• il y a 11 mois

Tous les jours dans Culture Médias, Thomas Isle dresse le portrait sonore de l'invité. Ce lundi, c’est Charles Pépin, philosophe et romancier français, pour son livre "Vivre avec son passé" paru le 7 septembre dernier chez Allary Editions.
Retrouvez "Le portrait sonore de l'invité" sur : http://www.europe1.fr/emissions/le-portrait-inattendu

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Transcription
00:00 - Voir ce matin le philosophe que tout le monde s'arrache en ce moment,
00:03 ses conférences sont prises d'assaut, c'est impossible d'avoir une place.
00:06 Du coup je me suis dit qu'on allait l'inviter ce matin, ce serait plus simple et moins cher.
00:10 Bonjour Charles Pépin !
00:12 - Mais il y a beaucoup de concurrence gratuite attention !
00:14 - Ah très bien, merci d'être avec nous, merci d'être là ce matin.
00:17 Vous venez nous présenter votre nouvel ouvrage,
00:19 "Vivre avec son passé",
00:21 vivre avec et non dans son passé comme le font beaucoup de gens.
00:26 En fait c'est un livre pour essayer de trouver la bonne distance justement avec son passé, c'est ça ?
00:29 - Voilà exactement, se tenir à égale distance de deux excès symétriques,
00:34 le premier c'est le ressassement, la rumination,
00:37 le fait de se déterminer aussi par son passé, de s'identifier à son passé.
00:40 Et le deuxième, et on en parle souvent moins du deuxième, le deuxième excès,
00:45 c'est de croire qu'on peut s'en débarrasser,
00:47 de croire qu'on peut faire table rase du passé,
00:49 ce que j'appelle dans le livre l'illusion moderniste,
00:51 de dire voilà je vais décider, que je vais de l'avant,
00:54 parce que le passé c'est du passé.
00:56 Et en fait tout ce que j'explique, en m'appuyant sur les neurosciences,
00:59 la psychothérapie, l'histoire, la sociologie,
01:01 c'est que le passé d'un individu n'est jamais du passé.
01:06 Il est toujours présent de plein de façons,
01:09 des réflexes, des habitudes, des goûts, des valeurs, des exaspérations,
01:13 une estime de soi, donc en fait la presse du passé, il faut savoir ce qu'on en fait.
01:18 - Et alors le livre il souffle sur ce que vous appelez la géniale intuition de Bergson,
01:22 Henri Bergson, rockstar de la philo avant l'heure comme vous dites,
01:25 qui avait compris dès 1919 que notre mémoire n'est pas statique,
01:29 mais dynamique. C'est pas un disque dur en fait la mémoire.
01:33 - Alors c'est pas un disque dur tout à fait,
01:35 c'est pas non plus un stock de données,
01:37 c'est pas un contenant, ou alors si c'était un contenant il n'aurait aucune limite,
01:41 et c'est mobile, mouvant.
01:42 On peut prendre un exemple très concret.
01:44 Si vous vous souvenez de quelque chose, par exemple vous vous souvenez de
01:47 d'une sublime nuit que vous avez passé il y a deux ans avec quelqu'un.
01:50 Un exemple comme ça. - C'est bon je l'ai.
01:52 - D'abord laissez le souvenir revenir.
01:54 Et bien en fait le souvenir il sort de la mémoire de long terme,
01:58 il arrive dans la mémoire de court terme, qu'on appelle aussi mémoire de travail,
02:01 et il est retravaillé en fonction du présent,
02:05 de vos désirs présents, de vos émotions présentes, de vos problèmes présents,
02:09 et après il est renvoyé dans la mémoire de long terme en étant
02:12 ainsi retraité et réécrit.
02:14 Ce qui veut dire qu'à chaque fois que vous vous souvenez,
02:17 vous réécrivez le souvenir. En très grande partie.
02:20 Donc il n'y a rien de figé. - On peut réécrire nos souvenirs.
02:23 - On le modifie ? - On le modifie tout le temps, c'est même pas parfois.
02:26 Ce qui veut dire qu'il n'y a pas à accepter un passé qui serait figé,
02:30 parce que tout est mobile dans le cerveau.
02:32 Le cerveau est caractérisé par sa plasticité,
02:34 donc le fait que ça se reconfigure tout le temps,
02:36 et les souvenirs ne sont surtout pas comme des fichiers gravés sur un disque dur,
02:40 ou comme des fichiers PDF, ils ne sont même pas des traces matérielles,
02:43 on ne sait pas trop où ils sont,
02:45 et ils sont liés au fait qu'on se souvient de plein de façons tout le temps,
02:49 et que finalement, on ne peut même pas localiser un souvenir au fond.
02:53 En fait, tout est vivant. - Oui, le souvenir peut même être dans nos mains.
02:56 - Ça c'est ce qu'on appelle la mémoire procédurale.
02:59 En fait, la mémoire épisodique, c'est les épisodes vécus,
03:01 elle n'est d'ailleurs pas fiable du tout, parfois on se souvient d'un truc
03:04 et ça n'a pas eu lieu, ça a perdu un faux souvenir.
03:06 Il y a la mémoire procédurale que vous venez d'évoquer,
03:08 c'est les réflexes, les gestes, les habitudes,
03:10 et puis il y a les mémoires sémantiques, c'est les notions, les valeurs, etc.
03:13 Et en fait, on a plein de mémoires, on a plein de façons de se souvenir,
03:17 ce qui veut dire aussi qu'on a plein de présences du passé,
03:20 et à chaque fois, on trouve la bonne distance.
03:22 - C'est l'exemple du code de carte bleue ou du digicode,
03:24 vous ne vous en souvenez pas, vous pensez l'avoir oublié,
03:27 et puis quand vous vous retrouvez en face du digicode,
03:29 là, ça vous revient, parce que vous le voyez.
03:31 - C'est l'exemple de Jason Bourne, la mémoire dans la peau.
03:33 - C'est ça, il faut faire confiance à son corps aussi.
03:36 - Un autre film dont vous parlez d'ailleurs, c'est Mulholland Drive.
03:40 On a la petite musique de ce film de David Lynch,
03:43 avec cette scène au départ, au début du film,
03:46 avec une jeune femme qui erre en pleine nuit sur les hauteurs d'Hollywood,
03:49 victime d'une amnésie post-traumatique.
03:51 Elle a tout oublié d'elle-même,
03:54 et vous vous servez de cet exemple pour vous dire que c'est
03:57 "je me souviens, donc je suis", quoi.
03:59 Notre mémoire, c'est notre identité.
04:01 - Exactement. C'est-à-dire que Descartes disait "je pense, donc je suis",
04:04 comme s'il y avait une conscience un peu abstraite qui permettait de savoir qu'on existe.
04:08 En vérité, si vous vous demandez comment vous existez,
04:10 vous allez avoir juste des souvenirs qui vont arriver.
04:12 Et le point commun entre tous ces souvenirs, c'est vous.
04:15 En fait, votre subjectivité, c'est ce qui fait le lien entre tous les souvenirs.
04:19 C'est-à-dire qu'en fait, c'est comme si on se disait "mais quel est le point commun
04:22 entre ce que j'ai vécu il y a 50 ans, il y a 20 ans, il y a 5 ans, et hier ?"
04:25 Et bien ce point commun, c'est vous.
04:27 Donc en fait, s'il n'y avait pas de mémoire, il n'y aurait pas d'identité.
04:30 Mais attention, pour autant la mémoire n'est pas fiable.
04:32 Et ce que j'explique dans le livre, c'est que comme il y a des faux souvenirs,
04:35 et qu'il y a des souvenirs qui sont en fait que des indices,
04:38 et il faut les croiser, il faut les vérifier.
04:40 Et donc finalement, je propose quelque chose qui n'est pas très facile,
04:43 c'est d'être par rapport à son propre passé, dans une situation d'enquêteur,
04:47 d'enquêteur curieux, d'enquêteur insistant.
04:49 Et c'est ça à la juste distance.
04:51 Je ne vais pas dire "oui, moi je suis..."
04:52 Il y a plein de gens qui disent "moi je suis un prolétaire, je suis un bourgeois,
04:56 je suis le fils de mon père, je suis cette personne."
04:58 Non, ce n'est pas si clair.
05:00 Il faut enquêter, et il faut avoir un rapport souple,
05:03 parce qu'autrement on va devenir un vieux con.
05:04 Si on se définit par ce qu'on est,
05:06 et le livre pourrait être sous-titré "Comment ne pas devenir un vieux con",
05:09 si on est dans la crispation, si on est dans l'identification,
05:14 que ce soit d'ailleurs à ses échecs ou à ses succès,
05:15 il y a des gens qui ruminent les mêmes échecs tout le temps,
05:18 ou qui se définissent de façon grotesque par un succès remporté il y a 40 ans.
05:21 Vous le voyez ce vieux con qui arrive et qui dit "bonjour HEC 82".
05:27 Ça c'est un mauvais rapport au passé.
05:29 - Vous avez fait HEC. - Certes, mais oui, d'ailleurs vous l'avez bien dit.
05:33 J'ai fait, je suis passé par là, c'est une expérience,
05:36 plutôt malheureuse dans mon cas d'ailleurs,
05:39 et ce qui compte c'est ce qu'on en a fait,
05:41 mais on ne se laisse pas définir par le passé.
05:43 En fait, toute la thèse de mon livre tient en une phrase extrêmement simple,
05:47 qui est de dire "je suis en effet ce que mon passé a fait de moi,
05:51 mais je ne suis pas simplement cela,
05:54 et je vais pouvoir aller de l'avant et m'inventer autrement".
05:57 Mais alors quel est le rapport entre aller de l'avant et ce passé ?
06:00 Et bien plus je sais combien mon passé m'influence, plus je vais pouvoir m'en libérer.
06:05 - C'est magnifique, on va digérer tout ça, le temps d'une petite pause,
06:08 et puis on va revenir pour parler un peu de musique,
06:10 parce qu'il y a pas mal de chansons dans votre livre.
06:12 On va écouter ça dans une minute, à tout de suite sur Europe 1.
06:15 - Culture Média.