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Transcription
00:00:00 Le Spectre fiancé par Ernst Theodor Amadeus Hoffmann
00:00:05 Première partie
00:00:07 Le vent grondait dans les airs annonçant l'approche de l'hiver,
00:00:11 et chassant devant lui de sombres nuages,
00:00:13 dont les flancs noirs étaient chargés de pluie et de grêle.
00:00:16 « Nous serons seuls ce soir, » dit au moment où la pendule sonnait sept heures,
00:00:21 la femme du colonel Grenville à sa fille Angélique.
00:00:24 « Le mauvais temps retiendra nos amis. »
00:00:27 En ce moment, le jeune major Maurice de Rheinberg entra dans le salon.
00:00:31 Il était suivi d'un jeune avocat dont l'humeur spirituelle et inépuisable
00:00:35 animait le petit cercle qui se rassemblait tous les vendredis dans la maison du colonel.
00:00:40 Et il se forma ainsi une petite réunion,
00:00:43 qui selon la remarque d'Angélique, pouvait fort bien se passer d'être plus grande.
00:00:48 Il faisait froid dans le salon.
00:00:50 Madame de Grenville fit allumer du feu dans la cheminée et apportait la machine à faire du thé.
00:00:55 « Pour vous autres hommes, » dit-elle,
00:00:57 « qu'un héroïsme vraiment chevaleresque a amené auprès de nous,
00:01:00 à travers vos étampettes,
00:01:02 je soupçonne que votre goût viril ne saurait s'accommoder de notre eau sans fade et féminine.
00:01:07 Aussi, mademoiselle Marguerite, va-t-elle nous préparer un bon mélange du Nord,
00:01:11 qui a le pouvoir de chasser les brouillards glacés ? »
00:01:14 Marguerite, jeune française, placée chez la baronne pour enseigner sa langue maternelle à Angélique,
00:01:20 parut et exécuta ce qui lui était commandé.
00:01:23 La flamme bleue du ponche s'éleva bientôt au fond d'une jappe de la Chine.
00:01:28 Le feu pétilla dans le foyer et l'on se resserra autour de la petite table.
00:01:33 Alors il se fit un moment de silence,
00:01:35 durant lequel on entendit distinctement siffler et mugir les voix merveilleuses
00:01:39 que l'orage faisait passer par la cheminée comme par un immense porte-voix.
00:01:43 « Il est bien établi, » dit enfin Dagobert, le jeune avocat,
00:01:47 « que l'automne, le vent d'orage, le feu de cheminée et le ponche
00:01:51 sont qu'autre chose inséparable et qu'ils excitent en nous une secrète disposition à la terreur. »
00:01:57 « Mais qu'il n'y ait pas sans charme, » ajouta Angélique,
00:02:00 « pour moi, je ne connais pas de sensation plus douce que ce léger frisson
00:02:04 qui parcourt tous nos membres, lorsque, le ciel sait comment,
00:02:08 nous rêvons, à yeux ouverts, au monde imaginaire. »
00:02:11 « C'est là, justement, la sensation que nous voulons tous d'éprouver, » dit Dagobert,
00:02:16 « et le petit voyage que notre esprit a fait dans l'autre monde a causé ce moment de silence. »
00:02:21 « Félicitons-nous de ce que ce moment est passé
00:02:24 et d'être rendu situé à la belle réalité que nous offre ce délicieux breuvage. »
00:02:28 « Mais, » dit Maurice, « si tu éprouves, comme mademoiselle, comme moi-même,
00:02:33 tout le charme de cet instant d'effroi, de cet état de rêverie,
00:02:37 pourquoi ne pas vouloir y rester plus longtemps ? »
00:02:41 « Permets-moi de remarquer, mon ami, » dit Dagobert,
00:02:44 « qu'il n'est pas ici question de ces rêveries où l'esprit s'abandonne à un essor merveilleux
00:02:48 et se complaît à s'égarer et qu'inspirent les tempêtes et le feu d'hiver,
00:02:53 mais de cette disposition qui se fonde sur notre nature,
00:02:56 que nous cherchons vainement à surmonter,
00:02:59 et à laquelle il faut toutefois se garder de s'abandonner,
00:03:02 je veux dire la crainte des revenants. »
00:03:05 « Nous savons tous que la foule ennemie des spectres et des esprits
00:03:08 ne monte du fond de ses demeures sombres qu'à la nuit noire
00:03:11 et qu'elle affectionne surtout celles où les tempêtes se déchaînent.
00:03:15 Et il est bien juste qu'en de semblables temps nous redoutions quelques fâcheuses visites. »
00:03:19 « Vous plaisantez, Dagobert, en disant que cette crainte est dans notre nature, »
00:03:24 dit la baronne.
00:03:25 « Je l'attribue plutôt aux contes de nourrice et aux folles histoires
00:03:28 dont on nous berce depuis notre enfance. »
00:03:30 « Non ! » s'écria Dagobert avec vivacité.
00:03:33 « Non, baronne ! Ces histoires, qui nous étaient si chères
00:03:37 tandis que nous étions enfants, ne retentiraient pas éternellement dans notre âme
00:03:41 s'il ne se trouvait en nous des cordes qui les répercutent.
00:03:45 On ne saurait nier l'existence du monde surnaturel qui nous environne
00:03:49 et qui se révèle souvent à nous par des accords singuliers et par des visions étranges.
00:03:53 La crainte, l'horreur que nous éprouvons alors
00:03:56 tient à la partie terrestre de notre organisation.
00:03:59 C'est la douleur de l'esprit, incarcérée dans le corps, qui se fait sentir. »
00:04:04 « Vous êtes, » dit la baronne, « vous êtes un visionnaire,
00:04:09 comme tous les hommes à imagination.
00:04:11 Mais en entrant même dans vos idées,
00:04:13 en croyant qu'il est réellement permis aux esprits inconnus
00:04:16 de se révéler par des sons extraordinaires, par des visions,
00:04:19 je ne vois pas pourquoi la nature a placé ces sujets du monde invisible
00:04:23 d'une façon si hostile vis-à-vis de nous
00:04:26 que nous ne puissions pressentir leur approche sans une terreur extrême. »
00:04:30 « Peut-être, » reprit Dagobert,
00:04:33 « est-ce la punition que nous réserve une mère
00:04:35 dont nous tentons sans cesse de nous éloigner comme des enfants ingrats ?
00:04:39 Je pense que dans l'âge d'or,
00:04:41 lorsque notre race vivait dans une bienheureuse harmonie avec toute la nature,
00:04:45 nulle crainte, nulle effroi ne venait nous saisir,
00:04:49 parce que dans cette paix profonde,
00:04:51 dans cet accord parfait de tous les êtres,
00:04:54 il n'y avait pas d'ennemi dont la présence put nous nuire.
00:04:57 J'ai parlé de voix merveilleuse,
00:05:00 mais d'où vient que tous les sons de la nature,
00:05:03 dont nous connaissons cependant l'origine,
00:05:05 retentissent à nos oreilles comme un bruit effrayant
00:05:07 et réveillant nous des idées tristes et lugubres ?
00:05:10 Mais le plus merveilleux de ces sons, c'est la musique aérienne,
00:05:14 dite la musique du diable,
00:05:16 dans l'île de Ceylan et dans les pays environnants
00:05:19 dont part Schubert dans ses « Nuits d'histoire naturelle ».
00:05:22 Cette voix se fait entendre dans les soirées paisibles,
00:05:26 semblable à une voix humaine et plaintive.
00:05:29 Tantôt elle retentit de fort près,
00:05:31 et tantôt dans le lointain, s'éloignant peu à peu,
00:05:35 elle cause une impression si profonde
00:05:37 que les observateurs les plus sensés et les plus calmes
00:05:40 n'ont pu se défendre en l'entendant d'un vif effroi.
00:05:44 « Rien n'est plus vrai, » dit Maurice en interrompant son ami.
00:05:48 « Je ne suis jamais allé à Ceylan.
00:05:50 Cependant, j'ai entendu cette voix surnaturelle,
00:05:53 et non pas moi seulement,
00:05:54 mais tous ceux qui l'ont entendu avec moi
00:05:56 ont éprouvé la sensation que vient de décrire Dagobert.
00:06:00 « Tu me feras donc plaisir de raconter la chose comme elle s'est passée, »
00:06:03 dit Dagobert.
00:06:05 « Peut-être parviendras-tu à convertir madame la baronne. »
00:06:09 « Vous savez, » commence à Maurice,
00:06:12 « que j'ai combattu en Espagne contre les Français sous Wellington.
00:06:16 Avant la bataille de Vitoria,
00:06:18 je bivouaquais une nuit en race campagne
00:06:21 avec une division de cavalerie anglaise et espagnole.
00:06:25 Accablé par la marche de la veille,
00:06:27 j'étais profondément endormi
00:06:29 lorsqu'un cri bref et plaintif me réveilla.
00:06:32 Je me levai,
00:06:34 croyant qu'un blessé s'était couché près de nous
00:06:36 et que je venais d'entendre son dernier soupir.
00:06:39 Mais mes camarades se moquèrent de moi,
00:06:42 et rien ne se fit plus entendre.
00:06:44 Cependant,
00:06:46 au premier rayon que l'aurore lança à travers la nuit épaisse,
00:06:49 je me levai encore,
00:06:51 et franchissant ça et là nos soldats endormis,
00:06:54 je me mis à chercher le blessé ou le mourant.
00:06:57 C'était une nuit silencieuse.
00:07:00 Le vent du matin commençait à souffler tout bas, tout bas,
00:07:03 et agitait bien doucement le feuillage.
00:07:06 Tout à coup, pour la seconde fois,
00:07:08 un long cri de douleur traversa les airs et retentit dans l'éloignement.
00:07:12 C'était comme si les esprits des morts se levaient du champ de bataille
00:07:16 et appelaient leurs compagnons.
00:07:18 Je commençai à se gonfler.
00:07:20 Je me sentis saisir d'une horreur sans nom.
00:07:23 Qu'étaient toutes les plaintes que j'avais entendues sortir d'une poitrine humaine
00:07:26 auprès de ce cri perçant ?
00:07:28 Mes camarades se réveillèrent de leur sommeil.
00:07:31 Pour la troisième fois, le cri retentit dans l'espace,
00:07:34 mais plus pénétrant et plus horrible.
00:07:37 Nous restâmes immobiles d'épouvante.
00:07:40 Les chevaux même devinrent inquiets,
00:07:42 frappèrent du pied et se dressèrent.
00:07:44 Plusieurs des Espagnols tombèrent sur leurs genoux
00:07:47 et se mirent à prier à haute voix.
00:07:50 Un officier anglais assura qu'il avait déjà observé en Orient ce phénomène
00:07:53 qui avait lieu dans l'atmosphère et qui venait d'une cause électrique.
00:07:58 Il ajouta qu'il annonçait un changement de temps.
00:08:01 Les Espagnols, portés à croire les choses surnaturelles,
00:08:05 croyaient entendre la voix des démons qui annonçaient une bataille sanglante.
00:08:09 Cette croyance s'affermit parmi eux lorsque le jour suivant
00:08:12 on entendit gronder d'une façon terrible le canon de Victoria.
00:08:17 « Avez-vous besoin d'aller assez lent en Espagne pour entendre des voix surnaturelles ? »
00:08:21 dit Dagobert.
00:08:23 « Le sourd gémissement de l'aquilon,
00:08:25 le bruit de la grêle qui tombe,
00:08:27 le criaillement des girouettes qui tournoient sur leurs flèches
00:08:30 ne peuvent-ils, aussi bien que toutes les voix,
00:08:33 nous remplir de terreur ?
00:08:35 Étonnez !
00:08:37 Prêtez seulement l'oreille à l'avominable concert de voix funèbres
00:08:40 qui retentissent comme un orgue dans la cheminée
00:08:42 ou même écoutez la petite chansonnette de spectre
00:08:45 que commence à chanter la Bouilloire.
00:08:47 C'est admirable, c'est charmant, s'écria la baronne,
00:08:51 Dagobert voit des revenants jusque dans la machine à thé.
00:08:55 Il entend leur voix plaintive au fond de la Bouilloire.
00:08:58 « Mais, dit Angélie, notre ami n'a pas tout à fait tort,
00:09:02 ces craquements et ces sifflements qui se font entendre dans la cheminée
00:09:06 me font vraiment peur.
00:09:08 Et cette chansonnette que murmure si tristement la Bouilloire
00:09:11 me plaît si peu que je vais éteindre cette lampe d'esprit de vin
00:09:14 afin qu'elle cesse promptement. »
00:09:17 Angélie se le bat en prononçant ses mots
00:09:20 et laissa tomber son mouchoir.
00:09:22 Maurice le releva précipitamment et le présenta à la jeune fille.
00:09:26 Elle laissa tomber sur lui un regard plein de tendresse.
00:09:29 Lui, il saisit sa main et la pressa avec ardeur contre ses lèvres.
00:09:34 Au même moment, Marguerite trembla comme frappée d'un coup électrique
00:09:38 et elle laissa tomber le verre de ponche qu'elle tendait à Dagobert.
00:09:42 Le vase fragile se dispersa en mille morceaux sur le plancher.
00:09:46 Marguerite se jeta en pleurant aux pieds de la baronne.
00:09:49 S'accusa d'une maladresse sans égale
00:09:52 et la pria de lui permettre de se retirer dans sa chambre.
00:09:55 « Tout ce qu'on venait de raconter, dit-elle,
00:09:58 avait excité en elle une singulière terreur,
00:10:00 bien qu'elle n'eût pas tout compris.
00:10:02 Elle se sentait malade et elle avait besoin de repos.
00:10:05 Elle baisa les mains de la baronne, qu'elle arrosa de larmes. »
00:10:09 Dagobert sentit tout ce que cette scène avait de pénible
00:10:12 et éprouva le besoin d'en changer la direction.
00:10:15 Il se jeta à son tour aux pieds de la baronne
00:10:18 et d'un ton pleureur qu'il prenait à volonté,
00:10:21 demanda grâce pour la coupable
00:10:23 qui avait renversé le meilleur ponche qui eût jamais réchauffé le cœur d'un Robin.
00:10:27 Et pour réparer sa faute, il promit de venir lui-même le lendemain
00:10:31 frotter le salon en dansant sur la brosse les contredanses les plus nouvelles.
00:10:35 La baronne qui avait d'abord regardé Marguerite d'un air sévère,
00:10:39 sourit de la conduite fine de Dagobert.
00:10:42 Elle leur tendit à tout de la main en riant et dit
00:10:45 « Levez-vous et séchez vos larmes.
00:10:48 Vous avez trouvé grâce devant mon rigoureux tribunal.
00:10:51 Toi, Marguerite, c'est à son dévouement héroïque
00:10:54 que tu dois ton pardon,
00:10:56 mais je ne puis t'épargner toute punition.
00:10:58 Je t'ordonne donc de rester au salon,
00:11:00 sans songer à ta petite maladie,
00:11:02 pour verser du ponche à nos hôtes,
00:11:04 et avant toute chose,
00:11:06 je te commande de donner un baiser à ton libérateur.
00:11:09 Ainsi la vertu ne reste pas sans récompense. »
00:11:12 s'écriait Dagobert d'un ton comique en prenant la main de Marguerite.
00:11:15 « Seulement, mademoiselle,
00:11:17 croyez qu'il est encore sur la terre des avocats désintéressés
00:11:20 qui plaideront votre cause sans l'espoir d'une telle récompense.
00:11:24 Mais il faut céder à notre juge, c'est un tribunal sans appel. »
00:11:28 À ces mots, il déposa un baiser sur la joue de Marguerite
00:11:31 et la reconduisit gravement à sa place.
00:11:34 Marguerite était devenue d'une rougeur extrême.
00:11:37 Elle riait tandis que les larmes roulaient encore dans ses yeux.
00:11:41 « Folle que je suis ! s'écria-t-elle en français.
00:11:44 Faut-il donc que je fasse tout ce que la baronne exige ?
00:11:47 Allons, je serai calme,
00:11:49 je verserai du ponche,
00:11:51 et j'écouterai les histoires des revenants sans trembler.
00:11:54 Bravo, enfant céleste ! »
00:11:56 dit Dagobert.
00:11:58 « Votre baiser a excité mon imagination,
00:12:00 et je suis disposé à évoquer toutes les horreurs du terrible Regno di Pianto.
00:12:04 Je crois, dit la baronne,
00:12:06 que nous ferions bien de ne plus penser à toutes ces histoires fatales.
00:12:10 Ma mère, je vous en prie, dit Angélique,
00:12:12 écoutons notre ami Dagobert.
00:12:14 Je vous avoue que je suis bien enfant
00:12:16 et que je n'aime rien tant que ces récits
00:12:18 qui vous font frissonner de tous les membres.
00:12:21 Oh, que je me réjouis ! s'écria Dagobert.
00:12:24 Rien n'est plus aimable que les jeunes filles qui tremblent,
00:12:27 et je ne voudrais pas pour tout au monde
00:12:29 épouser une femme qui n'eut pas bien grand'peur des revenants.
00:12:32 Tu prétendais tout à l'heure, lui dit Maurice,
00:12:34 qu'on devait se garder de ces impressions.
00:12:37 Sans doute, répliqua Dagobert, quand on le peut,
00:12:40 car elles ont souvent des suites funestes.
00:12:42 La crainte de la mort,
00:12:44 un effroi continuel et une faiblesse d'esprit
00:12:46 qui s'accroît de plus en plus
00:12:48 par le monde fantasque dont nos rêveries nous entourent.
00:12:51 Chacun n'a-t-il pas remarqué ?
00:12:53 Le plus petit bruit troublait le sommeil,
00:12:55 et que des rumeurs qu'on remarquerait à peine en d'autres temps
00:12:58 nous agitent jusqu'à la folie.
00:13:00 « Je me souviens encore très vivement, » dit Angélique,
00:13:03 « qu'il y a quatre ans,
00:13:05 dans la nuit du quatorzième anniversaire de ma naissance,
00:13:08 je me réveillais saisi d'une terreur qui dura plusieurs jours.
00:13:11 Je cherchais vainement depuis à me rappeler le rêve
00:13:14 qui m'avait causé cet effroi.
00:13:16 Mais un jour, à demi-endormi auprès de ma mère,
00:13:19 je rêvais que je lui racontais ce songe,
00:13:21 et en effet je lui parlais dans mon sommeil.
00:13:23 Elle l'a reçu ainsi, et me le rapporta moi-même,
00:13:26 mais je l'ai de nouveau complètement oublié. »
00:13:29 « Ce phénomène merveilleux, » dit Dagobert,
00:13:32 « tient certainement au principe magnétique. »
00:13:35 « De plus en plus fort, » s'écrit la Varone.
00:13:38 « Voilà maintenant que nous nous perdons
00:13:40 dans des idées qui me sont insupportables, Maurice.
00:13:43 Je vous somme de nous raconter à l'heure même
00:13:45 une histoire bien folle et bien plaisante,
00:13:48 afin qu'il ne soit fini de ces tristes contes de revenant.
00:13:51 — Je me conformerai bien volontiers à vos ordres,
00:13:54 Madame la Baronne, dit Maurice,
00:13:56 si vous me permettez de dire encore une seule histoire
00:13:58 du genre que vous proscrivez.
00:14:00 Elle occupe tellement ma pensée en ce moment
00:14:02 que j'essaierai vainement de parler d'autre chose.
00:14:05 — Déchargez donc une bonne fois votre cœur
00:14:07 de toutes les horreurs qui le remplissent, »
00:14:09 s'écrit la Baronne.
00:14:11 « Mon mari va bientôt revenir,
00:14:13 et je me sens vraiment disposé aujourd'hui
00:14:15 à assister avec lui à une de ses batailles
00:14:17 ou à parler de Beauchepot avec enthousiasme,
00:14:19 tant j'éprouve le besoin de sortir de la situation d'esprit
00:14:22 où m'a jeté votre conversation. »
00:14:25 « Dans la dernière campagne, » commença Maurice,
00:14:29 « je fis connaissance d'un lieutenant-colonel russe,
00:14:32 l'Ivadien de naissance, âgé de trente ans environ.
00:14:35 Le hasard fit que nous nous trouvâmes longtemps
00:14:38 ensemble devant l'ennemi,
00:14:40 et notre liaison se resserra promptement.
00:14:42 « Bogislav, c'était le prénom de cet officier,
00:14:45 Bogislav possédait toutes les qualités
00:14:48 qui nous acquirent l'estime et l'amitié de nos semblables.
00:14:51 Il était d'une haute taille, noble et dégagé,
00:14:54 s'est très régulier et agréable,
00:14:57 d'une urbanité rare, bon, généreux
00:14:59 et surtout brave comme un lion.
00:15:01 Il savait être convive et aimable,
00:15:03 mais souvent, au milieu de sa gaieté,
00:15:06 une pensée sombre s'emparait tout à coup de lui,
00:15:09 et son visage prenait une expression sinistre.
00:15:12 Alors il devenait silencieux, quittait la société,
00:15:15 et allait errer solitairement.
00:15:17 En campagne, il avait coutume, durant la nuit,
00:15:20 de galoper sans relâche de poste en poste
00:15:23 et de ne s'abandonner au sommeil qu'après avoir épuisé toutes ses forces.
00:15:26 Et en le voyant s'exposer sans nécessiter au plus grand danger,
00:15:30 chercher dans les batailles la mort qui semblait le fuir,
00:15:33 je ne pouvais douter qu'une perte irréparable
00:15:36 ou une mauvaise action avait troublé sa vie.
00:15:39 Arrivé sur le territoire français,
00:15:42 nous prîmes d'assaut une petite place forte,
00:15:44 et nous nous y arrêtâmes quelques jours pour faire reposer nos soldats.
00:15:48 La chambre dans laquelle Bogislav s'était logé
00:15:51 était fort voisine de la mienne.
00:15:53 Dans la nuit, j'entendis frapper doucement à ma porte.
00:15:56 J'écoutais. On prononçait mon nom.
00:15:59 Reconnaissant la voix de Bogislav, je me levais et j'ouvris.
00:16:03 Il se présente devant moi presque nu, un flambeau à la main,
00:16:06 pâle comme un cadavre, tremblant de tous ses membres
00:16:09 et ne pouvant parler.
00:16:11 « Au nom du ciel, mon cher Bogislav, qu'avez-vous ? »
00:16:14 m'écriai-je en le soutenant et en le conduisant à un fauteuil.
00:16:18 Et lui tenant les mains,
00:16:20 je le conjurai de m'apprendre à cause de son trouble.
00:16:23 Bogislav se remit peu à peu,
00:16:26 soupira profondément et me dit à voix basse.
00:16:29 « Non, non, si la mort que j'appelle ne vient pas,
00:16:32 j'en deviendrai fou.
00:16:35 Maurice, je veux te confier un horrible secret.
00:16:39 Tu sais que j'ai séjourné quelques années à Naples.
00:16:42 Là, je vis la fille d'une des familles les plus considérées
00:16:45 et j'en devins éperdument épris.
00:16:48 Cet ange s'abandonna entièrement en moi,
00:16:51 ses parents m'agréèrent et l'union dont j'attendais le bonheur de ma vie
00:16:54 fut résolue.
00:16:56 Le jour du mariage était déjà fixé,
00:16:59 lorsqu'un conte sicilien se présenta dans la maison
00:17:02 et s'efforça de plaire à ma fiancée.
00:17:04 Je cherchai une explication avec lui,
00:17:07 je l'attaquais alors.
00:17:10 Nous nous bâtîmes et je lui plongeais mon épée dans le sein.
00:17:13 Je courus trouver ma fiancée,
00:17:16 je la trouvais en larmes.
00:17:18 Elle me nomma l'assassin de son bien-aimé,
00:17:21 elle me repoussa avec horreur,
00:17:24 jeta des cris de désespoir et lorsque je pris sa main,
00:17:27 elle tomba sans vie, comme si elle eût été touchée par un scorpion.
00:17:30 Comment te peindre ma surprise, ma douleur ? »
00:17:33 Les parents de la jeune fille ne pouvaient comprendre
00:17:36 ce qui s'était opéré en elle.
00:17:39 Jamais elle n'avait prêté l'oreille au propos du conte.
00:17:42 Le père me cacha dans son palais
00:17:45 et mit tous ses soins à me faire évader de Naples.
00:17:48 Fustigé par toutes les furies,
00:17:51 je partis d'un trait pour Saint-Pétersbourg.
00:17:54 Non, ce n'est pas la trahison de ma maîtresse,
00:17:57 c'est un secret terrible qui consomme ma vie.
00:18:00 Depuis cette malheureuse journée de Naples,
00:18:03 souvent le jour, plus souvent encore la nuit,
00:18:06 j'entends, tantôt de loin, tantôt près de moi,
00:18:09 comme le râlement d'un agonisant.
00:18:12 C'est la voix du conte que j'ai tué, qui retentit dans mon âme.
00:18:15 Au milieu du grondement de la mitraille,
00:18:18 à travers les feux roulants des bataillons,
00:18:21 cet affreux gémissement retentit à mes oreilles
00:18:24 et toute la rage, tout le désespoir d'un insensé s'allume dans mon sein.
00:18:27 Cette nuit-même...
00:18:30 J'entendais une voix qui me répéta plein d'horreur ainsi qu'à moi,
00:18:33 car un long cri plaintif se fit entendre.
00:18:36 Il semblait que quelqu'un se traîne avec peine du bas des degrés
00:18:39 et s'efforça de monter jusqu'à nous d'un palourri incertain.
00:18:42 Bogislav se leva tout à coup et s'écria,
00:18:45 les yeux étincelants et d'une voix tonante.
00:18:48 « Misérable ! Paré ! Paré ! si tu l'oses,
00:18:51 je te défie, toi et tous les démons ! »
00:18:54 Aussitôt nous entendîmes un coup violent et...
00:18:57 à l'endroit du récit de Maurice, la porte du salon s'ouvrit à grand bruit.
00:19:00 On vit entrer un homme entièrement vêtu de noir,
00:19:03 le visage pâle, le regard ferme et sévère.
00:19:06 Il s'approchait de la baronne avec toute l'aisance d'un homme du grand monde
00:19:09 et la pria, en termes choisis,
00:19:12 de l'excuser si, invité pour le soir, il venait si tard.
00:19:15 Mais une visite dont il n'avait pu se débarrasser
00:19:18 l'avait retenue à son grand déplaisir.
00:19:21 La baronne, hors d'état de se remettre de son effroi,
00:19:24 balbutia quelques mots inintelligibles
00:19:27 qui tendaient, avec ses gestes, à faire prendre place à l'étranger.
00:19:30 Il se choisit une chaise tout près de la baronne,
00:19:33 vis-à-vis d'Angélique, s'assit
00:19:36 et laissa aérer son regard imposant sur tout le cercle.
00:19:39 Toutes les langues semblaient paralysées
00:19:42 et personne ne trouvait la force de prononcer une parole.
00:19:45 L'étranger reprit la parole.
00:19:48 Il devait doublement s'excuser.
00:19:51 Et d'être arrivé si tard.
00:19:54 Et d'être entré avec autant d'impétuosité.
00:19:57 Cette dernière circonstance ne devait pas, au reste,
00:20:00 lui être attribuée, mais au laquet qu'il avait trouvé
00:20:03 dans l'antichambre et qui avait poussé avec violence
00:20:06 la porte du salon.
00:20:09 La baronne, combattant avec peine le sentiment étrange
00:20:12 qui s'était emparé d'elle, demanda timidement à l'étranger
00:20:15 qu'il avait l'honneur de recevoir chez elle.
00:20:18 Celui-ci sembla n'avoir pas entendu cette question.
00:20:21 Il était tout un marguerite, dont la disposition
00:20:24 avait entièrement changé, et qu'il lui disait,
00:20:27 dans son jargon demi-allemand, demi-français,
00:20:30 tout en riant et sautillant auprès de lui,
00:20:33 qu'on avait passé la soirée à se réjouir d'histoires noires
00:20:36 et que M. le Major était en train d'annoncer l'apparition
00:20:39 d'un méchant esprit lorsque la porte s'était ouverte
00:20:42 et qu'on l'avait vu paraître.
00:20:45 La baronne, tendance de renouveler sa demande à un homme
00:20:48 qui s'annonçait comme invité, réduite surtout au silence
00:20:51 par la crainte qu'elle éprouvait, resta quelques moments rêveuses
00:20:54 et l'étranger mit fin au bavardage de Marguerite
00:20:57 en parlant de choses indifférentes.
00:21:00 La baronne lui répondit et Dagobert essaya de se mêler
00:21:03 à la conversation qui se traîna à l'envissamment.
00:21:06 Pendant ce temps, Marguerite chantonnait
00:21:09 quelques couplets de chansons françaises
00:21:12 et il habitait ses pieds comme si elle lui cherchait
00:21:15 à se rappeler quelques pas de contredanse
00:21:18 tandis que personne n'osait bouger.
00:21:21 Chacun se sentait allaitroi dans sa poitrine.
00:21:24 La présence de l'étranger les accablait comme l'atmosphère
00:21:27 d'un temps d'orage et les paroles expiraient sur leurs lèvres
00:21:30 en contemplant les traits livides de cette hôte inattendue.
00:21:33 Cependant, on ne pouvait rien découvrir d'inaccoutumé
00:21:36 dans son ton et ses manières qui indiquait un homme
00:21:39 de très haut âge. L'accent prononcé avec lequel
00:21:42 il parlait le français et l'allemand donnait à croire
00:21:45 qu'il n'était né ni en Allemagne ni en France.
00:21:48 La baronne respira enfin lorsqu'un bruit de chevaux
00:21:51 se fit entendre devant la porte et qu'elle distingua
00:21:54 la voix du colonel. Bientôt après, le colonel Grenville
00:21:57 entra dans le salon. Dès qu'il aperçut l'étranger,
00:22:00 il courut à lui et s'écria « Soyez le bienvenu dans ma maison,
00:22:03 mon cher comte ! » Puis, se retournant vers la baronne,
00:22:06 elle lui répondit « Oui, mon cher et fidèle, que j'ai acquis
00:22:09 dans le nord et que j'ai retrouvé dans le Midi. »
00:22:12 La baronne, dont la crainte s'était aussitôt dissipée,
00:22:15 dit au comte en souriant agréablement qu'il ne devait pas
00:22:18 s'en prendre à elle d'avoir été reçu d'une façon un peu singulière,
00:22:21 mais au colonel, qui avait négligé de la prévenir de sa visite.
00:22:24 Alors elle raconta à son mari comment on n'avait parlé
00:22:27 durant toute la soirée que d'apparitions et comme le comte
00:22:30 avait paru au moment où Maurice disait au milieu d'une
00:22:33 histoire, un coup violent se fit entendre et la porte s'ouvrit
00:22:36 avec fracas. « C'est parfait ! » « On vous a pris pour un revenant,
00:22:39 mon cher comte ! » dit le colonel en riant aux éclats.
00:22:42 « En effet, il me semble que mon angélique porte des traces
00:22:45 de frayeur sur son visage. » Le major a l'air encore tout peiné
00:22:48 de son histoire et Dagobah a presque perdu sa gaieté.
00:22:51 « Dites-moi donc, comte, n'est-ce pas fort mal de vous prendre
00:22:54 pour un spectre, pour un génie malfaisant ? »
00:22:57 « Aurais-je en moi quelque chose d'effrayant ? »
00:23:00 répondit le comte d'un ton singulier.
00:23:03 « On en parle beaucoup maintenant d'hommes qui exercent un charme
00:23:06 particulier par leur regard et leurs attouchements.
00:23:09 Peut-être suis-je en possession d'une puissance semblable ?
00:23:12 « Vous plaisantez, monsieur le comte, » dit la baronne.
00:23:15 « Mais il est vrai qu'on réveille aujourd'hui tout le mystère
00:23:18 des vieilles croyances. » « Oui. »
00:23:21 « Le monde est si vieux qu'il croit se rajeunir en se berçant
00:23:24 de comtes de nourrice, » répondit l'étranger.
00:23:27 « C'est une épidémie qui gagne chaque jour davantage.
00:23:30 Mais j'ai interrompu, monsieur le major, au point intéressant
00:23:33 de son histoire. Je ne l'ai point intimidé, j'espère.
00:23:36 Et je le prie de continuer car je suis sûr que ses auditeurs
00:23:39 attendent avec impatience le dénouement. »
00:23:42 Le comte étranger n'intimidait pas seulement Maurice.
00:23:45 Il lui inspirait d'une répugnance extrême.
00:23:48 Il trouvait dans ses paroles, surtout dans son sourire,
00:23:51 quelque chose d'ironique et de méprisant.
00:23:54 Il répondit d'un ton sec et les yeux enflammés qu'il craindrait
00:23:57 de troubler par son récit la gaieté que le comte avait apportée
00:24:00 dans le cercle et qu'il préférait se taire.
00:24:03 Le comte n'accorda pas beaucoup d'attention aux paroles du major.
00:24:06 Mais tout en jouant avec sa tabatière d'or, il se tourna
00:24:09 vers le colonel et lui demanda si cette dame si éveillée
00:24:12 était née française. Il parlait de Marguerite
00:24:15 qui continuait de sautiller dans le salon.
00:24:18 Le colonel s'approcha d'elle et lui demanda à demi-voix
00:24:21 si elle était folle. Marguerite se glissa effrayée
00:24:24 près de la table à thé et s'assit en silence.
00:24:27 Le comte prit la parole et parla avec beaucoup de charme
00:24:30 de plusieurs choses récentes.
00:24:33 Dagobert osait à peine prononcer une parole.
00:24:36 Maurice, extrêmement rouge, les yeux animés,
00:24:39 semblait guetter le signe d'une attaque.
00:24:42 Angélique paraissait entièrement occupée de son travail d'aiguille
00:24:45 et ne leva pas les yeux une seule fois.
00:24:48 Elle était contente l'un de l'autre.
00:24:51 « Tu es un heureux mortel », s'écriait Dagobert lorsqu'il se trouva
00:24:54 seul avec Maurice. « N'en doute pas plus longtemps.
00:24:57 Angélique t'aime tendrement. J'ai lu aujourd'hui jusqu'au fond
00:25:00 de ses regards. Elle est toute amour pour toi.
00:25:03 Mais le démon est toujours occupé à troubler le bonheur des hommes.
00:25:06 Marguerite est dévorée d'une passion folle.
00:25:09 Elle t'aime avec toute la fureur qu'ait jamais inspiré
00:25:12 le désespoir dans le cœur d'une femme. La conduite singulière
00:25:15 qu'elle a tenue aujourd'hui n'était que l'explosion d'une affreuse jalousie
00:25:18 qu'elle n'a pu contenir. » Lorsqu'Angélique laissa tomber son bouchoir,
00:25:21 lorsque tu le ramassa et qu'en le lui rendant,
00:25:24 tu lui baisa la main, toutes les furies d'enfer s'emparèrent
00:25:27 de la pauvre Marguerite. Et tu es l'unique cause
00:25:30 du désordre qu'elle ressent. Car autrefois,
00:25:33 tu te montrais d'une galanterie extrême avec la jolie française.
00:25:36 Je sais que tu ne songes qu'à Angélique,
00:25:39 que tous les hommages que tu dissipais auprès de Marguerite
00:25:42 ne s'adressaient qu'à sa compagne. Mais tes regards mal dirigés
00:25:45 allaient souvent frapper la pauvre fille et l'embrasaient.
00:25:48 Maintenant, le mal est fait. Et je ne sais pas vraiment
00:25:51 comment terminer cette affaire sans éclat et sans un terrible scandale.
00:25:54 « Cesse donc de me tourmenter avec Marguerite, »
00:25:57 dit le Major. « Si réellement Angélique m'aime,
00:26:00 j'en doute encore. Je suis le plus heureux des hommes.
00:26:03 Et toutes les Marguerites du monde et leur folie ne sauraient me troubler. »
00:26:06 Mais une nouvelle crainte est venue me tourmenter.
00:26:09 Cet étranger, ce comte mystérieux
00:26:12 qui s'est présenté au milieu de nous comme une sombre énigme,
00:26:15 qui nous a tous troublés, ne semble-t-il pas venir
00:26:18 se placer entre nous deux ? J'ai comme un souvenir confus.
00:26:21 Je me rappelle presque un songe qui m'a montré
00:26:24 ce comte au milieu de circonstances terribles.
00:26:27 J'ai le pressentiment que partout où il se montre
00:26:30 éclate un événement funeste. As-tu remarqué
00:26:33 comme ses regards se portaient souvent sur Angélique ?
00:26:36 Comme alors une longue veine se colorait de sang sur ses joues pâles ?
00:26:39 Les paroles qu'il m'adressait
00:26:42 avaient un son ironique qui me faisait tressaillir.
00:26:45 Il en veut un autre amour, mais je serai sur son chemin jusqu'à la mort.
00:26:48 Il s'était découlé
00:26:51 quelque temps depuis cet entretien.
00:26:54 Le comte, en visitant toujours de plus en plus souvent la maison du colonel,
00:26:57 s'était rendu indispensable.
00:27:00 On était tombés d'accord sur l'injustice qu'il avait eue à lui trouver
00:27:03 de manière mystérieuse et étrange.
00:27:06 Le comte lui-même ne devait-il pas nous trouver des gens fort mystérieux
00:27:09 et fort étranges en voyant nos visages pâles et notre singulier maintien ?
00:27:12 disait la baronne lorsqu'il était question de sa première venue.
00:27:15 Dans chacune de ses conversations,
00:27:18 le comte déroulait des trésors de connaissances les plus variées
00:27:21 et bien qu'en sa qualité d'Italien il conserva un accent embarrassé,
00:27:24 il discoura néanmoins avec une grâce
00:27:27 et une facilité extrême.
00:27:30 Ses récits animés, pleins de feu, entraînaient les auditeurs
00:27:33 et lorsqu'ils parlaient, et qu'un aimable sourire venait animer
00:27:36 ses tréspales mais expressifs et réguliers, d'un gobert,
00:27:39 Maurice lui-même oubliait leur rancune
00:27:42 et restait, de même qu'Angélique et tous les autres,
00:27:45 suspendu à ses lèvres, pour ainsi dire.
00:27:48 L'amitié du colonel et du comte avait pris naissance
00:27:51 d'une manière fort honorable pour le dernier.
00:27:54 Au fond du Nord, où ils s'étaient trouvés réunis par le hasard,
00:27:57 le comte avait aidé le colonel de sa bourse et de sa fortune
00:28:00 avec un rare désintéressement.
00:28:03 Il avait ainsi tiré d'un embarras qui pouvait avoir les suites
00:28:06 les plus fâcheuses pour son nom et son honneur.
00:28:09 Aussi le colonel lui portait-il la reconnaissance la plus vive.
00:28:12 « Il est temps, dit-il à la baronne un jour qu'ils se trouvaient ensemble,
00:28:15 il est temps que je te fasse connaître
00:28:18 quel est le but du séjour du comte dans cette ville.
00:28:21 Tu sais qu'il y a quatre ans nous nous étions liés si intimement ensemble
00:28:24 dans la garnison où je me trouvais,
00:28:27 que nous habitions toujours la même maison.
00:28:30 Il arriva que le comte, me visitant un matin,
00:28:33 trouva sur ma table le portrait en miniature d'Angélique
00:28:36 que je porte constamment avec moi.
00:28:39 Plus il l'examinait, plus son trouble devenait visible.
00:28:42 Il ne pouvait en détourner ses regards
00:28:45 et il resta longtemps à le contempler en silence.
00:28:48 « Jamais ! s'écria-t-il enfin, jamais je n'ai vu un visage
00:28:51 de femme plus touchant et plus beau.
00:28:54 Jamais je n'ai senti l'amour se répandre comme en cet instant dans mon cœur.
00:28:57 Je le plaisantais sur l'effet merveilleux de ce portrait,
00:29:00 je le nommais un nouveau calaf et je lui souhaitais
00:29:03 pour son bonheur que mon Angélique ne fût pas une Turandot.
00:29:06 Enfin je lui fis comprendre qu'à son âge,
00:29:09 car bien qu'il ne fût pas avancé dans la vie,
00:29:12 on ne pouvait plus le nommer un jeune homme,
00:29:15 cette manière romanesque de s'éprendre subitement à la vue d'un portrait
00:29:18 me surprenait un peu. Mais il mesura avec toute la vivacité
00:29:21 et les gestes passionnés particuliers à sa nation
00:29:24 qu'il aimait inexprimablement Angélique
00:29:27 et que si je ne voulais le plonger dans le plus violent
00:29:30 des espoirs, je devais lui permettre de prétendre à sa main.
00:29:33 C'est dans ce dessin que le comte s'est présenté
00:29:36 dans notre maison. Il se croit certain du consentement
00:29:39 d'Angélique et hier il me l'a demandé formellement.
00:29:42 Que penses-tu de sa demande, ma chère Élise ? »
00:29:45 La baronne ne pouvait se rendre compte de l'effroi
00:29:48 que lui avaient causé les dernières paroles du colonel.
00:29:51 « En nom du ciel, s'écria-t-elle, Angélique,
00:29:54 au comte étranger. — Un étranger ! »
00:29:57 répondit le colonel enfonçant le sourcil.
00:30:00 « Celui à qui je dois l'honneur, la liberté, l'habit peut-être.
00:30:03 Un étranger ! » J'avoue que son âge
00:30:06 n'est pas absolument celui qui conviendrait à une jeune fille,
00:30:09 mais c'est un homme noble et grand, et en outre un homme riche, très riche.
00:30:12 — Et sans consulter Angélique,
00:30:15 qui n'a peut-être pas autant de penchant pour lui
00:30:18 qu'il se l'imagine dans son amoureuse folie ? »
00:30:21 Le colonel se leva vivement de sa chaise et s'avança
00:30:24 vers la baronne les yeux animés de colère.
00:30:27 « Vous n'avez jamais donné lieu de croire que je sois un père insensé et tyrannique ? »
00:30:30 dit-il. « Et que je livrerai mon enfant chéri à des mains indignes d'elle ? »
00:30:33 « Cessez de me tourmenter de vos sensibleries romanesques
00:30:36 et de votre tendresse raffinée. »
00:30:39 Angélique est aux oreilles quand le comte parle.
00:30:42 Elle le regarde avec une volonté amicale. Elle a rougi lorsqu'il lui baise la main.
00:30:45 Tout en elle annonce un penchant pur et innocent pour sa personne,
00:30:48 un de ces sentiments qui rendent un homme heureux.
00:30:51 « Et il n'est pas besoin pour cela de cet amour romanesque
00:30:54 qui ravage quelquefois vos têtes. »
00:30:57 « Je crois, » dit la baronne, « que le cœur d'Angélique
00:31:00 n'est plus assez libre pour faire un choix. »
00:31:03 « Quoi ? » s'écria le colonel irrité.
00:31:06 Et il allait éclater lorsque la porte s'ouvrit.
00:31:09 Angélique entra, les traits animés par un ravissant sourire.
00:31:12 Le colonel perdit tout à coup son humeur et sa colère.
00:31:15 Il alla vers elle, l'embrassa sur le front,
00:31:18 la conduisit à un fauteuil, s'assit amicalement
00:31:21 auprès d'elle, tout proche de son enfant tendre et chéri.
00:31:24 Alors il parla du comte,
00:31:27 menta sa tournure noble, sa raison, ses sentiments élevés
00:31:30 et demanda à Angélique si elle le trouvait à son gré.
00:31:33 Angélique répondit que d'abord le comte
00:31:36 lui avait semblé effrayant et étrange,
00:31:39 mais que peu à peu ce sentiment s'était entièrement effacé
00:31:42 et qu'elle le voyait avec plaisir.
00:31:45 « Eh bien, » s'écria le colonel plein de joie,
00:31:48 « le ciel soit loué. Le comte a dit ni, ce noble seigneur,
00:31:51 il t'adore du fond de son âme, ma chère enfant,
00:31:54 il demande ta main et tu ne la lui refuseras pas. »
00:31:57 À peine le colonel eut-il prononcé ses paroles,
00:32:00 qu'Angélique possa un profond soupir
00:32:03 et tomba presque sans vie. La baronne l'a reçue dans ses bras
00:32:06 en jetant un regard expressif sur le colonel muet
00:32:09 et consterné à la vue de la pauvre enfant,
00:32:12 dont les traits étaient couverts d'une pâleur mortelle.
00:32:15 Angélique reprit ses sens peu à peu, un tournant de larmes
00:32:18 s'échappa de ses yeux et elle s'écria d'une voix lamentable
00:32:21 « Le comte, le terrible comte, non, non, jamais ! »
00:32:24 Le colonel la conjura à plusieurs reprises
00:32:27 et avec toute la douceur imaginable
00:32:30 de lui dire au nom du ciel pourquoi le comte
00:32:33 lui semblait si terrible. Angélique avoue alors
00:32:36 qu'au moment où son père lui avait dit que le comte l'aimait,
00:32:39 un rêve affreux qu'elle avait fait dans la nuit
00:32:42 du quatorzième anniversaire de sa naissance s'était représenté
00:32:45 dans toute sa force à sa mémoire, d'où il s'était effacé
00:32:48 depuis cette nuit même sans qu'elle n'eût jamais pu
00:32:51 se rappeler une seule de ses images.
00:32:54 « Je me promenais dans un riant jardin, » dit Angélique.
00:32:57 « Il s'y trouvait des arbustes rares et des fleurs étrangères.
00:33:00 Tout à coup je m'arrêtais devant un arbre merveilleux
00:33:03 dont les feuilles sombres, larges et odorantes
00:33:06 ressemblaient à celles d'un platane.
00:33:09 Ses branches s'agitaient si doucement.
00:33:12 Elles murmuraient mon nom et m'invitaient à me reposer à leur ombre.
00:33:15 Irrésistiblement entraînée par une force invisible,
00:33:18 je tombais sur le gazon au pied de l'arbre.
00:33:21 Alors il me sembla que j'entendais de singuliers gémissements dans les airs.
00:33:24 Lorsqu'il venait, comme un souffle du vent,
00:33:27 agiter le feuillage de l'arbre,
00:33:30 il rendait de profonds soupirs.
00:33:33 Une douleur inexprimable s'empara de moi.
00:33:36 Une vive compassion s'éleva dans mon sein.
00:33:39 J'ignora quel sujet. Et tout à coup,
00:33:42 un éclair brûlant traversa mon cœur et le déchira.
00:33:45 Le cri que je voulus pousser ne put s'échapper de ma poitrine
00:33:48 et de mon nom. Il se changea en un soupir profond.
00:33:51 Mais l'éclair qui avait traversé mon cœur
00:33:54 s'était échappé de deux yeux humains
00:33:57 fixés sur moi du fond d'une sombre feuillée.
00:34:00 En cet instant, ses yeux étaient tout près de mon visage
00:34:03 et j'aperçus une main blanche comme la neige
00:34:06 qui tressait des cercles autour de moi.
00:34:09 Et toujours, toujours, les cercles devenaient plus étroits.
00:34:12 Ils m'environnaient de leurs lignes de feu.
00:34:15 J'avais enlacé dans une toile lumineuse
00:34:18 semblable à celle de l'araignée.
00:34:21 Et en même temps, c'était comme si le regard de ces deux yeux terribles
00:34:24 se fût emparé de tout mon être.
00:34:27 Je ne tenais plus à moi-même et au monde que par un fil
00:34:30 auquel il me semblait que j'étais suspendu.
00:34:33 Et cette pensée était pour moi un infreux martyr.
00:34:36 L'arbre inclina vers moi ses branches
00:34:39 et la voix touchante d'un jeune homme s'en échappa.
00:34:42 « Je te sauverai. » « Je te sauverai, mais... »
00:34:45 Angélique fut interrompue.
00:34:48 On annonça le major qui venait parler au colonel pour affaire de service.
00:34:51 Dès qu'Angélique eut entendu prononcer le nom du major,
00:34:54 elle s'écria en versant de nouvelles larmes
00:34:57 avec cet accent que donnent les douleurs de l'âme.
00:35:00 « Maurice. Ah, Maurice. »
00:35:03 Le major avait entendu ces mots en entrant.
00:35:06 Il aperçut Angélique baigner de pleurs,
00:35:09 ses bras tendus vers lui.
00:35:12 Hors de lui, il jeta à terre son casque d'acier
00:35:15 qui roula à grands bruits, tromba aux pieds d'Angélique,
00:35:18 la prit dans ses bras et la serra avec passion contre son cœur.
00:35:21 Le colonel contemplait ce groupe, la bouche béante,
00:35:24 la surprise étouffait sa voix.
00:35:27 « Je soupçonnais qu'ils s'aimaient, » dit la baronne à voix basse.
00:35:30 « Major, » dit enfin le colonel en colère,
00:35:33 « qu'avez-vous de commun avec ma fille ? »
00:35:36 Maurice, revenant promptement à lui,
00:35:39 remit Angélique à demi-morte dans son fauteuil,
00:35:42 releva violemment son casque, s'avança vers le colonel,
00:35:46 les yeux baissés et les joues couvertes de rougeur,
00:35:49 et lui jura sur son honneur qu'il aimait Angélique de toute son âme,
00:35:52 mais que jusqu'à ce jour pas un mot qui ressemblât
00:35:55 à un aveu ne s'était échappé de ses lèvres.
00:35:58 Il n'avait que trop douté de l'amour d'Angélique.
00:36:01 Ce moment seul lui avait révélé tout son bonheur.
00:36:05 Et il espérait de la générosité d'un homme aussi noble,
00:36:08 de la tendresse d'un père, un consentement
00:36:11 qui devait tous les rendre heureux.
00:36:14 Le colonel toisa le major d'un regard,
00:36:17 lança un sombre coup d'œil à Angélique,
00:36:20 puis s'avança au milieu de la chambre, les bras croisés,
00:36:23 immobile comme quelqu'un qui hésite à prendre un parti.
00:36:26 Il marcha quelques temps, s'arrêta devant la baronne
00:36:29 qui avait pris Angélique dans ses bras et qui cherchait à la consoler.
00:36:33 — Quel rapport ? dit-il d'une voix sourde
00:36:36 et cherchant à retenir sa colère.
00:36:39 — Quel rapport à ton rêve absurde avec le comte ?
00:36:42 Aussitôt Angélique se jeta à ses pieds,
00:36:45 baisa ses mains, les couvrit de larmes
00:36:48 et lui dit d'une voix à demi étouffée.
00:36:51 — Ah ! mon père, mon père chéri !
00:36:54 Les yeux horribles qui me brûlaient le sein de leurs regards,
00:36:57 c'étaient les yeux du comte, c'était sa main de spectre
00:37:00 qui tourait de lien de feu.
00:37:03 Cette voix de jeune homme qui m'appelait du milieu des fleurs,
00:37:06 c'était Maurice, mon Maurice, ton Maurice !
00:37:09 s'écria le colonel en se détournant si violemment
00:37:12 qu'Angélique tomba sur le parquet.
00:37:15 Il se remit à marcher en se disant à voix basse.
00:37:18 Ainsi, c'est ta division enfantine,
00:37:21 un amour caché que seront sacrifiés les sages projets d'un père,
00:37:24 les espérances d'un homme d'honneur.
00:37:27 Enfin, il s'arrêta devant Maurice.
00:37:30 — Major, vous savez combien je vous estime.
00:37:33 Je n'aurais pas trouvé de gendre qui me fût plus cher que vous.
00:37:36 Mais le comte Aldini a ma parole.
00:37:39 Et je lui dois autant qu'un homme peut devoir à un autre.
00:37:42 Ne croyez pas cependant que je veuille jouer ici
00:37:45 le rôle d'un père tyrannique et opiniâtre.
00:37:48 Je cours auprès du comte, je lui dirai tout.
00:37:51 Votre amour me coûtera peut-être un combat sanglant,
00:37:54 peut-être la vie, n'importe, j'y cours.
00:37:57 Attendez ici mon retour.
00:38:00 Le major jura avec enthousiasme qu'il aimerait mille fois perdre la vie,
00:38:03 que de souffrir que le colonel s'exposa au moindre danger.
00:38:06 Le colonel s'éloigna rapidement sans lui répondre.
00:38:09 A peine le colonel eut-il quitté la chambre
00:38:12 que les deux amants se jetèrent dans les bras l'un de l'autre
00:38:15 et se jurèrent un amour invariable, une fidélité éternelle.
00:38:18 Angélique dit que ce n'était qu'au moment
00:38:21 où le colonel lui avait fait connaître les prétentions du comte
00:38:24 qu'elle avait compris toute la force de son amour pour Maurice
00:38:27 et qu'elle aimerait mieux mourir
00:38:30 que de devenir l'épouse d'un autre.
00:38:33 Il lui semblait, dit-elle, qu'elle avait deviné
00:38:36 combien Maurice la chérissait aussi.
00:38:39 Alors ils se rappelèrent et se redirent
00:38:42 tous les moments où leur amour s'était trahi.
00:38:45 Ils se livrèrent à leur ravissement,
00:38:48 et se mirent à se réjouir comme des enfants.
00:38:51 La baronne, profondément émue, leur promit
00:38:54 de faire tout au monde pour détourner le colonel d'une union
00:38:57 qui, sans qu'elle puisse s'en rendre compte, lui faisait horreur.
00:39:00 Une heure à peu près s'était écoulée
00:39:03 lorsque la porte s'ouvrit et, au grand étonnement de tous,
00:39:06 en vint entrer le comte Aldigny.
00:39:09 Il était suivi du colonel dont les regards étaient radieux.
00:39:12 Le comte s'approcha d'Angélique, prit sa main
00:39:15 et la contempla en souriant douloureusement et d'un air amer.
00:39:18 Angélique balbutia et dit presque en défaillant,
00:39:21 « Oh ! ses yeux !
00:39:24 Vous palissez comme la première fois que j'entrais dans ce salon, mademoiselle, »
00:39:27 dit le comte.
00:39:30 « Suis-je encore à vos yeux un spectre effrayant ?
00:39:33 Non. Remettez-vous, Angélique.
00:39:36 Ne craignez rien d'un homme inoffensif qui vous aime avec toute la tendresse,
00:39:39 avec toute l'ardeur d'un jeune homme,
00:39:42 qui ne savait pas que vous aviez donné votre cœur
00:39:45 et qui était assez insensé pour prétendre à votre main.
00:39:48 Non, la parole même de votre père
00:39:51 ne me donne pas le moindre droit à une félicité
00:39:54 que vous seule pouvez dispenser.
00:39:57 Vous êtes libre, mademoiselle.
00:40:00 Mon regard même ne doit plus vous rappeler l'effroi qu'il vous a causé.
00:40:03 Bientôt, demain peut-être, je retournerai dans ma patrie. »
00:40:06 « Maurice, Maurice ! »
00:40:09 s'écria Angélique au comble de ses voeux.
00:40:12 Il se jeta dans les bras de son bien-aimé.
00:40:15 Le comte frémissait de tous ses membres.
00:40:18 Un feu extraordinaire jaillissait de ses yeux, ses lèvres tremblaient.
00:40:21 Il laissa échapper un son inarticulé.
00:40:24 Mais, se tournant vivement vers la baronne
00:40:27 et lui faisant une question indifférente,
00:40:30 il parvint à contenir le sentiment qui le dominait.
00:40:33 Pour le colonel, il s'écria plusieurs fois
00:40:36 « Quelle grandeur d'âme ! Quelle générosité !
00:40:39 Qui pour l'égaler en noblesse, vous serez mon amie pour la vie ! »
00:40:42 Puis il pressa sur son cœur, le major, Angélique, la baronne,
00:40:45 et dit en riant qu'il ne voulait rien savoir
00:40:48 du complot qu'ils avaient formé,
00:40:51 mais qu'il espérait qu'Angélique ne souffrirait plus du mal
00:40:54 que lui causait les yeux de revenant.
00:40:57 La journée était avancée.
00:41:00 Le colonel pria le major et le comte de prendre place à sa table.
00:41:03 On en voya chercher Dagobert, qui arriva bientôt,
00:41:06 brillant de joie et de gaieté.
00:41:09 En se mettant à table, on s'aperçut que Marguerite manquait.
00:41:12 On annonça qu'elle s'était renfermée dans sa chambre
00:41:15 et qu'elle avait déclaré qu'elle était malade et hors d'état de paraître.
00:41:18 « Je ne sais, » dit le baron,
00:41:21 « ce qui se passe depuis quelque temps dans la tête de Marguerite.
00:41:24 Elle est remplie d'humeur capricieuse et d'obstination.
00:41:27 Elle pleure, elle rit sans motif,
00:41:30 et ses idées chimériques sont souvent telles qu'elles se rendent insupportables.
00:41:33 Ton bonheur cause la mort de Marguerite, »
00:41:36 murmura Dagobert à l'oreille du major.
00:41:39 « Visionnaire, » répondit le major,
00:41:42 également à voix basse, « ne le trouble pas, ce bonheur. »
00:41:45 Jamais le colonel ne s'était montré d'une humeur plus charmante.
00:41:48 Jamais la baronne,
00:41:51 qui avait si longtemps éprouvé des soucis pour le sort de son enfant,
00:41:54 ne s'était trouvée plus complètement heureuse.
00:41:57 Et comme Dagobert se livrait à tous les élans de la joie,
00:42:00 comme le comte, oubliant sa blessure encore toute récente,
00:42:03 donnait un libre essor aux traits de son esprit varié,
00:42:06 tous les convives semblaient former
00:42:09 une guirlande d'heureux auprès du couple fortuné.
00:42:12 Le crépuscule était venu.
00:42:15 Le plus noble vin brillait dans le cristal,
00:42:18 et l'on buvait gaiement aux deux époux
00:42:21 lorsque la porte de la salle s'ouvrit doucement.
00:42:24 Le colonel se déplaça d'un pas incertain,
00:42:27 couverte d'une blanche robe de nuit,
00:42:30 les cheveux épares, pâles et les traits immobiles.
00:42:33 « Marguerite, quelle est cette folie ? »
00:42:36 s'écria le colonel.
00:42:39 Mais Marguerite, sans le regarder,
00:42:42 s'avança lentement vers le major,
00:42:45 posa sa main glacée sur son sein,
00:42:48 plaça un baiser presque insensible sur son front
00:42:51 et se moqua de la fille de son soyeux fiancé.
00:42:54 Il tomba sans mouvement.
00:42:57 « La malheureuse meurt d'amour pour le major, »
00:43:00 dit Dagobert, bas au comte.
00:43:03 « Je le sais, » répondit le comte,
00:43:06 « sans nul doute elle a fait la folie de prendre du poison. »
00:43:09 « Au nom du ciel ! » s'écria Dagobert épouvanté.
00:43:12 Il s'élança sous le fauteuil
00:43:15 où l'on avait déposé Marguerite.
00:43:18 Nous lui frottons le front d'eau spiritueuse.
00:43:21 Lorsque Dagobert s'approcha, elle venait d'ouvrir les yeux.
00:43:24 « Sois tranquille, ma chère enfant, » dit la baronne.
00:43:27 « Tu es malade, cela passera. »
00:43:30 « Oui, » répondit Marguerite en souriant,
00:43:33 « cela passera bientôt, car j'ai pris du poison. »
00:43:36 Angélique et la baronne poussèrent de grands cris.
00:43:39 « À tous les diables, la folle ! »
00:43:42 s'écria le colonel en fureur.
00:43:45 « Amenez sur l'heure le premier qu'on trouvera ! »
00:43:48 Les laquais, Dagobert lui-même,
00:43:51 voulurent courir exécuter ses ordres.
00:43:54 « Arrêtez ! » dit le comte,
00:43:57 qui, jusqu'à ce moment, était resté fort tranquille,
00:44:00 vidant mes complaisances en verre
00:44:03 rempli de vin de Syracuse, sa boisson favorite.
00:44:06 « Arrêtez ! »
00:44:09 « Si Marguerite a pris du poison, il n'a pas besoin de médecin.
00:44:12 » Il s'approcha de Marguerite,
00:44:15 qui était retombée dans un évanouissement
00:44:18 et qui éprouvait de temps en temps des secousses nerveuses.
00:44:21 Il se baissa sur elle,
00:44:24 en marquant qu'il tire de sa boche un petit étui,
00:44:27 dans lequel il prit une substance qui tint entre ses doigts
00:44:30 et dont il frotta le dos et la poitrine de Marguerite.
00:44:33 Puis il dit, en s'éloignant d'elle,
00:44:36 « Cette fille a pris de l'opium,
00:44:39 et elle a été transportée dans sa chambre.
00:44:42 » Sur l'ordre du comte, Marguerite fut transportée dans sa chambre
00:44:45 où il resta seul avec elle.
00:44:48 Pendant ce temps, la femme de chambre de la baronne
00:44:51 avait trouvé dans la chambre de Marguerite
00:44:54 la fiole qui contenait les gouttes d'opium
00:44:57 recommandées depuis quelques temps à Madame de Grenville.
00:45:00 La malheureuse l'a vidée tout entière.
00:45:03 « Le comte, dit la gauvère d'un air un peu ironique,
00:45:06 a dit que Marguerite, il a su qu'elle avait pris du poison
00:45:09 et il en a reconnu l'espèce et la couleur. »
00:45:12 Une bonne heure après, le comte reparu annonça
00:45:15 que la vie de Marguerite était hors de danger.
00:45:18 Jetant un regard sur Maurice, il ajouta qu'il espérait aussi
00:45:21 bannir de son âme le principe même du mal.
00:45:24 Il demanda que la femme de chambre passe à la nuit auprès de Marguerite.
00:45:27 Lui-même, il voulait veiller dans la chambre voisine
00:45:30 pour se trouver prêt à la secourir au besoin.
00:45:33 Pour se disposer à cette nuit fatigante,
00:45:36 il se remit à table avec les hommes,
00:45:39 tandis qu'Angélique et la baronne, agitées par cette scène,
00:45:42 se retiraient dans leur chambre.
00:45:45 Le colonel donna un livre en cours à l'humeur
00:45:48 que lui causait ce qu'il nommait le mauvais procédé de Marguerite.
00:45:51 Maurice et la gauvère gardaient tristement le silence.
00:45:54 Mais plus il se montrait abattu, plus le comte
00:45:57 laissait éclater une gaieté qui ne lui était pas ordinaire
00:46:00 mais quelque chose de cruel.
00:46:03 « Ce comte, dit en se retirant de la gauvère à son amie,
00:46:06 produit toujours sous moi un effet étrange.
00:46:09 Il me semble toujours qu'il y a quelque chose de surnaturel en lui.
00:46:12 — Ah ! répondit Maurice,
00:46:15 l'idée d'un malheur qui menace notre amour macabre
00:46:18 et m'oppresse. »
00:46:21 Dans la même nuit, le colonel fut réveillé par l'arrivée d'un courrier
00:46:24 venu de la résidence. Le lendemain, il vint trouver la baronne,
00:46:27 un peu troublée.
00:46:30 « Nous serons bientôt forcés de nous séparer encore, ma chère Élise, »
00:46:33 dit-il en s'efforçant de paraître calme.
00:46:36 « La guerre va recommencer de nouveau, après un court intervalle de repos.
00:46:39 Hier, j'ai reçu l'ordre de me mettre en marche avec mon régiment dès qu'il sera possible,
00:46:42 peut-être dès la nuit prochaine. »
00:46:45 La baronne palit d'effroi et fondit en larmes.
00:46:48 Le colonel chercha à la consoler en disant qu'il était convaincu
00:46:51 que cette campagne serait courte et glorieuse
00:46:54 et que la satisfaction avec laquelle il la commençait
00:46:57 lui faisait pressentir qu'il n'avait nul péril à redouter.
00:47:00 « Jusqu'à notre retour, » ajouta-t-il,
00:47:03 « tu pourras aller dans nos terres avec Angélique.
00:47:06 Je vous donnerai un guide qui égayera votre solitude. »
00:47:09 Le comte Zaldini part avec vous.
00:47:12 « Le comte ? Au nom du ciel ! » s'écrit la baronne.
00:47:15 « Le comte partir avec nous, après avoir rejeté son amour ? »
00:47:18 Un Italien droit qui s'est caché sa colère au fond de son cœur
00:47:21 et qui la laissera peut-être éclater au moment favorable.
00:47:24 Partir avec ce comte, qui, je ne sais pourquoi,
00:47:27 m'est devenu hier plus odieux que jamais.
00:47:30 « C'est à n'y pas tenir avec l'imagination et les rêves des femmes, »
00:47:33 s'éclate le colonel en frappant du pied.
00:47:36 « Elles ne comprennent pas la grandeur d'âme d'un homme supérieur
00:47:39 et elles se figurent qu'il n'y a que de l'amour dans la vie. »
00:47:42 Le comte a passé toute la nuit dans l'antichambre de Marguerite
00:47:45 comme il se le proposait.
00:47:48 « C'est à lui que j'ai porté d'abord la nouvelle de la guerre. »
00:47:51 « Son retour dans sa patrie devient presque impossible. »
00:47:54 « Il a été accablé de cette nouvelle. »
00:47:57 « Je lui ai offert de séjourner dans mes domaines. »
00:48:00 Après beaucoup d'hésitation, il a enfin accepté.
00:48:03 « Et il m'a donné sa parole de faire tout ce qui serait dans son pouvoir
00:48:06 pour vous protéger et pour adoucir les ennuis de notre séparation. »
00:48:09 « Tu sais tout ce que je dois au comte. »
00:48:12 « Puis-je lui refuser un asile ? »
00:48:15 La baronne ne put n'osa rien répondre.
00:48:18 Le colonel tint parole. Dans la nuit suivante,
00:48:21 les trompettes sonnèrent le départ et les deux amants
00:48:24 se séparèrent dans une douleur inexprimable.
00:48:27 Peu de jours après, lorsque Marguerite fut rétablie,
00:48:30 la baronne partit pour sa terre avec Angélique.
00:48:33 Le comte les suivit avec l'urgent.
00:48:36 Durant les premiers jours, le comte mit une délicatesse infinie
00:48:39 dans ses rapports avec les deux dames.
00:48:42 Il ne se dit que lorsqu'elles en exprimèrent le désir
00:48:45 et demeurent enfermées dans son appartement
00:48:48 où se livra des promenades solitaires.
00:48:51 La guerre parut d'abord favorable à l'ennemi,
00:48:54 mais bientôt le sort des armes changea
00:48:57 et la victoire se déclara dans les rangs où combattait le colonel.
00:49:00 Le comte apportait toujours le premier les bonnes nouvelles.
00:49:03 Il était toujours le mieux instruit du sort des armées
00:49:06 et de la marche du régiment du colonel.
00:49:09 Le colonel ni le major n'avaient reçu la moindre blessure.
00:49:12 Les lettres les plus authentiques en faisaient foi.
00:49:15 C'est ainsi que le comte paraissait toujours devant les deux dames
00:49:18 comme un messager de bonheur.
00:49:21 Il se montrait plein de dévouement pour Angélique,
00:49:24 l'ami le plus tendre et le plus inquiet pour son père.
00:49:27 Et la baronne ne pouvait s'empêcher de reconnaître
00:49:30 que le colonel avait bien jugé le comte
00:49:33 et que les préjugés qu'elle nourrissait contre lui étaient souverainement injustes.
00:49:36 Il semblait guéri de sa folle passion
00:49:39 et le calme ainsi que la confiance étaient rentrés dans le petit cercle.
00:49:42 Une lettre du colonel adressée à sa femme
00:49:45 et un billet que le major écrivait à Angélique
00:49:48 achevèrent de dissiper tous les soucis.
00:49:51 La paix avait été conclue dans la capitale de la France.
00:49:54 Angélique était ivre de joie et d'espérance
00:49:57 et c'était toujours le comte qui parlait avec feu
00:50:00 des actions d'éclat de Maurice et du bonheur qui souriaient à la jolie fiancée.
00:50:03 Un jour enfin, il prit la main d'Angélique
00:50:06 et la portant à son cœur,
00:50:09 il lui demanda si elle le haïssait encore comme autrefois.
00:50:12 Rougissant de honte et les yeux humides de larmes,
00:50:15 Angélique répondit qu'elle ne l'avait jamais haï
00:50:18 mais qu'elle aimait trop Maurice pour ne pas avoir rejeté avec horreur toute autre union.
00:50:21 Le comte la regarda avec gravité
00:50:24 et lui dit solennellement « Angélique, regardez-moi comme un père ! »
00:50:27 et il déposa sur son front un baiser
00:50:30 que la pauvre enfant souffrit
00:50:33 car elle se rappela que c'était ainsi que son père avait coutume de l'embrasser.
00:50:36 On s'attendait de jour en jour à voir revenir le colonel dans sa patrie
00:50:39 lorsqu'une lettre vint renverser toutes les espérances.
00:50:42 Le majeur avait été assailli par des paysans
00:50:45 dans un village de la Champagne
00:50:48 qu'il traversait pour regagner la frontière.
00:50:51 On l'avait renversé de son cheval à coup de faux et de fléau
00:50:54 et son domestique était parvenu à s'échapper.
00:50:57 Ainsi la joie qui remplissait déjà la maison
00:51:00 fut changée en un désespoir sans égal.
00:51:03 Toute la maison du colonel était dans l'agitation.
00:51:11 On voyait sans cesse monter et descendre les laquais couverts de riches livrets
00:51:15 et la cour était remplie de carrosses
00:51:18 qui amenaient les personnes invitées que recevait avec empressement le colonel
00:51:21 la poitrine couverte de décorations acquises dans la dernière campagne.
00:51:24 Dans sa chambre solitaire, parée comme une fiancée,
00:51:27 était assise Angélique dans l'éclat d'une beauté accomplie
00:51:30 embellie par la fraîcheur de la jeunesse.
00:51:33 Sa mère était auprès d'elle.
00:51:36 « Ma chère enfant, lui dit-elle,
00:51:39 tu as librement fait choix du comte Aldigny pour ton mari.
00:51:42 Autant ton père a insisté autrefois sur cette union,
00:51:45 autant il s'est montré indifférent à ce sujet depuis la mort du malheureux Maurice.
00:51:48 Oui, il me semble maintenant qu'il est lui-même partagé.
00:51:51 le douloureux sentiment que je ne puis te cacher.
00:51:54 Il reste incompréhensible pour moi
00:51:57 que tu aies si promptement oublié Maurice.
00:52:00 Le moment décisif approche.
00:52:03 Tu vas donner ta main au comte.
00:52:06 Examine bien ton cœur. Il est encore temps.
00:52:09 Puisse le souvenir du passé ne jamais obscurcir de son ombre
00:52:12 le bonheur de ton union.
00:52:15 Jamais ! s'écriait Angélique dont les yeux s'émettèrent de larmes.
00:52:18 Jamais je n'oublierai Maurice.
00:52:21 Jamais je n'aimerai comme je l'ai aimé.
00:52:24 Le sentiment que je ressens pour le comte est bien différent.
00:52:27 Je ne sais comment il a su gagner mon âme.
00:52:30 Non, je ne l'aime pas.
00:52:33 Je ne puis l'aimer comme j'aimais Maurice.
00:52:36 Mais j'éprouve comme si je ne pouvais pas vivre sans le comte,
00:52:39 comme si je ne pouvais penser, sentir que par lui.
00:52:42 Un esprit invisible me dit sans relâche
00:52:45 que je dois devenir sa femme,
00:52:48 que sans lui, il n'est plus d'existence pour moi.
00:52:51 J'obéis à cette voix qui semble la parole mystérieuse du destin.
00:52:54 Une femme de chambre entra pour annoncer
00:52:57 qu'on n'avait pas encore trouvé Marguerite
00:53:00 qui avait disparu depuis le matin,
00:53:03 mais que le jardinier avait apporté un billet qu'il tenait d'elle
00:53:06 et qu'elle l'avait chargé de remettre à la baronne
00:53:09 lorsqu'il aurait achevé de porter ses fleurs au château.
00:53:12 Je n'oubliais que la baronne ouvrit aussitôt où se trouvaient ses mots.
00:53:15 Vous ne me reverrez jamais.
00:53:18 Un sort fatal me chasse de votre maison.
00:53:21 Je vous en supplie, vous qui m'avez tenu le lieu de mère,
00:53:24 de ne pas me faire poursuivre.
00:53:27 La seconde tentative que je ferai pour me donner la mort
00:53:30 serait plus heureuse que la première.
00:53:33 Puisse Angélique savourer à l'entrée son bonheur
00:53:36 dont la pensée déchire mon âme.
00:53:39 La seconde tentative serait plus heureuse, Marguerite.
00:53:42 Cette folle a-t-elle juré de troubler toujours notre repos ?
00:53:45 s'écria la baronne irritée.
00:53:48 Viendra-t-elle toujours se placer en ennemi entre toi et l'époux que tu choisiras ?
00:53:51 Qu'elle s'éloigne, qu'elle se retire où elle voudra,
00:53:54 cette fille ingrate que j'ai traitée comme ma propre enfant.
00:53:57 Je ne veux plus me tourmenter à cause d'elle.
00:54:00 Angélique éclata en plainte et en regret
00:54:03 et pleura une sœur perdue.
00:54:06 Mais sa mère l'appria sévèrement de ne pas tromper ce moment solennel
00:54:09 par le souvenir d'une insensée.
00:54:12 La société s'était réunie dans le salon.
00:54:15 L'heure de cendre à la chapelle où un prêtre catholique devait unir les époux
00:54:18 venait de sonner.
00:54:21 Le colonel conduisait la fiancée
00:54:24 et chacun se récriait sur la beauté ravissante
00:54:27 que rehaussait encore la simplicité de sa toilette.
00:54:30 Un quart d'heure s'écoula et il ne parut point.
00:54:33 Le colonel alla le chercher dans son appartement.
00:54:36 Il y trouva le valet de chambre qui lui dit que son maître
00:54:39 s'était complètement habillé et que se trouvant subitement indisposé,
00:54:42 il était descendu dans le parc pour respirer plus librement.
00:54:45 Il avait défendu à ses gens de le suivre.
00:54:48 Cette démarche du comte agita le colonel.
00:54:51 Son cœur battit avec force.
00:54:54 Il ne put se rendre compte de l'inquiétude qu'il éprouvait.
00:54:57 Il fit dire à ses hôtes que le comte allait paraître à l'instant.
00:55:00 En même temps, il fit prier un médecin célèbre
00:55:03 qui se trouvait dans la société de se rendre auprès de lui
00:55:06 et de descendre ensemble dans le parc,
00:55:09 suivi du valet de chambre, pour chercher le comte.
00:55:12 En sortant d'une grande allée,
00:55:15 ils se dirigeèrent vers un massif où le comte avait coutume d'aller s'asseoir.
00:55:18 Il le vit rassis sur un banc de gazon au pied d'un platane,
00:55:21 la poitrine couverte de ses ordres étincelants et les mains jointes.
00:55:24 Il était appuyé contre le tronc de l'arbre
00:55:27 et les regardait fixement, l'œil immobile.
00:55:30 Ils tressaillirent à cette horrible vue
00:55:33 car les yeux brillants du comte avaient perdu tout leur feu.
00:55:36 « Comte Aldini ! Que vous est-il arrivé ? »
00:55:39 s'écria le colonel.
00:55:42 « Mes points de réponse, points de mouvement, pas le plus léger souffle. »
00:55:45 Le médecin s'élança vers lui,
00:55:48 ouvrit son habit, dénoua sa cravate,
00:55:51 lui frotta le front, puis se tournant vers le colonel,
00:55:54 « Tout ce cours est inutile, il est mort.
00:55:57 Il vient d'être frappé d'apoplexie. »
00:56:00 Le colonel rassemblant tout son courage,
00:56:03 le pria de garder le silence sur cet événement.
00:56:06 « Nous tuerons Angélique sur l'heure, si nous n'agissons prudemment, »
00:56:09 lui dit-il.
00:56:12 Aussitôt, il emporta lui-même le corps dans un pavillon voisin,
00:56:15 le laissa sous la garde du valet de chambre
00:56:18 et revint au château avec le médecin.
00:56:21 Le médecin lui-même changea vingt fois de résolution.
00:56:24 Il ne savait s'il devait cacher cet événement à la pauvre Angélique
00:56:27 ou se hasarder à tout lui dire avec calme.
00:56:30 En entrant dans la salle, il y trouva tout en désordre.
00:56:33 Au milieu d'une conversation tranquille,
00:56:36 les yeux d'Angélique s'étaient fermés tout à coup.
00:56:39 Elle était tombée évanouie.
00:56:42 Elle était étendue sur un sofa dans la chambre voisine.
00:56:45 Non pas défaite, ni pâle,
00:56:48 mais en un cermeil, un charme inexprimable,
00:56:51 une sorte d'exta-céleste était répandue sur ses traits.
00:56:54 Le médecin, après l'avoir longtemps contemplée avec étonnement,
00:56:57 assura qu'elle ne courait pas le moindre danger
00:57:00 et que Mlle de Grenville se trouvait plongée,
00:57:03 d'une manière inconcevable, il est vrai,
00:57:06 dans un sommeil magnétique.
00:57:09 Il n'osait prendre sur lui de l'arracher à ce sommeil,
00:57:12 mais elle ne devait pas tarder à se réveiller elle-même.
00:57:15 Pendant ce temps, on se parlait d'un air mystérieux dans l'assemblée.
00:57:18 La mort du comte s'était répandue, on ne savait comment.
00:57:21 Chacun s'éloignait en silence.
00:57:24 Seulement, d'instant en instant,
00:57:27 on entendait rouler une voiture qui partait.
00:57:30 La baronne, penchée sur sa fille,
00:57:33 aspirait chaque trait de son haleine.
00:57:36 Angélique murmurait des paroles que personne ne pouvait comprendre.
00:57:39 Le médecin ne souffrit pas qu'on la déshabilla.
00:57:42 Il ne permit pas même qu'on la délivra de ses gants.
00:57:45 Le moindre attouchement pouvait lui devenir funeste.
00:57:48 Tout à coup Angélique ouvrit les yeux, se releva,
00:57:51 et s'écria d'une voix retentissante,
00:57:54 "Il est là, il est là !"
00:57:57 Puis elle s'élança vers la porte du salon qu'elle ouvrit avec violence,
00:58:00 traversa les antichambres, et franchit les degrés
00:58:03 avec une rapidité sans égale.
00:58:06 "Elle a perdu l'esprit, oh Dieu du ciel, elle a perdu l'esprit !"
00:58:09 appelait à sa mère. "Non, non, rassurez-vous",
00:58:12 dit le médecin, "ce n'est point de la folie.
00:58:15 Mais il se passe quelque chose d'extraordinaire."
00:58:18 Il s'élança sur les pas de la jeune fille.
00:58:21 Il vit Angélique passer comme un trait la porte du château
00:58:24 et courir sur la route, les bras étendus.
00:58:27 Son riche boile de dentelle et ses cheveux, qui s'étaient détachés,
00:58:30 flottaient au gré du vent.
00:58:33 Un cavalier accourut au-devant d'elle, se jeta bas de son cheval
00:58:36 et s'élança dans ses bras. Deux autres cavaliers
00:58:39 qui le suivaient s'arrêtèrent également et mirent pied à terre.
00:58:42 Le colonel, qui avait suivi en toute hâte le médecin,
00:58:45 s'arrêta devant ce gros dans un muet étonnement
00:58:48 et se frappa le front comme pour tenir ses pensées
00:58:51 prêtes à l'abandonner.
00:58:54 C'était Maurice qui pressait avec ardeur Angélique sur son sein.
00:58:57 Auprès de lui étaient Dagobert et un jeune homme
00:59:00 en uniforme de général russe. "Non, non !"
00:59:03 s'écria plusieurs fois Angélique en serrant convulsivement
00:59:06 son bien-aimé dans ses bras. "Non, jamais je ne t'ai été infidèle,
00:59:09 mon tendre, mon loyal Maurice."
00:59:12 "Ah, je le sais", disait Maurice, "je le sais, mon ange.
00:59:15 C'est un démon qui t'a entouré de ses pièges infernaux."
00:59:18 Et il emporta plutôt qu'il ne conduisit Angélique
00:59:21 vers le château, tandis que les autres
00:59:24 les suivaient en silence. Ce ne fut qu'à la porte
00:59:27 de sa demeure que le colonel retrouva la force de parler.
00:59:30 Il regarda autour de lui d'un air étonné
00:59:33 et s'écria "Quelles sont donc toutes ces apparitions ?"
00:59:36 "Tout s'éclaircira", répondit Dagobert.
00:59:39 Et il présenta au colonel l'étranger
00:59:42 comme le général russe, bogislave Soylov,
00:59:45 ami intime du major.
00:59:48 Arrivé dans le château, Maurice, sans faire attention
00:59:51 à l'effroi de la baronne, demanda d'un temps brusque
00:59:54 "Où est le comte Aldini ?" "Je l'ai mort",
00:59:57 répondit le colonel d'une voix sourde.
01:00:00 "Il a été frappé d'apoplexie, il y a une heure."
01:00:03 Angélique trembla de tous ses membres.
01:00:06 "Oui, dit-elle, je le savais."
01:00:09 Au moment où il mourut, je ressentis une commotion
01:00:12 comme si un cristal se brisait en moi.
01:00:15 J'éprouvais un état singulier. Et sans doute mon rêve
01:00:18 me revint, car lorsque je me réveillais,
01:00:21 les yeux terribles n'avaient plus de puissance sur moi.
01:00:24 Je me suis engagé de tous les liens de feu qui m'avaient environné.
01:00:27 J'étais libre. Je vis Maurice. Il venait.
01:00:30 Je courus au devant de lui.
01:00:33 À ces mots, elle s'attacha tendrement à son bien-aimé,
01:00:36 comme si elle eut craint de le perdre encore.
01:00:39 "Dieu soit béni", dit la baronne en levant les yeux au ciel.
01:00:42 Je sens diminuer le poids qui oppressait mon cœur.
01:00:45 Je suis délivré de l'inquiétude mortelle
01:00:48 qui s'était emparée de moi, depuis qu'Angélique
01:00:51 n'avait pas la main au comte.
01:00:54 Le général Soylov demanda à voir le cadavre.
01:00:57 On le conduisit au pavillon.
01:01:00 Lorsqu'on découvrit le drap qu'on avait étendu sur le corps,
01:01:03 le général recula tout à coup et s'écria d'une voix troublée.
01:01:06 "C'est lui. Par le Dieu du ciel, c'est lui."
01:01:09 Angélique était tombée profondément endormie
01:01:12 dans les bras du major.
01:01:15 On la transporta dans sa chambre.
01:01:18 Elle dormait pendant des heures,
01:01:21 tandis que ce sommeil était bienfaisant
01:01:24 et calmerait l'agitation violente de ses esprits
01:01:27 qui la menaçaient d'une maladie grave.
01:01:30 Nul des conviés ne restait au château.
01:01:33 "Il est temps enfin", dit le colonel,
01:01:36 "de découvrir ces terribles mystères.
01:01:39 Dites-nous, Maurice, quel ange sauveur t'as rappelé à la vie."
01:01:42 "Vous savez", dit Maurice,
01:01:45 "je suis tombé de chouette, frappé par un coup de faux.
01:01:48 Je tombais de cheval entièrement privé de mes sens.
01:01:51 J'ignore combien de temps je restais dans cette situation.
01:01:54 Dans un demi-réveil, et l'esprit encore voilé par la douleur,
01:01:57 j'éprouvais la sensation qu'on ressent en voyageant en voiture.
01:02:00 Il était nuit sombre.
01:02:03 Plusieurs voix chuchotaient auprès de moi.
01:02:06 C'était la langue française dont on se servait.
01:02:09 Ainsi, j'étais dans les mains de l'ennemi.
01:02:12 Et je retombais dans mon évanouissement.
01:02:15 Alors suivit un état qui ne m'a laissé d'autre souvenir
01:02:18 que des douleurs violentes dont ma tête était atteinte.
01:02:21 Un matin, je me réveillais l'esprit parfaitement libre.
01:02:24 Je me trouvais dans un lit élégant, presque somptueux,
01:02:27 tendu de rideaux de soie,
01:02:30 orné de franges et de glans massifs.
01:02:33 La chambre, vaste et élevée, était couverte de tapis
01:02:36 et remplie de meubles lourdement dorés,
01:02:39 comme une porte française.
01:02:42 Un inconnu me regardait, presque courbé, sur moi
01:02:45 et s'élança vers un cordon de sonnette qu'il tira fortement.
01:02:48 Peu de minutes après, la porte s'ouvrit et deux hommes entrèrent.
01:02:51 L'un d'eux était âgé.
01:02:54 Il portait un ami brodé et la croix de Saint-Louis à sa boutonnière.
01:02:57 Le plus jeune s'approcha de moi, tâta mon poux et dit à l'autre
01:03:00 « Tout danger est passé. Il est sauvé. »
01:03:03 Le plus vieux s'annonça alors à moi comme le chevalier de Tressens.
01:03:06 Dans le château duquel je me trouvais.
01:03:09 « Il était en voyage, me dit-il, et il passait par le village
01:03:12 où j'avais été attaqué au moment où les paysans se disposaient à me piller.
01:03:15 Il parvint à me délivrer de leurs mains.
01:03:18 Alors il me fit transporter dans sa voiture
01:03:21 et reprit avec moi le chemin de son château
01:03:24 qui était éloigné de toute communication avec les routes militaires.
01:03:27 Là, il m'avait fait soigner des blessures que j'avais reçues à la tête
01:03:30 par son chirurgien, homme fort habile.
01:03:33 Il conclut en me disant qu'il aimait ma nation,
01:03:36 qu'il avait bien accueilli dans les temps calamiteux de la Révolution
01:03:39 et qu'il se réjouissait de pouvoir m'être utile.
01:03:42 Tout ce qui pouvait me soulager ou me plaire dans son château
01:03:45 était à mon service et il ne souffrirait pas
01:03:48 que je le quittasse avant que d'être parfaitement rétabli.
01:03:51 Il déplorait au reste l'impossibilité
01:03:54 où il se trouvait de faire connaître à mes amis le lieu de mon séjour.
01:03:57 Le chevalier était bœuf,
01:04:00 ses fils absents.
01:04:03 Ainsi, je me trouvais seul avec lui, le chirurgien
01:04:06 et les nombreux domestiques du château.
01:04:09 Ma santé se rétablissait doucement
01:04:12 et le chevalier faisait tous ses efforts pour m'en rendre agréable
01:04:15 le séjour de sa terre.
01:04:18 Sa conversation était spirituelle
01:04:21 et ses vues plus profondes qu'elles ne le sont d'ordinaire chez sa nation.
01:04:24 Il parlait d'art, de science, mais autant qu'il le pouvait,
01:04:27 il aimait de faire mention des événements du temps.
01:04:30 Ai-je besoin de dire que mon angélique était mon unique pensée
01:04:33 et que ma plus vive douleur était de la savoir affliger de ma mort ?
01:04:36 Je tourmentais sans relâche le chevalier
01:04:39 pour qu'il fît parvenir mes lettres au quartier général.
01:04:42 Il s'excusa en me disant qu'il ne savait
01:04:45 dans quelle direction se dirigeaient alors nos armées
01:04:48 et il me consola en m'assurant que dès que je serais guéri,
01:04:51 il m'aiderait à retourner dans ma patrie.
01:04:54 D'après ses discours, je dus conclure
01:04:57 que la guerre avait recommencé avec plus d'acharnement
01:05:00 et que les armes avaient été défavorables aux alliés,
01:05:03 ce qu'il me taisait par délicatesse.
01:05:06 Mais je n'ai besoin que de retracer quelques circonstances isolées
01:05:09 pour justifier les singuliers soupçons que Dagober a conçus.
01:05:12 J'étais déjà à peu près délivré de la fièvre
01:05:15 lorsqu'une nuit je tombais dans un état de rêverie incroyable,
01:05:18 dont le souvenir, bien que confus,
01:05:21 me fait encore frémir.
01:05:24 Je vis Angélique,
01:05:27 mais c'était comme si son corps n'eût été qu'une vapeur tremblotante
01:05:30 que je m'efforçais vainement de saisir.
01:05:33 Une autre créature se glissait entre elle et moi,
01:05:36 s'appuyait sur ma poitrine
01:05:39 et plongeait la main pour s'emparer de mon cœur.
01:05:42 Et au milieu des douleurs les plus affreuses,
01:05:45 je me sentais saisir d'une volupté infinie.
01:05:48 Mon premier regard tomba sur un portrait
01:05:51 qui était suspendu au pied de mon lit
01:05:54 et que je n'avais jamais remarqué.
01:05:57 Je fus effrayé du fond de mon âme
01:06:00 car c'était Marguerite dont les yeux noirs et animés étaient fixés sur moi.
01:06:03 Je demandais au domestique d'où venait ce portrait
01:06:06 et qui il représentait.
01:06:09 Il me dit que c'était celui de la nièce du chevalier,
01:06:12 la marquise de Tressens,
01:06:15 qui ne m'avait remarqué ce matin-là
01:06:18 que parce qu'on avait enlevé la veille toute la poussière qui le couvrait.
01:06:21 Le chevalier confirma cette réponse du domestique.
01:06:24 Depuis, chaque fois que je voulais rêver à Angélique,
01:06:27 Marguerite s'offrait à moi.
01:06:30 J'étais en quelque sorte étranger à mes propres sensations,
01:06:33 une puissance extérieure disposait de mes pensées
01:06:36 et dans le délire que me causait cette lutte,
01:06:39 il me semblait que je ne pouvais me débarrasser de Marguerite.
01:06:42 Je n'oublierai jamais les angoisses de cette cruelle situation.
01:06:45 Un matin, j'étais étendu sur un sofa près de la fenêtre,
01:06:48 me ranimant aux douze exhalations que m'envoyait la brise matinale.
01:06:51 Lorsque j'entendis au loin les éclats de la trompette,
01:06:54 aussitôt je reconnais la joyeuse fanfare de la cavalerie russe.
01:06:57 Mon cœur bondit de joie.
01:07:00 Il me semble que chaque son de sa terre
01:07:03 m'apporte les paroles consolantes de mes amis,
01:07:06 qu'ils viennent me tendre la main,
01:07:09 me relever du cercueil où une puissance ennemie m'avait renfermé.
01:07:12 Quelques cavaliers accourent avec la rapidité de l'éclair.
01:07:15 Je les regarde.
01:07:18 « Bogislav ! mon Bogislav ! »
01:07:21 m'écriai-je dans l'excès de mon ravissement.
01:07:24 Le chevalier entre de ma chambre pâle et troublé.
01:07:27 Il m'annonce qu'on lui envoie inopinément des soldats allogés.
01:07:30 Il prononce quelques mots d'excuse.
01:07:33 Moi, sans l'écouter, je m'élance au bas des marches
01:07:36 et je me mets les bras de Bogislav.
01:07:39 À mon grand étonnement,
01:07:42 j'apprends alors que la paix conclut depuis longtemps
01:07:45 et que la plupart des troupes étaient en pleine retraite.
01:07:48 Toute chose que le chevalier m'avait cachée
01:07:51 tandis qu'il me retenait comme un prisonnier dans son château.
01:07:54 Personne de nous ne pouvait deviner les motifs de cette conduite,
01:07:57 mais chacun soupçonnait une menée sourde et déloyale.
01:08:00 Dès ce moment, le chevalier ne fut plus le même.
01:08:03 Il me regardait comme un homme en grondeur, tracassier
01:08:06 et lorsque je le remercie avec chaleur de m'avoir sauvé la vie,
01:08:09 il ne me répondait que par un sourire usé et ironique.
01:08:12 Après vingt-quatre heures de halte,
01:08:15 Bogislav se mit en route
01:08:18 et je laissai avec joie le vieux château derrière moi.
01:08:21 « Maintenant, Dagober, c'est à toi de parler. »
01:08:24 « Qui pourrait douter de la force des pressentiments
01:08:27 que nous renfermons dans notre âme ? » dit Dagober.
01:08:30 Pour moi, je n'ai jamais cru à la mort de mon ami.
01:08:33 L'esprit qui nous rébelle a destiné dans nos rêves
01:08:36 me disait que Maurice vivait et qu'il était retenu
01:08:39 loin de nous par des liens merveilleux.
01:08:42 Le mariage d'Angélique avec le comte déchirait mon cœur.
01:08:45 Lorsque je vins ici, il y a quelque temps,
01:08:48 lorsque je trouvais Angélique dans une disposition d'esprit
01:08:51 qui, je l'avoue, me causa de l'horreur parce que j'y voyais
01:08:54 l'effet d'une puissance surnaturelle,
01:08:57 je formais la résolution de faire un pèlerinage
01:09:00 en pays étranger pour chercher mon Maurice.
01:09:03 Je ne vous parlerai pas du bonheur, du ravissement que j'éprouvais
01:09:06 en retrouvant sur les bords du Rhin Maurice
01:09:09 qui revenait en Allemagne avec le général Soylove.
01:09:12 Tous les tourments de l'enfer s'emparèrent de lui
01:09:15 en apprenant le mariage d'Angélique et du comte.
01:09:18 Mais toutes ces malédictions, toutes ces plaintes
01:09:21 cesserent lorsque je lui fis part de certains soupçons
01:09:24 et lorsque je l'assurais qu'il était en mon pouvoir
01:09:27 de détruire toutes les intrigues du comte.
01:09:30 Le général Soylove tressaillit en entendant prononcer le nom du comte
01:09:33 et lorsque je lui décris sa tournure, son langage et ses traits,
01:09:36 il s'écria « Sans nul doute, c'est lui, c'est lui-même ! »
01:09:39 « Apprenez, » dit le général en interrompant Dagobert,
01:09:42 « apprenez qu'il y a plusieurs années, ce comte Aldini
01:09:45 m'a enlevé à Naples par un art infernal qu'il prétend
01:09:48 posséder, une femme que j'adorais. »
01:09:51 Au moment où je plongeais mon épée dans le corps de ce traître,
01:09:54 ma fiancée fut séparée de moi pour jamais.
01:09:57 Je fus forcé de m'enfuir et le comte, guéri de sa blessure,
01:10:00 parvint à obtenir sa main.
01:10:03 Mais le jour de leur mariage, elle fut atteinte
01:10:06 d'une crise nerveuse dans laquelle elle succomba.
01:10:09 « Ciel ! » s'écria la baronne, « un seul jour,
01:10:12 je ne pourrai plus me voir avec elle. »
01:10:15 « Ciel ! » s'écria la baronne.
01:10:18 Insursemblable attendait cet enfant.
01:10:21 Et cette terrible apparition dont nous parlait Maurice le soir
01:10:24 où le comte vint pour la première fois nous surprendre
01:10:27 et nous causer tant d'effroi.
01:10:30 « Je vous disais dans ce récit, » dit Maurice,
01:10:33 « que la porte s'était ouverte avec fracas.
01:10:36 Il me sembla qu'une figure vague et incertaine traversait la chambre.
01:10:39 Bogislav était prêt d'expirer d'effroi.
01:10:42 Je parvins difficilement à le rappeler à lui-même.
01:10:45 Enfin, il me tendit douloureusement la main et me dit,
01:10:48 « Demain, toutes mes souffrances seront terminées. »
01:10:51 Sa prédiction se réalisa,
01:10:54 mais d'une autre manière qu'il l'avait pensée.
01:10:57 Le lendemain, dans le plus épais de la mêlée,
01:11:00 il fut atteint à la poitrine d'un coup de biscayen
01:11:03 qui le renversa de son cheval.
01:11:06 La balle avait frappé sur son sein le portrait de la belle fidèle
01:11:09 et l'avait brisé en mille pièces.
01:11:12 Il fut ainsi préservé d'une blessure mortelle
01:11:15 et n'eut reçu qu'une contusion dont il guérit facilement.
01:11:18 Depuis ce temps, mon ami Bogislav a recouvré le calme de son cœur.
01:11:23 « Rien n'est plus vrai, » dit le général,
01:11:26 « et le souvenir de la bien-aimée que j'ai perdue
01:11:29 ne me cause plus qu'une mélancolie à laquelle je trouve des charmes. »
01:11:32 Mais laissons notre ami Dagobert terminer son histoire.
01:11:35 « Nous nous remîmes tous trois en route, » dit Dagobert.
01:11:39 « Ce matin, au point du jour, nous arrivâmes dans la petite ville de Pé,
01:11:44 située à six milles d'ici.
01:11:46 Nous comptions y rester quelques heures et repartir.
01:11:49 Tout à coup, je crus voir Marguerite s'élancer d'une chambre de l'auberge
01:11:52 où nous étions et accourir vers nous.
01:11:55 C'était elle, pâle et les yeux égarés.
01:11:58 Elle tomba aux genoux du major,
01:12:00 les embrassa en s'accusant des crimes les plus noirs,
01:12:03 jura qu'elle avait mille fois mérité la mort
01:12:06 et le sublia de l'égorger sur l'heure.
01:12:09 Maurice la repousse avec horreur et s'échappa.
01:12:12 « Oui, » s'écria le major en voyant Marguerite à mes pieds,
01:12:16 « toutes les souffrances que j'avais éprouvées dans le château
01:12:19 s'emparèrent encore de moi
01:12:21 et j'éprouvais une fureur que je n'avais jamais ressentie.
01:12:24 J'étais sur le point de plonger mon épée dans le sein de Marguerite
01:12:27 lorsque, rassemblant toutes mes forces, je parvins à m'enfuir.
01:12:32 Pour moi, » reprit Dagobert,
01:12:34 « je relevais Marguerite et je la portais dans sa chambre.
01:12:38 Bientôt je parvins à la calmer
01:12:40 et j'appris, par ses discours entrecoupés,
01:12:43 ce que j'avais soupçonné.
01:12:45 Elle me donna une lettre qu'elle avait reçue la veille à minuit
01:12:48 du comte Aldigny. La voici. »
01:12:51 Dagobert tira une lettre de sa poche et lut ce qui suit.
01:12:56 « Fuyez, Marguerite, tout est perdu.
01:12:59 L'aube du Dieu approche.
01:13:01 Toute ma science ne peut rien contre le destin
01:13:03 qui m'entraîne au moment de réussir.
01:13:06 Marguerite, je vous ai initiée dans des mystères
01:13:10 dont la connaissance eut anéanti une femme ordinaire.
01:13:14 Mais votre esprit robuste, votre intelligence élevée
01:13:17 ont fait de vous un digne sujet.
01:13:20 Vous m'avez bien assistée.
01:13:22 Par vous, j'ai dominé l'âme d'Angélique.
01:13:24 Pour vous en récompenser, j'ai voulu assurer le bonheur de votre vie.
01:13:28 Mais toutes mes opérations ont été bennes.
01:13:31 Fuyez, fuyez pour éviter votre perte.
01:13:34 Pour moi, je le sens, le moment qui approche me donnera la mort.
01:13:38 Dès que ce moment viendra, j'irai sous l'arbre
01:13:41 à l'ombre duquel nous avons si souvent parlé
01:13:43 de cette science mystérieuse.
01:13:46 Marguerite renonçait à ses secrets.
01:13:49 La nature est une mère cruelle.
01:13:51 Elle tourne ses forces contre ses enfants audacieux
01:13:53 qui cherchent à soulever ses voiles.
01:13:56 Je tuais jadis une femme au moment où j'allais me plonger avec elle
01:13:59 dans les délices de l'amour.
01:14:01 Et cependant, insensé que j'étais,
01:14:04 j'espérais encore faire servir ma science impuissante
01:14:06 à me procurer le bonheur.
01:14:08 Adieu, Marguerite.
01:14:10 Retournez dans votre patrie.
01:14:12 Le chevalier de Tressens aura soin de vous.
01:14:14 Adieu.
01:14:16 Un long silence suivit la lecture de cette lettre.
01:14:22 « Il faut donc, dit à voix basse la baronne,
01:14:25 que je crois à des choses contre lesquelles mon cœur s'est toujours révolté.
01:14:29 Mais comment Angélique a-t-elle pu oublier si promptement Maurice ?
01:14:33 Je me souviens qu'elle était plongée dans une exaltation continuelle
01:14:37 et que son penchant pour le comte se déclara d'une façon singulière.
01:14:41 Elle m'avoua que chaque nuit elle rêvait du comte
01:14:44 et que ses rêves lui procuraient de douces extases.
01:14:48 Marguerite m'avouait qu'elle murmurait chaque nuit le nom du comte
01:14:52 à l'oreille d'Angélique, reprise à Gauvert,
01:14:55 et que le comte lui-même s'avançait quelquefois vers la porte
01:14:59 et il demeurait quelques instants les yeux fixés sur votre fille endormie
01:15:03 et les bras étendus vers elle.
01:15:06 Mais sa lettre n'a pas besoin de commentaires.
01:15:09 Il est certain que le comte exerçait une grande puissance magnétique
01:15:12 et qu'il l'employait à captiver les forces psychiques.
01:15:16 Il était en relation avec le chevalier de Tressens
01:15:19 et il appartenait à cette école qui compte beaucoup d'adeptes en France et en Italie
01:15:23 et dont le vieux Pius Ségur était le chef.
01:15:26 Je pourrais pénétrer plus avant dans ces moyens mystérieux
01:15:30 et je pourrais vous expliquer tout ce qui vous paraît surnaturel
01:15:33 dans l'influence qu'exerçait le comte, mais laissons cela pour aujourd'hui.
01:15:37 « Oh, pour toujours ! » s'écria la baronne.
01:15:40 « Plus rien de ce monde sinistre où règne l'épouvante.
01:15:43 Grâce soit rendue au ciel de nous avoir délivrés de cette hôte terrible. »
01:15:49 Le lendemain, on revint à la ville.
01:15:52 Le colonel et Dagobert restèrent seuls pour veiller à la sépulture du comte.
01:15:56 Depuis longtemps, Angélique était l'heureuse femme du major.
01:16:00 Un soir, par un temps orageux de novembre,
01:16:03 toute la famille était rassemblée auprès du feu avec Dagobert
01:16:06 dans le même salon où le comte Aldigny avait fait son apparition en manière de spectre.
01:16:11 Comme alors, les voix mystérieuses des esprits
01:16:15 que l'ouragan et les vents avaient réveillés sifflaient et mugissaient sur les toits.
01:16:20 « Vous rappelez-vous ? » dit la baronne, les yeux étincelants.
01:16:24 « Vous souvenez-vous encore ? »
01:16:26 « Sur tout point d'histoire de spectre ! » s'écria le colonel.
01:16:30 Mais Angélique et Maurice ne pleurent s'empêcher de dire ce qu'ils avaient ressenti ce soir-là,
01:16:36 comme ils s'étaient déjà aimés au-delà de toute expression.
01:16:39 Et ils se pleurent à rappeler les plus petites circonstances qui s'étaient alors passées.
01:16:44 « N'est-ce pas, Maurice ? » dit Angélique.
01:16:47 « Ces récits ne t'effraient pas. »
01:16:49 « Ne te semble-t-il pas, comme à moi,
01:16:51 que la voix merveilleuse des vents ne nous parle plus que de notre amour ? »
01:16:55 « Oui, sans doute ! » s'écria Dagobert.
01:16:58 « Et la marmite a-t-elle même, avec ses sifflements,
01:17:01 ne me semble plus renfermer que des petits esprits domestiques
01:17:04 qui fredonnent une chanson de berceau ? »
01:17:07 Angélique cacha sa figure couverte de rougeur dans le sein de l'heureux Maurice.
01:17:13 Ainsi s'achève « Le spectre fiancé » par Ernst Theodor Amadeus Hoffmann.
01:17:20 !

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