"La Zone d'intérêt", réalisé par Jonathan Glazer raconte le quotidien glaçant d'une famille nazie à Auschwitz. Le cinéaste fait le portrait du commandant du camp d'extermination, Rudolf Höss, de sa femme et de ses enfants. Plus d'info : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-invite-de-7h50/l-invite-de-7h50-du-mardi-30-janvier-2024-3719242
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00:00 Sonia De Villere, vous êtes allée interviewer Jonathan Glaser, le réalisateur du film
00:05 « La Zone d'Intérêt » et lauréat du Grand Prix à Cannes.
00:08 Les nazis qualifiaient Nicolas de « zone d'intérêt », le périmètre entourant
00:12 le camp de concentration d'Auschwitz.
00:14 Là se situait la ravissante maison du directeur Rudolf Höss, de sa femme et de quatre enfants
00:19 impeccablement peignés.
00:21 Plongée chirurgicale dans le quotidien d'un bourreau hors du commun, bon père de famille
00:25 qui mène une existence épanouie, juste en face des fours crématoires.
00:29 Un film radical, exigeant, qui va diviser, évidemment, je ne vous l'ai pas dit souvent,
00:34 pour moi, on n'est pas loin du chef d'œuvre.
00:36 On vous écoute.
00:37 Bonjour Jonathan Glaser.
00:38 Bonjour.
00:39 Rudolf Höss, le vrai, a été condamné à mort après la guerre et avant d'être
00:43 pendu, il a écrit son autobiographie.
00:46 Est-ce que vous avez lu ce texte ? Oui, je l'ai lu.
00:50 Qu'est-ce qui vous a frappé dans cette lecture ?
00:52 J'ai trouvé ça très dur à lire, parce que c'était vraiment plein de pitié pour
01:03 soi-même.
01:04 La déposition de Rudolf Höss au procès de Nuremberg a été cruciale.
01:10 Il a reconnu le crime de masse, il a donné des détails.
01:14 Est-ce que vous avez vu ses archives ?
01:16 Et qu'est-ce que vous y avez appris ? Sur le personnage, sur lui ?
01:20 Il réagissait à toute personne qui était au pouvoir.
01:27 Et à l'époque, le tribunal était responsable et c'était ses nouveaux maîtres.
01:34 Sa voix était très particulière, je m'en souviens.
01:40 Comment vous la décririez, sa voix ?
01:41 Vous savez, comme un fausset, une voix de haut de contre.
01:47 Mais je sais que certains de ses officiers en secret se moquaient de lui.
01:57 C'était un aspect de sa faiblesse peut-être.
02:00 Haberland était conscient, je pense.
02:03 Vous avez voulu tourner dans la vraie maison de famille des Höss, le directeur du camp.
02:10 Elle a été habitée après la guerre, cette maison.
02:13 Vous avez pu entrer dedans ?
02:16 J'y suis allé à de nombreuses reprises.
02:19 Oui, elle a été occupée rapidement après la guerre.
02:24 Parce que les gens avaient besoin d'endroits où vivre.
02:28 Vous avez reconstitué la maison quelques mètres plus loin.
02:32 Mais pourquoi avoir éprouvé le besoin de tourner sur les lieux d'un crime de masse ?
02:40 Parce que j'ai senti que mes premières impulsions,
02:50 quand je suis allé à Auschwitz, j'ai pris cette décision de m'engager à faire un film sur Auschwitz.
02:58 Cet endroit était tellement important pour moi.
03:04 Je sentais que tout ce que je devais faire,
03:09 je devais le mettre en scène aussi près que possible de cet endroit.
03:14 Je savais que le lieu impliquerait le paysage, la rivière, la situation de la maison près du camp.
03:21 La proximité était tellement importante.
03:24 Cette horreur de l'aspect domestique aussi proche du camp de la mort,
03:30 je pouvais le voir là, sur place.
03:33 Et j'ai senti le besoin d'être sur le même sol, de faire venir les acteurs à cet endroit.
03:40 Mais c'est-à-dire qu'Auschwitz, ce n'est pas un musée, ce n'est pas un mémorial, c'est un lieu d'extermination.
03:47 Et ça pose un problème moral de le transformer en décor de film.
03:51 Parce que c'est un lieu de mort.
03:54 Oui, bien sûr. J'étais là avec gravité.
04:03 En aucune façon, le musée d'Auschwitz et les directeurs ne m'auraient laissé faire ce qu'on a fait là-bas.
04:12 Ils n'avaient pas compris que notre tâche était sérieuse, de fidélité et responsable.
04:22 Mais c'est une grande responsabilité.
04:25 Et je l'avais à l'esprit à chaque seconde.
04:29 Nous n'étions pas dans le camp, nous étions à côté du camp.
04:31 Évidemment, c'est ce qu'il y a de plus crucial dans le film, d'être autour du camp et jamais à l'intérieur.
04:37 Edwige Hoes, elle dit en rigolant "on m'appelle la reine d'Auschwitz".
04:42 Pourquoi avoir filmé l'attachement viscéral de cette femme à sa maison ?
04:48 On regarde, on voit une femme qui vit le meilleur moment de sa vie.
04:56 Ça me disait tout ce que je devais savoir au sujet d'elle.
05:03 Pour me concentrer sur ce qu'elle avait acquis, sa richesse, son paradis.
05:13 Et la dissociation des crimes que son mari et elle-même commettaient pour pouvoir se le permettre.
05:22 Et cela me semblait comme étant le microcosme le plus grotesque de toute cette abomination de la Shoah.
05:34 Et donc évidemment de ce petit paradis domestique, on voit partout les cheminées du camp d'extermination.
05:39 Vous avez aussi beaucoup travaillé sur le son.
05:42 Il y a quelque chose qu'on ne peut pas transmettre au cinéma, c'est l'odeur.
05:47 Est-ce que la famille Huss, les enfants, la femme, la grand-mère, sentaient l'odeur des fours crématoires ?
05:55 Il y a une scène du film où la fille polonaise qui faisait partie de la résistance locale pour l'armée du peuple.
06:08 Je l'ai rencontrée à l'âge de 90 ans parce qu'elle a vécu à peu près à 2 km du camp.
06:15 Et elle dit que les gens de son village s'évanouissaient dans les rues en raison de la puanteur.
06:28 Et l'idée que la famille Huss ne sentait rien est tout simplement impossible.
06:35 Le petit déjeuner, la toilette matinale, les chaussures qu'on cire, le nez qu'on mouche, le chien qu'on sort.
06:41 Vous filmez les tâches domestiques de cette famille au quotidien.
06:47 Rudolph et Hedwig Huss, ils sont comme nous ?
06:52 Oui, je pense qu'ils le sont. Ça ne fait pas de nous des nazis, ça ne fait pas de nous des criminels de masse.
06:59 Mais les choses que... leurs aspirations bourgeoises, ce n'est pas étranger à qui que ce soit d'entre nous.
07:07 Ce sont des moteurs qui sont très semblables. Donc j'ai mis l'accent sur ces moteurs, sur le fait de le voir, lui, rentrant à la maison, chez lui, rentrant du travail.
07:17 On ne le voit pas au travail. Mais qui était-il à la maison pour sa femme, pour ses enfants ? C'est un père et un époux.
07:26 Et donc je pense que le fait que je mette l'accent là-dessus, c'est là où on voit la banalité.
07:31 En France, pour l'anniversaire de la libération des camps, la télévision publique va diffuser, rediffuser "Shoah" dans son intégralité, le documentaire "Fleuve" de Claude Lanzmann.
07:42 Qu'est-ce que vous pensez du discours de Claude Lanzmann pendant des années sur l'impossibilité de représenter la Shoah et surtout sur l'impossibilité d'en faire une fiction ?
07:52 Je soutiens ce qu'il a dit et son travail. C'est un sommet sur ce sujet.
08:03 Mais je sens également qu'il est trop dangereux de calcifier la Shoah comme événement unique, comme quelque chose de non-représentable.
08:19 Ça a été fait par des êtres humains. Je pense qu'il faut continuer à chercher des façons de le représenter.
08:28 Et vous avez revu la liste de Schindler parce que Claude Lanzmann avait trouvé ce film détestable, justement, en termes de représentation. Il l'avait trouvé scandaleux ?
08:36 Oui, j'ai une relation compliquée à ce film. Tous mes efforts, c'est de ne pas aller du tout dans cette direction-là, de ne donner aucun pouvoir aux acteurs.
08:51 Pas les embellir, pas les fétichiser. Et je le vois dans les autres films et ça, ça me gêne.
09:02 Dans notre cas, c'est un travail important. Ça a été tellement vu, tellement regardé, ce film.
09:11 C'est important parce qu'en fait, il n'y a pas tellement de gens qui ont vu Shoah.
09:16 L'image populaire des films de Spielberg était très, très importante pour le sujet lui-même.
09:26 Donc, ce n'est pas moi qui vais le condamner, mais je trouve que c'est un petit peu embêtant.
09:32 Merci Jonathan Glazer. Merci beaucoup.
09:35 Et merci Sonia De Vilaire, merci à Michel Zlotowski pour la traduction.
09:40 Jonathan Glazer est aussi à écouter ce soir dans l'émission Grand Canal sur Inter à 20h.
09:45 Son film "La zone d'intérêt" sort demain au cinéma et c'est un film inter par ailleurs.
09:51 Je rappelle, vous l'avez dit Sonia, que le chef-d'œuvre de Claude Lanzmann, Shoah, est diffusé ce soir à partir de 21h10 sur France 2.