Le 13/14 reçoit aujourd'hui, jeudi 30 mai 2024, Patrick Roger, ancien journaliste au Monde et auteur du livre « Nouvelle-Calédonie. La Tragédie » paru aux éditions du Cerf le 23 mai dernier.
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00:00 Bonjour Patrick Roger, merci d'être avec nous dans ce 13/14, vous avez longtemps été journaliste au Monde,
00:05 journal pour lequel vous vous êtes rendu très régulièrement en Nouvelle-Calédonie,
00:09 vous y étiez il y a quelques jours encore à l'occasion du déplacement du Président de la République dans l'archipel
00:15 et vous avez publié il y a quelques jours également, hasard du calendrier, ce livre "Nouvelle-Calédonie, la tragédie",
00:21 c'est aux éditions du Serre, les auditeurs peuvent vous interroger directement 0145 24 7000,
00:27 ils le font également via l'application France Inter,
00:31 je précise que nous écouterons également dans quelques minutes la vice-présidente du mouvement indépendantiste,
00:35 l'Union Calédonienne, Mariline Siné-Ouami, pour avoir son regard aussi sur ce qui se passe en ce moment dans l'archipel
00:41 et si on peut aller vers un retour au calme et dans quelles conditions.
00:45 Avant de parler avec vous Patrick Roger de l'actualité brûlante, la situation qui se calme peu à peu,
00:51 je voudrais qu'on parle de votre relation avec la Nouvelle-Calédonie,
00:55 vous avez une véritable passion pour ce territoire,
00:59 vous l'expliquez d'ailleurs dans le livre et ça va manifestement au-delà de l'intérêt du simple journaliste,
01:04 comment est-ce qu'elle est née cette passion ? Qu'est-ce qui vous a happé dans ce territoire ?
01:09 Dans ma formation déjà, j'ai été frappé, enfin touché par les événements des années 1980,
01:16 donc la Nouvelle-Calédonie a connu à ce moment-là quatre années de quasi-guerre civile
01:22 et à ce moment-là c'est toute une histoire qui est remontée, l'histoire de la colonisation,
01:28 et je me suis passionné à ce moment-là et pendant toute ma carrière journalistique,
01:33 j'ai continué à suivre la Nouvelle-Calédonie en plus de mes activités au sein du service politique
01:42 et à partir de 2017, j'ai demandé à la direction du journal Le Monde
01:49 de pouvoir suivre les Outre-mer en leur expliquant effectivement tous les enjeux qu'il y avait.
01:53 À ce moment-là arrivaient les séances des trois référendums sur l'autodétermination,
01:59 sur l'indépendance de la Nouvelle-Calédonie et le journal m'a donné carte blanche,
02:03 ce qui m'a permis d'effectuer de nombreux déplacements là-bas de plusieurs semaines
02:09 et ça a fait que ce territoire est formidablement attachant et formidablement inquiétant.
02:16 Pourquoi attachant ? Parce qu'on va beaucoup parler de l'inquiétude, mais l'attachement ?
02:20 L'attachement parce que, on a quand même une sorte de culpabilité quand on revoit l'histoire de la Nouvelle-Calédonie
02:34 qui a été une histoire violente, d'abord la prise de possession, puis l'installation d'une colonie pénitentiaire,
02:41 d'une trentaine de milliers de bagnards ou de déportés politiques qui ont été là-bas transférés sur ce petit territoire,
02:53 l'expropriation des populations autochtones, leur quasi-extermination par les maladies, par les répressions violentes, etc.
03:08 Donc ça fait partie de notre histoire coloniale qu'il faut savoir regarder en face.
03:15 Ensuite il y a eu effectivement les accords de Matignon, de Nouméa en 1988 et 1998.
03:23 Ce formidable document, je le dis souvent, c'est un des plus beaux textes de la République,
03:29 le préambule de l'accord de Nouméa qui reconnaît les ombres et les lumières de la colonisation
03:37 et ensuite qui trace la voie vers une souveraineté partagée et un destin commun.
03:43 Ce texte est magnifique et c'est une exception dans notre...
03:47 La Nouvelle-Calédonie c'est une exception dans notre Constitution.
03:51 L'une des clés de ce qui se passe c'est sans doute la distance,
03:54 plus de 20 heures d'avion pour se rendre de l'autre côté du monde en Nouvelle-Calédonie
03:59 et donc des difficultés à percevoir la particularité de la culture.
04:03 Il y a notamment ce rapport au temps dont on parle beaucoup.
04:06 Est-ce que vous pouvez nous expliquer, Patrick Roger, à quel point le rapport au temps est différent
04:10 et en quoi ça peut jouer dans la crise qui a éclaté il y a quelques jours ?
04:15 La culture calédonienne est basée sur ce qu'on appelle la coutume,
04:19 c'est l'attachement à la terre et puis les relations entre les individus
04:24 et est fondée notamment sur une culture du consensus.
04:30 On ne cherche pas à imposer sa voix, il y a de longues palabres autour de la case coutumière.
04:41 C'est cette culture-là qui détermine un petit peu la vie des clans,
04:48 la vie des tribus et la vie politique calédonienne.
04:52 Une exception là aussi.
04:54 Ça veut dire que l'élection ne tranche pas le différent peut-être ?
04:56 D'abord, encore une fois, ce qu'on a du mal à comprendre,
05:00 c'est comment dans ce petit territoire de 270 000 habitants,
05:04 il y a trois assemblées provinciales, il y a un congrès et il y a un gouvernement.
05:10 C'est quand même assez exceptionnel.
05:14 Toutes ces institutions sont collégiales, c'est-à-dire qu'elles sont élues à la proportionnelle
05:21 et le gouvernement, qui comprend 11 membres, est collégial.
05:25 Il y a six indépendantistes et cinq loyalistes.
05:29 Donc il y a quand même cette culture du consensus qui existe encore.
05:34 Malheureusement, depuis 2018, les trois référendums,
05:39 cette culture a un petit peu volé en éclats.
05:44 Les clivages ont été réactivés, ce qui nous amène à la situation que l'on connaît actuellement.
05:50 Avec des divisions terribles dans chaque camp, d'ailleurs, indépendantistes,
05:54 comme non-indépendantistes.
05:56 Vous avez parlé de la colonisation et des traces qu'elle a pu laisser Patrick Roger.
06:00 Je voudrais qu'on écoute Mariline Siné-Wami, qui est la maire de Marais, en Nouvelle-Calédonie,
06:04 vice-présidente du mouvement indépendantiste L'Union calédonienne,
06:07 et qui revient notamment sur les traces de cette colonisation
06:11 et sur les possibilités de sortie de crise.
06:13 Nous, ce qu'on pense, c'est une recolonisation encore du peuple kanak.
06:18 On est quand même une civilisation de 3000 ans.
06:22 Ça ne fait que 170 ans qu'on a été colonisés.
06:27 On a eu le droit de vote qu'en 1957,
06:31 on a imposé le code de l'indigénat,
06:33 on n'avait plus le droit de circuler comme on voulait sur nos terres.
06:38 On a eu la spoliation des terres.
06:41 Le gel du corps électoral a été posé dans la corde Noumia,
06:45 justement pour éviter de se trouver en minorité.
06:49 Et puis qu'on écrase encore une fois le peuple kanak.
06:53 Ce n'est pas contre le blanc.
06:55 Quand on se lève, c'est par rapport au système.
06:58 Quand on voit l'emploi local,
07:00 tous ceux qui sont à la tête, ce ne sont pas les kanaks.
07:04 Au niveau du social, au niveau de l'enseignement,
07:06 on a beaucoup de travail à faire.
07:09 On n'est encore pas nombreux sur les postes à responsabilité.
07:14 Ce qu'on attend aujourd'hui de Paris,
07:16 c'est qu'on retire cette réforme.
07:20 Ce qu'on a souhaité aussi,
07:22 c'était qu'il y ait une mission de dialogue à l'international,
07:26 avec l'ONU par exemple,
07:28 qui vienne à Noumia,
07:29 qui fasse partie de cette mission de dialogue.
07:33 Trouver des solutions avec nous,
07:35 mais d'imposer comme ça,
07:37 comme on a l'habitude de faire avec les populations autochtones,
07:42 les minorités,
07:43 ça crée de la frustration.
07:46 Forcément, on arrive à des résultats comme ça.
07:50 La vice-présidente du mouvement indépendantiste,
07:52 l'Union calédonienne,
07:53 Mariline Siné Ouami,
07:54 au téléphone de Cécilia Arbona.
07:56 Elle nous dit, Mariline Siné Ouami, Patrick Roger,
07:59 "C'est pas contre le blanc".
08:00 Mais on a quand même entendu, depuis deux semaines,
08:03 ces propos racistes,
08:05 notamment à l'attention des Kaldosh,
08:07 donc les descendants des colons,
08:09 pris pour cible parce qu'on est blanc.
08:10 On l'a entendu et ça a été aussi écrit sur des murs.
08:12 Est-ce que c'est une dimension importante de cette crise ?
08:15 Ce que je voudrais dire d'abord,
08:17 c'est qu'on a parlé tout à l'heure d'une situation coloniale,
08:22 d'une colonisation.
08:23 Mais il faut aussi prendre en considération
08:25 le fait que depuis 1988,
08:28 les accords de Batignon,
08:30 et 1998, l'accord de Nouméa,
08:32 un véritable processus de décolonisation a été engagé,
08:37 qui est inédit, y compris dans la République française.
08:41 Et il y a eu d'énormes progrès qui ont été accomplis,
08:46 même s'il reste d'énormes inégalités sociales.
08:50 Mais malgré tout, on ne peut plus parler aujourd'hui,
08:53 en Nouvelle-Calédonie, d'une situation coloniale.
08:56 Je parlais tout à l'heure des institutions.
08:58 Aujourd'hui, le gouvernement est dirigé par les indépendantistes,
09:02 le Congrès est dirigé par les indépendantistes,
09:04 les indépendantistes contrôlent deux provinces sur trois,
09:08 22 communes sur 33.
09:11 Donc, parler aujourd'hui d'une situation coloniale
09:17 en Nouvelle-Calédonie est, à mon sens, une erreur,
09:21 même s'il reste ces énormes inégalités.
09:24 Ensuite, il y a eu effectivement des propos
09:27 qui ont été tenus sur les barrages,
09:29 qui ont été extrêmement violents.
09:31 Et je parle, je dis sur les barrages,
09:33 mais pas seulement, y compris par des responsables politiques.
09:37 Et je cite simplement un des propos tenus par Roquemitan,
09:42 qui est le président du Congrès de Nouvelle-Calédonie,
09:45 l'un des leaders indépendantistes,
09:47 et un des principaux dirigeants des indépendantistes.
09:52 Et quand il s'exprime devant une délégation de l'Assemblée nationale
09:56 et dit « il y a déjà trop de blancs en Nouvelle-Calédonie »,
10:00 il faut... Je pense que ce sont des propos irresponsables,
10:05 qui ont contribué à alimenter ce climat aujourd'hui,
10:09 qui est extrêmement dangereux.
10:12 Gérard nous appelle du département des Yvelines.
10:15 Bonjour Gérard.
10:16 Oui, bonjour.
10:17 Vous avez de la famille sur place.
10:19 Oui, j'ai mon fils qui vit en Nouvelle-Calédonie.
10:21 Et ce qui m'a donné envie de vous appeler,
10:23 c'est surtout que nous on était alertés 15 jours avant les événements.
10:26 Il nous disait « je pars pas en week-end, on sort pas trop,
10:29 parce que ça va péter, ça monte ».
10:32 Et du coup on a l'impression qu'on a laissé faire tous ces événements,
10:36 parce que le gouvernement apparemment n'a pas pris les devants,
10:39 ils ont envoyé des troupes ou des personnes pour surveiller un petit peu,
10:43 pour remettre de l'ordre.
10:45 Et c'est vrai que c'est assez surprenant d'une part.
10:48 D'autre part, ma belle-fille qui gère une station agricole
10:51 qui est un peu comme les aînés de Raleigh, une ferme,
10:53 ils ont laissé tout saccager, il a fallu qu'elle protège toute seule,
10:56 ils ont dû fuir cette station qui appartient à l'État,
10:58 tout a été dévasté,
11:00 aucune protection n'a été faite pour ces biens-là,
11:02 c'est quand même nos impôts,
11:04 c'est pas normal que ça n'ait pas été surveillé.
11:07 Et à côté de ça, je voulais finir avec ça,
11:10 c'est que dans les quartiers riches, on connaît du monde,
11:12 ils continuent à faire leur footing, ils vont au restaurant,
11:15 ils font la fête, et puis eux, ils sont protégés.
11:18 Voilà. C'était mon témoignage.
11:20 - Merci Gérard pour ce témoignage que je soumets à Patrick Roger,
11:24 préparation du gouvernement, vous qui avez accompagné,
11:27 vous étiez dans le voyage officiel d'Emmanuel Macron sur place il y a quelques jours.
11:32 - Je pense qu'il y a des signaux
11:37 qui ont été mal interprétés ou sous-interprétés.
11:41 D'abord dire qu'il y a une présence permanente des forces de l'ordre,
11:48 en Nouvelle-Calédonie, qui est quand même considérable.
11:50 On est l'ordre de un policier ou gendarme
11:55 pour, que je ne me trompe pas, 5 000 habitants environ.
12:02 Non, moins, peu importe.
12:05 Mais la présence permanente est considérable.
12:08 Il y a eu des manifestations, notamment celle du 13 avril,
12:13 qui a réuni plusieurs dizaines de milliers de personnes, des deux camps,
12:17 et puis une autre manifestation importante qui s'est tenue le 8 mai,
12:21 qui a réuni près de 10 000 indépendantistes.
12:25 Et à ce moment-là, j'ai l'impression que les autorités,
12:30 le haut-commissaire et les autorités sur place ont dit
12:33 "Mais finalement ces manifestations sont bon enfant,
12:36 elles se passent dans le calme, donc il n'y a pas de danger immédiat".
12:42 Et c'était une erreur.
12:44 C'était une erreur parce qu'à ce moment-là... Pardon.
12:47 - Je vous en prie, mais il nous reste une minute, il faut qu'on parle de la suite.
12:49 Comment voyez-vous la situation évoluer, Patrick Roger ?
12:52 - Ça va être très compliqué de recoudre d'abord les liens qui se sont distendus
12:59 quand il y a eu de tels affrontements, les communautés qui se sont fait face,
13:04 et puis surtout la grosse difficulté.
13:06 Aujourd'hui, ce qui est important, c'est de retrouver la voie
13:10 d'un accord politique global sur la Nouvelle-Cahedonie.
13:16 Or, une des principales difficultés, c'est la division aujourd'hui
13:21 des interlocuteurs, qu'ils soient loyalistes ou indépendantistes,
13:25 les surenchères entre les différentes composantes indépendantistes et loyalistes.
13:32 Aujourd'hui, malheureusement, il n'y a pas de personnalité qui émerge
13:37 qui soit capable d'avoir une autorité dans l'un ou l'autre camp.
13:41 Je pense que les missionnaires qui ont été envoyés là-bas,
13:46 les trois hauts fonctionnaires qui sont là-bas, vont avoir du pain sur la planche.
13:54 - Merci à vous Patrick Roger. Je renvoie votre ouvrage pari aux éditions du CERF.
13:58 Nouvelle-Calédonie, la tragédie, 13h46 sur Inter.