Léa Salamé reçoit le peintre et plasticien Anselm Kiefer à l'occasion de la sortie en salles du documentaire "Anselm, le bruit du temps" de Wim Wenders et de l’exposition "Anselm Kiefer. La photographie au commencement", au LaM de Lille (jusqu’au 3 mars). Plus d'info : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-interview-de-9h20/l-itw-de-9h20-du-jeudi-19-octobre-2023-6697460
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00:00 Bonjour Anselm Kieffer.
00:01 - Bonjour.
00:02 - Merci d'être avec nous ce matin.
00:03 Si vous étiez une couleur et si vous étiez un livre, vous seriez quoi ?
00:08 - Je choisirais la couleur bleue.
00:13 Un livre de la littérature mondiale.
00:18 "Au voyage au bout de la nuit".
00:21 - Céline, pourquoi ?
00:23 - Parce que il a changé complètement le langage.
00:28 Il a fait une révolution parfaite sur le langage français,
00:32 ce qui est très élégant, très fantastique.
00:37 Et il a vraiment...
00:39 - Il l'a cassé.
00:40 - Il l'a cassé et ça m'a toujours beaucoup impressionné.
00:44 - Anselm Kieffer, vous êtes l'un des plus grands artistes contemporains aujourd'hui.
00:48 Vos œuvres monumentales qui questionnent le travail de mémoire, la guerre,
00:52 les destructions, les frontières entre le présent et le passé
00:54 sont exposées dans les plus grands musées du monde
00:57 et elles valent des millions d'euros.
00:59 Vous exposez d'ailleurs au musée La Hème de Lille vos photographies
01:02 jusqu'au 3 mars prochain.
01:03 Mais vous êtes surtout là ce matin parce que vous êtes le personnage principal
01:07 du documentaire de Wim Wenders qui est à voir en salle au cinéma.
01:10 Un film en 3D époustouflant, comme l'a dit Laurent Delmas,
01:15 et qui s'appelle Anselm, le bruit du temps, que je vous conseille très vivement.
01:19 Vous qui êtes si secret, si énigmatique, vous avez autorisé Wim Wenders
01:23 à vous suivre pendant deux ans, à vous filmer
01:26 alors que vous étiez en train de créer, à filmer votre atelier
01:29 alors que vous dites que votre atelier c'est votre cerveau.
01:31 Donc à pénétrer dans votre cerveau, pourquoi vous l'avez laissé faire ?
01:35 - Oui, alors d'abord parce que je connais ces films depuis
01:39 les années où c'était encore en noir et blanc.
01:43 Et j'aime beaucoup ces films.
01:49 Et c'est aussi un ami.
01:52 Et puis moi, j'admette pas toujours qu'on me filme.
01:57 Je reste chez moi normalement.
02:00 Mais à Wim, je dis il peut faire ce qu'il veut.
02:02 Alors il m'a demandé qu'est ce que tu veux qu'on va montrer ?
02:05 Je dis je veux rien.
02:07 C'est ton film et c'est pas moi.
02:09 Et je veux être, juste je veux que je sois
02:14 "überrascht", surpris.
02:17 C'est la seule chose que je veux.
02:18 - Et est-ce que vous avez été surpris alors ?
02:20 En le voyant, qu'est ce que vous avez pensé ?
02:22 En vous voyant à l'écran, en vous voyant dans les yeux de Wim Wenders ?
02:25 - Alors surtout de voyant mes oeuvres.
02:27 Alors par exemple, "Les dames de l'antiquité dans la forêt".
02:30 Comment il a filmé ça ? Il a une beauté extrême.
02:34 Il sait faire des tableaux dans le film.
02:37 - Il est poétique le film. - Il est poétique.
02:39 - Il est romantique aussi, je dirais. - Romantique ?
02:42 Ça dépend de ce que vous voulez dire en romantique.
02:44 On dit toujours romantique, c'est quelque chose de
02:49 comme à Noël ou quelque chose comme ça.
02:52 Mais au romantisme, c'était un système philosophique.
02:55 - C'est au système...
02:56 Mais moi, je pensais au romantisme allemand.
02:57 Je pensais à Novalis.
02:58 Il y a quelque chose de cet ordre-là dans le film.
03:01 Vous ne le pensez pas ?
03:02 - Oui, c'est...
03:03 Vous savez, le romantisme, c'est le voyage de l'esprit d'un corps
03:09 au but du monde et de revenir en soi-même.
03:12 Alors c'est la combinaison du macrocosme et du microcosme.
03:16 - C'est plus qu'un film, en tout cas.
03:18 C'est un voyage cinématographique et artistique à travers votre vie
03:21 et vos oeuvres.
03:22 On vous voit vous balader en vélo dans votre immense atelier de Barjach,
03:26 dans le Gard, au milieu de vos oeuvres immenses.
03:28 Parfois, certaines atteignent et font la taille d'un immeuble.
03:31 Wim Wenders fait très vite une comparaison dès le début du film
03:35 entre les paysages de destruction, de ruines de l'Allemagne d'après-guerre
03:38 où vous avez grandi.
03:39 Je rappelle que vous êtes né en 45 et les immenses ateliers
03:42 que vous avez toujours eus.
03:43 Il a raison de faire cette comparaison.
03:45 C'est votre enfance qui résonne dans ces ateliers.
03:48 C'est votre enfance que vous avez voulu reconstituer.
03:51 - Vous savez, quand on crée, quand on fait le nouveau,
03:56 on le fait toujours en se souvenant.
03:58 Alors, chaque poète, chaque écrivain va vous dire ça.
04:02 Quand on chope
04:05 de l'histoire, on va puiser dans le passé.
04:14 Et vous savez, moi, quand j'étais né,
04:19 non, oui, on dit ça.
04:20 C'était dans les caves de l'hôpital Adonais-Eschtingen.
04:25 Dans cette nuit, notre maison était bombée.
04:27 Alors, exactement dans cette nuit.
04:29 - C'était en mars 45 que vous êtes né.
04:31 Et il y avait encore la guerre.
04:32 - 8 mars 45, oui.
04:34 - Voilà. Et c'était encore la fin de la guerre.
04:35 - Et la guerre continuait encore un peu.
04:37 C'était les Français qui étaient chez nous.
04:38 Et si on était à la maison,
04:43 nous n'étions plus là.
04:44 C'est intéressant, non ?
04:46 Et mes seuls jouets,
04:49 c'était la ruine de notre maison.
04:51 Alors, j'ai pris les priques,
04:53 j'ai construit des maisons avec des étages,
04:55 mais comme petit enfant.
04:58 Et alors, ça, c'était mon place de jouet.
05:02 - Votre terrain de jeu.
05:04 C'était la guerre, c'était la destruction.
05:06 Et ensuite, artistes, vous n'avez cessé de les reproduire, ces destructions.
05:10 - Oui, moi, je dis une ruine.
05:13 C'est jamais la fin.
05:14 C'est le commencement.
05:15 Parce qu'après, une ruine, ça déséquilibre,
05:20 ça défait les choses et on peut le refaire.
05:23 On peut le recomposer.
05:25 - Toute votre oeuvre questionne le passé de l'Allemagne,
05:27 le Troisième Reich, la guerre.
05:29 - Pas tout, pas tout.
05:30 - Presque tout.
05:31 - Il y a aussi Gilgamesh, il y a aussi d'autres choses.
05:33 - Oui, c'est vrai.
05:34 Mais on va dire le gros de votre oeuvre quand même,
05:36 Anselm Kieffer, c'est ça.
05:38 Et c'est de questionner aussi ce père, votre père,
05:40 qui était officier dans la Wehrmacht, très jeune.
05:42 Et on le voit dans le film de Wenders.
05:44 À 24 ans, vous faites scandale avec une série de performances,
05:47 des photos que vous prenez de vous-même,
05:49 un peu partout, à Rome, à Paris, ailleurs,
05:53 en uniforme de la Wehrmacht,
05:54 dans l'uniforme de votre père, en faisant le salut nazi.
05:57 Votre objectif à ce moment-là, on est en 69,
06:00 c'est de protester contre l'oubli.
06:02 C'était une époque où tout ce qui touchait en Allemagne
06:04 la Deuxième Guerre mondiale, le Troisième Reich, était...
06:07 On ne voulait pas en entendre parler.
06:08 Il ne fallait surtout pas en parler.
06:09 Et vous faites ça.
06:11 Et la série va avoir un énorme...
06:12 Va faire un énorme scandale, je le disais.
06:15 Elle va être mal comprise.
06:17 Vous allez être taxé de néo-nazis, de fascistes.
06:19 - En Allemagne. - En Allemagne.
06:20 En Allemagne. Vous avez raison de dire en Allemagne,
06:22 parce qu'ensuite, c'est ce qui a fait votre renommée dans le monde.
06:25 - Ma carrière a été faite à New York, en Amérique.
06:28 - Oui, votre carrière a été faite à New York, en Amérique, à Chicago.
06:31 Et on voit les immenses expositions que vous faites, notamment "Moman York".
06:34 Mais les Allemands...
06:35 - Me détestent toujours.
06:37 - Vous le pensez ?
06:38 - Je ne pense pas.
06:39 Je lis les journaux.
06:41 Lisez les critiques sur le film de Wim, en Allemagne.
06:45 Dans Die Zeit, Der Spiegel, dans Süddeutsche.
06:49 C'est très négatif.
06:51 - Ils ne vous ont pas pardonné d'affronter le passé ?
06:52 - Ils ont été transmis par les générations.
06:55 C'est toujours les mêmes...
06:56 Depuis...
06:57 Depuis...
06:58 1981,
07:01 c'est toujours...
07:02 Ce sont toujours les mêmes textes.
07:03 C'est drôle.
07:04 - Ça vous fait marrer, mais ce n'est pas très drôle.
07:07 Vous êtes aujourd'hui l'artiste vivant allemand, le plus célèbre dans le monde.
07:12 Et vous dites que l'Allemagne ne vous a pas pardonné.
07:14 Vous dites que vous vous sentez toujours comme un banni.
07:16 - Je ne sais pas pardonner.
07:17 Je ne sais pas pourquoi ils sont contre moi.
07:20 Je ne sais pas pourquoi.
07:21 Je crois que c'est une...
07:23 C'est une habitude.
07:25 Depuis 1981.
07:28 - Vous pensez que c'est juste par métisme et par habitude ?
07:30 - Oui, les médias, parfois, ils sont drôles, non ?
07:33 - C'est nul n'est prophète en son pays, en fait.
07:36 - Oui, ça, on peut dire aussi, oui.
07:38 - Wim Wenders, il en parle.
07:40 Il parle de vous et il parle de votre rapport tous les deux à l'Allemagne et à l'Allemagne nazie.
07:45 On écoute.
07:46 - On est venu dans le monde dans le même vide.
07:48 C'était un grand vide.
07:50 Les adultes, ils avaient plein de choses à cacher ou ils ne voulaient plus en savoir et construire un avenir.
07:57 Et comme enfant, on sait.
07:59 Comme enfant, il y a quelque chose qui ne va pas du tout ici.
08:03 Et parce que personne ne regardait en arrière.
08:07 Et c'est un peu plus tard qu'on a compris que moi, quand j'ai quitté le lycée, que j'ai compris que mes profs étaient tous des nazis.
08:15 Et ma réaction à moi depuis le début, depuis que j'étais petit enfant, je voulais quitter.
08:20 Je savais que c'était un pays que je voulais laisser derrière moi.
08:24 Et Hansen n'a pas fait l'inverse.
08:27 Il a confronté.
08:28 Il s'est affronté avec tous les horreurs et les a nommés.
08:33 Et le début de son début comme peintre est fondé sur cette terrible confrontation avec le passé.
08:44 - C'est ça qu'il dit.
08:47 Lui, il a voulu fuir et vous, vous avez confronté.
08:51 - Oui, mais ce n'était pas une...
08:54 Je ne voulais pas provoquer.
08:56 Ce n'était pas mon truc d'abord.
08:58 - Oui, vous dites souvent dans le film de Van Der Zee, ce n'était pas par plaisir de la provocation.
09:03 Vous ne pensez pas qu'un artiste doit avoir aussi ce plaisir de la provocation pour exister ?
09:07 - On peut avoir le plaisir.
09:09 - Mais ce n'est pas votre cas.
09:09 - J'ai le plaisir de provoquer, mais pas dans mes oeuvres.
09:12 Je provoque si je ne me tiens pas bien.
09:16 Ça, c'est une autre chose.
09:18 Non, ce n'était pas pour provocation.
09:20 C'était surtout, vous savez, quand on voit, quand on sent, quand on voit quelque chose qui est immense et on n'en parle pas.
09:26 Ça devient intéressant, non ?
09:28 C'est comme le rideau de Sais.
09:30 Vous savez, "The four ankh to Sais".
09:35 "The four ankh to Sais", c'est une chose...
09:41 - Qui est au milieu de la pièce.
09:42 - Oui, oui.
09:43 Alors, "The four ankh to Sais", ça veut dire...
09:45 Il y a un rideau et les disciples sont assis.
09:49 Ils ne devraient pas aller derrière le rideau.
09:52 Un le fait quand même et le lendemain, il vient, il est complètement débile.
10:01 C'est le truc de "The four ankh to Sais".
10:03 Alors, c'était comme un "four ankh to Sais".
10:06 C'était une chose énorme que je sentis.
10:08 Vous savez, je ne savais pas, mais je sentais.
10:09 Là, il y a quelque chose de laquelle on ne parle pas, mais je voulais le savoir.
10:15 Je voulais savoir que moi, j'aurais fait.
10:17 Parce que, imaginez-vous, jusqu'à la fin de la guerre,
10:21 si on avait fait en Allemagne une élection, ils auraient tous élu Hitler.
10:29 Imaginez-vous ça.
10:30 - Vous pensez qu'en 1945, s'il y avait eu des élections,
10:32 les Allemands auraient à nouveau élu Hitler ?
10:34 - Oui, on a...
10:35 - On a les preuves.
10:37 - On a examiné ça.
10:40 C'est fou, non ?
10:42 - Et c'est vrai que c'est une question que vous vous posez dans le film.
10:44 Qu'est-ce que moi, j'aurais fait si j'avais été un adulte en 1933,
10:48 quand Hitler arrive au pouvoir, en 1930, en 1939 ?
10:53 Et c'est impossible de savoir.
10:55 - Non, ça s'éclaire avec les études.
11:08 - Mais vous, vous ne savez pas ce que vous auriez fait, vous.
11:10 - Non, aujourd'hui, ce que j'aurais fait, je ne sais pas.
11:14 - Vous ne savez pas ?
11:15 - Non, non.
11:16 - Il y a une chanson, il y a un chanteur français qui s'appelle Jean-Jacques Goldman,
11:19 qui est très, très populaire en France, qui a fait une chanson.
11:22 Le début de la chanson, c'est ça.
11:24 "Né en 17 à Leidenstadt".
11:26 * Extrait de "Né en 17 à Leidenstadt" de Jean-Jacques Goldman *
11:49 - Voilà.
11:50 Qu'est-ce que j'aurais fait si j'avais été Allemand ?
11:52 - Oui, oui. Parce qu'aujourd'hui, c'est facile de dire "je suis antifasciste".
11:56 C'est très facile.
11:58 Mais moi, je n'ai jamais dit "je suis antifasciste" parce que ce serait...
12:06 ça dirait "je ne prends pas sérieux ceux qui sont vraiment des antifascistes".
12:11 Aujourd'hui, de dire ça, ça ne vaut rien.
12:14 Non, ça vaut quelque chose, mais ça...
12:16 Il ne faut pas de courage.
12:18 - Oui. Il ne faut pas de courage de dire "je suis antifasciste".
12:20 - Oui, oui.
12:21 - Vous pensez que même aujourd'hui où l'extrême droite monte partout,
12:24 il n'y a pas de courage à dire "moi, je suis antifasciste".
12:27 - Non, pas encore.
12:28 On ne sait pas où ça va finir.
12:31 Parce que c'est affreux partout.
12:32 Imaginez-vous, il n'y a plus un pays où on peut immigrer bientôt.
12:38 C'est même en Suède, en Hollande.
12:42 Je viens d'Hollande, j'ai fait un os en Hollande.
12:44 Là, il y a aussi...
12:46 Je ne sais pas, ça remonte.
12:48 - Vous êtes inquiet... - Le populisme.
12:50 - Vous êtes inquiet sur l'état de l'Europe aujourd'hui ?
12:52 - Absolument. - Et de la France aussi ?
12:54 - Non, je trouve de tout.
12:56 Parce qu'aujourd'hui, l'Europe, c'est entre la Chine et l'Amérique.
13:02 Alors c'est comme le temps de...
13:10 Quand la France était entre Henri VIII et les Autrichiens.
13:18 On avait peur que ça...
13:21 - Entre l'Angleterre et l'Empire...
13:24 On va se faire écraser, la France.
13:25 - Faire écraser.
13:26 Aujourd'hui, je crois que c'est la situation en Europe
13:29 qu'on se fait écraser parce qu'on n'est pas unis.
13:32 Vous savez, c'est tellement difficile de faire une décision là.
13:37 C'est énorme.
13:39 Pour les...
13:42 qui viennent des autres pays, les migrants.
13:45 C'est absolument fou.
13:47 Parce que moi, j'ai mon atelier à Croatie-de-Beaubourg.
13:50 Vous connaissez Croatie-de-Beaubourg ?
13:51 - Non, je ne connais pas Croatie-de-Beaubourg,
13:52 mais j'ai très très hâte d'aller voir votre atelier à Croatie-de-Beaubourg.
13:55 - Non, c'est pas le moment de...
13:56 - Parce que maintenant, vous vous êtes installé en Ile-de-France.
13:58 Avant, vous étiez dans le Gard et depuis quelques temps, vous avez juste votre atelier.
14:00 - Non, je suis toujours dans le Gard aussi.
14:01 - Ah, vous êtes toujours dans le Gard. Vous êtes toujours à Barjac.
14:03 - À Paris, je suis aussi.
14:04 - Ah oui, vous êtes partout.
14:05 - Alors, je suis là, dans cette France profonde.
14:11 Et je vais souvent au restaurant, très simple.
14:14 Et vous savez, je suis heureux de voir d'autres gens, avec d'autres couleurs.
14:19 Ça nous enrichit, non ?
14:21 Et je ne comprends pas pourquoi il y a cette crainte irrationnelle.
14:28 - De l'autre, de l'étranger ?
14:29 - Oui, oui, oui.
14:30 - Vous ne comprenez pas ?
14:31 - C'est la beauté que je vois.
14:32 Vous savez, comment ils se croisent ?
14:35 - Les croisements, les mélanges ?
14:36 - Les mélanges, oui.
14:38 - Vous, vous voyez la beauté ?
14:39 - Je vois la beauté.
14:41 - Il y a beaucoup de gens qui ont peur.
14:42 - Ah non, non, ils ont peur.
14:45 - Vous habitez en France depuis 30 ans.
14:47 Le sentiment d'exil, d'être un exilé de votre pays, vous le ressentez ?
14:52 - Alors, pas exilé dans le sens forcé, comme les gens dans les années 30 étaient.
15:01 Mais, j'ai des problèmes avec la langue.
15:06 Parce que quand je pense, quand je veux dire quelque chose de profond, je pense en allemand.
15:13 - Vous rêvez en quelle langue ?
15:15 - En allemand.
15:17 - Il y a quelqu'un qui en parle, de la langue de l'exil, d'avoir perdu son pays.
15:21 C'est quelqu'un que vous citez dans le film de Wim Wenders.
15:24 Enfin, vous ne le citez pas, mais vous écrivez sur un mur blanc l'insoutenable légèreté de l'être.
15:29 - Oui, c'est Kundera.
15:31 - Écoutez Kundera, c'était dans Apostrophe, une des rares interviews qu'il a données, il y a 40 ans.
15:37 Écoutez-le sur la langue et les paradoxes de l'exil.
15:42 - Vous savez, il existe un certain cliché que tout le monde répète d'un homme qui était, comme moi, presque chassé de son pays.
15:52 Parce que c'est une situation qui est considérée comme tragique.
15:56 Elle est tragique, mais le paradoxe de ma situation est que j'ai perdu ma première patrie,
16:03 et que je suis en France très, très heureux, et que, par exemple, dans mon travail de romancier, c'est un enregistrement énorme.
16:14 Et même en ce qui concerne la langue, parce que la confrontation, quand vous vivez sans cesse dans deux langues,
16:22 et quand vous contrôlez sans cesse votre langue avec la langue dans laquelle vous êtes incessamment traduit,
16:30 alors, comme si deux langues se voient dans un miroir, c'est-à-dire, je ne me sens absolument pas appauvri, mais absolument enrichi.
16:43 - C'est pas chez moi comme ça.
16:46 - Oui, chez vous, c'est un problème de penser en plusieurs langues.
16:49 - Oui, parce que je pense en allemand.
16:53 Je suis depuis longtemps, et j'ai beaucoup aimé la langue française.
16:58 Je connaissais des passages de Corneille ou de Racine par cœur, et tout ça.
17:03 Je connais les mervals, et je peux citer.
17:06 Alors, quand même, quand je veux...
17:10 - Exprimer quelque chose ou comprendre.
17:13 - D'abord, comprendre quelque chose, philosophiquement.
17:16 C'est la langue allemande que j'utilise.
17:19 - Et ça, c'est un problème pour vous ? C'est un tiraillement pour vous ?
17:22 - Oui, c'est un problème, chaque jour.
17:24 - Chaque jour, c'est un problème pour vous ? Chaque jour ?
17:27 - Je ne veux pas dire que chaque jour, j'ai dit quelque chose de profond, mais quand même, c'est un problème.
17:32 - Mais chaque jour, vous vous êtes ramené à votre langue, à votre pays, à votre enfance, à ce que vous êtes ?
17:38 On ne peut pas échapper à son enfance.
17:40 - Oui, et j'écris toutes mes lettres en allemand.
17:43 Et puis, mon bureau le transmet, en anglais ou en français.
17:47 - Et c'est comme ça.
17:49 On sait qu'Emmanuel Macron adore votre oeuvre.
17:51 Il vous avait confié une exposition au Panthéon avec le compositeur Pascal Dussapin au moment de la panthéonisation de Maurice Genevoix.
17:57 Un autre ancien homme politique vous adore, c'est Dominique de Villepin, qui dit de vous
18:02 "Hanselm Kieffer n'a aucun esprit de cours. Il ne fait pas la différence entre un étudiant et un président de la République."
18:08 C'est vrai, ça ?
18:09 - Oui. Ah oui, non. Je suis ami avec Macron, mais pas parce qu'il est président.
18:16 C'est parce qu'il connaît la littérature, on échange les poètes qu'on aime, etc.
18:22 Ça n'a rien à voir avec sa position.
18:25 - L'écrivain Pascal Bruckner dit de vous, sur un ton humoristique,
18:29 "La France a annexé, presque nationalisé Hanselm Kieffer, comme elle a repris l'Alsace-Lorraine."
18:35 Vous êtes d'accord avec ça ?
18:36 - J'aime ça, j'aime être nationalisé.
18:40 - Vous êtes nationalisé, Hanselm Kieffer.
18:43 Je vais passer aux questions de fin, c'est les impromptus. Vous répondez sans trop réfléchir, juste comme ça.
18:48 Qu'avez-vous de français en vous ?
18:50 - Hein ?
18:51 - Qu'avez-vous de français en vous ?
18:52 - Oui.
18:53 - Qu'est-ce que vous avez de français en vous ?
18:55 - J'ai grandi au Rhin, au bord du Rhin. J'ai vu toujours l'autre pays, je ne pouvais pas aller, c'était la Terre promise.
19:04 - Qu'est-ce que dans les traits de caractère vous avez de français ?
19:07 - L'élégance.
19:09 - Pas mal.
19:10 - Mais l'élégance profonde, pas l'élégance...
19:13 - Pas vestimentaire.
19:14 - Non, non, non, non, certainement pas.
19:16 - Qu'est-ce que vous avez d'allemand en vous ?
19:18 - La persévérité, c'est un mot...
19:21 - La persévérance. On va garder persévérité.
19:23 - La discipline.
19:24 - La discipline.
19:25 - Oui, c'est important.
19:26 - Qu'est-ce que vous avez d'européen ?
19:28 - Que je ne veux pas seulement être chez moi, je veux être partout.
19:38 - Qu'est-ce qu'il y a de catholique en vous ?
19:41 - Malheureusement, beaucoup.
19:44 - Vous riez !
19:47 - Non, non, non, je ris parce que le soir quand je m'endors, je pense "Oh, je ne vais pas finir dans l'enfer".
19:55 - Déjà, enfin, on vous voit dans le film de Wim Wenders en train de faire des dessins où vous faisiez des cachots,
20:00 où les vilains enfants allaient finir en enfer dans un cachot.
20:03 - C'est un grand crime de l'Église.
20:05 - Vous restez catholique ?
20:07 - Non, j'ai sorti... Quand ils ont suspendu le chef de la Banque Ambrosiana au pont à Londres, vous vous souvenez ?
20:16 - Oui.
20:17 - Ils ont suspendu comme ça. J'ai dit "Maintenant, ça suffit".
20:20 - Mais il n'y a pas de quelque chose de catholique dans vos œuvres ?
20:23 - Certainement. Ou de chrétien.
20:26 - Ou de chrétien.
20:27 - J'ai fait beaucoup de "Fathers on high, fathers on high, fraternité".
20:30 - La fraternité.
20:31 - Vous savez ce que c'est ? Fraternité.
20:33 - Non.
20:34 - La fraternité, ce sont "Father", "Père", "Fils" et "Le Saint-Esprit".
20:40 - Le fils et le Saint-Esprit.
20:41 - Et "Le Devil".
20:43 - Et le Satan.
20:45 - Et le Satan.
20:46 - Et le diable.
20:47 - C'est le grand problème du catholicisme. Dieu est bon, mais le monde n'est pas bon. Vous comprenez ?
20:55 - Et on peut voir quelque chose de chrétien dans votre œuvre, Anselme Kieffer ?
20:59 - Oui, un peu.
21:00 - Vous vouliez être Jésus quand vous étiez enfant, puis ensuite vous vouliez être pape.
21:04 - Non.
21:05 - Vous avez voulu être pape. Vous vous êtes rétrogradé un petit peu entre Jésus et le pape.
21:08 - Alors Jésus c'était plutôt, comme vous avez dit, romantique.
21:12 - Oui.
21:13 - Pape, je voulais être vraiment.
21:14 - Ah, sérieusement.
21:15 - Bon ben c'est foutu ça.
21:17 - Non, et on m'a dit "Jamais un Allemand peut être pape". Alors...
21:22 - C'est vrai. C'est pas vrai.
21:24 - Il n'a pas duré longtemps, mais...
21:26 - Non, il a... Benoît XVI n'a pas voulu rester longtemps.
21:30 - Vous choisissez Van Gogh ou Rodin ?
21:33 - Alors ça, là je ne peux pas choisir.
21:36 - C'est un peu dur.
21:37 - C'est ça.
21:40 - Picasso ou Nicolas de Stahl ?
21:42 - Picasso.
21:44 - Mozart ou Bach ?
21:46 - C'est une autre question qui est très difficile. J'aime beaucoup Bach.
21:51 - Bach.
21:52 - Et Mozart. Non, non, je ne peux pas.
21:55 - Les Beatles ou les Stones, vous pouvez choisir ?
21:58 - Stones.
21:59 - Ah oui, là vous pouvez. Votre fleur...
22:01 - O'Floody, O'Bloody.
22:02 - Votre fleur préférée ?
22:04 - Ah, ma fleur. Feilchen. Feilchen.
22:08 - C'est quoi ça ? Le tournesol ?
22:10 - Violet. Violet.
22:11 - Non, le violet c'est quoi ?
22:12 - Les bleus.
22:13 - Ah, la violette.
22:14 - Les petites bleues.
22:15 - Les petits bleus.
22:16 - Une herbsteidlose.
22:17 - Oui, bien sûr.
22:18 - Herbsteidlose, vous connaissez ? Le mot ?
22:21 - Les immortels.
22:22 - Les immortels ?
22:23 - Non.
22:24 - Herbsteidlose, ils poussent dans l'automne.
22:27 - Ah, les kolchiks.
22:28 - Ils sont poisonneux.
22:30 - Oui, les kolchiks.
22:31 - Les kolchiks.
22:32 - Kolchiks, ok.
22:33 - Bon, alors on va refaire. Votre fleur préférée ?
22:35 - Encore ?
22:36 - Oui, c'est pour que vous y arriviez.
22:38 - Kolchiks.
22:39 - Les fleurs préférées, kolchiks.
22:40 - Oui.
22:41 - Une femme qui vous inspire ?
22:43 - Beaucoup, beaucoup. Je découvrais... Vous savez, j'ai travaillé beaucoup sur les femmes,
22:50 les femmes de la Révolution, alors Madame Brelan, Madame de Stade, etc.
22:54 - Charlotte Corday.
22:56 - Oui, ça c'est la plus...
22:58 - La plus... Oui.
22:59 - Mais il y a beaucoup d'autres qu'on connaît plus peut-être des salons à Paris,
23:04 qui ont préparé la Révolution.
23:07 Et puis les femmes de l'Antiquité, alors...
23:11 La plus fameuse...
23:16 - Athena, Diane...
23:18 - Non, non, non.
23:19 - La Poétesse.
23:21 - Non, non, non. La Poétesse.
23:23 - Sappho.
23:24 - Sappho. Et Corina, et toute cette bande.
23:28 Et ça c'est fantastique.
23:31 Et le problème c'est, ou ce que j'ai découvert, on ne connaît pas Sappho par elle-même.
23:39 On ne connaît que des quotations des hommes.
23:43 C'est hallucinant, non ?
23:45 - Oui, ça a été le cas pendant longtemps. Pendant 2000 ans, je crois.
23:49 Vous fumez toujours des cigares en Selm Kieffer ?
23:52 - Moins.
23:53 - Parce que tout le film de Wim Wenders, on vous voit avec un cigare à la bouche.
23:57 J'ai stoppé à New York en 1993, et puis je devais faire la Collège de France.
24:02 Et après 18 heures, je n'avais plus d'idées.
24:06 Et puis j'ai repris mes cigares, et ça a marché.
24:11 - Dernière question. Vous avez pardonné à votre père ?
24:15 - Je n'avais jamais un sentiment très, très positif sur mon père.
24:24 Parce qu'il m'a éduqué d'une force, d'une autorité extrême.
24:31 Je n'ai pas aimé ça.
24:34 Ce n'était pas bien.
24:37 Mais il a dit une chose qui m'a toujours plu.
24:40 Il a dit "Quoi que tu fais, quelqu'un d'autre vient, tu dis "C'est con", comme je disais avant,
24:46 "ils ne savent pas mieux".
24:49 - Ça, vous l'avez appliqué.
24:51 Merci beaucoup Anselm Kieffer.
24:54 On peut vous voir, votre vie, vos œuvres monumentales.
24:57 Anselm, "Le bruit du temps" de Wim Wenders, qui est au cinéma actuellement.
25:02 Il y a une exposition aussi au Lame de Lille sur vos photographies.
25:05 C'est jusqu'au 3 mars.
25:07 Merci beaucoup. Allez voir ce documentaire.
25:09 C'est une merveille absolue. Merci et belle journée.