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00:00 * Extrait de "Té-té-té-té-té-té " de François Chassol *
00:16 Bonjour à tous ! Un club de théâtre aujourd'hui avec Christian Benedetti. Après avoir adapté l'intégrale de Tchékov, le metteur en scène s'attèle à raconter l'impact des conflits sur nos âmes.
00:26 Le directeur du théâtre studio à Alfortville monte "Guerre" de Lars Noren.
00:31 Vingt ans après sa création, ce grand texte du dramaturge suédois reste toujours d'actualité.
00:36 Que reste-t-il d'ailleurs après la guerre ? Un retour à la normale est-il possible ?
00:41 Une programmation qui s'inscrit dans le cadre de la saison "L'art Noren" lancée deux ans après la disparition du dramaturge.
00:47 Une expo est à voir à Paris, à l'Institut suédois.
00:51 Et une autre pièce, "Kliniken", mise en scène par Julie Duclos, est à voir au Gémeaux, à Sceaux.
00:56 Trois dates, sept semaines. Enfin, "Fragments Noren", c'est à la Comédie-Française.
01:01 * Extrait de "Fragments Noren" *
01:04 Une émission programmée par Corine Amart, préparée par Théa Korler, avec Anouk Delphineau et Laura Dutèche-Pérez.
01:11 Réalisation Félicie Fauger avec Dali Yaha à la technique.
01:15 "Guerre de l'art Noren" a été créée pour la première fois au Théâtre Vidy de Lausanne, en Suisse, par l'auteur lui-même.
01:22 C'était en 2003. Puis reprise aux amendiers de Nanterre, en France, la même année.
01:27 Bonjour Christian Benedetti.
01:29 - Bonjour.
01:29 - Aujourd'hui, c'est vous qui adoptez et adaptez cette pièce-là.
01:35 "L'art Noren", pour vous, on disait, cette pièce s'inscrit dans une programmation pensée, imaginée par l'Institut suédois.
01:43 Qui est-ce pour vous, "L'art Noren" ?
01:45 Quel est votre "L'art Noren" à vous ?
01:47 - Alors d'abord, il faut rectifier, je n'ai pas adapté la pièce. C'est la pièce telle qu'elle.
01:53 - Vous l'avez montée. J'ai dit "adapter" ?
01:54 - Oui.
01:55 - Ah oui, j'ai dit "adopter", "adapter". C'est vrai.
01:58 - Non, c'est important parce que c'est vraiment le texte intégral.
02:02 Mais en fait, ce qui s'est passé, c'est que je dois dire que je suis passé à côté de "L'art Noren" pendant très très longtemps.
02:10 Et j'ai lu ses textes, enfin pas tout. Et puis, quelque chose me parlait, mais ce n'était pas assez, comment dire...
02:21 J'arrivais pas à trouver d'intimité avec cet auteur.
02:25 Et puis, j'ai vu en 2003 "Guerre" montée par Noren.
02:31 Et je n'ai en plus aucun souvenir visuel de ce spectacle.
02:37 Mais je sais que la pièce m'a impacté au point de la voir toujours dans un coin de chez moi ou au théâtre pendant 20 ans.
02:47 J'avais cette pièce-là et de temps en temps, je la relisais.
02:50 Je me disais "ça, il faut absolument le faire. Il faut absolument que je me confronte à cette écriture-là et à cette façon-là".
03:00 Mais travaillant avec Edouard Bond, qui est l'autre auteur associé depuis très longtemps,
03:06 il y avait quelque chose qui était à la fois d'évidence sur la thématique, mais qui en même temps...
03:14 Comment dire... Edouard et Noren ne s'aimaient pas beaucoup.
03:19 Donc, en fait, il y avait quelque chose qui m'était non pas interdit, mais qui faisait que je n'allais pas forcément vers Noren.
03:27 Et là, après avoir fait l'intégrale de Tchékov, ce texte est revenu là.
03:35 Je l'ai retrouvé vraiment par hasard. Il était sur ma table.
03:37 Comme ça, j'ai dit "c'est pas bon".
03:39 Et on a fait une lecture avec les acteurs et tout de suite, tout le monde a dit "mais il faut le faire maintenant".
03:45 Donc, on a pris ce pari. On l'a fait en 20 jours.
03:48 Parce que ça nous semblait essentiel.
03:51 C'était le moment juste pour tout le monde, en fait.
03:55 Y compris pour moi, pour me confronter à cette écriture.
03:57 - C'était le moment. Voilà, 20 ans après.
03:59 Ce moment arrive, en tout cas, surgit en vous.
04:02 Cette pièce vous parle autrement qu'elle avait résonné en vous 20 ans auparavant,
04:07 quand vous l'aviez vue mise en scène par le dramaturge et metteur en scène Lars Noren lui-même.
04:12 C'est intéressant, cette première communauté d'esprit que vous évoquez de lien entre Edouard Bond et Lars Noren.
04:18 Ils ne s'aimaient pas beaucoup tous les deux et en même temps, ils travaillaient des thématiques communes.
04:22 On va dire autant de Sarah Cain, qui est une autrice qui vous est chère, dramaturge également.
04:28 Il y a cette question de la guerre qui traverse une grande partie de leur oeuvre à tous les deux.
04:36 Quelle différence de vision ?
04:38 - C'est-à-dire que toute l'oeuvre de Bond est traversée par la guerre.
04:40 D'une part parce que lui a connu ça, enfant.
04:44 Donc, toute son oeuvre est marquée par ça.
04:47 Ce qu'il a écrit qui s'appelle "Pièce de guerre", notamment, c'est en 1984-85.
04:53 Donc c'est très antérieur. C'est une chose qui est là, au-dessus du reste, on va dire.
04:59 Et puis, le conflit en ex-Yougoslavie a généré toute une série de pièces,
05:07 comme effectivement "Blasted" de Sarah Cain, comme "Guerre" de Noren, puisqu'il s'agit de cette guerre-là.
05:14 Et c'est comme si tout à coup, ce conflit-là était un révélateur, une espèce de loupe,
05:27 de tous ceux qui n'avaient pas forcément connu vraiment le conflit de 1945,
05:32 en fait de la Seconde Guerre mondiale.
05:34 Mais, voilà, il y avait ce besoin d'en parler de façon plus, comment dire, je sais pas,
05:40 c'est compliqué, la question, en fait.
05:42 Mais, je me perds un peu, pardon.
05:45 - Mais vous l'avez connu aussi, cette guerre-là.
05:47 - Oui.
05:48 - Oui, c'est aussi une guerre qui a marqué toute une génération d'auteurs, de metteurs en scène.
05:55 Et vous avez déjà fait écho à cette guerre-là dans vos mises en scène.
05:59 - Oui, c'est vrai, parce qu'en même temps, je pense que c'est à la fois une guerre politique,
06:06 une guerre de religion, comment dire, c'est une chose qui ne pouvait pas ne pas nous questionner,
06:14 d'une certaine façon.
06:16 Et toutes les pièces que j'ai montées, évidemment, d'une certaine façon,
06:21 traitent de cette guerre, parce qu'on est en état de guerre d'une certaine façon permanente.
06:28 La guerre est là, elle rôde de temps en temps, elle sort du bois, on va dire.
06:37 Et là, on le voit avec le conflit en Ukraine, qui est lié à toute une chose historique,
06:43 et longue, et complexe, etc.
06:45 Mais qui en même temps est là, qui pose des questions très fortes,
06:49 et qui en tout cas a le même résultat, c'est que ça fait des milliers de morts.
06:53 - Toutes les pièces que vous avez montées, quand vous dites ça, Christian Benedetti,
06:56 c'est-à-dire autant une parole pour la Bosnie, d'après les Bosniaques,
06:59 que vous aviez montées à l'époque, dans les années 90, à l'Afrique de la Belle de Mai,
07:04 que Tchékov, toutes vos pièces sont traversées par cette question de la guerre ?
07:09 Chez Tchékov aussi, vous diriez ça ?
07:11 - Chez Tchékov, il y a la guerre de Crimée, dans "Sans père".
07:16 C'est pour ça que la pièce a connu beaucoup de censure aussi,
07:22 et il y a un moment que lui-même a dû couper, parce qu'il s'est dit que ça ne passerait pas.
07:26 Et puis il y a aussi le fait que, avec l'actualité,
07:30 la plupart des histoires que raconte Tchékov se passent en Ukraine.
07:34 Donc c'est très troublant de voir que le plus grand dramaturge russe
07:40 vivait, et travaillait, et racontait l'Ukraine.
07:48 - On pourrait presque croire, en relisant Tchékov,
07:52 mais tout en vous écoutant, en allant voir cette pièce "Guerre" que vous mettez en scène aujourd'hui,
07:57 que Lars Noren l'avait anticipée, qu'il avait prévu cette guerre.
08:02 En réalité, ce que nous dit le titre de cette pièce, "Guerre", au singulier, un mot, et c'est tout,
08:08 ce que ce titre nous dit d'emblée, c'est que toutes les guerres se ressemblent.
08:11 Que 20 ans après ce texte, vous le disiez, Christian Benedetti, reste toujours autant d'actualité.
08:16 Et en choisissant de la monter, vous nous emmenez à la fois dans cette guerre en ex-Yougoslavie,
08:23 ou en Ukraine aujourd'hui, peut-être dans des guerres qui se jouent en Afrique.
08:28 C'est probablement les 10 années de guerre en ex-Yougoslavie qui ont inspiré Lars Noren.
08:34 Officiellement, le conflit s'achève en 2001.
08:36 Pour les auditeurs, il faut rappeler que c'est là qu'il commence, lui, à écrire la pièce.
08:40 Elle paraît en 2003. Et cette pièce, ce qui est passionnant, c'est qu'elle raconte l'après.
08:45 En fait, elle raconte pas la guerre. Elle raconte l'après.
08:48 Mais peut-être que l'après, c'est toujours la guerre.
08:50 Elle raconte le retour des hommes chez eux, et cet espoir d'une fin comme un recommencement.
08:54 Il est dit dans la pièce "Tout le monde rêvait que tout serait comme avant,
08:57 que tout serait comme d'habitude".
09:00 Elle est là, la chimère.
09:02 - C'est-à-dire que déjà, en fait, si on reprend l'oeuvre de ce qu'écrit Bond sur la guerre,
09:13 il parle de la mécanique.
09:15 Donc, c'est une posture très singulière, où il montre comment ça marche, comment c'est possible.
09:21 Noren, lui, son théâtre, et c'est là où la pièce est encore plus terrible, je dirais, c'est qu'elle est factuelle.
09:27 Il montre juste les faits, les uns à côté des autres,
09:33 et les faits qui se rajoutent les uns aux autres.
09:37 C'est-à-dire que c'est jamais ni noir ni blanc, c'est toujours une zone grise.
09:41 C'est-à-dire que celui qui revient, qui est considéré comme la victime,
09:44 il devient un salaud, pire encore, il devient un tortionnaire,
09:48 et il n'y a pas de rédemption.
09:51 Donc, effectivement, que tout soit comme avant,
09:55 comment dire, il y a quelque chose de...
09:58 Oui, d'une chimère, on peut dire, mais...
10:04 C'était quoi, "comme avant" ?
10:06 Parce que, comme avant, il y avait déjà la guerre à la maison.
10:08 Quand le personnage de la mère dit que, dans son couple, c'était terrible,
10:16 et puis, en plus, on sait qu'ils sont musulmans,
10:20 qu'il y a un rapport d'une, comment dire, extrêmement dominateur et patriarcale,
10:26 et donc la femme est maltraitée, malmenée.
10:31 Donc, il y avait déjà la guerre, il y a eu la guerre, il y aura la guerre.
10:37 Et la guerre, ce n'est pas forcément deux armées ou trois qui se confrontent,
10:41 mais c'est les êtres humains.
10:43 C'est à quel endroit on se fait la guerre pour obtenir quelque chose de son territoire,
10:51 d'une liberté de penser, d'une liberté d'agir.
10:53 Voilà, c'est ça, en fait.
10:56 Et en même temps, c'est une pièce qui a un niveau, je dirais, ménager, un peu...
11:03 Je dis souvent, je reprends l'expression d'Antoine Vitesse,
11:07 qui était "la tragédie dans la cuisine",
11:09 et au-dessus de ça, il y a la grande tragédie.
11:13 On a des fragments de Médée, on a des fragments d'Édipe,
11:18 qui est guidée par Antigone.
11:20 On a tout ça, donc les acteurs sont dépositaires à la fois du poème, de la tragédie,
11:28 et de la tragédie dans la cuisine.
11:30 Et c'est pas un hasard si le père et la mère n'ont pas de nom,
11:34 ce sont juste des lettres.
11:36 Les trois autres, oui, les deux filles ont un nom, et le frère a un nom,
11:41 parce qu'eux ne sont pas dépositaires du poème,
11:44 ils sont dépositaires d'autre chose,
11:46 ils sont dépositaires de la fatalité, d'une certaine façon.
11:49 Et on voit, par exemple, que dès que le mari déclaré mort revient,
11:54 le frère qui était vivant, immédiatement, prend la place du fantôme.
11:58 Avant, le père était un fantôme, on parlait de lui comme ça, c'était une image,
12:02 et puis, hop, le frère revient, il devient un fantôme.
12:06 Donc, voilà, et il se recrée un état de guerre avec cette problématique
12:15 que deux frères ne peuvent pas, il faut qu'il y en ait un qui meurt pour que l'autre survive.
12:20 Et donc, on retrouve cette fatalité de Romulus et Rémus, d'Abel et Cain,
12:25 enfin, de toute cette problématique-là.
12:28 - Et c'est vraiment des vivants et des morts, et on ne sait pas qui est quoi.
12:32 Et c'est ça qui est aussi troublant, dès le début de la pièce,
12:36 c'est qu'en fait, la pièce s'ouvre sur le retour de ce soldat,
12:41 de cet homme parti à la guerre, à la maison.
12:44 On comprend que la guerre est terminée, il rentre, il pense avoir été attendu,
12:48 en réalité, la mère, une des filles, voire les deux filles pensaient qu'il était mort,
12:53 on en parlait déjà, comme quelqu'un qui n'était plus.
12:56 Il revient et ça ne provoque aucune réaction, ni d'amour, ni de bonheur, ni de joie,
13:03 mais plutôt une sidération, une stupéfaction.
13:06 On y retourne sur scène avec vous, Christian Benedetti,
13:09 extrait de "Guerre" de Lars Noren, qui se joue actuellement au Théâtre Studio à Alfortville,
13:13 jusqu'au 29 avril.
13:15 - Vous avez foutu quoi pendant que j'étais loin ?
13:17 - On a essayé de survivre.
13:19 - Oui, ça se voit.
13:22 - T'as eu quoi aux yeux ? - Aux yeux ?
13:24 - Tu nous regardes pas. - Le plus important, c'est que je sois à la maison.
13:27 - Tu me regardes pas, quand tu me parles, tu tournes le visage de l'autre côté.
13:30 - Oui, c'est ce qu'on doit faire, c'est écrit dans les livres sains.
13:32 Je regarde peut-être quelque chose d'autre. - Qu'est-ce tu dis ?
13:34 - Je dis rien.
13:37 - Tu peux pas voir ?
13:39 - J'ai sûrement reçu de la merde dans les yeux.
13:41 - T'es aveugle ? - Je me débrouille.
13:43 - Mais qu'est-ce qu'on va devenir ? - Me le demande pas, je retrouverai peut-être la vie un jour,
13:46 avec l'aide de mon cerveau. - Je te jure, je vais me faire un petit déjeuner.
13:49 - Je vais me faire un petit déjeuner. - Je vais me faire un petit déjeuner.
13:52 - Je vais me faire un petit déjeuner. - Je vais me faire un petit déjeuner.
13:55 - Je vais me faire un petit déjeuner. - Je vais me faire un petit déjeuner.
13:58 - Je vais me faire un petit déjeuner. - Je vais me faire un petit déjeuner.
14:01 - T'es aveugle ? - Je me débrouille. - Mais qu'est-ce qu'on va devenir ?
14:04 - Me le demande pas, je retrouverai peut-être la vie un jour, avec l'aide de Dieu.
14:06 - Comment t'as pu venir jusqu'ici ? - T'aurais peut-être préféré que je revienne pas à la maison.
14:09 - Quelqu'un t'a aidé ? - Qui veut m'aider ? Qui veut m'aider ?
14:12 - T'es aveugle, espèce de débile ?
14:14 - En nous envoyant l'extrait de la pièce, Christian Benedetti, vous m'avez dit, vous nous avez dit,
14:18 il ne faut surtout pas couper et surtout pas enlever les silences. Pourquoi ?
14:23 - Parce que c'est une pièce qui dialogue avec les silences,
14:29 enfin les mots dialoguent avec le silence.
14:32 C'est comment on peut dire ce qu'on ne peut pas dire.
14:39 Et le silence, les silences sont à la fois des silences qui nous envahissent,
14:44 qui nous étouffent et qui en même temps nous reconstituent.
14:47 Parce que je dis souvent que c'est une pièce qui est après le cri.
14:51 Et après le cri, il y a un souffle comme ça, et puis le silence.
14:58 Et c'est comment on affronte ce silence.
15:00 Parce que chacun est finalement seul face à son propre silence.
15:07 Et donc effectivement, c'est une pièce où, comment dire,
15:13 chaque acteur a dû s'approprier ces silences qui sont écrits par Noren,
15:19 dont les longueurs varient, et qui font intégralement partie du dialogue
15:26 et qui mettent le spectateur aussi dans ce rapport-là,
15:30 puisque le spectateur est censé ne pas parler,
15:32 donc être lui aussi dans le silence.
15:34 Donc ça crée aussi ce dialogue avec le spectateur.
15:39 Et c'est ça qui est une grande force de la pièce, je trouve.
15:44 - Ces silences, ils sont annotés dans le texte de la pièce que vous avez ?
15:48 - Ils sont annotés. Il est annoté un temps, un temps long, un temps bref, et puis des silences.
15:53 Et les silences, donc il faut définir leurs contours, leurs cartographies,
15:59 et savoir comment, qu'est-ce qu'on dit dans ces silences.
16:04 - Alors il y a l'écriture, et ça tient à cela, très singulière, très particulière de Lars Noren,
16:10 elle tient à sa conception même du théâtre, et vous semblez partager cette conception aujourd'hui.
16:16 C'est-à-dire qu'il concevait, lui, le théâtre comme le lieu, disait-il,
16:19 où le public et les acteurs doivent respirer ensemble, écouter ensemble, dire les choses en même temps.
16:26 On écoute Lars Noren en 2003, au moment de l'écriture de cette pièce, justement.
16:31 - On ne peut pas donner une limite exacte, ça dépend du public, du spectateur, de ce qu'on fait.
16:45 - Il ne faut pas que ça dépasse la vérité, il faut que les acteurs et le texte parlent la vérité, disent la vérité.
16:59 - On ne peut pas dire n'importe quoi juste pour faire une carrière.
17:10 - Tout dépend du motif qu'on a quand on écrit et quand on joue sur scène.
17:21 - Je ne suis pas responsable de ce que je dis,
17:26 mais je suis responsable de comment vous les comprenez.
17:33 C'est là où il y a ma responsabilité.
17:36 - Voilà, est-ce que vous partagez cette responsabilité, Christian Benetetti, avec Lars Noren ?
17:40 Vous qui dites souvent que du bon théâtre, c'est du théâtre qui projette du sens.
17:45 - Pour moi, c'est l'essentiel, c'est le sens, c'est l'énergie du sens.
17:50 On doit rendre partageable, en tout cas on fait tout pour le rendre partageable.
17:54 Après, moi je pense que la seule responsabilité que j'ai, c'est par rapport à la vérité
17:59 et à l'intégrité de la pensée et du sens.
18:04 Faire en sorte que le sens qu'on transmet ne soit pas corrompu.
18:09 - Mais c'est quoi la vérité de cette pièce-là, par exemple, pour vous ?
18:15 Ou les vérités ?
18:17 - C'est... comment dire... T.S. Eliot dit dans son poème "The Waste Land", "La terre dévastée",
18:25 il dit "je te montrerai ta peur dans une poignée de poussière".
18:29 Eh bien c'est ça, oui. Pour moi, c'est...
18:33 Ma responsabilité, elle est de nous mettre face à notre vérité, à notre chagrin constitutif.
18:40 Et qu'est-ce qu'on fait avec ça ?
18:42 Et souvent, j'ai dialogué beaucoup avec Bond, évidemment,
18:47 et il dit une chose que je trouve qui est très très pertinente aussi pour cette pièce-là, évidemment,
18:51 c'est "on a dit je t'aime parce qu'on n'a pas osé dire j'ai besoin".
18:57 Et qu'en fait, ça est un des nœuds fondamentaux de nos relations aux autres et au monde.
19:08 Et je trouve que voilà, ça pose... c'est cette problématique qu'il faut creuser aussi.
19:13 On est ensemble parce qu'on a besoin, et donc ça crée... voilà.
19:18 - Il y a une économie langagière qu'on évoquait, Christian Benedetti,
19:22 dans les mots, dans le texte même de Lars Noren, et vous l'a rejoué sur scène.
19:26 Il y a aussi cette scénographie que vous avez pensée, comme souvent, sans artifice,
19:31 réduite à son plus simple appareil.
19:33 Un temple, des chaises, deux lits, un cadre de porte, c'est une maison, intérieure, extérieure.
19:38 Ça semble vide et pourtant c'est une scène habitée par tous ces fantômes que vous évoquiez.
19:43 La guerre, elle n'augmente pas les hommes.
19:45 Il n'y a pas de héros à écouter Lars Noren, à voir cette pièce que vous mettez en scène.
19:49 Elle les réduit, elle les écrase.
19:51 Et on retrouve ici deux thèmes souvent explorés par le dramaturge,
19:54 et repris notamment dans sa pièce "À la mémoire d'Anna Politovskaya",
19:57 pièce écrite trois ans plus tard en 2006, celle de la culpabilité des survivants
20:01 et celle du soupçon qui pèse sur eux.
20:03 C'est assez terrible comment cette femme, et ses filles d'ailleurs,
20:07 ces trois femmes sont rongées par le soupçon.
20:11 Qu'est-ce qu'elles ont fait pour être encore vivantes ?
20:15 Il y a presque un moment où elles auraient souhaité être mortes
20:19 pour que cette culpabilité-là ne pèse pas sur elles.
20:22 - Oui, c'est-à-dire qu'il leur dit "comment vous vous en êtes tirés, pourquoi vous n'êtes pas mortes ?"
20:29 Et elle dit "c'est comme ça, je n'ai rien, demande à Dieu".
20:34 Et qu'en fait, évidemment, une femme qui se fait violer,
20:39 dans une certaine, comment dire, dans une tradition religieuse,
20:44 évidemment, du coup elle porte le poids de la culpabilité,
20:47 comme si c'était elle qui était responsable de s'être fait violer,
20:50 et donc elle doit, pour que l'honneur du mari ne soit pas tâché,
20:54 il faut qu'elle disparaisse.
20:55 Et c'est pour ça que quand elle dit "j'aurais aimé être morte",
20:59 parce que ça fait partie de sa, comment dire, de la foi qu'elle a,
21:03 et en même temps, pour moi c'est une parole d'une liberté totale,
21:08 et quand elle dit "mais je ne le suis pas",
21:10 elle revendique le fait de rester vivante,
21:13 et de ne pas abdiquer, et justement de ne pas céder à ce que ces violeurs auraient voulu faire d'elle,
21:19 et à ce qu'on aurait voulu qu'elle soit.
21:24 Non, justement, elle continue à être une femme,
21:28 et malgré tout ça, elle est une terre qui est dévastée,
21:33 elle représente elle-même le pays qui est dévasté,
21:37 comme, comment dire, comme électre, comme, voilà, toutes ces héroïnes-là.
21:43 Elle est violée par tout le monde, tout le monde passe dessus,
21:49 et le pays est en lambeaux,
21:50 et elle fait en sorte de tenir ces lambeaux avec une force considérable.
21:56 - Et on retrouve dans cette pièce le viol, comme arme de guerre,
21:59 déjà évoqué par Sarah Cain dans "Blaze Teeth" que vous aviez mise en scène, vous,
22:02 il y a 20 ans, pile au même moment, au moment où Lars Noren écrivait cette pièce "Guerre".
22:08 Alors qu'en Ukraine, les femmes, nous dit-on, ont acquis de haute lutte la possibilité d'intégrer l'armée,
22:12 cette pièce "Guerre" de Lars Noren, elle met un coup de projecteur vraiment particulier sur la place des femmes dans la guerre.
22:17 Le héros, c'est celui qui a combattu, c'est pas celle qui ont attendu, c'est pas celle qui ont survécu.
22:22 Et pourtant, la mère a été violée par ses voisins, par ses élèves, ses filles aussi,
22:27 et parfois elle a dû regarder, et elles ont dû se prostituer.
22:31 Tout ce qu'on entend des échos qui nous arrivent d'Ukraine aujourd'hui,
22:35 et c'est en ça aussi qu'elle résonne de manière aiguë, cette pièce "Allez la voir",
22:40 cette pièce "Guerre" de Lars Noren que vous mettez actuellement en scène dans votre théâtre,
22:44 le théâtre studio d'Alfortville.
22:46 J'aimerais qu'on en dise un mot, parce qu'il nous reste quelques minutes,
22:48 et ce projet, vous l'avez rêvé, imaginé, de théâtre studio en 97, Christian Benetetti,
22:54 vous l'avez créé dans un ancien entrepôt à Vins, un très très beau lieu.
22:58 Ce lieu, vous l'aviez pensé et voulu comme consacré à la création contemporaine.
23:03 On en a parlé de Sarah Kane, d'Edouard Bond, ou encore, on pourrait citer Sylvain Creusevaux,
23:07 après Lars Noren.
23:09 Pourquoi ce choix ? Est-ce que vous pensez qu'aujourd'hui c'est ce théâtre-là qui parle plus aux gens ?
23:15 J'espère, et il faut, il faut avoir de la mémoire, évidemment.
23:23 On ne peut pas faire de théâtre en ayant des trous de mémoire,
23:26 mais on ne peut pas avoir non plus trop de mémoire, comme dit Nietzsche,
23:29 sinon on n'avance plus.
23:31 Donc, il fallait, pour moi, il fallait un endroit des premières fois,
23:37 où les choses sont possibles, où on peut accompagner des gens qui...
23:40 Parce que souvent, des gens viennent nous voir et disent "ben voilà, on a ce projet-là",
23:45 et puis on nous dit "mais écoutez, montrez-le et puis on viendra vous voir".
23:49 Mais où on le montre, puisque personne ne veut.
23:52 Et donc, moi, j'avais décidé que ça devait être une de nos missions,
23:56 c'est-à-dire accompagner des premières fois,
23:58 et faire en sorte de se mettre au service de ces projets-là,
24:03 pour que ça soit fait dans les meilleures conditions possibles.
24:06 Donc pas de Molière, pas de Shakespeare au Théâtre Studio ?
24:09 Non, mais en même temps, ce n'est pas, comment dire,
24:12 puisque j'ai monté tout Tchékov, je ne vais pas...
24:15 Je veux dire que je ne peux pas l'interdire,
24:17 mais c'est avant tout des, comment dire, des tentatives,
24:21 des prises de parole, des prises de risques, comme ça, de...
24:24 Voilà, je pense qu'il y a...
24:26 Maintenant, en tout cas, on peut venir jouer Shakespeare, etc.
24:30 Mais je pense qu'il faut, oui, il faut, comme disait Brecht,
24:33 il faut en finir avec les bonnes vieilles choses,
24:36 et en commencer avec les mauvaises nouvelles choses.
24:40 Il faut qu'on dise encore un mot du théâtre public en ce moment.
24:44 Le studio théâtre, vous l'avez aussi pensé,
24:46 un peu contre les grandes scènes publiques.
24:49 Vous n'êtes pas sensible, aujourd'hui, aux appels au secours d'un syndicat,
24:52 comme le Syndicat des entreprises artistiques et culturelles, récemment,
24:55 et plus largement, du théâtre public, qui peine,
24:58 et on imagine comme vous, à faire face à l'augmentation des coûts énergétiques,
25:02 salariaux, aux subventions qui se disent inchangées,
25:06 dans une période comme ça. Le théâtre public est quand même en crise.
25:09 - C'est terrible, on est dans un moment où...
25:13 On est juste avant l'explosion.
25:15 C'est-à-dire que, comme il n'y a pas de politique,
25:18 de service public des arts et de la culture,
25:21 qu'il n'y a pas de pensée, qu'il n'y a pas de...
25:23 un projet, une vision, quelque chose qui serait comme une lumière,
25:27 qui nous dirait, tiens, peut-être, allons vers là.
25:31 On va vers une explosion, vers...
25:34 On est obligé, effectivement, à l'explosion des coûts,
25:38 il y a le point d'indice qui a augmenté,
25:40 qui fait que tout ça crée des difficultés financières,
25:44 parce qu'il faut qu'on fasse front avec ça,
25:49 et on va, beaucoup de mes collègues, des programmes,
25:52 annulent des créations, ferment avant,
25:56 voilà, donc on a...
25:58 Je ne sais pas ce que l'État attend.
26:01 - Vous êtes inquiet pour la situation de votre théâtre, aujourd'hui ?
26:04 - Ah oui, oui, parce que mes subventions, elles sont...
26:07 D'abord, la région a diminué, la subvention,
26:10 la ville en avait coupé la moitié, puis finalement, remet,
26:14 mais tout ça est lié à des choses qui n'ont...
26:18 Comment dire ? Qui n'ont rien à voir avec notre travail et la création artistique.
26:23 C'est autre chose, aujourd'hui, le projet culturel est plus important que le projet artistique,
26:28 on nous demande souvent d'être des pompiers,
26:30 pour aller sur des territoires où l'État a failli,
26:32 donc il faut faire des tas de choses,
26:34 qui n'ont pas forcément de rapport avec notre métier.
26:37 C'est des choses sur lesquelles il faut réfléchir,
26:39 on ne peut pas tout nous demander,
26:42 d'être là, de faire de l'alphabétisation, de faire tout ça,
26:45 même si c'est des choses qu'on aime faire,
26:48 c'est pas le fait qu'on...
26:49 Mais c'est l'accumulation, l'empilement des tâches,
26:52 avec des subventions qui diminuent,
26:57 et puis sinon, on nous demande aussi d'être des cartes de visite,
27:00 pour aller à l'étranger, pour tout ça.
27:02 - Donc vous, qu'est-ce que vous demandez aujourd'hui ?
27:04 Pardon, Alfortville, c'est le département du Val-de-Marne,
27:07 c'est la région Ile-de-France,
27:09 qu'est-ce que vous demandez aujourd'hui,
27:11 pour que ce pari que vous avez fait en 97, perdure, continue ?
27:15 - Je demande d'abord aux partenaires,
27:17 puisqu'ils n'aiment pas qu'on les appelle les tutelles,
27:20 nos partenaires de venir voir les spectacles,
27:22 de s'intéresser simplement à ce qui se fait,
27:24 parce que, de temps en temps, une personne du département vient,
27:28 l'ancien inspecteur de la DRAC venait,
27:32 mais sinon, ils ne viennent pas.
27:34 Donc de quoi on parle ?
27:36 Donc déjà de venir, de pouvoir parler du travail artistique,
27:40 et puis de continuer à nous accompagner,
27:43 parce que c'est quand même...
27:44 On ne peut pas passer son temps à dire que la culture est essentielle
27:47 et doit être au centre d'un projet de société,
27:49 si on ne l'accompagne pas.
27:50 - Vous avez besoin d'eux, et nous avons besoin de vous.
27:53 Merci beaucoup Christian Benedetti.
27:55 Lars Noren, "Guerre", ce texte du dramaturge suédois,
27:58 est mis en scène par vos soins,
28:00 et est actuellement à voir au Théâtre-Studio d'Alfortville,
28:02 jusqu'au 29 avril.