Quel est le regard des artistes sur le marché de l'art, et quel rôle y jouent-ils réellement ? Vendre son art – De la Renaissance à nos jours, publié aux Éditions du Seuil, explore l'évolution des marchés de l'art à travers le prisme de l'artiste, où contraintes économiques et innovations artistiques peuvent coexister. Cet ouvrage examine un secteur souvent négligé, celui du marché primaire. Co-écrit par les historiennes de l'art Charlotte Guichard et Sophie Cras, il offre une analyse éclairante sur les relations complexes entre création artistique et dynamique économique.
Catégorie
🗞
NewsTranscription
00:00Musique
00:00Bismarck
00:03Vendre son art de la renaissance à nos jours aux éditions du Seuil
00:07c'est le titre de l'ouvrage de Charlotte Guichard et Sophie Kras qui est avec nous
00:11vous êtes maîtresse de conférence à l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
00:14spécialiste de l'art contemporain
00:16et ce titre marque bien l'axe que vous souhaitez prendre dans votre réflexion
00:21celui du marché de l'art du point de vue des artistes
00:23merci beaucoup d'être avec nous pour en parler
00:25est-ce que tout d'abord vous pouvez nous expliquer en fait
00:28qu'est-ce que ça change de considérer le marché de l'art du point de vue des artistes
00:32qu'est-ce qu'on regarde différemment
00:34oui c'est vrai que c'est l'originalité de ce livre je crois que
00:38de faire l'histoire du marché de l'art du point de vue vraiment des artistes
00:42et pas des marchands, des collectionneurs, des commissaires priseurs
00:46comme on en a l'habitude en général
00:50et l'idée c'est de penser le marché comme quelque chose qui appartient aussi à l'univers de l'artiste
00:55et qui est pour lui un horizon, pour elle, un horizon, une contrainte créative
01:00quelque chose qui va apporter en fait une dimension supplémentaire à l'acte créatif lui-même
01:05et donc à notre compréhension des oeuvres et de la vie des artistes
01:10et parce qu'il y a une dimension aussi qu'on appréhende moins dans tout ce qui est études
01:15c'est la dimension du premier marché
01:17c'est vrai que souvent on analyse tous les chiffres, les prix etc
01:21et là c'est vrai que c'est un regard qui est particulièrement différent
01:24oui tout à fait, c'est-à-dire que regarder le marché de l'art du point de vue des artistes
01:27c'est se pencher sur ce qu'on appelle le premier marché
01:30donc le premier marché c'est en fait la transaction inaugurale
01:34on va dire dans la vie marchande d'une oeuvre d'art
01:36c'est le moment où elle quitte l'atelier pour se vendre pour la toute première fois
01:40et ce premier marché par opposition à toutes les reventes successives
01:46dont l'oeuvre pourra faire l'objet et qu'on appelle le second marché
01:49ce premier marché c'est le seul qui concerne au premier chef l'artiste
01:53c'est le seul qui constitue la rémunération de l'artiste
01:57et sur lequel l'artiste a une sorte de prise en fait, une capacité d'action
02:01et c'est ça qui nous intéressait je crois
02:02c'était d'essayer de réfléchir à la capacité des actions des artistes sur le marché
02:07et vous faites commencer votre livre au 15e siècle
02:10est-ce que c'est une rupture par rapport à l'identité artistique
02:14et justement à cette prise de position de l'artiste ?
02:17Oui tout à fait
02:18alors le terme de rupture n'est peut-être pas le plus juste
02:22parce que c'est un glissement qui est en fait très lent, très progressif
02:24mais ce qu'on observe en fait progressivement à la Renaissance
02:28c'est le passage d'un système où c'est le travail de l'artiste en fait qui a un prix
02:34à un système où c'est bien l'oeuvre, l'objet d'art qui a un prix
02:38c'est-à-dire que dans l'économie on va dire des corporations artisanales du Moyen-Âge
02:43ce qu'on achète c'est un temps de travail de l'artiste
02:47tandis que dans le nouveau système dans lequel on glisse progressivement
02:50ce qu'on achète c'est bien un objet, c'est bien l'oeuvre d'art
02:52Oui et puis les deux premiers chapitres concernent vraiment ce prix apposé à une oeuvre d'art
02:57et vous déjouez certaines idées comme quoi le prix est quelque chose d'arbitraire
03:01qui n'a aucun fonds et je pense que c'est d'autant plus vrai sur ce premier marché
03:05où on a plus de recul et de mainmise
03:08est-ce que vous pouvez nous expliquer sur quoi repose ce prix ?
03:10Oui tout à fait, alors justement ce qui est intéressant c'est que dans la fabrique du prix
03:14on voit perdurer l'ancien système, le système traditionnel finalement assez artisanal
03:19de fonctionnement du marché de l'art ou des artistes
03:24c'est-à-dire que lorsqu'on fabrique le prix
03:28la question du temps de travail des artistes en fait a un rôle très important
03:32et vient objectiver en quelque sorte ce prix sur le premier marché
03:35alors ça peut se faire de différentes manières
03:36à la Renaissance on peut calculer vraiment le nombre de journées de travail passées à l'ouvrage
03:43c'est le cas par exemple d'un artiste comme Adrien Van der Werf
03:45dans les années 1710, 1720
03:48il va vraiment compter le nombre de journées qu'il a passées pour fabriquer un tableau
03:52et il compte 25 florents la journée
03:54et ça lui donne un prix de base pour son tableau
03:56si on pense à quelqu'un comme Artemisia Gentileschi par exemple au 17ème siècle
04:00il y a une exposition en ce moment
04:01exactement, elle de son côté c'est plutôt le nombre de figures humaines dans le tableau
04:06qui va servir à comptabiliser comme ça le temps de travail
04:08et elle compte 100 écus par figure
04:11mais ce qui est important c'est que cette base objective n'est jamais le prix final
04:15c'est-à-dire que c'est une base de négociation
04:17à partir de là l'enjeu c'est de négocier
04:20et Gentileschi par exemple
04:22elle est très très forte pour ça
04:24c'est-à-dire qu'elle ne va pas fixer le prix de vente par contrat
04:26mais elle le négocie dans la correspondance
04:29donc ça lui permet de revenir à la charge
04:31de déployer toute son éloquence
04:33elle a une très très belle langue comme ça
04:35pour convaincre le client d'acheter au prix fort le tableau terminé
04:39on a quand même l'impression que le temps passant
04:41l'artiste a de moins en moins la main mise sur le prix
04:45et que c'est quand même des acteurs extérieurs
04:47qui en donnent la valeur
04:49oui tout à fait
04:50ça c'est quelque chose qui nous a beaucoup frappé
04:52quand on a fait le livre
04:53c'était de s'apercevoir en fait
04:55quand même d'une perte de savoir-faire
04:58on pourrait dire
04:58dans la fixation du prix
05:00entre justement l'époque de Gentileschi
05:02et la période actuelle
05:04où les artistes en fait ont été très largement
05:07désaisis de cette compétence
05:10en fait de fixer leur prix
05:11puisque ce sont désormais plutôt les marchands
05:12les galeristes qui s'en chargent
05:14selon des méthodes qui d'ailleurs ne sont pas
05:16complètement éloignées de celles qui préexistaient
05:20puisque la question par exemple des dimensions
05:22de l'oeuvre reste très importante
05:24pour définir le prix de l'oeuvre sur le premier marché
05:26ajouter un facteur lié à la réputation de l'artiste
05:29mais c'est vrai que justement être capable
05:32de donner une quantité, un chiffre
05:37appartient désormais davantage aux galeristes
05:40aux marchands qu'aux artistes
05:41mais du coup est-ce qu'on peut analyser qu'il y a moins de porosité qu'avant
05:45entre le monde de la création des artistes
05:47qui peuvent se présenter plutôt dans une posture
05:49d'artiste dans sa tour d'ivoire
05:52ou en tout cas de la pureté de l'acte
05:55et un monde avec
05:56voilà tous ces marchands etc
05:58est-ce que ce sont des mondes
06:00qui se sont vraiment séparés aujourd'hui
06:02comme on pourrait peut-être croire l'inverse
06:04mais c'est vrai qu'en lisant ce livre
06:05on a plus l'impression que maintenant
06:07il y a ces deux mondes séparés
06:08et qu'il y a plus une notion de pureté
06:10c'est une question très intéressante
06:13alors il est vrai que
06:14la manière dont les marchands d'art
06:17puis les galeristes se sont saisis
06:18de ces questions de prix, de négociation
06:20en laissant un petit peu les artistes de côté
06:23c'est un phénomène historique
06:26qui intervient vraiment en même temps
06:30que la notion par exemple de l'art pour l'art
06:32que cette figure de l'artiste bohème
06:34un petit peu détachée des questions économiques
06:36néanmoins voilà ce qu'on essaie de mettre en avant
06:39c'est qu'il y a le mythe
06:40et puis il y a la réalité
06:41qui fait que en fait les artistes
06:43restent aujourd'hui encore vraiment en prise
06:45avec les questions économiques qui les concernent
06:47et continuent en fait à penser
06:51des formes économiques parfois alternatives
06:54des formes économiques qui soient compatibles
06:57avec leurs ambitions créatives
06:59et ce qui pourrait rester en tout cas
07:02assez mystérieux
07:03c'est peut-être plus le concept de cote
07:04est-ce que vous pouvez nous expliquer ce que c'est
07:06et comment est-ce qu'on arrive à trouver un chiffre
07:10à tomber sur quelque chose d'un petit peu tangible
07:12ouais alors ce qui est très compliqué en fait avec la cote
07:15c'est qu'on emploie ce terme pour parler de choses
07:18qui peuvent être en fait assez différentes
07:20il y a la cote sur le second marché
07:22c'est celle qu'on connaît le mieux je pense
07:24et ça c'est tout simple
07:26c'est en fait une moyenne des prix atteints
07:28en vente aux enchères pour un artiste donné
07:30sur un type d'oeuvre donné
07:31donc ça nous donne un petit peu un prix moyen
07:35pour des ventes passées
07:37qui donne éventuellement une idée
07:39une évaluation pour les ventes futures
07:41et puis il y a la cote sur le premier marché
07:43et là c'est un petit peu différent
07:44la cote sur le premier marché
07:45elle représente justement ce coefficient de réputation
07:49qu'on va ensuite appliquer aux oeuvres
07:52en fonction de leur dimension
07:53et de leur médium
07:54donc typiquement les tableaux
07:56les huiles sur toile vont être plus chères
07:57que les dessins
07:58les sculptures vont être cotées à part
08:00et cette cote là
08:02sur le premier marché
08:03cette réputation
08:03c'est là effectivement
08:04que se cristallise un petit peu le mystère
08:06s'il y en a
08:07bon en fait dans la pratique
08:09c'est pas si mystérieux
08:10elle s'établit par comparaison
08:11c'est à dire qu'on va aller regarder
08:12des artistes
08:14un petit peu de la même génération
08:15qui sont à peu près au même niveau
08:17de leur carrière
08:17qui font peut-être des oeuvres
08:19un peu comparables
08:20et puis on va s'aligner
08:21et ensuite c'est des ajustements
08:23progressifs
08:23en fonction des ventes
08:25en fonction d'expositions
08:27dans des musées
08:28mais vous dites qu'on pourrait croire
08:30que le second marché
08:32aurait un impact assez fort
08:33et des versances
08:34sur le premier marché
08:35mais pas tant que ça finalement
08:36et que c'est pas forcément
08:38très lié les deux
08:39ouais c'est très difficile
08:40à déterminer
08:41à vrai dire
08:41alors c'est vrai qu'il existe
08:43des instruments
08:44qui nous prouvent
08:45que depuis très longtemps
08:46les acteurs du premier marché
08:49en particulier
08:49les marchands d'art
08:50mais même les artistes
08:52d'ailleurs
08:52s'intéressent
08:54à ce qui se passe
08:54sur le second marché
08:56donc typiquement
08:57les annuaires de cote
08:58aujourd'hui
08:59les bases de données
09:00qui réunissent
09:01tous les prix atteints
09:02en vente aux enchères
09:03tout ça est évidemment
09:04consulté par les marchands
09:06sur le premier marché
09:06et par les artistes
09:08mais néanmoins
09:09la répercussion
09:10en fait
09:11des prix sur le second marché
09:12sur la cote
09:15du premier marché
09:16elle est beaucoup
09:17moins automatique
09:17que ce qu'on pourrait croire
09:18elle est plus lente
09:19et il y a parfois
09:21une déconnexion
09:22en fait assez fort
09:23entre premier et second marché
09:24après dans les chapitres
09:26centraux du livre
09:27on parle plus
09:27de l'artiste
09:28comme acteur
09:29justement
09:29est-ce que l'artiste
09:33fait le choix
09:34d'être acteur
09:35ou pas
09:36dans sa présence
09:37dans les réseaux
09:38et acteur ou pas
09:39sur sa cote finalement
09:41je pense que
09:43vendre son art
09:44dans la grande majorité
09:45des cas
09:46c'est un processus
09:47qui s'inscrit
09:48dans le temps
09:48dans le temps long
09:49en fait c'est le temps
09:50de diffuser son image
09:52d'asseoir sa réputation
09:54et de nouer des relations
09:55et on insiste beaucoup
09:56dans le livre
09:57sur ce qu'on appelle
09:58l'économie de l'attachement
09:59c'est une manière
10:00pour les artistes
10:01en fait de créer des liens
10:02avec des personnes
10:04qui peuvent leur apporter
10:06un soutien financier
10:08un capital
10:09une forme d'exposition
10:10médiatique aussi
10:11en contrepartie
10:13les artistes sont obligés
10:13de céder un petit peu
10:14de leur liberté
10:15et donc c'est toujours
10:16cette négociation
10:18en fait
10:18avec leurs attachements
10:20mais le pari
10:21c'est que sur le long terme
10:22ça va les aider
10:23à vraiment en profiter
10:25et pour terminer
10:26cette interview
10:28je me demandais
10:28si les réseaux sociaux
10:29justement
10:30chamboulaient un petit peu
10:31cette notion d'attachement
10:32parce que finalement
10:33on peut dire qu'on est
10:34lié autrement
10:36par internet
10:37etc.
10:38et les applications
10:38mais finalement
10:39peut-être qu'on se réapproprie
10:40en tout cas l'artiste
10:41se réapproprie
10:42une image
10:42elle n'est pas forcément
10:43obligée de passer
10:44par ses intermédiaires
10:45oui alors ce qui est intéressant
10:46c'est que là dessus
10:47on peut avoir un peu
10:48deux visions contradictoires
10:50c'est-à-dire que d'un côté
10:51les études
10:52en particulier des sociologues
10:53montrent que
10:54en dépit de l'existence
10:55des réseaux sociaux
10:56et de la possibilité
10:57de s'adresser directement
10:58à un public
10:59et voire de vendre directement
11:01grâce aux plateformes en ligne
11:02et bien le rôle
11:03des galeries
11:04comme prescripteurs
11:06reste très important
11:07et difficilement contournable
11:08si on veut faire carrière
11:09en revanche
11:11moi ce que je dirais aussi
11:12c'est que les deux
11:13ne sont pas incompatibles
11:14c'est-à-dire que probablement
11:15les artistes ont besoin
11:16des deux
11:16c'est-à-dire à la fois
11:17de faire appel au public
11:18le plus large
11:18et notamment à travers l'image
11:21qu'on peut diffuser
11:21par les réseaux sociaux
11:22et en même temps
11:24compter sur des alliés
11:27tels que sont
11:28les marchands
11:28les galeries
11:29pour réussir à placer
11:30ses oeuvres
11:31et à construire
11:32sa carrière
11:32Merci beaucoup Sophie Kras
11:34Je rappelle que vous êtes
11:35maîtresse de conférence
11:36à l'université Paris 1
11:37Panthéon-Sorbonne
11:38spécialiste de l'art contemporain
11:40et co-autrice
11:41de Vendre son art
11:42de la Renaissance
11:43à nos jours
11:44aux éditions du Seuil
11:45Merci beaucoup d'avoir été avec nous
11:46et merci à vous toutes et tous
11:48de nous avoir suivis
11:48C'était Arré Marché
11:49Sous-titrage Société Radio-Canada
11:54Merci à tous