• l’année dernière
Transcription
00:00Bonjour, Philippe Jahénada.
00:01Élodie Suillaud, je suis content de vous voir.
00:04Alors, c'est vraiment un plaisir partagé, mais alors totalement.
00:07Pour décrire qui vous êtes, un seul mot, écriture, celle qui est
00:09inhabitée, incarnée, vécue, renseignée, la cursive en
00:13majuscule, celle qui aime jouer entre les lignes et se délecter
00:16avec ou sans ponctuation.
00:18Les mots vous accompagnent donc depuis bien longtemps pour nous
00:20raconter, mais aussi pour vous raconter le tout avec toujours un
00:24humour certain. Donc oui, vous êtes un obsédé textuel et vous
00:28aimez bien nous faire l'humour, et ce depuis 1997, date à laquelle
00:33vous avez sorti Le Chameau Sauvage, votre premier roman qui
00:36vous a permis de décrocher le prix de fleurs.
00:38Vous, le roi de la digression, le spécialiste du quotidien qui
00:41devient totalement ingérable et casse le trop attendu, le trop
00:44convenu. Vingt ans plus tard, cette plume signait La Serpe, qui
00:47a reçu le prix Femina, encore un.
00:49Aujourd'hui, vous publiez La désinvolture est une bien belle
00:52chose chez Mialet-Barraud, où l'histoire reconstruite grâce à
00:55vous, tel un enquêteur d'ailleurs de Jacqueline Arispe, surnommée
00:58Kaki, qui s'est définestrée à l'âge de 20 ans sur un trottoir
01:01derrière le cimetière Montparnasse à partir de ce suicide, de cette
01:04disparition. Et lors d'une virée à Dunkerque, vous avez décidé
01:07de retracer, de recomposer, de reconstruire, de nous raconter
01:10cette histoire assez incroyable, un peu comme un enquêteur.
01:14Philippe Jehaneda, vous avez arrêté vos vocations ou pas ?
01:17J'espère que non, j'espère que non.
01:18Non, mais blague à part, on me dit souvent, vous auriez fait un bon
01:20policier, un bon avocat, etc.
01:22Non, en fait, non, je suis policier amateur, avocat amateur,
01:26historien ou journaliste amateur, si on veut.
01:29L'ensemble fait écrivain, c'est un peu comme le décalton, c'est à dire
01:31que c'est plusieurs disciplines en une.
01:33Mais je n'aurais pas pu être un policier ou un avocat remarquable,
01:37je pense.
01:38Ce livre, là où il est très, très puissant, c'est dans cette
01:42capacité que vous avez eue à, effectivement, raconter pour
01:46écarter d'un verre de main les jugements.
01:49C'est-à-dire qu'elle est décédée en 1953 et vous démarrez à partir
01:53de la guerre, finalement, vous raconter les erreurs qu'on peut
01:55faire quand on est trop jeune face à une situation assez exceptionnelle.
01:59Et elle, elle a dû subir ça, finalement, elle a dû vivre avec le
02:04jugement des autres, avec une vie qu'elle n'avait pas forcément
02:06décidée, mais qui était une vie pour survivre, tout simplement.
02:10Subir, c'est vraiment le bon mot, parce que je me suis rendu compte
02:13en m'intéressant à elle et aux gens qui étaient autour d'elle,
02:16dans ce petit bistrot de la rue du Four, que c'était une génération
02:19très particulière. C'est des gens qui sont nés entre 32 et 35,
02:231932-1935.
02:24Sans avenir, c'est ce que vous dites.
02:25Oui, c'est ça. Et surtout, qu'ils n'ont pas eu d'enfance.
02:27C'est-à-dire que je pense qu'ils avaient 10 ans pendant l'occupation,
02:30à peu près. Quand on est bébé, sous l'occupation, on se rend compte
02:33de rien, à part que le lait n'est pas très bon ou qu'on mange des
02:36topines en bourre. Si on a 16-17 ans, on se rend compte de ce qui se
02:39passe et on peut agir.
02:41On peut devenir résistant, collabore, ce qu'on veut, mais on peut agir.
02:44À 10 ans, on se rend compte de tout ce qui se passe et on ne peut rien faire.
02:47Et en fait, tous ces jeunes gens qui se sont retrouvés au début des
02:49années 50, à 16-17 ans, dans ce bistrot, ont essayé, dans ce bistrot,
02:53de recréer une enfance avec des jeux, de l'amour, des choses, tout ce
02:57qu'ils n'avaient pas eu à 10 ans.
02:59En fait, ils ont essayé ensuite de rester, de vivre cette enfance.
03:03Mais à 16-17 ans, on peut encore avoir l'illusion qu'on ait un enfant.
03:06Et puis après, ça se complique.
03:08Et vous, Philippe Janeda, quelle enfance avez-vous eu ?
03:10Moi, j'ai eu une enfance idyllique, on pourrait dire.
03:13Une enfance extrêmement paisible, en banlieue parisienne, avec des
03:17parents aimants et attentionnés.
03:21Et parfois, d'ailleurs, ça m'intrigue, je cherche toujours à comprendre
03:25ce que vivent les autres, Kaki, je voulais savoir pourquoi elle était
03:28désespérée au point de se jeter par la fenêtre.
03:30Il faudrait peut-être que, d'ailleurs, je ne veux pas le faire, que je me
03:32pose des questions sur moi, parce que je pense que je suis un peu bizarre.
03:36J'espère que je suis quelqu'un de sympathique et tout ça, mais je me
03:38sens bizarre. Et pourtant, il n'y a aucune raison, a priori, ce qui
03:41prouve que tout ne s'explique pas, peut-être.
03:44Bon, en tout cas, j'espère que dans 70 ans, quelqu'un écrira un livre sur
03:47moi.
03:49Ce qui ressort surtout, c'est la capacité que vous avez à vivre les
03:52émotions. D'ailleurs, vous racontez que vous avez tenté, par moment,
03:55d'éviter de vous imprégner d'un certain nombre de choses parce que
03:58vous aviez peur, trop absorbant, une énorme éponge, de
04:03perdre un peu, j'ai envie de dire, votre côté
04:07jugé parti. Est-ce que cette histoire, elle
04:11permet aussi de grandir soi-même, alors ?
04:14Oui, en tout cas.
04:15De mieux se comprendre.
04:16Grandir, je n'en sais rien, de mieux se comprendre.
04:18En tout cas, toutes ces histoires que je raconte me
04:22bouleversent et me modifient, moi, d'abord.
04:25Ensuite, j'essaye de transmettre plus ou moins intégralement
04:29et fidèlement aux lecteurs par des mots et des phrases.
04:33Mais en tout cas, oui, moi, chaque découverte et puis le fait que je
04:36m'implique vraiment dedans, donc ça m'imprègne.
04:39Je sais que j'en ressors modifié, transformé plus ou moins.
04:43En tout cas, ça m'apporte, comme la lecture d'un livre.
04:45D'ailleurs, c'est le même, c'est le même principe.
04:47C'est pour ça que j'aime beaucoup la littérature.
04:49Et oui, alors, grandir, j'en sais rien, mais en tout cas, évoluer,
04:53pas forcément dans un sens flamboyant, mais évoluer
04:57et continuer ma vie.
04:59Vous êtes tout le temps dans un travail de recherche incroyable, que ce soit
05:02pour Les Trangleurs ou pour La Serpe.
05:07Les détails sont foisonnants, enfin, c'est haletant et
05:11c'est assez, par moments, vertigineux.
05:14Vous avez besoin de ça, d'ailleurs.
05:15On a l'impression que vous êtes en quête d'une forme de légitimité permanente.
05:19Alors, je ne suis pas sûr que ce soit de la légitimité.
05:21Déjà, ça m'amuse et ça, c'est un truc d'enfance, c'est-à-dire,
05:24je me rappelle quand j'étais petit, dans PIF, je lisais les enquêtes
05:27de l'inspecteur Ludo.
05:28Enfin, c'est un truc vraiment ludique.
05:32Et puis, l'autre chose, c'est que je me suis rendu compte au fil du temps
05:35que la vérité ou la solution, s'il y a une vérité ou une solution,
05:39est toujours, j'enfonce une porte ouverte, mais toujours dans les
05:42détails, dans les toutes petites choses.
05:45Et je me rends compte qu'à chaque fois, c'est pareil.
05:47Mais presque physiquement, c'est-à-dire qu'un dossier qui peut faire
05:513 000, 4 000 pages, il y a toujours des pages, au fond, que les gens
05:55qui ont travaillé dessus avant moi n'ont pas eu le temps d'aller chercher
05:58ou d'aller décortiquer, etc.
06:00C'est quoi la désinvolture, alors ?
06:02La désinvolture, moi, c'est mon objectif dans la vie.
06:06C'est dur d'accéder à la désinvolture.
06:08Ça vient de l'italien, désinvolto, en italien.
06:11Involto, ça veut dire comme ficeler.
06:13Vous savez, les involtini, par exemple, c'est des petits trucs apéritifs.
06:16C'est du jambon avec du fromage.
06:18Ça veut dire ficeler.
06:18Donc désinvolto, c'est déficeler.
06:21Donc, c'est l'absence de contrates, l'absence d'obligations,
06:26de responsabilités. C'est la légèreté, un peu.
06:28Et moi, pendant l'écriture, mon narrateur, pendant l'écriture du livre,
06:31j'ai fait le tour de France par les bords.
06:34– Vous racontez, c'est tout le tour de France que vous racontez.
06:37– En 24 jours, et je me suis senti, pour une des rares fois de ma vie,
06:41absolument désinvolte.
06:42C'est-à-dire, je n'avais rien à faire.
06:43Je faisais un tour de France qui n'était pas très touristique.
06:45Je cherchais un bar, un hôtel, un restaurant.
06:47Et le lendemain, je changeais de ville.
06:50Et j'ai ressenti vraiment une forme…
06:52Je n'ai pas de téléphone portable, donc personne ne pouvait me contacter.
06:55Vraiment une forme d'insouciance, de liberté.
06:59Ça ne peut durer que 24 jours.
07:00On ne pourrait pas vivre tout le temps comme ça.
07:01Mais voilà, j'aurais connu 24 jours de totale désinvolture dans ma vie.
07:05Et pendant ce temps, je parlais de cette histoire qui est sombre.
07:09Le titre est évidemment un peu au second degré.
07:12Parce que tous ces jeunes gens, et Kaki en particulier,
07:14n'ont touché la désinvolture que du bout du doigt et très brièvement.

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