• il y a 6 mois

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00:00:00Et le sujet de ce soir c'est pas vraiment le temps, c'est pas en tout cas ce que j'ai préparé, c'est plutôt répondre à la question qui fait le titre annoncé de la conférence
00:00:09Le futur existe-t-il déjà dans l'avenir ? C'est une question... je sais pas qui l'a inventée tant elle paraît stupide
00:00:16Et en plus c'est une question dont je ne connais pas la réponse, enfin je suis un compétent quoi, donc je me demande ce que je fais là en fait
00:00:26Alors si je vous posais la question pourquoi je suis là, vous me diriez, ben parce que vous êtes là
00:00:32Et puis si on vous demandait pourquoi vous êtes là, vous me diriez parce que je suis là
00:00:35Donc on va arrêter cette conversation tout de suite et reconnaître qu'on peut essayer de progresser ensemble
00:00:42autour de la question de savoir si le futur existe déjà dans l'avenir, c'est-à-dire est-ce qu'il a une réalité préalable à son avènement
00:00:53ou est-ce que le futur c'est le néant ? Est-ce qu'il n'existe pas encore et quand il existera on ne l'appellera plus le futur mais le présent
00:01:02Quand vous pensez à demain par exemple, ou à la semaine prochaine, est-ce que pour vous ce sont des réalités déjà existantes
00:01:10qui attendent que vous arriviez pour les coloniser, ou est-ce qu'à l'heure où vous les envisagez,
00:01:15elles ne sont encore que du néant et ne sont simplement que des projections que votre esprit fait par extrapolation du présent ?
00:01:23Il se trouve qu'il y a quelque temps j'étais au Chili et j'ai rencontré un écrivain chilien qui connaît bien l'oeuvre de Borges
00:01:32et qui m'a raconté que dans l'un de ses livres, ou plutôt dans une interview je crois, Borges a raconté l'anecdote suivante
00:01:41un jour je discutais avec un philosophe argentin à propos du temps et ce philosophe me dit
00:01:49dans ce domaine on a fait de gros progrès ces dernières années
00:01:54et moi dit Borges, j'ai pensé que si je lui avais posé une question sur l'espace, il m'aurait répondu
00:02:02dans ce domaine on a fait de gros progrès ces derniers 100 mètres
00:02:08une sorte d'anecdote comme ça pré-relativiste que je trouve savoureuse
00:02:12mais la phrase qui va servir de support à mon propos, c'est plutôt une phrase de Bergson
00:02:19Bergson disait l'idée de l'avenir est plus féconde que l'avenir lui-même
00:02:26on lit ce qu'on envisage à propos de l'avenir, les projections, les rêves, les attentes, les peurs aussi peut-être
00:02:33qu'on fabrique autour de cette question de l'avenir sont plus déterminantes pour l'avenir que l'avenir lui-même
00:02:41et pour commencer ma discussion, c'est pas une thèse, j'ai pas grand chose à vous apprendre comme je l'ai dit
00:02:52mais je vais commencer par parler de Georges Clemenceau
00:02:57Clemenceau, que vous connaissez évidemment, avait un jour fait remarquer qu'un discours de Jaurès
00:03:05se reconnaît au fait que tous ses verbes sont conjugués au futur
00:03:10c'est ce que dit Clemenceau à propos de Jaurès
00:03:13j'ai regardé quelques discours de Jaurès, c'est vrai il y a beaucoup de futurs mais il n'y a pas que des futurs
00:03:19mais bon, il y a beaucoup de futurs
00:03:21comme vous le savez aussi, Jaurès est mort, il a été assassiné
00:03:25et peut-être avec lui, une certaine façon de conjuguer les verbes
00:03:30lisez les journaux, regardez la télévision, regardez des pages sur internet
00:03:38et vous constaterez comme moi qu'on ne nous parle que du présent
00:03:43comme si le futur s'était absenté de nos représentations
00:03:48comme si l'urgence avait partout répudié l'avenir comme promesse
00:03:53même quand l'Europe veut se donner un horizon lointain
00:03:57comme elle l'a fait en 2010 avec le traité qui fait de l'Europe la société de l'innovation
00:04:05l'union de l'innovation plutôt, elle vise 2020
00:04:09c'est quand même très proche pour un horizon temporel qui vise le futur
00:04:14c'est presque déjà demain
00:04:16et donc on a l'impression que le présent désormais se limite à lui-même
00:04:24le monde de demain est laissé en jachère intellectuelle
00:04:28en déshérence libidinale, dans une sorte de trou symbolique
00:04:32qui parle de 2050 par exemple ?
00:04:35qui parle de 2100 ?
00:04:37c'est partie d'une génération qui lorsqu'elle était adolescente
00:04:43entendait parler de l'an 2000 quasiment tous les jours
00:04:47on nous expliquait comment on allait voyager, travailler, se nourrir, communiquer en l'an 2000
00:04:55et on en parlait surtout aux adolescents dans des revues, des magazines qui leur sont destinés
00:05:01de sorte que même si ces projections se sont révélées en majorité fausses
00:05:07chacun d'entre nous pouvait tracer une ligne
00:05:10qui reliait le présent dans lequel il était au futur qui était représenté
00:05:16représenté d'ailleurs aux deux sens du terme
00:05:18il était mis dans notre présent et dessiné
00:05:21il y avait des bandes dessinées qui expliquaient les voitures volantes
00:05:24les pilules qu'on allait manger, les voyages sur la lune, etc.
00:05:29or ces représentations là pour l'essentiel font défaut
00:05:34ou alors quand elles se produisent, elles se passent dans l'espace
00:05:37dans des films de science-fiction
00:05:40mais ce qui se passe sur Terre, concrètement dans la vie de tous les jours
00:05:44n'est pas l'objet d'une représentation
00:05:47et comme le futur est comme la nature
00:05:52c'est au moins ce qu'on a pensé pendant longtemps
00:05:54c'est-à-dire qu'il a horreur du vide
00:05:56le fait qu'il soit laissé en jachère intellectuelle
00:06:00fait qu'il se laisse investir par toutes sortes de hantises
00:06:04le futur est devenu victime de notre vacuité projective
00:06:09de sorte qu'il est devenu très difficile de l'envisager ou de le dévisager
00:06:15alors on peut trouver mille causes à ce phénomène
00:06:19au fait que le futur s'absente
00:06:22la première c'est que nous sommes orphelins des philosophies de l'histoire
00:06:28il y a eu des philosophies de l'histoire qui expliquaient
00:06:30comment l'histoire se déroule dans les grandes largeurs
00:06:33ce qui permettait d'une certaine façon de dire ce que sera le futur
00:06:36en s'appuyant sur elles
00:06:38le fait qu'on ait abandonné les philosophies de l'histoire
00:06:41c'est plutôt une bonne nouvelle
00:06:43parce que ces philosophies, c'était le nazisme
00:06:45un communisme assez radical
00:06:47c'était des idéologies
00:06:49et le fait qu'on les ait abandonnées
00:06:51est plutôt une bonne nouvelle
00:06:53Régis Debray a écrit il n'y a pas très longtemps un livre
00:06:57qui s'intitule L'angle mort
00:07:00dans lequel il donne une explication
00:07:03ou une description de ce renversement
00:07:06dont je parle qui s'est produit récemment
00:07:08il dit ceci
00:07:09les pré-modernes, donc ceux d'avant les lumières
00:07:12regardaient par-dessus leur épaule
00:07:14un âge d'or inventé mais perdu
00:07:17l'idée c'est que le temps nous éloignait en passant de l'âge d'or
00:07:21plus on s'éloignait de lui
00:07:23plus les choses devenaient mauvaises
00:07:27il continue
00:07:29les modernes, c'est-à-dire ceux des lumières et de la suite
00:07:32les modernes regardaient devant eux
00:07:35vers un soleil en souffrance
00:07:37nous, post-modernes
00:07:39nous courons sur un tapis roulant
00:07:41les yeux bandés
00:07:43après le scoop du jour
00:07:45fin de citation
00:07:47je pense que là il a tout dit en une phrase
00:07:50notamment cette dernière expression
00:07:52le scoop du jour
00:07:54ce qui amène tout droit à la seconde cause
00:07:56par laquelle le futur s'absente de nos représentations
00:07:59nous sommes piégés
00:08:02dans un flux d'informations qui nous submerge
00:08:05nous sommes ensevelis
00:08:07sous des informations auxquelles les médias
00:08:09accordent une consistance parfois artificielle
00:08:12et nous sommes fatigués
00:08:14par ce rythme effréné des informations
00:08:17c'est pas tout à fait nouveau, Paul Valéry
00:08:19qui est mort il y a quand même très longtemps
00:08:22écrivait déjà en son temps
00:08:24que nous étions victimes
00:08:26à l'époque où il n'y avait pas la télévision
00:08:28donc qu'est-ce qu'il dirait aujourd'hui ?
00:08:30il disait
00:08:31nous sommes victimes d'une intoxication
00:08:33par la hâte
00:08:35ça va trop vite
00:08:37on n'arrive plus à assimiler
00:08:39et nous ne parvenons plus à lire l'avenir dans le présent
00:08:43ni à penser ce qui va survenir
00:08:46en prolongement de ce qui est
00:08:48en fait on est complètement monopolisé
00:08:50par l'absorption du hic et nunc
00:08:53et nous avons perdu les moyens
00:08:55de discerner quel paysage général
00:08:58est aujourd'hui en train d'émerger
00:09:01on connaît tellement bien le présent
00:09:03enfin c'est en tout cas l'impression qu'on a
00:09:05qu'on n'arrive plus à partir de sa connaissance
00:09:07d'extrapoler ce vers quoi il nous amène
00:09:11qu'est-ce qui se construit ?
00:09:14qu'est-ce qui est en train de se construire ?
00:09:16qu'est-ce qui est en train de se détruire ?
00:09:19personne n'en sait rien
00:09:22et personne en fait ne peut vraiment le savoir
00:09:25et si vous regardez
00:09:27je ne vais pas faire de politique
00:09:29mais écoutez un peu la campagne pour les européennes
00:09:32à quel point cette campagne est présentiste
00:09:36il n'y a aucun projet à long terme
00:09:39on parle des crises
00:09:42et on explique comment on va résoudre telle et telle crise
00:09:45ce n'est pas un projet ça
00:09:47c'est beaucoup plus curatif que projectif
00:09:52je ne dis pas ça pour incriminer ceux qui font ces campagnes
00:09:55si j'étais à leur place je ferais la même chose
00:09:57parce qu'en effet personne ne sait dire vraiment ce qui se construit
00:10:02ni ne sait dire ce qui se détruit
00:10:05et pourquoi nous l'ignorons ?
00:10:07nous l'ignorons pour une grande part
00:10:09parce que paradoxalement
00:10:11nous avons compris quelque chose
00:10:15autrement dit c'est parce que nous savons quelque chose
00:10:17que nous ne savons pas
00:10:19c'est intéressant
00:10:21et qu'est-ce que nous avons compris ?
00:10:23nous avons compris que par des boucles nouvelles et inattendues
00:10:28nous allons de plus en plus dépendre
00:10:31de choses qui dépendent de nous
00:10:34nous allons de plus en plus dépendre
00:10:37de choses qui dépendent de nous
00:10:40or comment savoir ce qui va se passer
00:10:43si ce qui va se passer dépend en partie
00:10:46de ce que nous allons faire
00:10:48nous sommes désormais conscients
00:10:51que nous grignotons de plus en plus avidement
00:10:53le fruit terrestre de taille finie qui nous porte
00:10:56mais nous ne savons pas comment enrayer
00:10:59cette mauvaise tendance
00:11:01nous savons que nous le faisons
00:11:03mais nous ne savons pas dire comment faire
00:11:05pour cesser de le faire
00:11:07et donc nous pressentons que cet avenir même
00:11:11que nous sommes en train d'anticiper
00:11:13par nos actions, par nos choix
00:11:16pourrait se révéler radicalement autre
00:11:19et au fond de nous-mêmes
00:11:22nous le craignons
00:11:25alors on craint tellement que
00:11:28en novembre 2018
00:11:30j'ai trouvé un sondage qui a été commandé
00:11:33par la fondation Bertelsmann
00:11:36dans 5 pays européens
00:11:38qui sont la France, l'Italie, l'Allemagne, l'Espagne et la Pologne
00:11:43et là je vous donne les chiffres
00:11:45pour la globalité de ces 5 pays
00:11:47le sondage révèle que 67% des sondés
00:11:51préfèreraient vivre dans le passé
00:11:54c'est incroyable
00:11:56et seuls 16% des jeunes
00:11:59veulent vivre dans le futur
00:12:02c'est un truc absurde
00:12:04parce que où est-ce qu'ils vont vivre ailleurs ?
00:12:07la question est posée comme s'il y avait le choix
00:12:09entre vivre dans le futur ou ailleurs
00:12:12futur ou rien, je ne sais pas
00:12:15en tout cas, ça c'est aussi une illustration
00:12:18du présentisme dont je parle
00:12:20le fait qu'on est scotché dans le présent
00:12:22quand on dit qu'on préférait vivre dans le passé
00:12:25c'est une phrase ambigüe
00:12:27est-ce que vivre dans le passé
00:12:29ça veut dire retourner en 1927
00:12:32sans connaître la suite de l'histoire ?
00:12:35ou bien est-ce que c'est vivre en 1927
00:12:38comme vivaient les gens de 1927
00:12:41sans connaître la suite de l'histoire ?
00:12:44je pense qu'aucun d'entre nous
00:12:46connaissant la suite de l'histoire
00:12:48c'est-à-dire ayant vécu en 2019
00:12:51ne supporterait de vivre en 1927
00:12:54en tout cas au moment d'aller chez le dentiste
00:13:00moi j'aurais vrai d'aller en 1927
00:13:02ou qu'on résolvait à Bruxelles
00:13:04écouter les physiciens qui se réunissaient là
00:13:07à l'hôtel métropole
00:13:09pour fonder ce qui va devenir la physique antique
00:13:12j'adorerais écouter les discussions
00:13:14entre Einstein, Bohr et tous les autres
00:13:16j'aimerais beaucoup vivre cette époque
00:13:18mais pas si je dois aller chez le dentiste
00:13:21c'était une torture
00:13:23et qui parmi nous serait capable
00:13:26sachant qu'il existe des anesthésies
00:13:29des anesthésions efficaces
00:13:31de vivre les conditions
00:13:33dans lesquelles se faisaient les opérations de l'époque
00:13:36donc je pense que psychiquement
00:13:38et sans doute même physiquement
00:13:40on ne supporterait pas le passé
00:13:42si je devais aller dans une tranchée de 1914
00:13:46dans les conditions où ça s'est passé
00:13:49je pense que j'aurais envie de rentrer chez moi le soir même
00:13:53comme ça multiplier les exemples
00:13:56et puis le futur fait peur
00:13:58on ne veut pas y vivre
00:14:00en tout cas on n'est pas pressé d'y vivre
00:14:02il n'y a pas d'impatience
00:14:04ce qui explique un peu ce sentiment
00:14:07qu'on est bien dans le présent
00:14:09et qu'il ne faut pas trop en bouger
00:14:11ni en reculant, ni en avançant
00:14:13de sorte que tout ce qui l'a précédé
00:14:16et tout ce qui va suivre
00:14:18demeure en grande partie impensé
00:14:22alors il y a de bonnes raisons
00:14:25à cette sorte de pessimisme
00:14:27qu'exprime ce sondage
00:14:29que je ne partage pas mais je constate qu'il s'exprime
00:14:32d'ailleurs le pays le plus pessimiste, vous le savez
00:14:34c'est quand même nous
00:14:36c'est un des trucs où on est systématiquement champion du monde
00:14:40les français sont plus pessimistes que les italiens
00:14:43que les polonais, que les allemands
00:14:45et en fait il y a de bonnes raisons
00:14:49on pourrait peut-être penser que les français sont plus conscients
00:14:52et lucides que les autres
00:14:54ils savent par exemple que
00:14:56l'humanité depuis plusieurs décennies déjà
00:15:00consomme davantage de ressources renouvelables
00:15:03qu'il ne s'en régénère
00:15:06ça veut dire que l'humanité vit à crédit
00:15:12elle emprunte plus
00:15:15que ce que la nature est capable de produire
00:15:18en remboursement de son emprunt
00:15:20dès lors, sauf à jouer avec les mots
00:15:23comment le développement de l'humanité
00:15:25pourrait-il devenir durable ?
00:15:28les scientifiques font des études
00:15:31scientifiques
00:15:33ils constatent la diminution des espaces de vie
00:15:36ils constatent un effondrement de la biodiversité
00:15:38la pollution des sols, de l'eau, de l'air
00:15:41ils constatent la déforestation
00:15:43et dans tous ces domaines-là
00:15:45tous les indicateurs sont alarmants
00:15:48et toutes les projections sont inquiétantes
00:15:52ça veut dire que
00:15:54ce que nous dit la science
00:15:57en tout cas ces sciences-là
00:16:00est plutôt le sentiment que
00:16:02toutes les choses dont on parle là se dégradent
00:16:05ce qui est assez nouveau dans le discours scientifique
00:16:08la science a plutôt produit
00:16:11pendant les Lumières et pendant
00:16:13cette période qu'on appelle la modernité
00:16:15un discours montrant que plus tard
00:16:17tout ira mieux
00:16:19là, il y a une sorte d'inversion
00:16:21alors, évidemment, il y a le changement climatique
00:16:24dont on parle beaucoup
00:16:26le changement climatique d'origine anthropique
00:16:29un auteur que j'aime beaucoup
00:16:31qui s'appelle François Cassin-Génatrévidie
00:16:33a écrit récemment, dans leur vieux étude
00:16:36une chronique qu'il a appelée Inferno
00:16:40il dit la même chose que ce que je viens de dire
00:16:42mais il le dit tellement bien que je ne résiste pas
00:16:44au plaisir de vous lire quelques lignes de sa chronique
00:16:47il dit ceci
00:16:49les humeurs secrétées par l'air industriel
00:16:52ont atteint désormais une masse
00:16:54et une efficacité suffisante
00:16:56pour que l'homme se découvre
00:16:58ahuri, comme ce cinquième élément du monde
00:17:01capable de déconcerter le jeu
00:17:03l'harmonie des quatre autres
00:17:05que la cosmologie traditionnelle
00:17:07croyait imperturbable
00:17:09l'homme, cette quintessence
00:17:11réalise sa faculté de conduire l'univers au chaos
00:17:14le conquérant
00:17:16grisé par l'ensemble des tueries ferraires
00:17:18qui lui prêtaient des attributs de monarque
00:17:21de monarque définitif, pardon
00:17:23commence de concevoir que son épopée des involtes
00:17:26puisse se réduire à un simple épisode
00:17:29dont des sédiments sans âge et sans âme
00:17:31conserveront à peine les fossiles
00:17:35fin de citation, c'est beau comme du pays
00:17:38mais c'est la même idée
00:17:40c'est à dire qu'on est en train de détruire
00:17:42l'environnement qui est nécessaire
00:17:45au prolongement de l'humanité
00:17:48donc
00:17:50sauf cas exceptionnel sur lesquels je reviendrai peut-être
00:17:53au moment de la discussion
00:17:55aujourd'hui, quand il se dit
00:17:58l'avenir se dit sombrement
00:18:01comme si le présent était en route
00:18:03ou même en déroute
00:18:05pour l'abîme
00:18:07alors, avant de
00:18:10continuer cette discussion sur notre façon de
00:18:13de penser ou de ne pas penser le futur
00:18:16je voudrais vous dire un petit mot
00:18:18que je rejoins à la question du temps
00:18:20à propos du statut physique du futur
00:18:24quand on dit comment est-ce que les physiciens
00:18:28avec leurs équations
00:18:30se représentent le futur
00:18:32alors comme ça a été dit dans la petite introduction tout à l'heure
00:18:36ce que je dis là ne vaut que si vous pensez
00:18:39que les équations des physiciens ont saisi mieux que nos discours
00:18:42la nature du temps
00:18:44nos discours, il faut s'en méfier un petit peu parce que
00:18:48si vous lisez ce très beau texte
00:18:50dont un extrait a été lu tout à l'heure
00:18:52de saint Augustin sur le temps
00:18:55c'est quand même un texte qui a été écrit
00:18:57au 4ème siècle après Jésus-Christ
00:19:00donc c'est un texte qui a
00:19:02plus de 16 siècles d'existence
00:19:06si vous le lisez
00:19:08et il faut le lire parce qu'il est magnifique
00:19:11si vous le lisez
00:19:13vous constaterez très rapidement
00:19:15que vous le comprenez
00:19:19c'est quand même bizarre qu'on comprenne
00:19:21ce que saint Augustin écrit sur le temps
00:19:25parce qu'entre saint Augustin et nous
00:19:28il y a eu Galilée, Newton, Einstein
00:19:33Darwin
00:19:35puis quelques autres
00:19:37qui ont changé notre façon d'écrire le temps
00:19:40son lien à l'espace
00:19:42à la matière, à l'énergie
00:19:45et ce qu'ils ont découvert
00:19:48au gré de ces révolutions
00:19:51ce sont des choses qui ne sont pas
00:19:53déjà dites par le langage
00:19:55donc si le langage
00:19:58avait pris au sérieux
00:20:00ce que les physiciens ont découvert
00:20:03nous aurions changé notre façon
00:20:05de parler du temps
00:20:07au point que
00:20:09en 2019
00:20:11nous ne pourrions plus comprendre
00:20:13saint Augustin à propos du temps
00:20:15ça serait comme s'il parlait
00:20:17une langue étrangère
00:20:19or nous comprenons saint Augustin
00:20:22et l'explication de ce paradoxe
00:20:24est très simple
00:20:26c'est qu'il parle comme nous
00:20:29ou plus exactement
00:20:31nous parlons comme lui
00:20:33c'est à dire que les expressions
00:20:35qu'il utilise sont les expressions
00:20:37de la langue courante
00:20:39qui n'ont pas évolué
00:20:41et n'ont pas du tout été
00:20:43impactées par les découvertes
00:20:45des physiciens que je viens
00:20:47d'évoquer rapidement
00:20:49ça veut dire que la langue
00:20:51le langage charrie avec lui
00:20:53des espèces d'a priori clandestins
00:20:55que nous répétons
00:20:57sans les interroger
00:20:59et il y a fort à parier que
00:21:01cette façon invariable
00:21:03de dire le temps
00:21:05détermine
00:21:07notre façon de le penser
00:21:10et si on le dit mal
00:21:13il y a des chances
00:21:15pour qu'on le pense mal
00:21:17et donc il faut se méfier
00:21:19du langage
00:21:21et si on fait le pari
00:21:23comme je le proposais dans les lignes
00:21:25qui ont été lues tout à l'heure
00:21:27que les équations de la physique
00:21:29ont des choses à nous dire
00:21:31que le langage ne dit pas déjà
00:21:33alors c'est intéressant
00:21:35de tenter d'imaginer ce qu'elle dirait
00:21:37si ces équations pouvaient parler
00:21:39et par exemple
00:21:41à propos du
00:21:43statut du futur
00:21:45on peut se poser la question
00:21:47qui donne le titre
00:21:49à cette soirée
00:21:51est-ce que le futur
00:21:53existe déjà quelque part
00:21:55à attendre
00:21:57de devenir présent
00:21:59ou n'est-il encore qu'un néant absolu
00:22:01au moment où on parle
00:22:03alors
00:22:05vous le savez
00:22:07parce qu'on a tous fait ça à l'école
00:22:09on a l'habitude
00:22:11de représenter le temps par une ligne
00:22:13formée de points
00:22:15analogues à ceux qui se trouvent dans l'espace
00:22:19l'axe des temps
00:22:21c'est une ligne droite, un segment de droite
00:22:23sur lequel on voit une flèche
00:22:25et on a tellement l'habitude
00:22:27de cette représentation
00:22:29qu'on pense
00:22:31qu'elle est la meilleure façon
00:22:33mathématique
00:22:35graphique, géométrique
00:22:37de le représenter
00:22:39sans voir que cette représentation
00:22:41est absurde
00:22:43il y a quelque chose qui ne va pas, pourquoi ?
00:22:45parce que cette représentation des instants
00:22:47successifs
00:22:49les fait coexister
00:22:51c'est-à-dire qu'on traite l'espace
00:22:53comme si c'était du temps
00:22:55quand vous regardez un segment de droite
00:22:57dans l'espace
00:22:59tous les points qui constituent ce segment
00:23:01sont là ensemble
00:23:03ils coexistent dans l'espace
00:23:05alors que les instants du temps
00:23:07qui constituent
00:23:09l'axe des temps
00:23:11ou même une durée
00:23:13par définition
00:23:15n'existent pas ensemble
00:23:17et donc
00:23:19si vous vous souvenez de ça
00:23:21et que vous regardez la droite
00:23:23qui représente l'axe des temps
00:23:25vous prenez un instant T
00:23:27sur cet axe qui est l'instant présent
00:23:29et vous êtes obligé de vous demander
00:23:31mais alors les instants d'après
00:23:33au moment où c'est l'instant T qui est présent
00:23:35où est-ce qu'ils sont ?
00:23:37est-ce qu'ils existent déjà ?
00:23:39mais ils ne sont pas présents ?
00:23:41ou est-ce qu'ils n'existent pas encore ?
00:23:43et vous pouvez poser
00:23:45même une question pour les instants du passé
00:23:47vous êtes à l'instant T qui est le présent
00:23:49est-ce que les instants du passé sont en néant ?
00:23:51ou est-ce qu'ils existent encore mais ailleurs ?
00:23:55on ne pose pas ces questions
00:23:57parce qu'on a tellement l'habitude
00:23:59de penser le temps comme de l'espace
00:24:01qu'on ne voit pas
00:24:03que, Kant l'avait déjà remarqué
00:24:05que cette représentation
00:24:09est quelque chose
00:24:11d'absurde
00:24:13qui semble contredire
00:24:15la nature même du temps
00:24:17et ce sera d'ailleurs le grand reproche
00:24:19que Bergson fera à Einstein
00:24:21lors d'une rencontre
00:24:23qu'ils ont faite à Paris
00:24:25en 1922
00:24:27Bergson va reprocher au physicien qui est à Einstein
00:24:29d'avoir trahi
00:24:31l'essence même du temps
00:24:33en le spatialisant
00:24:35c'est-à-dire en le traitant
00:24:37comme s'il était
00:24:39de l'espace
00:24:41et donc
00:24:45la question est
00:24:47est-ce que cet axe des temps
00:24:49existe
00:24:51de toute éternité ?
00:24:53est-ce que tous les instants sont là
00:24:55et l'instant présent ne fait que circuler
00:24:57instant après instant en décrivant cet axe
00:24:59il glisse sur l'axe, si vous préférez
00:25:01ou bien est-ce que n'existe
00:25:03que l'instant présent
00:25:05qui est ceinturé à gauche par du néant
00:25:07à droite par du néant
00:25:09et à ce moment-là, ce que vous appelez l'axe des temps
00:25:11c'est l'intégrale de toutes les positions successives
00:25:13qui l'occupent
00:25:15c'est à cette question que je ne sais pas répondre
00:25:17et donc
00:25:19la conférence est en fait
00:25:21terminée
00:25:23mais
00:25:25on m'a demandé de parler une heure
00:25:27donc je vais
00:25:29je vais gloser
00:25:31voilà
00:25:33alors vous voyez que
00:25:35si la question
00:25:39qui sert de titre
00:25:41est troublante
00:25:43je pense que si vous êtes venu, c'est parce que la question vous a troublé
00:25:45est-ce que le futur existe déjà
00:25:47quelque part ou dans l'avenir
00:25:49le trouble
00:25:51vient de ce que j'ai posé
00:25:53une question
00:25:55à propos du temps
00:25:57en termes spatiaux
00:25:59est-ce que
00:26:01le futur existe quelque part
00:26:03quelque part c'est un terme spatial
00:26:05j'ai posé à propos du temps
00:26:07une question
00:26:09d'ordre spatial
00:26:11et ça à chaque fois qu'on le fait
00:26:13le champion de ce type de question c'est Wittgenstein
00:26:15Wittgenstein
00:26:17disait par exemple dans le Fractatus
00:26:19où va le présent
00:26:21quand il devient passé
00:26:25ça c'est la première question
00:26:27deuxième question
00:26:29et où est le passé
00:26:31voilà, où est le passé
00:26:33donc c'est une question spatiale à propos du temps
00:26:35et on est embarrassé
00:26:37ce type de question
00:26:39déclenche
00:26:41une sorte de gêne
00:26:43et d'ailleurs nous n'y répondons que de façon bancale
00:26:45en accordant au futur
00:26:47ou au passé
00:26:49une ontologie vacillante
00:26:51il y a
00:26:53un très beau texte de Nabokov
00:26:55qui s'appelle Le Don
00:26:57je ne sais pas si vous le connaissez
00:26:59dans lequel il fait dire à son héros qui s'appelle Fyodor
00:27:01il lui fait dire ceci
00:27:03notre sentiment erroné
00:27:05que le temps est une sorte de croissance
00:27:07est une conséquence
00:27:09de notre état limité
00:27:11qui, étant toujours au niveau du présent
00:27:13implique sa constante remontée
00:27:15entre l'abîme aqueux du passé
00:27:17et l'abîme aérien
00:27:19de l'avenir
00:27:21tiens, le passé
00:27:23c'est comme un liquide
00:27:25il a une certaine densité
00:27:27alors que le futur
00:27:29il est aérien
00:27:31il est gazeux
00:27:33il est moins bien défini que le passé
00:27:35et donc
00:27:37on a l'impression que
00:27:39le temps est coupé en deux
00:27:41par deux sortes de pondération
00:27:43différentes
00:27:45que le présent des marques sépare et oppose
00:27:47mais
00:27:49est-ce que cette séparation
00:27:51relève d'une authentique
00:27:53réalité
00:27:55ou est-ce que c'est simplement un effet de perspective
00:27:57est-ce qu'on peut imaginer
00:27:59qu'à rebours de nos perceptions
00:28:01et de ce qu'indique notre mémoire
00:28:03le futur en fait existe
00:28:05ni plus ni moins que le passé
00:28:07ça c'est
00:28:09c'est
00:28:11une hypothèse presque absurde
00:28:13mais je vous l'ai déjà expliqué
00:28:15faire de la physique c'est penser contre son cerveau
00:28:17c'est-à-dire c'est pas penser
00:28:19dans le sens de ce que notre cerveau indique
00:28:21c'est au contraire accepter des énoncés
00:28:23que notre cerveau
00:28:25spontanément rejette
00:28:27parce que notre cerveau
00:28:29il n'a pas du tout été configuré au fil de l'évolution
00:28:31pour connaître la vérité
00:28:33notre cerveau il est configuré
00:28:35pour nous rendre capables
00:28:37de nous adapter au changement dans l'environnement
00:28:39notre cerveau
00:28:41il a besoin de penser
00:28:43qu'une grosse pierre
00:28:45tombe plus rapidement qu'une petite pierre
00:28:47parce que
00:28:49c'est ce qui se passe
00:28:51parce que
00:28:53on ne vit pas dans le vide
00:28:55or dans le vide, toutes les pierres
00:28:57quelque soit leur masse tombent à la même vitesse
00:28:59donc votre cerveau quand il entend Galilée dire
00:29:01tous les objets
00:29:03tombent à la même vitesse dans le vide
00:29:05il fait comme vous madame
00:29:07il fait non c'est pas possible
00:29:09et donc faire de la physique
00:29:11c'est accepter
00:29:13des énoncés
00:29:15que spontanément
00:29:17notre cerveau rejette
00:29:19c'est à dire ce ne sont pas des idées
00:29:21qui jaillissent spontanément du cerveau
00:29:23pour les obtenir il faut faire
00:29:25ce qu'on appelle des expériences de pensée
00:29:27il faut réfléchir
00:29:29il faut ne pas se fier directement à l'expérience ou à l'observation
00:29:31il faut avoir un regard
00:29:33critique sur les phénomènes
00:29:35il faut inventer des situations
00:29:37qu'on peut penser mais qu'on ne peut pas réaliser
00:29:39à propos desquelles on essaie de faire parler
00:29:41les lois physiques auxquelles on croit
00:29:43c'est tout un travail et toute la physique est comme ça
00:29:45toutes les lois physiques sont des lois
00:29:47qui semblent
00:29:49en tout cas au premier abord absurdes
00:29:51parce qu'elles contredisent le sens commun
00:29:53et donc pourquoi ne pas imaginer
00:29:55que cette séparation
00:29:57entre le passé et le futur que nous faisons
00:29:59qui accorde au passé
00:30:01n'est pas un effet de perspective
00:30:03engendré par notre cerveau
00:30:05et non pas une vérité authentique
00:30:07alors il se trouve
00:30:09que justement
00:30:11il y a une lecture possible
00:30:13de la théorie de la relativité d'Einstein
00:30:15je parle de la première
00:30:17celle qu'on appelle
00:30:19la relativité restreinte
00:30:21qu'il a énoncée en 1905
00:30:23c'est pas la même chose que la relativité générale
00:30:25la théorie de 1915
00:30:27qui est une théorie de la gravitation
00:30:29d'ailleurs c'est mal nommé tout ça
00:30:31parce que
00:30:33on dit
00:30:35la théorie de la relativité restreinte
00:30:37pour celle de 1905
00:30:39parce qu'elle ne contient pas la gravitation
00:30:41en fait c'est une théorie universelle
00:30:43de l'espace-temps
00:30:45elle a eu toutes les interactions
00:30:47qui sont décrites dans ce cadre
00:30:49y compris la gravitation
00:30:51alors que la relativité générale
00:30:53est une théorie spécifique
00:30:55de la gravitation
00:30:57on l'appelle générale
00:30:59elle n'est pas générale du tout
00:31:01on l'appelle générale
00:31:03parce qu'elle généralise le principe de relativité
00:31:05mais elle ne décrit que la gravitation
00:31:07et pas les trois autres forces
00:31:09qui sont les forces nucléaires
00:31:11et électromagnétiques
00:31:13donc tout ça est assez mal nommé
00:31:15mais bon, le point c'est que
00:31:17des physiciens
00:31:19notamment Hermann Weyl
00:31:21et un logicien qui s'appelle Kurt Gödel
00:31:23que vous connaissez sûrement
00:31:25ont proposé
00:31:27une lecture des équations de la relativité
00:31:29qui va dans le sens
00:31:31que
00:31:33le passé, le présent et le futur
00:31:35ont exactement la même réalité
00:31:37il n'y en a pas un qui existe
00:31:39plus que les deux autres
00:31:41c'est ce qu'on appelle la thèse
00:31:43de l'univers bloc
00:31:45qui invite à considérer l'espace-temps
00:31:47comme une structure
00:31:49intégralement déployée
00:31:51au sein de laquelle
00:31:53tous les événements
00:31:55qu'ils soient passés, futurs
00:31:57ou présents
00:31:59coexistent
00:32:01ce qui compte dans la théorie en fait ce sont les événements
00:32:03voilà
00:32:05un électron qui émet un photon, ça c'est un événement
00:32:07la façon dont on
00:32:09indexe cet événement
00:32:11c'est-à-dire la façon dont on lui attribue des coordonnées
00:32:13la façon dont on
00:32:15le repère dans un référentiel
00:32:17tout ça c'est arbitraire, on s'en fiche
00:32:19toutes les représentations
00:32:21tous les systèmes de coordonnées sont équivalents
00:32:23c'est ça que dit la relativité
00:32:25ce qui compte
00:32:27ce sont les événements
00:32:29et l'idée c'est que
00:32:31tous les événements
00:32:33qui se produisent
00:32:35dans l'espace-temps
00:32:37ont exactement la même réalité
00:32:39de la même façon
00:32:41que les différentes villes de France
00:32:43ou d'autres pays d'ailleurs
00:32:45coexistent en même temps
00:32:47dans l'espace
00:32:49car elles sont situées en des lieux différents
00:32:51là nous sommes à Paris
00:32:53mais pendant que nous sommes à Paris
00:32:55Chamonix
00:32:57Aix-en-Provence
00:32:59existent tout autant que la capitale
00:33:01la seule différence
00:33:03entre ces trois villes étant que Paris
00:33:05accueille notre présence
00:33:07nous sommes à Paris
00:33:09alors que ce n'est le cas
00:33:11ni de Chamonix
00:33:13mais ça va changer
00:33:15ni d'Aix-en-Provence
00:33:17donc l'idée c'est que
00:33:19l'espace-temps contient
00:33:21l'intégralité de l'histoire
00:33:23de la réalité
00:33:25chaque événement passé, présent ou futur
00:33:27y occupant
00:33:29depuis toujours
00:33:31et pour toujours
00:33:33une place bien déterminée
00:33:35et dans ce cadre là
00:33:37l'avenir existe
00:33:39tout comme le passé
00:33:41mais ailleurs que là
00:33:43où nous sommes
00:33:45donc c'est l'idée que
00:33:47le passé est là
00:33:49le futur est là
00:33:51nous nous sommes là
00:33:53et c'est notre présence
00:33:55d'observateurs dans l'espace-temps
00:33:57qui détermine ce que nous appelons le présent
00:34:01et on peut même aller plus loin et dire que dans ce contexte là
00:34:03ce qu'on appelle le moteur du temps
00:34:05c'est nous
00:34:07c'est à dire que
00:34:09c'est parce que nous suivons
00:34:11ce qu'on appelle nos lignes d'univers
00:34:13dans l'espace-temps
00:34:15que nous créons l'impression que nous avons
00:34:17que le temps passe
00:34:19autrement dit c'est notre motricité dans l'espace-temps
00:34:21qui détermine
00:34:23l'impression que nous avons d'un passage du temps
00:34:27on parcourt le paysage
00:34:29c'est exactement la même chose que quand
00:34:31quand vous êtes dans un train
00:34:33vous regardez par la fenêtre et vous dites
00:34:35le paysage défile
00:34:37ben non il défile pas, non madame
00:34:39d'habitude quand vous faites non
00:34:41vous avez raison
00:34:43mais là, exceptionnellement
00:34:45c'est dans l'autre sens
00:34:47mais attendez
00:34:49peut-être que vous avez raison en fait
00:34:51on va voir
00:34:53qu'est-ce que je disais
00:34:55ah oui
00:34:57on dit le paysage défile
00:34:59en fait il est statique, c'est le mouvement du train
00:35:01dans lequel nous sommes qui crée l'impression
00:35:03que le paysage défile
00:35:05donc c'est notre motricité
00:35:07qui crée l'apparence d'une motricité
00:35:09dans le paysage
00:35:11là c'est la même chose
00:35:13le temps qui passe est un produit de notre
00:35:15déplacement spatio-temporel
00:35:17donc dans l'espace-temps
00:35:23alors ça m'amène à parler
00:35:25vous avez trouvé ça bizarre mais
00:35:27ça m'amène à parler de Notre-Dame
00:35:31parce que le jour où Notre-Dame a brûlé
00:35:33moi je n'étais pas à Paris
00:35:35c'est un endroit très perdu
00:35:37mais j'étais avec des gens
00:35:39pour la plupart étrangers
00:35:41des américains
00:35:43des chiliens
00:35:47et ils étaient tous en train de regarder leur téléphone portable
00:35:49c'est en montagne, il n'y avait pas de télévision
00:35:51mais ils regardaient leur téléphone portable et ils pleuraient
00:35:53tous pleuraient
00:35:57c'est grave
00:35:59mais pourquoi est-ce qu'ils pleurent comme ça
00:36:01que les français pleurent
00:36:03que les chiliens pleurent
00:36:05pourquoi les américains
00:36:07même Trump a eu une petite émotion
00:36:11et donc je me suis demandé
00:36:13pourquoi
00:36:15évidemment il y a la dimension symbolique
00:36:17la dimension religieuse
00:36:19historique
00:36:21mais quand même
00:36:23c'est étonnant que cet incendie
00:36:25ait provoqué
00:36:27une émotion, une tristesse
00:36:29à la fois si singulière
00:36:31très spéciale comme tristesse
00:36:33et si universelle
00:36:37et
00:36:39m'est revenu
00:36:41en mémoire un texte de Proust
00:36:45qui est du côté de chez Swan
00:36:49et avant de le citer je voulais
00:36:51vous faire sentir la chose suivante
00:36:53quand vous regardez un objet matériel
00:36:55par exemple une cathédrale
00:36:57par exemple un immeuble
00:36:59par exemple une pierre
00:37:01par exemple une vieille montre
00:37:03ou une photographie
00:37:05en fait
00:37:07le seul fait d'y prêter attention
00:37:09c'est à dire
00:37:11de la regarder
00:37:13nous porte à nous enfoncer
00:37:15dans son histoire
00:37:17à nous décaler par l'imagination
00:37:19de la surface de son présent
00:37:23et nous percevons
00:37:25quelque chose dans l'objet qui est présent
00:37:27qui semble
00:37:29encore l'attacher
00:37:31à sa provenance lointaine
00:37:33c'est comme si la présence
00:37:35gardait
00:37:37avec elle une sorte
00:37:39de trace visible
00:37:41du passé
00:37:43par lequel elle est passée
00:37:45et Nabokov que
00:37:47je l'ai cité tout à l'heure
00:37:49a écrit outre cet ouvrage
00:37:51Le Don que j'évoquais
00:37:53un autre livre
00:37:55La transparence des choses
00:37:57et il dit
00:37:59à propos de ce que je viens de dire
00:38:01ce phénomène par lequel on croit voir le passé dans le présent
00:38:03il parle d'une transparence des choses
00:38:05à travers lesquelles
00:38:07brille leur passé
00:38:09ce qui m'amène
00:38:11aux phrases de Proust que j'annonçais
00:38:13qui me semble dire
00:38:15tout à propos de Notre-Dame
00:38:17Proust parle
00:38:19d'une église
00:38:21dans un village, devant une église
00:38:23pourquoi quand on regarde une église
00:38:25c'est pas la même chose
00:38:27que quand on regarde un immeuble récent
00:38:29il dit ceci
00:38:31tout cela faisait
00:38:33pour moi de l'église
00:38:35quelque chose d'entièrement
00:38:37différent du reste de la ville
00:38:39un édifice occupant
00:38:41si l'on peut dire
00:38:43un espace à quatre dimensions
00:38:45la quatrième
00:38:47étant celle du temps
00:38:49déployant au travers des siècles
00:38:51son vaisseau
00:38:53qui de travée en travée
00:38:55de chapelle en chapelle
00:38:57semblait vaincre et franchir non pas seulement quelques mètres
00:38:59mais des époques
00:39:01successives d'où il sortait
00:39:03victorieux
00:39:05je ne sais pas si Proust
00:39:07a lu Einstein
00:39:09il a écrit cela
00:39:11en 1918
00:39:13je ne sais pas
00:39:15s'il avait entendu parler de la théorie d'Einstein
00:39:17mais par les quatre dimensions
00:39:19la quatrième étant le temps
00:39:21c'est à dire qu'il voyait l'église
00:39:23non pas comme un volume à trois dimensions dans l'espace
00:39:25mais comme un hyper volume
00:39:27à quatre dimensions
00:39:29l'église ayant vécu
00:39:31tout au long de son existence
00:39:33la suite de tous les instants passés
00:39:35et si vous la voyez
00:39:37comme un hyper volume
00:39:39ça vous donne une connexion
00:39:41avec ceux qui l'ont construite
00:39:43tout peut être l'émotion
00:39:45particulière qu'engendrent
00:39:47ces monuments historiques
00:39:49et symboliques
00:39:51et donc
00:39:53ce que dit Proust c'est que
00:39:55on peut regarder Notre-Dame
00:39:57comme la théorie de l'univers
00:39:59bloc
00:40:01reprise par Proust
00:40:03invite à le faire
00:40:05cet édifice n'est pas une chose
00:40:07statique dans l'espace
00:40:09mais c'est une suite d'événements dans l'espace-temps
00:40:11il faut imaginer que Notre-Dame
00:40:13c'est la suite de toutes les Notre-Dame
00:40:15qui ont occupé tous les instants successifs
00:40:17depuis sa construction jusqu'à aujourd'hui
00:40:21il est un hyper volume à quatre dimensions
00:40:23qui a commencé de prendre corps dans la profondeur du passé
00:40:25et n'a jamais cessé de se translater dans le temps
00:40:27instant après instant
00:40:29tout en demeurant invariablement
00:40:31au même endroit
00:40:33en somme Notre-Dame a perduré
00:40:35en se répétant identiquement à elle-même
00:40:37continuement sans jamais
00:40:39s'absenter
00:40:41sans rater le moindre instant présent
00:40:43et donc
00:40:45une part de l'émotion
00:40:47je ne veux pas parler
00:40:49à la place des gens qui l'ont ressenti
00:40:51moi-même j'ai eu une émotion
00:40:53mais il me semble qu'elle vient en partie du fait
00:40:55que la persistance
00:40:57de cette grande chose immobile
00:40:59cache en fait une dynamique invisible profonde
00:41:01celle de la succession
00:41:03ininterrompue des instants
00:41:05qui ont transporté sa présence
00:41:07depuis sa première apparition
00:41:09pour le dire en une phrase
00:41:11Notre-Dame
00:41:13était, est encore d'ailleurs
00:41:15un volumineux morceau de notre passé
00:41:17projeté sur la surface
00:41:19de notre présent
00:41:21donc
00:41:23vous voyez qu'on peut
00:41:25comparer ce que dit Proust
00:41:27à cette thèse de l'univers bloc
00:41:29c'est-à-dire dans la théorie de l'univers bloc
00:41:31Notre-Dame
00:41:33on la représenterait comme un hypervolume
00:41:35vraiment, elle serait
00:41:37à trois dimensions dans l'espace
00:41:39d'une nature de temps qui aurait duré
00:41:41800 ans
00:41:43et qui la connecterait au XIIe siècle
00:41:45alors
00:41:47je ne suis pas en train de vous dire que la théorie
00:41:49de l'univers bloc c'est la bonne théorie
00:41:51et c'est comme ça qu'il faut
00:41:53comprendre le statut du futur
00:41:55d'autant plus que cette thèse de l'univers bloc
00:41:57elle est discutée, elle est controversée
00:41:59j'étais en Italie
00:42:01il y a quelques semaines à un colloque
00:42:03sur le temps
00:42:05et il y a une assez forte bagarre
00:42:07autour de cette question
00:42:09les américains appellent ça le bloc universe
00:42:11mais quand on met de la mécanique quantique dans cette conception
00:42:13il y a des tas de problèmes qui apparaissent
00:42:15j'ai d'admettre ce qu'on appelle la rétrocausalité
00:42:17c'est-à-dire le fait
00:42:19que le futur change le présent
00:42:23ah oui madame, je suis d'accord
00:42:25c'est fort de café
00:42:27l'idée que le futur envoie
00:42:29des messages qui viennent changer le présent
00:42:31alors que le futur
00:42:33change le présent
00:42:35d'une certaine façon
00:42:37c'est banal
00:42:39quand vous savez qu'à la fin de l'année
00:42:41vous avez un examen à passer
00:42:43avant de le passer
00:42:45vous révisez, vous travaillez
00:42:47donc c'est une certaine idée du futur
00:42:49qui modifie votre présent
00:42:51mais c'est pas le futur lui-même
00:42:53qui le modifie
00:42:55alors ce qu'on appelle la rétrocausalité
00:42:57c'est le futur qui envoie des signaux
00:42:59qui changent le présent
00:43:01et il semblerait que l'univers bloc
00:43:03ne soit pas capable
00:43:05d'accepter la physique quantique
00:43:07sans accepter en même temps
00:43:09la rétrocausalité
00:43:11donc il y a des discussions
00:43:13il y a des débats
00:43:15et il y a des
00:43:17physiciens, des philosophes
00:43:19qui opposent
00:43:21à l'univers bloc ce qu'on appelle le présentisme
00:43:23qui considère au contraire
00:43:25que seuls les événements présents
00:43:27sont réels
00:43:29seuls les événements présents sont réels
00:43:31ceux-ci apparaissent et disparaissent
00:43:33en étant remplacés par d'autres
00:43:35de sorte que la réalité
00:43:37est toujours inédite et indécise
00:43:39il n'y aurait en somme
00:43:41pas d'autre réalité que l'ensemble
00:43:43de ce qui présentement a lieu
00:43:45ça c'est une phrase de Wittgenstein
00:43:47en son amont
00:43:49comme en son aval
00:43:51le présent serait ceinturé
00:43:53par du néant, par du rien
00:43:55comme qu'il y a l'instant présent
00:43:57et le néant, le néant
00:43:59c'est un peu comme nous en ce moment
00:44:01le présentisme de l'actualité
00:44:03c'est un peu ça
00:44:11quand vous parlez de la lune
00:44:13à un enfant de 15 ans
00:44:15vous lui parlez d'Armstrong
00:44:17il pense que c'est un coureur cycliste
00:44:21c'est qu'il y a une connaissance du passé
00:44:23qui est relative, non ?
00:44:25bon
00:44:29alors
00:44:31maintenant j'en viens à un sujet
00:44:33plus existentiel
00:44:35cette question du statut du futur
00:44:37en physique, à mon avis
00:44:39elle est loin d'être tranchée
00:44:41est-ce que le futur est déjà déterminé ?
00:44:45ou est-ce qu'il est encore du néant ?
00:44:47je pense qu'on ne saura pas
00:44:49avant d'avoir
00:44:51unifié la physique quantique
00:44:53et la relativité générale
00:44:55et avoir compris le rôle de la conscience
00:44:57dans la perception du temps, par exemple
00:44:59donc ce n'est pas pour demain
00:45:01et simplement en attendant que cette question
00:45:03soit tranchée
00:45:05il faut bien vivre
00:45:07on ne va pas attendre
00:45:09or vivre
00:45:11ça implique d'accorder à l'avenir
00:45:13un certain statut
00:45:15ce qui suppose de l'investir
00:45:17avec des idées, des projets
00:45:19des représentations, des désirs
00:45:21on ne peut pas laisser l'avenir
00:45:23en jachère intellectuelle
00:45:27en faisant presque comme si
00:45:29il n'existait que le présent
00:45:31et donc
00:45:33le mieux c'est peut-être
00:45:35de concevoir
00:45:37une synthèse
00:45:39habile
00:45:41entre le présentisme
00:45:43et l'univers bloc
00:45:45alors comment est-ce qu'on pourrait fabriquer une telle synthèse ?
00:45:47en les mélangeant
00:45:49pour donner corps à l'idée
00:45:51que l'avenir constitue
00:45:53une authentique réalité
00:45:55autrement dit, il va y avoir de l'avenir
00:45:59mais qu'il n'est pas complètement
00:46:01configuré, il n'est pas intégralement
00:46:03déterminé, qu'il y a encore
00:46:05de la place pour du jeu
00:46:07des espaces pour la volonté
00:46:09et pour l'invention
00:46:11bref, plutôt que de faire joujou
00:46:13avec le spectre de la fin du monde
00:46:15ou de se disloquer
00:46:17dans une sorte d'immobilité trépidante
00:46:19il serait sans doute
00:46:21plus vivifiant
00:46:23de redynamiser le temps
00:46:25en force historique
00:46:27ce que faisait l'idée de progrès
00:46:29l'idée de progrès
00:46:31c'est l'idée qui consiste à dire
00:46:33le temps, c'est une force historique
00:46:35croire au progrès
00:46:37je vous l'ai expliqué, je crois c'est
00:46:39accepter de sacrifier du présent personnel
00:46:41au nom d'un futur collectif
00:46:43donc il faut que le futur collectif
00:46:45soit dessiné
00:46:47pour qu'on ait envie de le construire
00:46:49parce qu'il ne va pas venir tout seul
00:46:51il faut le construire
00:46:53le progrès n'est pas automatique
00:46:55et donc au lieu d'attendre Godot
00:46:57ce qui est un peu ce qu'on fait
00:46:59on attend Godot
00:47:01on attend Godot
00:47:03pour les uns c'est
00:47:05la croissance
00:47:07pour les autres
00:47:09c'est ce que chacun veut
00:47:11il y en a qui attendent l'effondrement
00:47:13il y en a qui attendent la fin du monde
00:47:15en disant c'est cuit
00:47:19il y en a qui attendent
00:47:21que le changement climatique se montre vraiment
00:47:23pour commencer d'y croire
00:47:25donc chacun attend son petit Godot
00:47:27à lui
00:47:29ce qui induit une forme de passivité
00:47:31que chacun peut observer
00:47:33plutôt de faire ça, on devrait plutôt faire le pari
00:47:35que l'an 2050
00:47:37finira bien par atterrir dans le présent
00:47:39et tentons de construire
00:47:41lui et nous
00:47:43une filiation
00:47:45à la fois intellectuelle
00:47:47et affective
00:47:49autrement dit, comment construire 2050
00:47:51pour que
00:47:53nous aimions vivre en 2050
00:47:55comme une question bête, basique
00:47:57qui
00:47:59suppose qu'en son amont
00:48:01nous nous posions
00:48:03collectivement, parce que ça ne peut pas être une affaire individuelle
00:48:05collectivement
00:48:07on doit se poser les bonnes questions
00:48:09où sont les véritables déterminismes ?
00:48:13c'est à dire quelles sont les choses qui sont fixées
00:48:15par les lois physiques
00:48:17sur le climat
00:48:19il y a beaucoup de choses qui sont fixées, les équations du climat
00:48:21on les connait, la théorie du climat, on les connait
00:48:23ce qu'on ne sait pas
00:48:25c'est comment l'humanité va réagir
00:48:27dans les prochaines décennies
00:48:29aux annonces qui lui sont faites qu'il y a un changement climatique
00:48:31mais en gros
00:48:33l'évolution, si on connait
00:48:35l'activité humaine, elle est connue
00:48:37donc il y a des choses auxquelles
00:48:39nous ne pourrons pas échapper
00:48:41et qui sont donc de véritables déterminismes
00:48:43autre question
00:48:45quelles seront les conséquences
00:48:47de nos erreurs
00:48:49de nos caprices
00:48:51et de nos aveuglements
00:48:53y a-t-il des marges de manoeuvre
00:48:55et pour qui ?
00:48:57qui a des marges de manoeuvre ?
00:48:59quand je parle de nos aveuglements
00:49:03ça c'est un peu une névrose personnelle
00:49:05mais moi j'ai été quand même
00:49:07très traumatisé
00:49:09par la fausse querelle
00:49:11en 2009-2008
00:49:13lancée par les climato-sceptiques
00:49:15qui montre que
00:49:17nous sommes capables
00:49:19de développer
00:49:21ou bien d'accepter
00:49:23toutes sortes de stratagèmes
00:49:25intellectuels
00:49:27nous permettant de ne pas croire ce que nous savons
00:49:31nous le savons
00:49:33mais nous trouvons des moyens
00:49:35un peu pervers
00:49:37de ne pas y croire
00:49:39quand je disais tout à l'heure
00:49:41faire de la science
00:49:43et penser contre son cerveau
00:49:45phrase de Bachelard
00:49:47c'était pour dire que
00:49:49vous ne pouvez pas
00:49:51critiquer un énoncé scientifique
00:49:53en invoquant
00:49:55votre bon sens
00:49:57parce que le bon sens
00:49:59il est ridiculisé depuis le début
00:50:01ça ne marche pas
00:50:03et donc quand vous entendez
00:50:05des gens qui développent
00:50:07une rhétorique
00:50:09qui relève de ce que j'appelle
00:50:11le populisme scientifique
00:50:13comme par exemple dire
00:50:15les climatologues sont des imposteurs
00:50:17parce qu'ils prétendent prédire
00:50:19le climat sur un siècle
00:50:21alors qu'on ne peut pas prédire
00:50:23la météo
00:50:25la lune semaine
00:50:28c'est du bon sens ça
00:50:30c'est éloquent
00:50:32donc c'est convaincant
00:50:34le problème c'est que
00:50:36c'est complètement faux
00:50:38parce que si c'était vrai
00:50:40je ne pourrais pas dire qu'au mois d'août à Paris
00:50:42il fera plus chaud qu'au mois de janvier
00:50:44vous êtes d'accord madame ?
00:50:46il y a eu l'autre jour
00:50:48ce spectacle affligeant
00:50:50il faisait assez froid à Paris
00:50:52la semaine dernière
00:50:54au mois de mai il fait froid à Paris
00:50:56une télévision titre
00:50:58le refroidissement climatique
00:51:00avec des guillemets
00:51:02si je comprends bien
00:51:04si je comprends le raisonnement
00:51:06des gens
00:51:08je ne sais pas s'ils sont ignables ou stupides
00:51:10ou malhonnêtes
00:51:12mais si je comprends bien leur raisonnement
00:51:14quand mon compte bancaire
00:51:16est à découvert
00:51:18je dois immédiatement en déduire
00:51:20que c'est le PIB de la France qui s'est effondré
00:51:22voilà une petite
00:51:24mesure locale pour enseigner sur ce qui se passe globalement
00:51:26la température
00:51:28parce que Paris c'est le centre du monde
00:51:30c'est pas simplement le centre
00:51:32de la France
00:51:34ou la capitale de la France
00:51:36c'est le centre de l'univers
00:51:38et c'est la température à Paris un jour de mai
00:51:40qui dit ce qu'il en est
00:51:42des effets de l'activité humaine sur le climat
00:51:46il y a quand même beaucoup de gens
00:51:48qui croient à ça
00:51:50d'accord ?
00:51:52donc voilà
00:51:54il y a des aveuglements
00:51:56il y a des erreurs
00:51:58et on risque d'en payer un certain prix
00:52:00maintenant
00:52:02ça sera ma conclusion
00:52:04et j'espère qu'on pourra entamer une discussion ensemble
00:52:06à ce propos
00:52:08quand je dis des choses comme ça
00:52:10ça a l'air facile
00:52:12on pose de bonnes questions
00:52:14on fait venir des experts
00:52:16on recueille de l'avis collectif
00:52:18on en fait une synthèse
00:52:20de ce grand débat
00:52:24on sait ce qu'il faut faire
00:52:26en fait c'est pas simple
00:52:28parce qu'il y a un fait
00:52:30qui ne nous aide guère
00:52:32à faire l'effort d'y répondre
00:52:34je crois que je vous en ai déjà parlé
00:52:36je ne sais plus à quelle conférence
00:52:38ce fait c'est
00:52:40que le mot progrès a disparu des discours publics
00:52:42on ne parle plus de progrès
00:52:44on parle d'innovation
00:52:46et on pourrait se dire
00:52:48que l'emplacement n'a rien changé
00:52:50au motif que ces deux mots
00:52:52sont liés et en un sens
00:52:54presque synonyme
00:52:56innovation, progrès, c'est pareil
00:52:58et donc on pourrait se dire
00:53:00on a fait une permutation de vocabulaire
00:53:02mais l'idée générale est restée la même
00:53:04mais à l'examen
00:53:06je résume ce que je vous avais expliqué
00:53:08en fait on s'aperçoit que nos discours
00:53:10sur l'innovation
00:53:12se détournent radicalement
00:53:14de la rhétorique du progrès
00:53:16comme si
00:53:18nous ne croyions plus au progrès
00:53:20l'idée de progrès
00:53:22c'était une idée
00:53:24comme le dit Kant
00:53:26c'était une idée doublement consolante
00:53:28et
00:53:30sacrificielle
00:53:32qu'est-ce qu'il veut dire Kant quand il dit ça
00:53:34il dit d'abord que
00:53:36en étayant l'espoir d'une amélioration
00:53:38future de nos conditions de vie
00:53:40en faisant miroiter sur la ligne du temps
00:53:42un monde plus désirable
00:53:44elle rend l'histoire humainement supportable
00:53:46on vous croyez au progrès
00:53:48vous savez
00:53:50vous pensez que vos enfants
00:53:52vivront mieux que vous
00:53:54ce qui est une façon de
00:53:56vous consoler des malheurs du présent
00:53:58ensuite elle est consolante
00:54:00d'où le doublement dont parle Kant
00:54:02parce qu'elle donne un sens au sacrifice
00:54:04qu'elle impose
00:54:06c'est-à-dire au nom d'une certaine idée de l'avenir
00:54:08le genre humain est sommé
00:54:10de travailler
00:54:12dans un cadre dont l'individu ne fera pas lui-même
00:54:14forcément l'expérience
00:54:16mais dont ses descendants
00:54:18pourraient profiter
00:54:20et donc on accepte de
00:54:22sacrifier du présent personnel
00:54:24au nom d'un futur collectif
00:54:26mais pour que ce sacrifice
00:54:28ait un sens
00:54:30il faut qu'il y ait un futur collectif
00:54:32or
00:54:34c'est ça qui nous manque
00:54:36nous n'avons plus
00:54:38un futur collectif qui soit crédible
00:54:40et attractif
00:54:42parce que pour se sacrifier
00:54:44il faut que ce soit crédible et attractif
00:54:46le discours de la science qui parlait du futur
00:54:48a longtemps été attractif
00:54:50il était crédible
00:54:52c'est la science
00:54:54et il était attractif
00:54:56et la science aujourd'hui
00:54:58quand elle parle du futur
00:55:00d'abord on peut dire qu'elle n'est pas crédible
00:55:02à cause du relativisme
00:55:04et puis souvent ce qu'elle dit n'est pas attractif
00:55:06j'ai donné tout à l'heure des exemples
00:55:08aujourd'hui
00:55:10quand c'est crédible
00:55:12c'est pas vraiment désirable
00:55:14et quand c'est désirable
00:55:16c'est pas vraiment crédible
00:55:18et donc il y a là
00:55:20quelque chose qui nous manque
00:55:22une sorte de rattachement
00:55:24symbolique au monde
00:55:26et à son avenir
00:55:28qui nous donnerait l'envie
00:55:30de rendre le futur conforme
00:55:32à ce que nous souhaitons
00:55:34alors en 2010
00:55:36c'est une date que j'évoquais tout à l'heure à propos de la commission européenne
00:55:38la commission européenne
00:55:40s'est fixée l'objectif de développer
00:55:42une union de l'innovation
00:55:44en 2020
00:55:46alors je vous lis
00:55:48les 5 premières lignes du document de référence
00:55:52c'est un document de 50 pages
00:55:54que vous trouvez sur le site de la commission
00:55:56la compétitivité
00:55:58l'emploi, le niveau de vie
00:56:00du continent européen dépendent
00:56:02essentiellement de sa capacité à promouvoir l'innovation
00:56:04qui est également
00:56:06le meilleur moyen dont nous disposions
00:56:08pour résoudre les principaux problèmes
00:56:10auxquels nous sommes confrontés
00:56:12et qui chaque jour se posent de manière plus aiguë
00:56:14qu'il s'agisse du changement climatique
00:56:16de la pénurie d'énergie
00:56:18de la raréfaction des ressources
00:56:20de la santé
00:56:22ou du vieillissement de la population
00:56:24fin de citation
00:56:26donc
00:56:28il faut innover
00:56:30non pas du tout pour inventer
00:56:32un autre monde
00:56:34mais pour empêcher le délitement du monde
00:56:38c'est l'état critique du présent
00:56:40qui est invoqué
00:56:42et non pas une certaine configuration du futur
00:56:44comme si nous n'étions plus capables
00:56:46d'expliciter un dessin commun
00:56:48qui soit crédible et attractif
00:56:50l'argumentation s'appuie
00:56:52sur l'idée d'un temps
00:56:54corrupteur
00:56:56on parle des crises là
00:56:58donc le temps dégrade les situations
00:57:00si on n'innove pas, c'est fichu
00:57:02et donc l'innovation
00:57:04obéit à une rhétorique
00:57:06conservatrice
00:57:08il faut innover
00:57:10pour que ça ne change pas
00:57:12pour maintenir les choses
00:57:14alors que l'idée de progrès
00:57:16s'appuie sur l'idée d'un temps qui est non pas
00:57:18corrupteur mais constructeur
00:57:20qui est complice de notre liberté
00:57:22de notre volonté
00:57:24etc.
00:57:26cette rhétorique de l'innovation
00:57:30me semble contredire
00:57:32la rhétorique de progrès
00:57:34même si
00:57:36en apparence
00:57:38les mots progrès et les mots innovation
00:57:40sont liés l'un à l'autre
00:57:42alors
00:57:44évidemment
00:57:46je suis conscient
00:57:48du XXème siècle
00:57:50que l'idée de progrès, l'idéologie
00:57:52qui l'est associée a fait les drames
00:57:54que nous connaissons
00:57:56qu'il y a une naïveté dans la philosophie des lumières
00:57:58que l'embrayage automatique
00:58:00entre le progrès technologique
00:58:02le progrès scientifique, le progrès social
00:58:04le progrès matériel
00:58:06le progrès politique
00:58:08n'est pas du tout automatique
00:58:10je sais que la science est faite complice de la barbarie
00:58:12nazie ou autre
00:58:14je sais que c'est toujours au nom du bien
00:58:16qu'on fait le mal
00:58:18que Staline
00:58:20et les autres ont
00:58:22procédé à des génocides
00:58:24au nom du bien pour faire advenir un homme nouveau
00:58:26donc je connais tout ça
00:58:28je sais que
00:58:30l'idée de progrès est une idée
00:58:32qu'il faut remanier
00:58:34en tenant compte des leçons de l'histoire
00:58:38d'ailleurs il y a un philosophe français
00:58:40que vous connaissez certainement
00:58:42qui s'appelle Georges Canguilhem
00:58:44qui était un disciple
00:58:46de Bachelard
00:58:48un confrère de Bachelard
00:58:50qui en 1987
00:58:52a écrit un article
00:58:54dans la revue de métaphysique et de morale
00:58:561987
00:58:58vous voyez
00:59:00c'est assez ancien
00:59:02il avait déjà senti assez nettement tout ce que je viens de vous dire
00:59:04même si à l'époque le mot innovation
00:59:06n'était pas du tout
00:59:08présent dans les discours publics
00:59:10mais il raconte l'histoire du mot progrès
00:59:12et il dit dans cet article
00:59:14qu'il intitule la décadence de l'idée de progrès
00:59:16en 1987
00:59:18il écrit la décadence de l'idée de progrès
00:59:20il dit ceci
00:59:22il y a eu deux phases différentes dans l'histoire
00:59:24la première phase
00:59:26formalisée par des philosophes français
00:59:28au 18ème siècle
00:59:30s'attache à décrire un principe constant de progression
00:59:32potentiellement infini
00:59:34son modèle
00:59:36est la linéarité et la stabilité
00:59:38et son symbole est la lumière
00:59:40philosophie des lumières
00:59:42la seconde phase
00:59:44apparaît au 19ème siècle
00:59:46lors de l'établissement
00:59:48d'une nouvelle science
00:59:50la thermodynamique
00:59:52associée aux phénomènes irréversibles
00:59:54qui font apparaître l'idée d'une dégradation de l'énergie
00:59:56un principe d'épuisement
00:59:58est venu remplacer
01:00:00le principe de conservation
01:00:02qui était mis en avant
01:00:04lors de la première phase
01:00:06le symbole de cette seconde phase devient la chaleur
01:00:08d'où l'idée d'une décadence
01:00:10thermodynamique
01:00:12de la notion de progrès
01:00:14la lumière se dégrade
01:00:16en agitation thermique
01:00:18et donc
01:00:20si on admet qu'il a raison
01:00:22et si on tire le bilan
01:00:24que j'évoquais à l'instant
01:00:26à propos de
01:00:28l'idéologie du progrès
01:00:30on peut se demander
01:00:32si croire au progrès
01:00:34ne suppose pas en fait
01:00:36de soumettre l'idée de progrès
01:00:38à elle-même
01:00:40c'est-à-dire de la faire progresser
01:00:42au lieu de dire
01:00:44on la liquide
01:00:46on remplace le mot progrès
01:00:48par le mot innovation
01:00:50ce qui induit à adopter
01:00:52une conception d'un temps corrupteur
01:00:54moi je me vois mal
01:00:56expliquer aux jeunes générations
01:00:58que le temps est corrupteur
01:01:02je pense qu'on n'a pas le droit
01:01:04on a évidemment
01:01:06l'impératif de ne pas cacher
01:01:08les difficultés et les combats à mener
01:01:10mais on ne peut pas dire que le temps soit corrupteur
01:01:14et donc il faut faire progresser l'idée de progrès
01:01:16et donc peut-être
01:01:18essayer de trouver
01:01:20un nouveau symbole auquel
01:01:22après la lumière et la chaleur
01:01:24on puisse
01:01:26la faire progresser
01:01:30voilà ce que je voulais vous dire
01:01:32vous êtes d'accord madame ?
01:01:34merci à vous
01:01:40merci à vous

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