• il y a 8 mois
Après "Combats et métamorphoses d’une femme", l’écrivain Edouard Louis poursuit le portrait de sa mère, avec "Monique s’évade". L’auteur raconte les fuites de sa mère, victime de ses compagnons violents. Plus d'info : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-invite-de-7h50/l-invite-de-7h50-du-lundi-29-avril-2024-6010428

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00:00Sonia De Villers, votre invitée ce matin, est l'auteur de « Monique s'évade » paru
00:04aux éditions du Seuil.
00:06L'histoire d'une femme du Nord qui a mis 20 ans à fuir son mari, alcoolique et tyrannique.
00:10Elle s'installe avec un homme à Paris, puis au bout de 7 ans, elle appelle son fils.
00:13Désespérée, elle subit sans répit ce qu'elle subissait avant, les insultes, les privations,
00:18les humiliations.
00:19Cette fois, elle est prête à fuir, à fuir cette vie qui l'enferme et qui la soumet.
00:24Monique et votre mère.
00:25Bonjour Edouard-Louis.
00:26Bonjour.
00:27Gazinière, 300 euros, réfrigérateur, 500 euros, taxi pour la fuite, 15 euros, caution
00:33pour la nouvelle maison, 1100 euros.
00:35On dit souvent que la liberté n'a pas de prix.
00:37Aurait-elle un coût ?
00:38Oui.
00:39Et c'est ce que j'ai voulu essayer de comprendre en écrivant « Monique s'évade », quel
00:43est le prix de la liberté.
00:46Quand ma mère s'est enfuite chez cet homme qui l'a maltraitée, qui est un homme qui
00:50garde des machines près de la gare du Nord à Paris, qui buvait tous les jours et qui
00:54une fois saoule a traité de pute, de salope, de connasse, ma mère a voulu s'enfuir.
00:59Et il a fallu trouver une maison pour elle, payer une caution, lui acheter des meubles.
01:04Et après coup, je me suis dit, qu'est-ce qu'aurait fait ma mère si je n'avais pas
01:08pu lui donner cet argent ? Quel est le coût de la liberté ? Combien de femmes voudraient
01:12pouvoir fuir, voudraient pouvoir s'enfuir et ne le font pas tout simplement parce qu'elles
01:16ne peuvent pas payer un loyer ? Et au fond, j'ai voulu avec ce livre opérer un retour
01:21matériel, matérialiste, quasiment marxiste, à la question de la liberté.
01:26Et déjà, ma mère, quand elle avait vécu avec mon père, avec qui elle était malheureuse,
01:31m'avait dit, j'ai vécu avec lui pendant 20 ans, je voulais partir mais pour aller
01:35où ? Je n'avais nulle part où aller.
01:37Et pourtant, vous savez que le matérialisme a ses limites, que le marxisme a ses limites
01:42quand on parle d'emprise, de terreur, de domination psychologique, quand on parle de
01:48peur, il y a tant de femmes qui ont de l'argent et qui pourtant ne partent pas.
01:53Oui, bien sûr, c'est-à-dire que l'argent n'est évidemment pas du tout la seule raison
01:57qui peut nous enfermer, elle n'est pas la seule raison qui peut nous empêcher de fuir,
02:01mais qu'est-ce qui se passe quand on a l'emprise et en plus l'absence d'argent ? Et c'est
02:05ça que j'ai voulu faire aussi avec Monique Sévade, c'est qu'aujourd'hui, il y a
02:09tout un ensemble de discours féministes de plus en plus importants sur la question des
02:12femmes, sur la question justement de l'emprise, sur la question des violences et où sont
02:16les femmes des classes populaires ? Où sont les femmes qui ne peuvent même pas s'acheter
02:19quelque chose à manger ? Ma mère, cet homme avec qui elle vivait, quand elle voulait prendre
02:23un yaourt dans le réfrigérateur, cet homme lui disait « Arrête de prendre un yaourt,
02:28ça coûte trop cher, c'est moi qui paye, c'est pas toi ». Alors que ma mère, comme
02:31femme, c'était les hommes qui toute sa vie lui avaient dit « Tu ne dois pas travailler,
02:35tu dois rester à la maison, tu dois élever les enfants, tu ne dois pas passer ton permis
02:39de conduire puisque moi, l'homme, je l'ai ». C'est ce que mon père disait à ma mère
02:43« Tu n'en as pas besoin ». Et ma mère se retrouvait dans une situation d'extrême
02:48dépendance.
02:49Et pourtant la dominante, pourtant la soumise, pourtant la dominée, elle va avoir la force
02:53de partir.
02:54Elle va avoir la force de renverser cette situation dominée-dominant.
02:59Exactement.
03:00Un jour, cette femme va s'enfuir, Monique va s'évader.
03:03Et pourtant, vous vous refusez de faire l'éloge de cette fuite et de l'éloge de la fuite
03:09en général.
03:10En tout cas, je me demande pourquoi est-ce que certaines personnes doivent fuir quand
03:13d'autres n'ont pas à le faire.
03:14Il y a aussi une injustice dans le fait de devoir fuir, même si la fuite a quelque chose
03:18de magnifique.
03:19Mais c'est vrai, ce que vous disiez pour moi, « Monique s'évade », c'est un livre
03:23aussi de joie totale.
03:24Le livre d'une femme qui va réussir à s'en sortir, qui va s'évader, qui va réinventer
03:29sa vie.
03:30Et pendant très longtemps, j'ai eu honte d'écrire sur la joie, je ne pouvais pas
03:34écrire sur la joie.
03:35Quand j'ai écrit mes livres d'avant, « En finir avec Eddie Belgueule », « Changer
03:38le monde », je me disais toujours, le monde autour de moi est trop moche, est trop injuste.
03:43Et si je ne parle pas de la laideur du monde dans mon écriture, alors je trahis le monde,
03:48je laisse ces choses laides se reproduire.
03:50Mais tout à coup...
03:51Vous trahissez le monde, vous les trahissez eux.
03:53Eux qui sont restés dans le Nord, eux qui sont restés soumis, eux qui n'ont pas fui.
03:58Oui, parce que je me dis, parler de la laideur du monde, c'est une manière d'essayer
04:02de lutter contre la laideur du monde.
04:04Donc je me sentais, quand j'écrivais, toujours convoqué par la laideur.
04:08Mais quand ma mère s'est enfuite chez cet homme, cette histoire que je raconte dans
04:11Monique Cévade, pour la première fois de ma vie, je me suis senti convoqué par la
04:15joie.
04:16Par la joie de cette femme qui renaissait.
04:19Et au fond, je me suis dit, la joie, quand elle est une revanche, elle est politique.
04:25Elle est aussi politique que la violence, que la laideur dont on essaie de se déchirer.
04:28Parce que la joie est une revanche, Édouard Louis ?
04:30La joie, elle est souvent, parfois en tout cas, une revanche.
04:33Il y a la joie des dominants, qui sont contents de boire du champagne ensemble, de faire
04:37la fête et d'ignorer le peuple, mais il y a aussi la joie des dominés au moment où
04:40ils s'en sortent.
04:41Vous savez, c'est comme la joie qu'on voit à une gay pride.
04:44On va dans la rue, on voit des gays et des lesbiennes, à qui on a dit pendant toute
04:48leur enfance d'être malheureux, cachez-vous, taisez-vous, ayez honte.
04:52Et tout à coup, ces gens sont dans la rue, et ils dansent, et ils sourient, et ils sont
04:56heureux.
04:57Et cette joie-là, elle est une revanche, elle est politique, et c'est la même joie
04:59que ma mère a dans Monique Cévade.
05:00Un célèbre metteur en scène allemand propose d'adapter un récit dont Monique est l'objet.
05:05Car Monique est un objet littéraire de livre en livre depuis plusieurs années chez vous.
05:08Ça va se passer sur une scène prestigieuse à Hambourg.
05:11Et vous décidez d'emmener Monique à cette première.
05:13Elle va prendre l'avion pour la première fois, elle va loger à l'hôtel pour la
05:16première fois.
05:17Sur scène, elle va assister à une représentation où on joue l'enfer domestique qu'elle
05:22a vécu elle-même.
05:23Alors pendant la représentation, vous vous penchez vers elle et vous lui dites « n'oublie
05:26pas que c'est du théâtre, c'est exagéré, vraiment, évidemment ». Et elle vous répond
05:30en riant « c'est pas exagéré du tout, c'était exactement comme ça ». Plus rien
05:34ne peut blesser Monique ?
05:35Non, c'est une femme libre, c'est une femme heureuse qui a une joie d'ailleurs
05:41qui me stupéfait.
05:42Et Monique Cévade écrit aussi avec cette admiration devant cette force de joie.
05:47Et si vous voulez, Monique Cévade c'est aussi un livre sur la représentation.
05:51Quand ma mère va au théâtre voir sa vie représentée sur scène, ça aussi elle va
05:56le vivre comme une revanche contre toute l'invisibilité qu'elle a vécue dans sa
06:00vie.
06:01Moi, si vous voulez, j'ai grandi dans un petit village du nord de la France où beaucoup
06:04de gens votaient pour le Front National, où les gens se sentaient complètement ignorés.
06:07Et la phrase que j'entendais tous les jours dans mon enfance c'est « personne parle
06:11de nous, tout le monde nous ignore, tout le monde s'en fiche de ce qu'on est ». Et
06:15ma mère avait ce sentiment-là aussi.
06:17Alors ce qu'on peut raconter peut-être Édouard-Louis, c'est qu'à la demande du metteur
06:21en scène, très célèbre, elle va monter sur scène le soir de la première et donc
06:26elle va faire face à une salle, debout, qui lui offre une standing ovation en hurlant
06:30son nom.
06:31Et que c'est la même personne qui, huit ans avant, quand vous avez publié Edie Bellegueule
06:38en 2014, que vous avez présenté ce livre qui est devenu un best-seller mondial dans
06:43une librairie parisienne et que vous avez raconté « mon père était violent avec
06:46ma mère et elle était violente avec nous comme si elle devait extérioriser sur d'autres
06:50le poids de ce qu'elle subissait.
06:51Souffrir ne rend pas meilleur ». Dans l'assistance, une femme s'est dressée
06:55soudain face à vous et c'était Monique.
06:58Vous avez eu tellement peur que vous avez quitté l'estrade et que vous êtes parti
07:01vous cacher dans un bureau.
07:03Vous ne pouviez pas l'affronter à l'époque ?
07:04Non.
07:05Je venais d'écrire « En finir avec Edie Bellegueule » où je parlais de la violence
07:11dans mon enfance, de la pauvreté dans mon enfance et ma mère ne voulait pas entendre
07:15parler de ça.
07:16D'ailleurs, la première fois que je lui ai reparlé après ça, elle m'a dit « mais
07:21pourquoi t'as dit qu'on était pauvres ? ». Et moi j'ai dit à ma mère « mais
07:23on l'était ». Et quand je lui ai dit ça, elle était comme tout à coup silencieuse
07:29et je me suis dit « mais comment on change le monde si les gens qui sont pauvres ne veulent
07:33pas le dire, si les gens qui souffrent ont honte de souffrir ? ».
07:36Et donc quand vous dites que c'est un livre sur la représentation, à l'époque, elle
07:40vous nie le droit d'écrire, elle vous refuse le droit d'écrire cette histoire, elle
07:45nie en bloc que cette histoire raconte votre vie familiale et votre enfance sous la domination
07:50et la tyrannie de votre père et quelques années plus tard, elle se voit sur scène
07:55à Hambourg et elle vous dit « c'était exactement comme ça ». C'est ça l'émancipation,
07:59la vraie ?
08:00Oui, elle se réapproprie sa vie, son histoire, elle a plus honte de dire qu'elle a souffert
08:05et elle est dans cette joie de, comme vous disiez, cette femme.
08:08Quand je suis allé voir ce spectacle avec ma mère, à Hambourg, ma mère n'avait
08:11jamais pris l'avion de sa vie, elle n'était jamais allée au théâtre de sa vie, elle
08:15n'était jamais allée à l'hôtel de sa vie.
08:16Quand on est arrivé à l'hôtel, elle est arrivée dans la chambre, elle m'a téléphoné,
08:19elle m'a dit « il y a des serviettes dans ma chambre, est-ce que j'ai le droit de
08:21les utiliser ? ». Et donc, il y avait une sorte de renaissance qui n'en finissait
08:26jamais, une guerre contre une armée de jamais, je dis un moment dans Monique Sévade, jamais
08:31allée à l'hôtel, jamais, jamais regardée par les autres.
08:34Et le moment où cette salle se lève et hurle son nom, ma mère se dit « j'ai gagné,
08:40maintenant je suis une femme qu'on regarde, je ne suis plus cette femme d'un petit village
08:42du Nord qu'on a ignoré, je suis une femme victorieuse ».
08:45Monique Sévade, Edouard Louis, c'est paru au seuil.
08:48Merci.
08:49Merci beaucoup.

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