y a une distortion de la réalité,
01:22:52 une distortion volontaire de la part des artistes et des écrivains romantiques,
01:22:56 de la réalité, mais non pas pour tromper le public,
01:23:00 mais pour le faire penser à la vérité de leur présent
01:23:03 et de leur condition humaine au présent,
01:23:06 c'est-à-dire dans les années 1830.
01:23:09 C'est tout l'objet du drame Ernani de Victor Hugo,
01:23:12 dont l'action se déroule au moment de l'accession de Charles Quint à l'Empire.
01:23:19 Comment accède-t-on au pouvoir ?
01:23:21 Comment renouvelle-t-on les sociétés sur le plan politique ?
01:23:24 C'est tout l'objet du théâtre romantique et de Muset et de Lorenzaccio.
01:23:28 On voit que dans Lorenzaccio, c'est un échec trompe-complet
01:23:31 et une vaste fumisterie.
01:23:33 -Je rebondis rapidement.
01:23:35 Ce qui est étonnant avec Alfred de Muset,
01:23:38 c'est qu'il met ça en scène avec un personnage, vous l'avez dit,
01:23:41 qui, au bout d'un moment, ne sait même plus pourquoi il agit.
01:23:44 Ou qu'il le fait par motif personnel.
01:23:47 Il dit qu'il ne sait plus pourquoi il commet ce meurtre,
01:23:50 mais qu'il n'a plus de but dans la vie.
01:23:53 Je résume un peu grossièrement.
01:23:55 -C'est en cela que faisais le parallèle
01:23:57 entre Caligula de Camus et Lorenzaccio de Muset.
01:23:59 Il y a un moment où Lorenzaccio n'a plus de motivation politique.
01:24:04 Il ne croit en rien, ni en la République
01:24:07 ni au duché de Médicis.
01:24:09 Il ne croit en aucun régime.
01:24:12 Il n'a pas de foi métaphysique ni spirituelle.
01:24:15 Il croit simplement peut-être en la force d'une action ponctuelle
01:24:18 qui ne concerne que lui-même.
01:24:20 Au fond, c'est à un moment donné
01:24:23 le fait que Lorenzo décide d'aller jusqu'à tuer le duc.
01:24:28 C'est ma théorie et mon analyse de la pièce.
01:24:31 Elle vaut ce qu'elle vaut.
01:24:33 C'est pour mieux préparer son propre suicide.
01:24:36 D'où Camus.
01:24:37 C'est pour mieux préparer son propre suicide.
01:24:40 La pièce est extrêmement moderne.
01:24:42 Lorenzaccio, en tuant le duc, sait qu'il se donne la mort à lui-même.
01:24:45 Il fanfaronne dès après qu'il a tué le duc.
01:24:48 Il se laisse tuer, il se laisse assassiner.
01:24:51 C'est l'ultime degré du pessimisme philosophique et politique
01:24:57 que ce geste-là...
01:24:59 Néanmoins, la pièce est shakespearienne.
01:25:05 Elle nous donne d'autres clés pour réfléchir à la vérité
01:25:08 et à la place de la vérité dans la pièce.
01:25:10 L'un des personnages les plus sympathiques de Lorenzaccio,
01:25:14 c'est le duc Alexandre.
01:25:16 C'est un personnage relativement sympathique.
01:25:19 Bien sûr, il est un peu buveur, porté sur le sexe, etc.
01:25:24 Mais il ne fait de mal à personne à part faire la fête.
01:25:30 Il le dit, d'ailleurs, Lorenzo.
01:25:33 Le bien et le mal ne coïncident pas avec la vérité et le mensonge.
01:25:38 C'est en cela qu'elle est troublée et qu'elle est très moderne.
01:25:42 -Aurore Embrégen, sur cette question de la transformation du monde
01:25:47 par la vérité ou la façon dont on la raconte,
01:25:49 Arendt part de Kant à un moment donné pour dire que c'est bien,
01:25:55 qu'on établit des catégories, etc.
01:25:57 Mais le véritable problème en politique aujourd'hui,
01:26:01 c'est que les catégories qu'on a établies ne permettent plus de penser
01:26:07 la façon dont la politique se transforme
01:26:09 et la façon dont tout cela génère des transformations violentes.
01:26:13 Elle a vécu à une époque particulièrement chaotique.
01:26:16 La façon dont ces catégories génèrent des mouvements extrêmement violents.
01:26:21 -On peut le formuler un peu différemment.
01:26:27 Je crois que justement, elle pointe la façon
01:26:31 dont les systèmes totalitaires, à partir de l'idéologie,
01:26:40 sont complètement transformés.
01:26:42 On fait du mensonge l'idée à partir de laquelle tout doit être déduit.
01:26:49 C'est aussi ça qui l'amène à essayer de montrer
01:26:55 qu'il y a une vérité de fait et qu'elle n'est pas transformable.
01:27:00 Elle a un caractère coercitif, comme toutes les vérités,
01:27:03 comme les vérités de raison, comme l'exemple de la Belgique
01:27:08 qui a envahi l'Allemagne en 1914.
01:27:11 On ne peut pas le transformer.
01:27:12 En revanche, une fois qu'on est d'accord,
01:27:16 à partir de là, les faits sont la matière des opinions.
01:27:21 Une opinion ne peut avoir de validité, de valeur,
01:27:26 que si elle s'appuie sur une information exacte.
01:27:28 Sinon, la liberté d'opinion est une farce.
01:27:32 Il n'y a pas de vérité.
01:27:34 Il n'y a pas de transformation de la réalité.
01:27:37 En revanche, une fois qu'on est d'accord sur des faits,
01:27:40 et c'est là où elle se réfère à Kant et où la mentalité élargit,
01:27:44 il n'y a pas une vérité transcendante.
01:27:48 Et là, elle se distingue aussi de Platon
01:27:51 quand elle revalorise l'opinion.
01:27:53 L'opinion, c'est le tissu du politique.
01:27:56 Il n'y a pas une vérité transcendante.
01:27:58 Mais toutes les opinions ne se valent pas.
01:28:02 Elles n'ont pas la même valeur.
01:28:03 Pour comprendre la valeur d'une opinion,
01:28:07 c'est cette capacité à penser, à être représentative,
01:28:12 à adopter différentes perspectives.
01:28:14 Et ensuite, il faut opter, il faut juger.
01:28:19 Mais on ne peut juger qu'à partir des faits et de leur vérité.
01:28:24 C'est dans ce cadre-là que la politique peut être le lieu de la liberté.
01:28:32 C'est à partir de ce cadre d'assise de la vérité, des faits,
01:28:39 que la parole, l'action en commun,
01:28:43 peut donner un sens à l'idée de liberté et transformer les choses.
01:28:47 Transformer au sens où une action à plusieurs
01:28:52 fait prendre à l'histoire un tournant et crée quelque chose de nouveau.
01:28:57 Mais cette transformation vient à partir d'une acceptation des faits,
01:29:04 de la vérité de faits.
01:29:06 -David Collomb, dans ce que vous nous avez décrit,
01:29:11 peut-être ce qui paraît extrêmement compliqué aujourd'hui,
01:29:15 comment on peut repérer d'où vient la parole qui établirait une forme de vérité
01:29:23 et d'où vient la parole mensongère ?
01:29:25 Ce qui rend tout cela extrêmement compliqué,
01:29:29 c'est qu'on n'arrive plus à identifier les organes de propagande.
01:29:34 Au XXe siècle, on pouvait identifier les parties,
01:29:37 on pouvait identifier une certaine presse, la Pravda, ou autre chose.
01:29:42 Aujourd'hui, on a plutôt des bots sur Twitter, sur X,
01:29:45 ou sur d'autres réseaux sociaux.
01:29:47 Est-ce que ce n'est pas ce grouillage, cette difficulté, voire impossibilité,
01:29:51 parfois, à identifier les acteurs de la propagande
01:29:55 qui fait qu'on est complètement perdus aujourd'hui ?
01:29:58 -Je crois qu'on est perdus aujourd'hui pour cette raison,
01:30:02 à savoir que les États autoritaires s'emploient
01:30:05 pour dissimuler leur action de propagande
01:30:07 et que tous les propagandistes, y compris dans des États démocratiques,
01:30:12 recourent à de la sous-traitance et à des prestataires de services,
01:30:16 des sociétés de marketing digital ou de relations publiques
01:30:20 qui se font un plaisir de mener des actions d'influence sur commande.
01:30:24 Mais il y a une autre difficulté,
01:30:26 qui est la fragilisation durable de notre confiance envers celles et ceux
01:30:33 qui, traditionnellement, ont pour métier ou pour fonction
01:30:36 de distinguer le vrai du faux.
01:30:38 Par exemple, cet été,
01:30:41 le Kremlin a lancé une campagne de désinformation visant Wikipédia
01:30:47 pour détourner le plus grand nombre de gens proches du Kremlin de Wikipédia,
01:30:52 où ils seraient susceptibles de trouver des vérités de faits déplaisantes.
01:30:59 De même, des campagnes sont lancées sur certains réseaux sociaux,
01:31:03 notamment sur Twitter,
01:31:05 pour dissuader d'y rester non seulement des scientifiques,
01:31:12 mais également des météorologues.
01:31:15 S'il n'y a plus, dans notre environnement informationnel,
01:31:19 des gens qui peuvent nous indiquer la température qu'il fait dehors,
01:31:24 quelle est la possibilité pour nous d'établir le vrai en la matière ?
01:31:31 Autrement dit, il y a un travail de SAP
01:31:34 qui rend plus que jamais nécessaire
01:31:37 de repenser l'intégrité de notre environnement informationnel.
01:31:40 Des efforts sont accomplis dans ce sens.
01:31:43 Je participe aux États généraux de l'information,
01:31:45 qui ont pour objet de réfléchir à cette question de l'intégrité de l'information,
01:31:49 aussi bien dans les médias traditionnels que dans l'espace numérique.
01:31:53 Reporters sans frontières a lancé une initiative
01:31:56 qui s'appelle la Journalism Trust Initiative,
01:31:59 qui consiste en un dispositif de certification
01:32:04 d'une démarche reposant sur des règles déontologiques et éthiques
01:32:08 par des médias volontaires,
01:32:09 qui s'engagent à accepter un audit externe de leurs pratiques en la matière.
01:32:16 À l'ère de l'intelligence artificielle,
01:32:18 il nous faudra de plus en plus repenser l'information.
01:32:22 À l'ère postnumérique, c'est-à-dire à ce moment
01:32:27 où le faux l'aura à ce point emporté sur le vrai,
01:32:31 à la fois quantitativement et possiblement qualitativement,
01:32:37 qu'il nous sera nécessaire, voire indispensable,
01:32:40 de repenser nos modes d'information,
01:32:43 peut-être de redécouvrir la version imprimée de journaux
01:32:47 pour ne pas exposer à des faux journaux sur Internet,
01:32:52 peut-être de redécouvrir le contact direct sans interface numérique.
01:32:57 Je suis bien conscient d'être mal placé pour évoquer cet exemple.
01:33:01 Mais il s'agit pour nous de faire face à une confusion
01:33:06 de plus en plus grande entre le vrai et le faux.
01:33:08 Et pour rebondir sur ce qui a été dit à propos d'Arendt
01:33:10 et de ses textes, qui sont absolument essentiels.
01:33:13 Arendt a perçu un point essentiel de nos vies politiques,
01:33:17 aussi bien dans les régimes démocratiques que dans les régimes autoritaires.
01:33:21 Il s'agit moins, pour le politique au XXe et au XXIe siècle,
01:33:25 de fonder son action sur des faits
01:33:27 que de la fonder sur la perception des faits.
01:33:31 Pourquoi Lyndon Johnson s'est-il entêté
01:33:33 dans une guerre qu'il savait par avance perdue ?
01:33:36 Parce que, nous explique Arendt,
01:33:38 la guerre qu'il menait était avant tout celle de l'opinion publique américaine.
01:33:43 Lorsque les Russes, lorsque le Kremlin plus exactement,
01:33:47 s'emploient à exacerber une question dans les médias,
01:33:51 par exemple les puces de lit à Paris,
01:33:53 c'est pour agir sur la perception que l'on a d'une réalité
01:33:59 qui n'est pas nécessairement celle qui nous est présentée par les médias.
01:34:03 Cette guerre des perceptions fragilise constamment ces vérités de faits
01:34:08 et fragilise plus encore notre capacité à établir ces faits.
01:34:13 Raison pour laquelle il nous faut collectivement réfléchir
01:34:17 aux meilleurs moyens de garantir l'intégrité de l'information.
01:34:19 Parce que l'information n'est pas exclusivement un bien commercial,
01:34:24 elle est un bien commun essentiel pour la pérennité de nos démocraties.
01:34:30 -L'enjeu de faire croire aussi suppose la question de l'autorité.
01:34:37 On l'a évoqué, il s'agit de savoir qui raconte les faits.
01:34:41 David Collomb, vous avez cité l'expression de Foucault,
01:34:45 "Les régimes de vérité supposent que la vérité a quelque chose d'un peu relatif
01:34:50 et que certaines instances, certaines institutions
01:34:54 racontent ou défendent un certain type de vérité."
01:34:57 On a vu Carinthe parler des experts,
01:34:59 elle les appelle les professionnels de la résolution des problèmes.
01:35:03 -C'est critique.
01:35:04 Elle accorde beaucoup d'importance au journalisme,
01:35:09 aux institutions qui expriment cette vérité,
01:35:13 ce qu'elle appelle la recherche.
01:35:16 Le journalisme accorde beaucoup d'importance aussi.
01:35:19 C'est professionnel, c'est plutôt une expression ironique.
01:35:24 -On les appellerait aujourd'hui les experts.
01:35:27 C'est une expression qu'on reprendrait davantage aujourd'hui.
01:35:32 Sur cette question de l'autorité,
01:35:35 on s'est dit que cette autorité était menacée,
01:35:40 mais ce n'est pas forcément une mauvaise chose.
01:35:43 Elle a été remise en question.
01:35:45 Carinthe montre bien que, dans les années 1970,
01:35:49 un certain nombre d'experts se réclament d'un certain type de raison,
01:35:53 d'une raison complètement déconnectée d'une forme de sentimentalisme,
01:35:58 même des faits.
01:36:00 Ils s'est mis à calculer comme ça,
01:36:03 en dehors du réel et des faits,
01:36:07 et à donner la monstruosité qu'a été la guerre du Vietnam
01:36:11 et qui a été poursuivie sans aucune forme de rationalité.
01:36:16 Sur cette question de l'autorité, qui est sa paix,
01:36:20 et également, Lorenzo est un personnage en dehors de l'autorité.
01:36:25 J'essaie de lier vos trois thèmes, ce n'est pas toujours évident.
01:36:29 J'aimerais que vous réagissiez là-dessus,
01:36:32 en prenant cette idée que ce n'est pas forcément une mauvaise chose,
01:36:36 et de se dire que certaines façons de raconter la vérité
01:36:40 peuvent être parfois contestées, sapées, questionnées.
01:36:45 -Pour Lorenzo Accio, l'autorité
01:36:50 est du côté du personnage le plus machiavélien de la pièce,
01:36:55 le cardinal Cibo.
01:36:56 C'est lui qui, au fond, est l'autorité,
01:36:59 une autorité qui agit dans l'ombre, mais qui a le pouvoir.
01:37:03 Il applique à la lettre les formules de Machiavel,
01:37:06 au sens de la philosophie politique de Machiavel et du prince.
01:37:11 Ce qui est étrange, c'est que Lorenzo n'a pas beaucoup de lien avec Cibo.
01:37:18 Il y a un électron libre, Lorenzo,
01:37:22 et celui qui agit dans l'ombre,
01:37:24 qui tire les fils de la politique florentine,
01:37:27 qui est le cardinal Cibo.
01:37:31 C'est lui l'autorité.
01:37:33 Alexandre de Médicis n'est pas une autorité.
01:37:36 L'autorité est du côté de l'ombre et du côté de Machiavel.
01:37:40 Ce qui est intéressant quand on réfléchit à la question de la vérité
01:37:44 et à son histoire,
01:37:46 puisque le substrat philosophique de Musset,
01:37:49 dans Lorenzo Accio, c'est Machiavel.
01:37:52 Et Plutarch.
01:37:54 -On régène sur cette question.
01:37:59 Vous y êtes un peu revenu.
01:38:01 Une autorité qui serait à contester et à déplacer.
01:38:05 Une fois qu'on a critiqué celle des experts,
01:38:08 l'autorité revient à qui ?
01:38:11 Qui peut l'incarner ?
01:38:13 C'est la question d'Arendt aussi.
01:38:16 Comment le collectif peut s'en emparer et faire en sorte de l'endosser ?
01:38:20 -Je ne sais pas si la terme d'autorité
01:38:24 ne sera pas forcément celui qu'elle aurait...
01:38:27 Pour répondre à votre question,
01:38:29 le journalisme a ce rôle vraiment important
01:38:33 et qu'elle mettait en évidence à Rennes.
01:38:35 Je pense notamment au livre de Géraldine Mühlmann,
01:38:38 qui est paru il n'y a pas longtemps, "Pour les faits",
01:38:41 où elle montre bien la façon dont il est important
01:38:46 que les sens soient convoqués quand on travaille,
01:38:50 que ça prend du temps d'établir des faits.
01:38:53 En ce sens-là, l'autorité vient d'une certaine façon
01:38:57 du sérieux du travail qui est fait.
01:38:59 Il n'y a pas une autorité qui décrèterait telle vérité,
01:39:02 mais c'est le travail de terreur, de recherche,
01:39:06 d'établissement des faits.
01:39:09 Ça peut être aussi les témoins,
01:39:12 toute cette recherche qui consiste à établir la vérité.
01:39:16 Une fois que cette vérité de fait est établie,
01:39:20 il n'y a pas d'une certaine façon d'autorité.
01:39:24 Il y a plus exactement une opinion
01:39:30 qui peut être plus valable qu'une autre,
01:39:33 au sens où elle est capable de prendre en compte
01:39:36 une diversité de points de vue
01:39:39 et de prendre en compte le monde aussi.
01:39:43 Donc l'autorité, je pense qu'elle viendrait plutôt du sérieux,
01:39:50 avec lequel la vérité de fait est établie,
01:39:53 et ensuite de la validité ou de la valeur de l'opinion
01:39:58 qui se forme par une expérience de pensée
01:40:01 qui la valide d'une certaine façon.
01:40:03 -Elle parle bien d'un aspect coercitif de la vérité.
01:40:07 C'est une expression qu'elle emploie.
01:40:09 C'est peut-être pas le terme en anglais, mais elle parle bien de ça.
01:40:13 Peut-être aussi un des problèmes aujourd'hui,
01:40:15 c'est que de plus en plus de gens
01:40:18 ont du mal à se retrouver sous cette autorité,
01:40:21 sous cette bannière de la vérité, en disant
01:40:24 "Oui, mais moi aussi, j'ai mon petit mot à dire."
01:40:28 -Oui, c'est ça.
01:40:29 Cette dérive consiste à dire "c'est mon opinion".
01:40:32 Elle revalorise l'opinion au sens où il n'y a pas de vérité
01:40:38 transcendante en politique,
01:40:39 et que l'opinion constitue le tissu politique.
01:40:42 En même temps, l'opinion, si elle ne se fonde pas sur des faits,
01:40:45 c'est une farce.
01:40:46 Elle n'a pas de sens.
01:40:47 Une opinion ne peut avoir de valeur
01:40:49 que si elle se fonde sur des faits vérifiés,
01:40:53 sur une vérité de fait.
01:40:55 -Et par ailleurs, David Collomb,
01:40:57 les propagandistes, la propagande russe ou chinoise,
01:41:01 s'appuient également sur, malheureusement, des erreurs.
01:41:05 Comment dire ?
01:41:07 Certains mensonges, également,
01:41:08 qui peuvent courir dans nos démocraties
01:41:11 et se nourrir de cette autorité qui a été sapée depuis...
01:41:16 Arendt a cité les "Pentagon Papers".
01:41:20 On a l'exemple de la guerre en Irak au début des années 2000,
01:41:24 qui a été fondée sur un énorme mensonge,
01:41:26 endossé par la plus grande démocratie,
01:41:28 en tout cas, on l'appelle comme ça, du monde occidental.
01:41:31 -Vous savez, Goebbels, ministre de la propagande du nazisme,
01:41:36 donnait pour consigne à ses subordonnés
01:41:40 de veiller à s'appuyer sur des faits incontestables.
01:41:44 La propagande résidant dans l'interprétation malveillante
01:41:49 de ces faits.
01:41:51 Je voudrais revenir en arrière sur l'autorité,
01:41:53 qui me paraît importante,
01:41:55 et citer un texte que j'aime beaucoup, de Montesquieu,
01:41:57 dans ses réflexions sur le commerce des blés.
01:41:59 Il écrit ceci.
01:42:01 "Quand on parle d'opinion, il faut en distinguer trois espèces.
01:42:04 "L'opinion des gens éclairés,
01:42:06 "qui précède toujours l'opinion publique
01:42:09 "et qui finit par lui faire la loi.
01:42:11 "Puis l'opinion dont l'autorité entraîne l'opinion du peuple.
01:42:15 "Et trois, l'opinion populaire, enfin,
01:42:18 "qui reste celle de la partie du peuple
01:42:20 "la plus stupide et la plus misérable."
01:42:23 Il s'agit d'une conception de l'opinion publique
01:42:27 qui est quelque part une conception capacitaire.
01:42:30 Autrement dit, l'opinion de ceux qui savent
01:42:34 a vocation à prévaloir sur celle de ceux qui ne savent pas.
01:42:40 Ce qui, au XXe siècle, s'est traduit
01:42:43 par ce que Walter Lippmann a appelé "la fabrique du consentement".
01:42:49 Ce qui aboutit, au fond, à une conception quelque peu technocratique
01:42:54 de la diffusion des idées, des croyances aussi,
01:42:58 et des attitudes depuis ceux qui savent vers le peuple.
01:43:04 Et ce qui a aussi été contesté.
01:43:07 -Et pour répondre maintenant à votre question,
01:43:10 nos adversaires propagandistes de régime autoritaire
01:43:14 cherchent à la fois à s'appuyer
01:43:18 sur la forme traditionnelle d'autorité de l'opinion
01:43:21 en s'appropriant, par divers moyens,
01:43:26 dont la corruption des élites, des scientifiques,
01:43:31 à la fois en créant de la pseudo-science,
01:43:34 en créant de la pseudo-autorité,
01:43:37 et à la fois, enfin, en s'appuyant
01:43:40 sur les nouvelles formes d'autorité à l'ère numérique,
01:43:46 cette autorité qui relève du nombre d'abonnés
01:43:51 que ceux que l'on appelle les influenceurs possèdent.
01:43:54 Hier, un oncologue assez célèbre,
01:44:02 membre de la Société française de cancérologie,
01:44:06 s'est vu infliger une leçon de cancérologie
01:44:11 par quelqu'un qui s'appelle Bouba.
01:44:15 Le dit Bouba, disposant d'une autorité sur Twitter
01:44:21 en termes de nombre d'abonnés
01:44:24 et en termes de nombre de gens susceptibles
01:44:28 d'être touchés par ses propos,
01:44:30 est considérablement plus importante
01:44:32 que celle de ce professeur d'oncologie.
01:44:35 De sorte que l'autorité de Bouba,
01:44:40 qui, vous en doutiez, a priori,
01:44:43 n'a pas suivi des études de médecine,
01:44:46 prévaut sur celle de l'expert.
01:44:51 Et ce qu'il nous faut retrouver,
01:44:54 c'est un cadre d'énonciation de faits
01:44:59 qui protège la science véritable
01:45:03 de la fausse science
01:45:06 et de ce que j'appellerais la pseudo-autorité
01:45:09 des influenceurs numériques.
01:45:11 -Même au-delà de Bouba,
01:45:15 quand je pense aux faits alternatifs à la Trump...
01:45:19 -Oui, c'est un peu...
01:45:24 En ce qui concerne Bouba,
01:45:26 il y a une confusion entre autorité et influence.
01:45:29 Bouba est quelqu'un qui a de l'influence de fait,
01:45:32 parce qu'il est un rappeur,
01:45:34 il a X abonnés sur Instagram, je n'ai aucune idée de combien,
01:45:37 et que l'oncologue que vous citiez a sert de l'autorité dans son champ,
01:45:41 j'allais dire restreint, pas exactement,
01:45:44 mais en tout cas qui concerne d'autres spécialistes
01:45:48 et tout le monde n'est pas spécialiste de cancérologie.
01:45:52 C'est une confusion
01:45:54 qui, j'imagine, peut être résolue...
01:45:56 On en parlera peut-être si vous avez des questions,
01:45:59 mais qui peut être résolue par certains moyens.
01:46:02 Est-ce que ce sujet suscite des questions parmi vous ?
01:46:06 Si vous en avez, vous pouvez lever la main.
01:46:09 Sinon, on continue la discussion.
01:46:11 -Je m'interroge sur le nombre d'occurrences
01:46:22 qu'il y a eu du mot "démocratie".
01:46:24 Nous sommes en démocratie face aux dictatures un peu militaires.
01:46:31 Est-ce que ce n'est pas un mot qui fait autorité ?
01:46:35 Est-ce qu'on est en démocratie ?
01:46:38 Je me pose la question.
01:46:40 -Je me dis que ça peut être intéressant de partir de Musset,
01:46:47 qui ne pense pas dans un moment démocratique.
01:46:49 Je ne crois pas qu'il y ait été un fervent démocrate non plus.
01:46:52 -Il faut distinguer, dans Lorenzaccio et à l'époque de Musset,
01:46:59 démocratie et république.
01:47:00 Pour Musset, la question de Lorenzaccio, c'est celle de la république,
01:47:03 pas celle de la démocratie.
01:47:05 La notion de démocratie, en 1034, est sans itère.
01:47:08 On est dans un système où la démocratie est réservée aux élites.
01:47:13 Je n'ai pas de réponse pour la société contemporaine.
01:47:16 Néanmoins, Lorenzaccio peut nous permettre de penser
01:47:19 le monde contemporain
01:47:21 dans la manière dont les pouvoirs exercent leur autorité
01:47:26 et leur influence.
01:47:28 Dans Lorenzaccio, et ça m'intéressait ce que vous venez de dire,
01:47:33 la rumeur populaire se confond avec l'opinion publique,
01:47:37 ce qui a de dangereuses conséquences.
01:47:40 La plus dangereuse des conséquences étant l'aveuglement des masses
01:47:45 qui assistent benoîtement
01:47:49 au couronnement d'un fantoche à la fin de la pièce.
01:47:53 Musset nous donne à réfléchir à la valeur de l'autorité,
01:47:58 à la manière dont se confondent rumeurs et opinions publiques.
01:48:05 Et surtout, il invite,
01:48:07 et je crois que c'est le discours qu'on tient tous les trois différemment,
01:48:10 à, et c'est ce qu'on vous invite aussi à penser,
01:48:15 à travers ce thème, avoir l'esprit critique.
01:48:19 Évidemment.
01:48:20 On n'en a pas parlé, mais derrière ces questions,
01:48:23 c'est comment développer l'esprit critique
01:48:25 à partir de supports historiques, philosophiques ou littéraires
01:48:29 d'intellectuels ou d'artistes qui ont pensé la vérité.
01:48:32 Donc, il me semble que la question de la démocratie...
01:48:36 Musset n'est pas un sujet qui l'intéresse, la démocratie.
01:48:40 Ce n'est pas Victor Hugo.
01:48:41 Il est issu d'une grande famille aristocratique
01:48:43 qui remonte à Jeanne d'Arc,
01:48:44 car un de ses parents était un des compagnons de Jeanne d'Arc.
01:48:47 Et lui-même, il est un peu eurléaniste,
01:48:50 il n'a un peu rien sur tout, il est très individualiste.
01:48:54 Je crois que la politique n'est pas son affaire.
01:48:56 D'ailleurs, il l'écrit.
01:48:57 Néanmoins, il y pense, il y réfléchit.
01:48:59 On peut ne pas être engagé politiquement
01:49:02 et se poser des questions.
01:49:04 C'est ce que fait Musset avec Lorenzaccio,
01:49:06 et ce qu'il fait dans d'autres œuvres.
01:49:08 Mais la démocratie, pour Musset, ce n'est pas le sujet.
01:49:12 Le sujet, c'est la République,
01:49:14 qui est un système étatique différent.
01:49:16 -Je ne sais pas si ça marche.
01:49:24 Sur cette question de la démocratie,
01:49:26 Arendt montre bien, par ailleurs,
01:49:28 que la démocratie, ça ne veut pas dire
01:49:31 que c'est le régime nécessairement de la vérité.
01:49:35 Il peut y avoir du mensonge en démocratie,
01:49:37 et certes, c'est un problème, mais il peut y en avoir.
01:49:39 La spécificité, peut-être, de la démocratie,
01:49:43 c'est que le mensonge peut être mis en lumière,
01:49:48 questionné, et peut, par exemple,
01:49:50 au terme d'une enquête de presse, comme les "Pentagon Papers",
01:49:54 elle peut être dévoilée et mise en public.
01:49:59 -Je crois qu'elle ne fiche pas du tout la démocratie
01:50:02 en un modèle qui serait...
01:50:04 -Elle critique, justement, beaucoup...
01:50:08 Elle met vraiment en évidence la façon
01:50:11 dont, au sein des démocraties, le mensonge peut prévaloir.
01:50:15 Il n'y a pas vraiment de...
01:50:17 Je pense que la question s'adressait peut-être plus...
01:50:21 A M. Collomb, j'ai l'impression,
01:50:23 sur la question de la démocratie opposée au régime autoritaire.
01:50:26 Mais en tout cas, pour ce qui concerne Arendt,
01:50:29 je pense qu'elle est très critique de cette façon
01:50:33 dont on se prévaut à la fois d'une vérité et, en réalité,
01:50:37 c'est une façon de la détourner complètement.
01:50:40 Elle essaie de montrer comment ça peut être perverti.
01:50:43 Cette idée initiale peut être complètement pervertie
01:50:48 et elle en montre les rouages.
01:50:50 -M. Collomb, vous vouliez répondre à Mme...
01:50:53 -Oui, c'est une question très importante.
01:50:56 D'abord, parce que, comme cela vient d'être dit,
01:51:00 la propagande a toute sa place en démocratie.
01:51:02 Dans mon livre "Propagande", j'écrivais même en première phrase
01:51:05 que la propagande est fille de la démocratie.
01:51:07 Dans un régime autoritaire,
01:51:09 la propagande est le plus souvent le prolongement de la terreur.
01:51:13 Tandis que dans un régime démocratique,
01:51:15 elle est une nécessité pour quiconque veut persuader un électeur
01:51:18 de le choisir ou de choisir son produit
01:51:21 ou d'aller à une manifestation ou de cliquer sur un lien.
01:51:24 De sorte que c'est dans les démocraties
01:51:26 que sont nées non seulement la publicité scientifique,
01:51:31 les sondages d'opinion, les études de marché, etc.
01:51:36 C'est dans les démocraties
01:51:38 que sont nées les systèmes publicitaires les plus perfectionnés
01:51:41 qui, aujourd'hui, sont instrumentalisés contre nous
01:51:43 par des régimes autoritaires.
01:51:45 Ensuite, bien évidemment, pour autant,
01:51:47 une propagande n'est pas en soi mauvaise.
01:51:51 Il faut considérer les fins de cette propagande,
01:51:54 les buts poursuivis, il faut considérer les moyens.
01:51:57 Et le mensonge est, en principe, un moyen
01:52:01 dont une démocratie devrait se passer
01:52:04 pour parvenir à ses fins,
01:52:07 pourvu que ses fins, en outre, soient louables.
01:52:10 Pour terminer, je voudrais souligner enfin le fait
01:52:12 qu'au-delà de la question, vous avez exprimé une opinion,
01:52:17 ou plutôt exprimé un sentiment, ou un sentiment de doute.
01:52:21 Sommes-nous encore en démocratie ? C'est une question légitime.
01:52:24 Dès lors que de nombreuses démocraties
01:52:26 ont fait face au mensonge, à la manipulation de masse,
01:52:31 par la restriction d'un certain nombre de nos libertés,
01:52:34 la liberté d'expression, la liberté d'opinion,
01:52:37 la liberté d'informer, la liberté de manifester,
01:52:41 et, ce faisant, nous croyons combattre
01:52:45 le mal de la désinformation,
01:52:47 alors que nous ne faisons, en réalité, que le renforcer.
01:52:51 En même temps que nous confortons les régimes autoritaires
01:52:54 qui ont beau jeu de dire, alors, "Vous censurez des contenus
01:52:58 "mais vous ne pouvez pas, dès lors, nous accuser de censurer
01:53:01 "des contenus à l'intérieur de notre territoire."
01:53:04 Autrement dit, les démocraties doivent prendre des engagements,
01:53:08 comme un certain nombre d'entre elles l'ont fait en septembre dernier
01:53:11 avec la Déclaration mondiale pour l'intégrité de l'information en ligne,
01:53:15 signée par la France.
01:53:16 Ces démocraties s'engagent à ne pas recourir à la manipulation des masses,
01:53:21 et à ne pas non plus commanditer
01:53:25 des opérations de manipulation de masse.
01:53:28 Les démocraties ne doivent pas non plus prendre prétexte
01:53:30 de la lutte contre les manipulations,
01:53:34 y compris des États autoritaires,
01:53:37 pour restreindre les libertés de nos citoyens.
01:53:40 C'est par notre modèle démocratique et notre modèle de liberté
01:53:45 que nous défendrons le mieux nos sociétés face aux ingérences étrangères.
01:53:49 J'en tiens pour preuve le fait que les pays au monde
01:53:52 qui, aujourd'hui, sont face avec la plus grande efficacité
01:53:57 aux ingérences informationnelles étrangères,
01:53:59 je songe à Taïwan, à la Finlande, aux Pays-Bas, à la Norvège,
01:54:07 sont des pays qui, en même temps,
01:54:10 n'ont pas pris des mesures illibérales ou liberticides.
01:54:14 Nos libertés sont la première condition
01:54:19 de notre sécurité informationnelle et au-delà.
01:54:22 -Je voulais juste rajouter un élément pour paquer de confusion.
01:54:26 Dans Lorenzaccio, les républicains, ce n'est pas le peuple.
01:54:29 Tout le monde s'en fiche.
01:54:31 Dans Lorenzaccio, ils sont brimés, maltraités.
01:54:34 Les républicains, ce sont des très grandes familles florentines.
01:54:37 Les Strozzi, c'est la plus haute aristocratie florentine.
01:54:41 Donc, républicains ou duchés de Florence,
01:54:43 dans les deux cas, ce sont les élites, le peuple.
01:54:46 D'ailleurs, la dernière réplique de Lorenzaccio,
01:54:49 c'est un peu votre question, madame.
01:54:52 C'est "Et nous ?" point d'interrogation.
01:54:55 Eh oui, rien.
01:54:57 Enfin, en 1834.
01:54:58 -Y a-t-il une autre question ?
01:55:01 Une dernière question. Oui, monsieur au premier rang.
01:55:04 Si quelqu'un peut.
01:55:05 -Oui. Bonjour. Je sais pas si ça marche.
01:55:16 Oui.
01:55:18 Bonjour. Je me remercie, d'abord.
01:55:20 Je voulais vous demander
01:55:22 si le problème, aujourd'hui, de la désinformation,
01:55:25 ne viendrait pas du fait
01:55:27 qu'on cherche à savoir tout sur tout, tout de suite,
01:55:30 et qu'on a cette attente-là envers le citoyen.
01:55:35 Mais le fait d'accepter, peut-être d'être ignorant sur certains sujets,
01:55:39 mais d'avoir une information qui va moins vite,
01:55:42 mais qui est de meilleure qualité et plus approfondie,
01:55:45 ça ne pourrait pas être une solution
01:55:47 pour lutter contre cette désinformation
01:55:50 qui vient du fait qu'on veut tout savoir et tout de suite.
01:55:53 -C'est bien pour ça qu'on vous donne des livres à lire au programme.
01:55:56 -Peut-être David Collomb sur cette question.
01:56:00 -Oui.
01:56:02 Mon cerveau bayessien présume qu'il s'agit d'une question scientifique
01:56:09 parce qu'il s'agit d'une excellente question.
01:56:12 En réalité, nous faisons face à des systèmes complexes
01:56:17 en matière informationnelle
01:56:19 qui favorisent la propagation de contenus superficiels
01:56:23 et trouvent très souvent de contenus faux
01:56:26 au détriment d'une information de qualité
01:56:28 qui suppose de la lenteur dans sa production,
01:56:32 de la lenteur dans sa propagation, de la lenteur dans sa réception.
01:56:36 Et plutôt que de censurer des contenus,
01:56:39 si on se penchait sur les modes de propagation
01:56:42 et les rythmes de propagation,
01:56:43 on obtiendrait des résultats considérables
01:56:47 sans porter atteinte à notre régime de liberté publique.
01:56:50 Permettez-moi de vous donner un exemple.
01:56:52 En 2021, une étude à propos de Facebook
01:56:55 a montré que 69 % des interactions climatodénialistes
01:57:00 avaient pour origine 10 comptes Facebook,
01:57:04 que l'on ne va pas interdire.
01:57:06 Il y a les comptes de Think Tank, financés par l'industrie pétrolière,
01:57:11 les comptes des médias d'État russe.
01:57:16 Simplement, si l'on réduisait la portée des contenus de tous les comptes,
01:57:21 pas spécifiquement de ceux-là,
01:57:23 on réduirait mécaniquement la portée des contenus
01:57:27 qui peuvent potentiellement être malveillants.
01:57:31 Autrement dit, il nous faut repenser nos systèmes d'information,
01:57:36 y compris en termes d'ingénierie,
01:57:38 y compris en termes de conception et de design,
01:57:42 pour ralentir le rythme de l'information
01:57:45 et favoriser par là même notre résilience.
01:57:48 J'ajoute une dernière chose.
01:57:50 Nous devrions aussi considérer la possibilité
01:57:52 de faire face aux virus informationnels
01:57:55 par des vaccins informationnels,
01:57:58 c'est-à-dire jouer sur les modes de propagation viraux de contenus
01:58:03 pour propager non pas des contenus qui relèvent d'un contre-discours,
01:58:07 mais des outils permettant aux individus
01:58:10 de se faire leur propre opinion,
01:58:13 en même temps qu'en s'immunisant
01:58:15 contre les grandes techniques de manipulation.
01:58:17 C'est ce que les anglo-saxons appellent le "pre-bunking".
01:58:21 C'est, je crois, une des pistes les plus intéressantes,
01:58:25 piste à laquelle, bien évidemment,
01:58:28 les scientifiques que beaucoup d'entre vous êtes
01:58:30 peuvent contribuer.
01:58:32 Par conséquent, une partie de la solution
01:58:35 à la situation de pandémie informationnelle que nous connaissons
01:58:39 est dans la salle.
01:58:41 -Est-ce que l'un d'entre vous souhaite répondre ?
01:58:44 Est-ce qu'il y avait une toute dernière question ?
01:58:50 Sinon, comme il est 16h30,
01:58:53 je pense qu'on va devoir arrêter la séance.
01:58:55 Non, pas de questions.
01:58:59 Dans ce cas, je vous remercie tous
01:59:02 d'avoir assisté à cette séance du forum "Sciences et philosophie".
01:59:05 J'espère que ça vous aura donné des pistes pour vos concours
01:59:09 et même pour votre vie personnelle.
01:59:11 Comme vous l'aurez compris,
01:59:13 même si on n'a pas abordé la question des moyens concrets
01:59:16 de lutter contre la désinformation,
01:59:18 il s'agit, je crois, pour reprendre le vocabulaire de David Colon,
01:59:22 d'une guerre à mener, peut-être, personnellement,
01:59:24 malheureusement, aujourd'hui.
01:59:26 Merci beaucoup et bon après-midi.
01:59:28 [Applaudissements]
01:59:29 [Silence]
01:59:30 [Silence]
01:59:31 Merci à tous !

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