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mamie repost vous propose la bête du Gevaudan de G.Lenotre livre audio gratuit en français

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00:00 La bête du Gévaudan par Gé le Notre
00:04 En quelle année les habitués de la Bibliothèque nationale virent-ils pénétrer dans la grande
00:09 salle de lecture un prêtre véritable, d'allure sévère et campagnarde, vêtu d'une soutane
00:15 grossière et chaussée d'énormes souliers boueux ? La chose, si je ne me trompe, date
00:21 d'une trentaine d'années.
00:22 Elle ne passa pas inaperçue, car tout de suite la légende s'accrédita que le nouveau
00:28 Gévaudan était le curé d'un petit village perdu dans les montagnes de l'Auvergne et
00:32 qu'il réalisait le rêve de toute sa vie en venant à la Bibliothèque afin de consulter
00:37 certains documents intéressants l'histoire de sa paroisse.
00:40 On assura même que ne pouvant rien distraire du budget de ses charités, il avait fait
00:46 à pied la plus grande partie du chemin et qu'il ne voulait rien voir à Paris que les
00:50 ouvrages dont il avait besoin.
00:52 C'est notre prise, il reprit son bâton et regagna ses montagnes.
00:56 Bien des années après son passage, je rencontrais chez un bouquiniste un volume d'aspects
01:04 étranges tel qu'il n'en sort d'aucune imprimerie.
01:07 Il était du format d'un livre de prières, mais épais comme de dictionnaire et de fait,
01:12 en le feuilletant, je constatais qu'il comportait 1040 pages.
01:16 Le caractère, la justification, la disposition du titre courant, le brochage même, avaient
01:24 des qualités, je ne sais quoi, de singuliers et de jamais vus.
01:26 « Il est bien curieux le volume que vous tenez là, me dit le bouquiniste.
01:31 C'est l'œuvre d'un brave curé de la Lozère qui, pendant cinquante ans, occupa
01:36 tous ses loisirs à parcourir l'Auvergne, recueillant des traditions, copiant les registres
01:41 de paroisses, ramassant partout des documents dont il remplit son presbytère.
01:46 Quand il eut composé de la sorte une histoire du clergé de la Lozère pendant la Révolution,
01:52 il conçut l'ambition de publier son œuvre, mais aucun éditeur ne consentit à l'imprimer.
01:57 Alors le courageux abbé Acheta, dit-on, d'un journal en déconfiture, le matériel nécessaire,
02:05 apprit le métier, se procura du papier et une presse à bras, et feuille par feuille,
02:10 car les caractères lui manquaient, il imprima de ses mains son travail, qui forme trois
02:15 gros volumes.
02:16 Puis il s'en mit au pliage et brocha lui-même ses livres, car il en écrivit bien d'autres.
02:21 Il parvenait, tout frais payé, à vendre soixante centimes un ouvrage de trois cent
02:26 cinquante pages.
02:27 Celui que vous avez en main est très recherché aujourd'hui.
02:31 Il est devenu rare.
02:32 Je le vends quinze francs.
02:33 En souvenir du laborieux ecclésiastique que j'avais aperçu de Naguère à la bibliothèque,
02:40 car c'était bien le même, j'achetais le livre et n'ai pas eu à m'en repentir.
02:45 Il était intitulé «Histoire de l'abbé du Gévaudan, véritable fléau de Dieu », d'après
02:51 des documents inédits et authentiques par l'abbé Pourcher, curé de Saint-Martin-de-Bouchot-Loser,
02:58 chez l'auteur 1889.
03:00 C'est moins un récit qu'un recueil de textes.
03:04 M.
03:05 l'abbé Pourcher a fouillé tous les dépôts d'archives de sa région, les plus modestes
03:10 comme les plus importants.
03:11 On retrouve là ses découvertes à la bibliothèque de la rue de Richelieu.
03:15 Il a tout consulté, tout lu, tout noté, et sur un fait extraordinaire de notre histoire,
03:21 qui jusqu'alors, je le crois bien, n'avait été traité qu'en complainte, il a écrit
03:26 un livre de science, ou la tradition, comme il convient, à sa part, et dont voici un
03:32 court résumé.
03:33 Au commencement du mois de juin de l'année 1764, une femme de Langogne, gardant son troupeau
03:41 de bœufs aux environs du bourg, fut attaquée par une bête féroce.
03:45 Les chiens, à l'aspect de la bête, tremblant de peur, s'enfuirent la queue basse.
03:51 Les bœufs, au contraire, vaillamment groupés autour de leur gardienne, mirent l'animal
03:56 en fuite.
03:57 La femme, au reste, n'était pas blessée.
03:59 Elle rentra à Langogne, très émue, la robe et le corsage en lambeaux.
04:04 À la description qu'elle fit du monstre qu'il avait assailli, on comprit que la peur lui
04:09 avait quelque peu troublé la tête.
04:11 « C'était un loup, tout simplement, assurait les sceptiques, peut-être un loup enragé.
04:16 Le fait n'était pas rare, et l'on n'en parla plus.
04:19 »
04:20 Mais quelques semaines plus tard, le bruit se répand dans toute la vallée de l'Allier
04:25 supérieur, que la bête a reparu.
04:27 Le 3 juillet, à Saint-Étienne de Luc d'Arès, en Bivaray, elle a dévoré une fillette de
04:34 quatorze ans.
04:35 Le 8 août, elle attaque une fille de Puy-le-Rend en gévaudant et la déchire.
04:39 Trois garçons de quinze ans du village de Chaila-les-Becs, une femme d'Azingue, une
04:45 fillette du village de Tors, un berger de Chaudérac, sont trouvés morts dans les champs.
04:51 Leurs corps, horriblement mutilés, sont à peine reconnaissables.
04:55 En septembre, une fille de Rocle, un homme des Choisinets, une femme d'Apcher, disparaissent.
05:01 On recueille leurs débris et des lambeaux de leurs vêtements et part dans les champs
05:05 et dans les bois.
05:06 Le 8 octobre, un jeune homme du Pouget rentre au village terrifié à demi-mort.
05:10 Il a rencontré dans un verger la bête qui lui a lacéré la peau du crâne et la poitrine.
05:16 Deux jours plus tard, un enfant de treize ans a également le front ouvert et le cuir
05:21 chevelu arraché.
05:22 Le 19, une fille de vingt ans est trouvée aux environs de Saint-Alban dans une prairie
05:28 affreusement déchiquetée.
05:29 La bête s'était acharnée sur elle, avait bu tout son sang et dévoré ses entrailles.
05:36 Tout le Gévaudan en tremblait.
05:38 Le capitaine du Hamel, aide-major des dragons de l'Angogne, s'était bravement mis à
05:43 la tête d'une troupe de hardis paysans afin de donner la chasse à l'animal mystérieux.
05:48 Il avait même cerné et tué un grand loup qui lui avait valu dix-huit livres de prime,
05:53 mais les gens de la campagne ne se rassuraient point.
05:55 Ce vulgaire loup n'était pas la bête, ainsi qu'on s'efforçait de le leur faire
06:00 croire et de fait, on apprit presque aussitôt que celle-ci se moquait des chasseurs et
06:05 poursuivait ses ravages.
06:07 Un soir d'octobre, un paysan du village de Zuliange, Jean-Pierre Pourcher, rangeait des
06:13 bottes de paille dans sa grange.
06:15 Le soir tombait, la neige couvrait la campagne.
06:18 Tout à coup, une ombre passe devant l'étroite fenêtre du hangar.
06:22 Pourcher est pris d'une espèce de frayeur.
06:24 Il va décrocher son fusil, se poste à la lucarne de son écurie et il aperçoit.
06:30 Dans la rue du village, devant la fontaine, un animal monstrueux est tel qu'il n'en
06:34 a jamais vu.
06:35 « C'est la bête ! c'est la bête ! se dit-il.
06:39 » Quoiqu'il fût très fort et courageux, il tremblait au point que ses mains pouvaient
06:45 à peine tenir son arme.
06:46 Pourtant, ayant fait le signe de la croix, il l'épaule, vise et tire.
06:51 La bête tombe, se relève, secoue la tête sans bouger de place et regardant de tous
06:57 côtés d'un air furieux.
06:59 Pourcher lâche un second coup.
07:01 La bête jette un cri terrifiant, fléchit sur ses pattes et s'enfuit en faisant un
07:06 bruit semblable à celui d'une personne qui se sépare d'une autre après une dispute.
07:11 De ce soir-là, Pourcher resta bien convaincu qu'à moins d'un miracle, tous les habitants
07:16 du Gévaudan étaient destinés à être mangés.
07:18 De tels récits portaient au loin la terreur.
07:22 Les travaux des champs étaient délaissés, les routes désertes.
07:26 Les gens ne sortaient de chez eux qu'en troupe bien armée.
07:29 Le capitaine du Hamel et ses dragons opéraient des battues journalières.
07:34 Douze cents paysans, porteurs de fusils, de faux, d'épieux, de bâtons, lui servaient
07:39 d'escorte.
07:40 Dès qu'un méfait de la bête était signalé, on se portait en masse à sa poursuite.
07:45 Monsieur de Lafon, syndic à Mande, monsieur de Moncan, commandant général des troupes
07:51 du Languedoc, un gentilhomme de la région, monsieur de Morangie et Mercier, le plus hardi
07:57 chasseur du Gévaudan, s'étaient mis en campagne.
08:00 Ils battaient le pays de Langogne à Saint-Chéli et du Malzieux à Margevolles.
08:05 Des crieurs allaient de village en village pour ameuter les paysans.
08:09 Les braves se mobilisaient et par les chemins neigeux partaient résolument à la recherche
08:14 du monstre.
08:15 Un jour, la vente que commandait monsieur de Lafon, en marche depuis soixante-douze
08:21 heures, s'arrêta subitement tout près du château de la Baume.
08:25 Qu'y a-t-il ? La bête ! La bête est là, on vient de l'apercevoir, dissimulée derrière
08:30 un mur.
08:31 Elle est couchée sur le ventre et guette un jeune berger qui, à quelques distances,
08:36 garde des bœufs dans un pâturage.
08:37 Mais elle a inventé l'ennemi.
08:39 En quelque bon, elle gagne un bosquet voisin.
08:42 Cette fois, on la tient.
08:44 Les paysans se précipitent au nombre d'une centaine, cernent le petit bois, tandis que
08:49 d'autres, avec précaution, se glissent sous les branches, battant les fourrés.
08:53 La bête, débuchée, prend son élan.
08:56 Un chasseur la tire à dix pas, elle tombe, se relève, reçoit une seconde balle, tombe
09:02 de nouveau, se relève encore et rentre dans le bois en clopinant.
09:06 On la poursuit, on la fusille de tous côtés, la voici de nouveau en pleine, tombant à
09:12 chaque décharge, se redressant toujours, on la voit enfin revenir au bosquet et s'y
09:17 enfoncer.
09:18 On l'y poursuit jusqu'à la nuit sans la rencontrer.
09:22 Comme on la croyait morte, on remit au lendemain la recherche de sa dépouille.
09:27 À l'aube, deux cents hommes, bien armés, explorèrent tous les buissons, écartant
09:32 les branches, fouillant les amoncellements de feuilles mortes, jusqu'à ce qu'on
09:36 apprît que deux femmes qui s'étaient risquées dans les champs, sur la bonne nouvelle que
09:40 la bête était tuée, l'avaient vue passer très vivante mais boitant un peu.
09:45 Deux jours plus tard, à trois lieues de là, un jeune homme de Rimez était rapporté tout
09:51 sanglant, la peau du crâne enlevé et le flanc ouvert.
09:54 Le même jour, une enfant de Foutan était mordu à la joue et au bras.
09:58 On trouvait dans un champ voisin de l'habitation de M.
10:01 de Morangier le cadavre en lambeau d'une fille de vingt-un ans que, malgré son épouvante,
10:06 ses parents avaient forcé d'aller traire les vaches.
10:08 C'était à désespérer.
10:10 Des dix mille chasseurs qui, à la fin d'octobre, s'étaient mis en campagne, il n'en restait
10:15 plus un qui n'estima toute tentative désormais inutile.
10:19 Le gévaudan devait se résigner et subir, avec une pieuse patience, ce mystérieux et
10:25 cruel fléau.
10:26 On savait maintenant que la bête n'était pas un loup.
10:31 Trop de gens l'avaient vue et donnaient d'elle des descriptions concordantes.
10:35 C'était un animal fantastique de la taille d'un veau ou d'un âne.
10:40 Il avait le poil rougeâtre, la tête grosse, assez semblable à celle d'un cochon, la
10:45 gueule toujours béante, les oreilles courtes et droites, le poitrail blanc et fort large,
10:51 la queue longue et fournie avec le bout blanc.
10:53 Certains disaient que ses pieds de derrière étaient garnis de sabots comme ceux d'un
10:59 cheval.
11:00 La bête semblait douée d'une sorte d'ubiquité dénotant une agilité surprenante.
11:04 Dans le même jour, on avait constaté sa présence en des endroits distants l'un de
11:09 l'autre de sept à huit lieux.
11:11 Elle aimait à se dresser sur son derrière et à faire de petites singeries, car elle
11:17 paraissait gaie comme une personne et feignait de n'avoir point de méchanceté.
11:21 Si elle était pressée, elle traversait les rivières en deux ou trois sauts, mais quand
11:26 elle avait le temps, on la voyait marcher sur l'eau sans se mouiller.
11:29 Quelqu'un assurait l'avoir entendu rire et parler.
11:33 Il était de tradition que lorsqu'une mère gourmandait son enfant et le menaçait de
11:38 la bête, celle-ci, avisée on ne sait par qui, venait poser ses deux pas de devant sur
11:43 l'appui de la fenêtre et contemplait d'un air arrogant le baby, promis à sa convoitise.
11:48 D'ailleurs, elle dévorait rarement le cadavre de ses victimes, se contentant de les déchirer,
11:54 de sucer leur sang, de scalper la tête, d'emporter le cœur, le foie et les intestins.
11:59 La calamité qui frappait le Gévaudan mettait en émoi tout le royaume.
12:04 Des journaux de Clermont et de Montpellier, les nouvelles étaient passées aux gazettes
12:09 parisiennes et la bête faisait, à la ville et à la cour, le sujet de toutes les conversations.
12:14 Une complainte circulait, qui comptait de nombreux couplets, tous pareils, invariablement
12:21 composés de ce distique résumant tragiquement la situation « Elle a tant mangé de monde,
12:26 la bête du Gévaudan, elle a tant mangé de monde ».
12:29 Le roi Louis XV lui-même, bien qu'il eût d'autres soucis, voulut bien compatir au
12:36 malheur de ces faits au sujet du haut Languedoc et son ministre donna l'ordre de faire
12:40 donner la troupe.
12:41 Conformément à ses instructions, le capitaine du Hamel vint, à la tête de ses dragons,
12:47 installer son quartier général à Saint-Chéli.
12:50 Il y dint un conseil, avec les tireurs les plus réputés de la région, une gratification
12:55 de deux mille, puis de six mille livres, fut promise à celui qui tuerait la bête.
13:01 Aux prônes de toutes les paroisses fut donnée lecture des dispositions prises, et l'annonce
13:06 de six sages mesures réconforta quelque peu les paysans.
13:09 À moins qu'il ne fût vomi par l'enfer, le monstre devait à coup sûr succomber et
13:15 l'on ne tarderait pas à prendre sa fin.
13:17 Même, pour plus d'assurance, ces messieurs des états de Languedoc ordonnèrent que sa
13:22 dépouille serait apportée au lieu de leur séance, afin que chacun pût se rendre compte
13:26 que la bête était enfin exterminée.
13:28 Les huit battues s'effectuèrent, dans l'ordre prescrit, du 20 au 27 novembre.
13:35 Elles ne donnèrent aucun résultat.
13:37 Dès que les troupes eut regagné leur cantonnement, on apprit que, durant l'expédition, la bête
13:43 avait poussé une pointe du côté de Sainte-Colombe, elle y avait tué cinq filles, une femme et
13:48 quatre enfants.
13:49 La terreur redoubla.
13:50 L'évêque de Mande consacra un mendement à cette désolation publique et des oraisons
13:56 furent ordonnées dans toute l'étendue du diocèse pour qu'il pûte à Dieu de susciter
14:01 un nouveau Saint-Georges, assuré d'avance de la vénération de tout le pays.
14:05 Et tandis que les habitants étaient en prière, la bête, en plein jour, le 6 janvier 1765,
14:13 enlevait une mère de famille, Delphine Courtiole, au village de Saint-Querry.
14:18 C'était, assurait-on, sa soixantième victime, sans compter les malheureux, très nombreux
14:24 qu'elle avait en six mois, blessés ou estropiés.
14:27 À cette époque, janvier 1765, se place un incident qui mit en émoi tout le pays.
14:35 Le 12, un jeune berger du village de Chanaleil, âgé de douze ans, et nommé André Portefeu,
14:42 gardait des bestiaux dans la montagne.
14:44 Il était accompagné de quatre camarades et de deux fillettes, plus jeunes que lui.
14:49 Par crainte de la bête, ses enfants étaient armés de bâtons, à l'extrémité desquels
14:54 ils avaient fiché des lames de couteau.
14:56 L'une des petites, soudain, poussa un cri.
14:59 La bête venait de surgir d'un buisson à quelques pas d'elle.
15:03 André Portefeu groupe tout son monde, les plus forts en avant, protégeant le reste
15:08 de la troupe.
15:09 Le monstre tourne autour d'eux, la gueule écumante.
15:12 Les braves petits, serrés l'un contre l'autre, font le signe de la croix et cherchent à
15:17 se défendre à coups de leurs épieux.
15:19 Mais la bête, se ruant, saisit l'un des enfants à la gorge et l'emporte.
15:23 C'est le petit Panafieu, qui a huit ans.
15:25 Portefeu, héroïquement, se lance à la poursuite du fauve, le larde de coup de couteau, le
15:32 force à lâcher sa proie.
15:34 Joseph Panafieu en est quitte pour une joue arrachée que la bête, en trois coups de
15:38 dents, mange sur place.
15:40 Mise en goût, elle attaque une seconde fois le groupe terrifié, renverse l'une des fillettes.
15:45 D'un coup de son horrible museau, mord un des garçons à la lèvre.
15:49 Il s'appelait Jean Bévrier, le saisit par le bras et l'emporte.
15:54 Un autre, qui a trop peur, crie qu'il faut sacrifier celui-là et profiter pour s'enfuir
15:59 du temps que la bête mettra à le manger.
16:02 Mais Portefeu déclare qu'ils sauveront leurs camarades ou qu'ils périront tous.
16:07 Ils le suivent, même Panafieu qui n'a plus qu'une joue et que le sang aveugle.
16:12 Tous, ardiment, piquent la bête, cherchant à lui crever les yeux ou à lui couper la
16:17 langue.
16:18 Ils l'acculent dans un bourbier où, s'enlisant, elle lâche l'enfant qu'elle tient.
16:22 Portefeu se jette entre elle et lui, cogne un grand coup de bâton sur le coin du monstre,
16:27 qui recule, se secoue et s'enfuit.
16:29 Le procès-verbal authentique de cet exploit fut envoyé à Mgr Lébec de Mande, qu'il
16:36 adressa au roi.
16:37 Celui-ci décida que chacun des sept petits paysans de Channalaie toucherait trois cents
16:42 livres sur sa cassette et que le jeune Portefeu serait élevé aux frais de l'État.
16:46 Il fut placé quelques mois plus tard chez les frères de Montpellier, disons pour n'y
16:51 plus revenir, qu'après de brillantes études, il entra dans l'armée et mourut en 1785,
16:58 lieutenant d'artillerie coloniale.
17:00 La France entière, connue par les gazettes, les complaintes et les images, s'est épie
17:06 combat.
17:07 Si la célébrité d'André Portefeu fut immédiate, la renommée de la bête s'accrut
17:12 de l'aventure.
17:13 De tous les points du royaume, de Marseille et de Gascogne surtout, des héros s'offraient
17:18 pour en débarrasser le gévaudant.
17:20 Le moindre tireur d'alouette rêvait de ce beau coup de fusil, d'autant plus que
17:24 le roi promettait une prime de 9400 livres à l'heureux chasseur qui triompherait de
17:29 l'invincible et mystérieux animal.
17:31 Les gens timoraient eux-mêmes, ne se désintéressaient point de ce malheur public, et imaginaient
17:37 les stratagèmes les plus prudents.
17:39 L'un émettait l'idée saugrenue de fabriquer des femmes artificielles qu'on ficherait
17:44 sur des piquets à l'or et des bois fréquentés par la bête.
17:47 C'était très simple, un sac en peau de brebis pour simuler le corps, deux autres,
17:53 plus allongés, représentant les jambes, le tout surmonté d'une vessie peinte en
17:57 manière de visage et rempli d'éponge imbibée de sang frais, mêlée à des boyaux assaisonnés
18:03 de poison, de façon à forcer la bête vivace à avaler sa propre faim.
18:07 Un autre proposait des lires 25 hommes intrépides, de les revêtir de peau de lion, d'ours,
18:14 de léopard, de cerf, de biche, de veau, de chèvre, de sanglier, de loup, avec un bonnet
18:20 de carton garni de lames de couteau.
18:23 Chacun de ces déguisés devait être porteur d'une petite boîte contenant douze onces
18:28 de graisse de chrétien ou de chrétienne, mêlée à du sang de vipère et munie de
18:33 trois balles carrées mordues par la dent d'une jeune fille.
18:36 Un troisième avait inventé une machine infernale composée de trente fusils à la gâchette
18:41 desquels trente cordes attachées devaient être mises en mouvement par les contorsions
18:46 d'un veau de six mois se débattant à l'aspect de la bête.
18:49 Tandis que les fantaisistes s'ingéniaient, celle-ci continuait ses ravages et son audace
18:55 semblait croître.
18:56 Vers le 15 janvier, elle déchira un enfant de quatorze ans, Jean Châteauneuf de la paroisse
19:02 de Grèze.
19:03 On célébra, pour la victime, un service à l'église du village, et le lendemain, au
19:09 crépuscule, comme le père de Châteauneuf pleurait dans sa cuisine, la bête vint le
19:13 regarder par la fenêtre.
19:15 Elle posa ses pieds de devant sur l'appui de la croisée.
19:18 Châteauneuf aurait pu la saisir par les pattes, mais il n'osa pas.
19:22 Le 2 février, elle traversa au petit trou le village de Saint-Amant à l'heure où
19:27 les paysans assistaient à la grande messe.
19:30 Elle espérait pénétrer dans quelques maisons et y trouver des enfants, mais toutes les
19:35 portes étaient bien fermées et elle s'en alla dépitée après avoir fûrté partout.
19:40 Alors une grande chasse fut organisée.
19:44 Duhamel donna l'ordre à soixante-treize paroisses.
19:47 Vingt mille hommes répondirent à son appel.
19:50 Les seigneurs de toute la région se mirent à la tête de leurs paysans, et cette formidable
19:54 armée entra en campagne le 7 février.
19:57 Le pays était couvert de neige.
19:59 Il fut facile de relever la piste de la bête et de suivre sa trace.
20:03 Cinq paysans du Malzieux la tirèrent.
20:06 Elle tomba en poussant un cri, mais se releva aussitôt et disparut.
20:10 Comme le lendemain on trouva le corps d'une fillette de quatorze ans dont elle avait,
20:15 d'un coup de gueule, tranché la tête, on fit de ce cadavre un appât, disposé en bonne
20:21 place et entouré d'une ligne d'habiles tireurs bien cachée.
20:25 Mais la bête se méfia et ne se montra plus.
20:28 Le découragement fut immense.
20:31 Ces chasses infructueuses, les exigences des dragons, les dépenses que leur séjour
20:37 imposait aux paysans ruinaient le pays, que la peur au reste paralysait, au point qu'on
20:43 n'osait plus mettre le bétail au pâturage et que les marchés restaient déserts.
20:47 Jamais si lamentable catastrophe n'avait frappé le Gévaudan, et nul ne pouvait prévoir
20:53 la fin du fléau.
20:54 Il y avait alors en Normandie un vieux gentilhomme nommé Denval, dont la réputation de louftier
21:01 était grande.
21:02 Il avait en son existence, tiré assurait-il, douze cents loups.
21:07 Les exploits de la bête du Gévaudan troublaient ses sommeils.
21:11 Il entreprit le voyage de Versailles, parvint à se faire représenter au roi Louis XV,
21:17 offrit ses services qui furent acceptés.
21:20 Il jura à Sa Majesté qu'il tuerait la bête et la rapporterait, empaillée, à Versailles,
21:26 afin que tous les seigneurs de la cour fussent les témoins de son triomphe.
21:30 Le roi lui souhaita bonne chasse, et Denval se mit en route.
21:34 Le 19 février, il arrivait à Saint-Flour avec son fils, deux piqueurs et six énormes
21:41 dogs.
21:42 Pour ne point fatiguer leurs chiens, les Normands voyageaient à petite journée, ce dont la
21:47 bête profita pour dévorer, à raison d'un par jour, environ une vingtaine d'enfants.
21:52 Denval procéda avec une sage lenteur à ses préparatifs.
21:57 Il voulait étudier savamment l'insolite gibier qu'il se préparait à chasser.
22:02 À le voir si méticuleux, les paysans trépignaient d'impatience.
22:07 Ils avaient repris confiance à l'annonce de cet homme providentiel envoyé par le roi,
22:12 et ne doutaient pas que du premier coup de mousqueton, il ne les débarrassât de la
22:17 bête.
22:18 Mais lui ne se hâtait pas.
22:20 Il explorait prudemment le pays, relevait ça et là les passées du faune, et constatait
22:25 que chacun de ses bons avait en terrain plat une longueur de vingt-huit pieds.
22:30 Il en concluait que cette bête n'est nullement facile à avoir.
22:35 D'ailleurs ses chiens étaient restés en route, et il lui fallait les attendre avant
22:39 de se mettre en chasse.
22:40 Et puis il ne voulait pas de rival, et il fit comprendre qu'il ne tenterait rien si
22:46 Duhamel et ses dragons ne se retiraient.
22:48 Discussions, intrigues à ce sujet, le temps passait et la bête ne jeûnait pas.
22:54 Le 4 mars elle dévorait à Alie une femme de quarante ans.
22:58 Le 8, au village de Fayet, elle coupait la tête d'un enfant de dix ans.
23:03 Le 9, à Ruin, elle mangeait une fille de vingt ans.
23:07 Le 11, dans un hangar, Almal vieillait, elle déchirait en lambeaux une fillette de cinq
23:12 ans.
23:13 Mais fait semblable, le 12, 13 et le 14, en des endroits si distants qu'on ne pouvait
23:19 s'expliquer la rapidité de ses courses.
23:22 Ce perpétuel vagabondage, inspiré par toute la France tant de terreurs, que certains accidents
23:28 similaires s'étant produits aux environs de Soissons, on publia partout que la bête
23:34 du Gévaudan ravageait à la fois l'Auvergne et la Picardie.
23:37 Denval, très calme cependant, prétendait agir sans concurrent.
23:42 Duhamel s'obstinait à ne point quitter la place, et la bête mangeait le monde.
23:47 Il serait oiseux de détailler les disputes du Normand et du Dragon.
23:53 Comme bien on pense, c'est le Normand qui l'emporta.
23:56 Duhamel battit en retraite avec ses soldats et quitta le pays, fort dépité d'abandonner
24:02 à son rival la victoire.
24:03 Car nul ne doutait que maintenant, libre de ses mouvements, le terrible Louvetier ne triompha
24:09 bientôt de la bête.
24:11 Hélas, durant trois mois, il lui donna la chasse sans l'atteindre.
24:15 Les dix mille paysans qu'il avait mis sur pied ne réussirent qu'à tuer une pauvre
24:19 petite louve qui pesait à peine quarante livres et dans le corps de laquelle on trouva
24:24 quelques chiffons de linge et du poil de lièvre.
24:27 En vain, Denval se résolut-il à des expédiants indignes de sa grande renommée.
24:32 En vain, empoisonna-t-il un cadavre qu'il exposa en manière de piège aux environs
24:39 d'un bois où la présence du monstre avait été signalée.
24:42 Celui-ci déchira le cadavre, en fit un bon repas et ne parut pas s'en porter moins
24:48 bien.
24:49 Après dix semaines de battue et d'embuscade, il fallut bien convenir qu'il se moquait
24:54 des gens, des balles et du poison.
24:56 Denval se lamentait d'être mal secondé.
25:00 Les paysans riaient de lui et le déclarèrent incapable de tuer le moindre lapin.
25:04 Les esprits s'égrissaient, le ton de la correspondance officielle même devenait acerbe,
25:11 et l'ont reproché honorement de trop ménager ses pas, sa peine et ses chiens.
25:15 Ce fut un beau temps pour la bête.
25:19 Elle se montrait journellement et ne se privait de rien.
25:22 La liste de ses carnages est terrifiante.
25:25 Elle dévore, à la close, une première communiante, Gabrielle Pellissier, dont elle arrangea si
25:32 proprement la tête coupée, les vêtements et le chapeau, que lorsqu'on découvrit
25:36 les restes de la fillette, on l'a cru tout simplement endormie.
25:40 Le 18 avril, elle tue un vaché de douze ans, le saigne, comme aurait fait un boucher, mange
25:46 ses joues, ses yeux, ses cuisses et lui disloque les genoux.
25:50 Avant de tuer Jol, elle égorge une femme de quarante ans, puis deux filles, dont elle
25:55 suce tout le sang et arrache le cœur.
25:57 Il n'est point de village dans le Gévaudan, dont les registres de paroisse ne portent,
26:03 dans cette période de printemps de 1765, maintes sinistres mentions de ce genre, acte
26:09 de sépulture du corps d'œufs mangés en partie par la bête féroce.
26:13 Toujours aperçue, traquée, fusillée, poursuivie, empoisonnée et aussi toujours affamée, elle
26:21 reparaissait chaque jour et semblait s'amuser de la terreur qu'elle inspirait.
26:25 On la voyait de loin s'embusquer auprès d'un buisson, s'asseoir sur son derrière
26:32 et gesticuler avec ses pattes de devant, comme pour narguer ses futures victimes.
26:36 Le bruit de ses exploits avait passé les mers.
26:39 Les Anglais, se sentant bien à l'abri dans leur île, se moquaient fort des terreurs
26:43 du Gévaudan.
26:44 Une gazette de Londres annonçait plaisamment qu'une armée française de cent vingt mille
26:49 hommes avait été défaite par cet animal féroce qui, après avoir dévoré vingt-cinq
26:54 mille cavaliers et toute l'artillerie, s'était trouvé le lendemain vaincu par une chatte
26:59 dont il avait mangé les petits.
27:01 C'en était trop.
27:03 L'honneur du pays se trouvait en jeu.
27:05 Louis XV, qui ne s'émouvait pas facilement, comprit qu'il fallait agir, et il donna l'ordre
27:12 à son premier porte-arc-buse, M.
27:14 Antoine de Botterne, de se rendre immédiatement dans le Gévaudan et de lui rapporter à Versailles
27:21 la dépouille du monstre.
27:22 Cette fois, on fut rassuré, la bête allait périr, puisque tel était le bon plaisir
27:28 de sa majesté.
27:29 Antoine, son fils, ses domestiques, ses gardes, ses balais et ses limiers, arrivèrent à
27:36 Saugues le 22 juin.
27:38 Il commença par congédier d'Hennval, puis il réquisitionna des hommes de peine pour
27:44 porter ses bagages et soigner ses chiens.
27:46 Il agissait en grand seigneur, sûr de n'avoir pour vaincre qu'à paraître.
27:51 Ceux qui ayant appris, la bête lui porta un défi.
27:54 Le 4 juillet, en plein midi, elle enleva une bonne vieille, Marguerite Hurtamer, qui filait
28:01 à la quenouille dans un champ voisin de Broussoles et la laissa morte après lui avoir arraché
28:05 la peau du visage.
28:06 En sa qualité de porte-arc-buse du roi, le lieutenant de ses chasses et de chevalier
28:13 de Saint-Louis, Antoine voulut demeurer impassible.
28:16 Il ordonna quelques reconnaissances qui ne donnèrent aucun résultat.
28:20 Les paysans ne se gênaient pas pour dire qu'il coûtait plus cher et n'en faisait
28:25 pas plus que les autres.
28:26 Ce fut une bien autre surprise quand, après trois mois de tâtonnements et de ripailles,
28:32 on le vit partir avec tout son équipage pour une partie de l'auvergne où la présence
28:36 de la bête n'avait jamais été signalée.
28:38 Il alla jusqu'au bois de l'abbaye des Chasses où les loups étaient nombreux.
28:43 Le 21 septembre, il se trouvait là, à l'affût, quand il vit venir à lui un animal de forte
28:49 taille, la gueule ouverte et les yeux en sang.
28:52 C'était la bête.
28:53 Antoine tira.
28:54 La bête tomba.
28:56 Elle avait reçu la balle dans l'œil droit.
28:58 Elle se releva pourtant.
29:00 Mais une seconde balle l'atteignait en plein corps.
29:02 Elle roula, raide morte.
29:04 Antoine et tous ses gardes se précipitèrent.
29:09 La bête pesait 130 livres.
29:11 Elle mesurait cinq pieds sept pouces de longueur, avait des dents et des pieds énormes.
29:16 C'était d'ailleurs un loup, un vulgaire loup, qu'on rapporta triomphalement à Sogue
29:23 où le chirurgien boulanger procéda à l'autopsie.
29:26 On convoqua sept ou huit enfants qui, naguère, avaient vu la bête et qui, sévèrement interpellés
29:32 par M.
29:33 le porteur quebuse, déclarèrent qu'ils la reconnaissaient.
29:36 Du tout, il fut dressé procès-verbal et M.
29:40 de Balainvilliers, intendant d'Auvergne, écrivit à Sa Majesté une lettre enthousiaste
29:45 pour la remercier de ce qu'elle avait déni secourir son bon peuple du Gévaudan.
29:49 Le cadavre de la bête, transporté sans délai à Clermont, fut empaillé et expédié à
29:55 Fontainebleau où se trouvait la cour.
29:57 Le roi rit beaucoup de la simplicité de ces bons paysans dont la superstition avait transformé
30:03 un simple loup en une bête apocalyptique.
30:06 Néanmoins, pour avoir à tout jamais débarrassé le royaume de ce cauchemar, Antoine fut nommé,
30:12 ce qui paraît invraisemblable, grand roi de l'ordre de Saint-Louis et reçu mille livres
30:18 de pension.
30:19 Son fils obtint une compagnie de cavalerie, sans compter qu'il gagna une fortune en
30:25 exhibant à Paris la bête du Gévaudan.
30:27 Dix ans plus tard, on la montrait encore dans les foires de province.
30:32 Elle était donc bien officiellement morte et l'on n'y pensa plus.
30:36 Sauf en Gévaudan. Il se trouvait là des incrédules pour assurer, sauf respect, que
30:44 M.
30:45 Antoine n'était qu'un mystificateur, que du moins, par trop d'empressement d'obéir
30:49 aux ordres du roi, il avait bien tué une bête, mais ce n'était pas la bête.
30:54 Pourtant, celle-ci ne se montrait plus, par courtisanerie sans doute, car les bons gens
30:59 assuraient qu'on la reverrait bientôt.
31:01 On la revit en effet. Dès les premières neiges, elle enleva une fille de Marciac,
31:08 fit son second pas d'une femme de Sullyange, dont elle ne laissa que les deux mains.
31:12 Les curés, sur les registres paroissiaux, eurent de nouveau à transcrire « J'ai
31:18 enterré, dans le cimetière du village, les restes d'œufs, dévorés par la bête féroce
31:23 qui parcourt le pays ». Elle avait en effet repris ses courses vagabondes, et à compter
31:28 du 1er janvier 1766, elle se montra tous les jours.
31:32 C'était bien elle. On ne pouvait s'y tromper. Comme jadis, elle enlevait quotidiennement
31:38 un enfant ou une femme. Comme jadis, elle venait le soir dans les villages, posait ses
31:43 pattes sur l'appui des fenêtres et regardait dans les cuisines. Et ce n'était pas un
31:48 loup, tout le Gévaudan l'aurait attesté sous serment. Depuis deux ans, on avait tué
31:52 dans la région cent cinquante de loups, et les paysans ne s'y trompaient pas.
31:57 Il y eut des faits tragiques extraordinaires. Deux petites filles de lèvres jouaient devant
32:03 la maison de leurs parents, quand la bête, survenant, se jeta sur l'une d'elles et
32:08 la saisit dans ses crocs. L'autre fillette, espérant défendre sa sœur, sauta sur le
32:13 dos du monstre, s'y cramponna et se laissa emporter. À ses cris, les villageois accoururent.
32:20 Trop tard. La tête d'une des enfants était déjà séparée de son corps, l'autre petite
32:25 avait le visage en lambeaux. Un paysan, Pierre Blanc, luttait un jour avec la bête durant
32:32 trois heures consécutives. Quand ils étaient trop essoufflés, lui et elle se reposaient
32:37 un peu, puis ils reprenaient le combat. Pierre Blanc l'a vu de près, il affirma qu'elle
32:43 se plantait sur ses pattes de derrière pour mieux allonger des coups de griffe et qu'elle
32:48 paraissait toute boutonnée sous le ventre. Le Gévaudan suppliait qu'on lui vînt en
32:53 aide, mais ses lamentations restaient sans écho. L'intendant de la province ne voulait
32:58 pas encourir la disgrâce en réveillant une affaire que Versailles déclarait depuis
33:03 longtemps terminée. Reparler de la bête, c'eût été en quelque sorte désavouer
33:08 le roi ou tout au moins insinuer qu'on l'avait trompée. Risquer d'impatienter Sa Majesté
33:15 pour quelques malheureux paysans de plus ou de moins, quel courtisan aurait eu cette audace
33:20 ? La bête était morte, M. Antoine l'avait tuée, voilà qui était définitif, il n'y
33:26 avait plus à y revenir. Et toujours, toujours, la bête mangeait le monde.
33:32 Le 19 juin 1767, après un grand pèlerinage à Notre-Dame-des-Tours, où toutes les paroisses
33:39 du pays se rendirent, le marquis d'Apchée, l'un des seigneurs du Gévaudan, organisa
33:45 une battue. Au nombre des chasseurs se trouvait un rude homme du nom de Jean Chastel, il avait
33:51 soixante ans, étant né vers le commencement du siècle à Darmes, près de la baissière
33:57 Sainte-Marie. C'était un gars robuste et pieux que toute la région estimait pour son
34:02 honnêteté scrupuleuse et sa bonne conduite. Jean Chastel se trouvait donc ce jour-là
34:08 posté sur la Saône d'Auvers, près de Sogues. Il avait à la main son fusil, chargé
34:14 de deux balles bénites. Il récitait ses litanies quand il vit venir à lui la bête,
34:20 la vraie. Tranquillement, il ferme son livre de prière, le met dans sa poche, retire ses
34:26 lunettes, les plie dans l'étui. La bête ne bouge pas, elle attend. Chastel épaule,
34:32 vise, tire, la bête reste immobile. Les chiens courent au bruit du coup de feu, la renversent,
34:39 la déchire, elle est morte. Son corps, chargé sur un cheval, est aussitôt porté au château
34:46 de Besques. Là, on l'examine, et c'est bien la bête, ce n'est pas un loup. Ses
34:51 pattes, ses oreilles, l'énormité de sa gueule indiquent un monstre d'espèces inconnues.
34:57 En l'ouvrant, on trouve dans ses entrailles l'os de l'épaule d'une jeune fille, sans
35:02 doute celle qui l'avant-veille a été dévorée à Pébrac.
35:05 On promena la dépouille de la bête dans tout le pays, puis on la mit dans une caisse
35:12 et Jean Chastel partit avec ce triomphal et encombrant colis pour Versailles. Là ne manqueraient
35:18 point les savants pour diagnostiquer quel pouvait être cet animal fantastique. On
35:23 verrait bien que M. Antoine s'était joué du roi.
35:26 Par malheur, le voyage s'effectua par l'échaleur d'août. À l'arrivée, la bête était
35:33 dans un tel état de putréfaction qu'on se hâta de l'enterrer sans que quiconque
35:38 eût le courage de l'examiner, de sorte qu'on ne saura jamais, jamais ce qu'était la bête
35:45 du Gévaudan.
35:46 Chastel, cependant, fut présenté au roi, qui se moqua de lui. Le brave homme soupçonna
35:53 toujours qu'il était victime d'une intrigue de cour. Il n'était pas de taille à protester.
35:58 Il courba le front et revint au pays où le recevoir des tailles lui compta pour toute
36:04 gratification soixante-douze livres.
36:06 Mais le Gévaudan fut moins un gras que Versailles. Jean Chastel en devint le héros. Son nom,
36:14 après un siècle et demi, y est connu de tous. Un écrivain local lui consacra un poème
36:19 épique qui ne compte pas moins de trois cent soixante pages et dont l'élaboration dura
36:24 vingt ans. La mort du monstre y est pittoresquement contée. On y voit le hardy chasseur ajustant
36:31 son fusil, le coupard et la bête vomit des flots de sang. Certains de sa conquête, voyant
36:37 que tout est fort, tout crie son superflu, Chastel s'écrit, bête, tu n'en mangeras
36:42 plus.
36:43 L'arme qui délivra le Gévaudan a été conservée comme une relique. C'est un fusil à deux
36:48 coups. La crosse, en très vieux bois, est copieusement sculptée et porte une plaque
36:54 d'argent sur laquelle est gravé ce nom glorieux, Jean Chastel. Ce fusil appartient
36:59 aujourd'hui à M. Labé-Pourcher.
37:01 À la saugne d'Auvers, est-il nécessaire de l'ajouter, certains assurent qu'au
37:07 lieu même où a été tuée la bête, l'herbe ne vient pas plus haute une saison que l'autre.
37:12 Elle y est d'ailleurs toujours rougeâtre et aucun animal ne consente abrouter ce gazour
37:17 maudit.
37:18 Ainsi s'achève la bête du Gévaudan de G. le Nôtre.
37:25 !

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