Salma El Moumni - Nouvelles têtes

  • l’année dernière
Retrouvez Nouvelles têtes présenté par Mathilde Serrell sur https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/nouvelles-tetes
Transcript
00:00 Il est 9h50, place aux nouvelles têtes avec vous Mathilde Serrel et ce matin une nouvelle voix
00:05 elle fait son entrée en littérature directement sur la liste du prix Médicis
00:10 Salma El Moumni est dans notre studio, portrait sonore
00:15 Si elle était un son, ce serait celui du cher rit, ce vent chaud et sec qui remonte depuis le Sahara
00:21 et vient souffler dans les oreilles de son enfance à Tangier
00:25 Si elle était un air, ce serait cette variation de la diva libanaise Fayrouz sur la 40e symphonie de Mozart
00:40 "Ya Ana, Ya Ana" berce son ennui, accompagne les histoires qu'elle invente pour sa soeur
00:44 et fait qu'aujourd'hui elle ne peut plus écouter Mozart sans le faire parler arabe
00:48 Au dessus de Sainte-Adresse, les deux phares électriques du Cap de la Hèvre
00:53 semblables à deux cyclopes monstrueux et jumeaux, jetaient sur la mer leurs longues et puissants retards
01:00 Si elle était une description, ce serait celle du port du Havre et ses eaux sans limite dans Pierre et Jean de Maupassant
01:06 Elle qui voulait être navigatrice, s'ouvre avec ce texte un horizon littéraire
01:10 La femme est considérée comme un objet, donc quand elle n'est plus un objet de désir
01:14 elle devient au mieux un objet d'indifférence et au pire un objet de rejet
01:20 Si elle avait une marraine d'écriture, ça pourrait être Camille Laurence
01:23 parce qu'elle interroge le désir des hommes et ce que ça fait d'être une femme, une fille
01:27 A 24 ans, diplômée de l'école normale supérieure de Lyon, elle raconte ses regards qui la découpent
01:32 le revenge porn et l'exil dans un premier roman percutant à Dieu tanger
01:36 Publié chez Grasset, Salma El Moumni, bonjour
01:39 - Bonjour Mathilde - Ça vous va ? Un ajout peut-être ? Une correction ?
01:43 - Non, ça me va très bien
01:45 - Alors c'est votre premier roman, vous êtes en liste pour le Prix Médicis
01:48 vous avez déjà récompensé tous les grands noms de la littérature francophone
01:51 Christine Angot ici présente, Georges Pérec, et puis Dany Laferrière, Jean-Philippe Toussaint, Malice de Quérangal
01:56 ça a quel effet sur vous ?
01:59 - C'est un peu effrayant, très excitant en même temps
02:02 mais la rentrée est un moment très particulier, on abousse, se préparer c'est toujours assez surprenant
02:08 - Mais le Prix Médicis, vous n'y attendiez pas forcément ?
02:10 - Pas du tout, pas du tout du tout, je sortais d'une émission et mon téléphone allait exploser
02:16 je ne comprenais pas vraiment ce qui se passait, je ne suis pas sûre de comprendre encore aujourd'hui
02:20 - Vous êtes né au Maroc, vous êtes arrivée à Lyon, vous avez été serveuse et étudiante en classe préparatoire
02:25 puis vous intégrez Normal Sub, vous faites de Master littéraire, vous tournez autour de la littérature
02:29 à quel moment vous vous autorisez à écrire ?
02:32 - Je n'ai jamais été serveuse, c'est mon personnage qui l'est
02:36 à quel moment je me suis autorisée à écrire ?
02:40 Toujours, comme je disais, ce sont des histoires que je racontais à ma sœur quand on était petite
02:45 parce qu'on s'ennuyait terriblement
02:48 l'idée d'être publiée est beaucoup plus compliquée que l'idée d'écrire
02:52 en réalité, écrire c'est quelque chose qui a toujours été en moi
02:56 - C'était la publication qui était un saut que vous n'arriviez pas à franchir
03:00 - Exactement
03:01 - Votre premier roman c'est l'histoire d'Alia qui vit à Tangers
03:03 qui va essayer de comprendre le regard des hommes sur elle, son corps, son sexe dans la rue
03:07 tu voulais comprendre ce que tu représentais, l'objet que tu devenais
03:10 tes yeux étaient leurs yeux, tes mains, leurs mains
03:12 elle commence à se photographier le soir dans sa chambre
03:15 cette dissociation, est-ce que vous l'avez vécue vous, Salma Al Mouni ?
03:18 - Oui, c'est la question du regard de l'autre
03:21 et une question qui m'a toujours hantée
03:24 de pouvoir comprendre ce que l'autre lui projette de soi
03:28 et c'est d'autant plus violent quand c'est comme ça qu'on sort de l'enfance
03:32 à travers des regards, des mots
03:35 c'est quelque chose que j'ai voulu faire porter à mon personnage
03:38 parce que c'est un questionnement qui m'habite et qui continue de me suivre
03:42 - Et d'ailleurs vous choisissez la deuxième personne pour écrire ce tu
03:46 c'était la marque de cette dissociation pour vous ?
03:49 - Absolument, c'est la marque de la dissociation
03:51 je pense que le roman n'aurait pas pu être écrit avec un autre pronom
03:55 c'est une jeune fille qui est obligée de se parler
03:59 parce qu'elle n'arrive plus à avoir de lien intime direct avec elle
04:03 - Le regard des hommes et la dissociation entre soi et son image
04:06 ce sont des thématiques de la jeunesse contemporaine
04:08 même au-delà du Maroc et de ce qu'elle va subir à la sortir de l'enfance ?
04:13 - Oui, c'est une question qui je pense est universelle
04:15 au Maroc il y a d'autres lois qui régissent et c'est bien là la seule différence
04:19 sinon il y a je pense une thématique générationnelle
04:23 de la question des photos qui poursuit ou prolonge
04:27 la dissociation qu'on peut avoir déjà à cet âge là
04:31 - Il y a donc ce male gaze dont on parle beaucoup dans le cinéma et la littérature contemporaine
04:37 votre héroïne a dû fuir le Maroc après la publication de ses images intimes sur internet
04:41 par un petit ami, on appelle ça le "revenge porn"
04:43 c'est une deuxième expérience de dissociation que de voir ses images de soi en ligne ?
04:48 - A partir du moment où elles sont en ligne, elles ne lui appartiennent plus
04:52 et donc son corps ne lui appartient plus, en tout cas son image
04:56 bien sûr c'est une dissociation qui fait que la connexion à son corps est rompue
05:02 et il faut une vie entière pour la récupérer
05:05 et je pense que le "revenge porn" dépasse l'humiliation que peuvent avoir ces photos sur internet
05:13 ça va au-delà, c'est une fêlure interne qu'une femme garde toute sa vie
05:17 - Et il y a une troisième fêlure qui va se superposer pour votre héroïne
05:21 qui dit à un moment "elle est serveuse et elle sent en elle"
05:25 il y a plus simplement ce regard sur son corps, il y a aussi ce regard sur son visage d'arabe
05:29 c'est ce que vous écrivez, sur cette infériorité néocoloniale qui te coulait dans les veines
05:35 c'est aussi un mouvement de dissociation ça, de voir ce regard sur soi ?
05:39 - Oui, c'est une distance qu'elle subit en arrivant en France
05:43 et quelque chose à laquelle elle n'était pas forcément préparée
05:47 et effectivement mon personnage est quelqu'un à qui on répond plus facilement "shukran" que "merci"
05:53 c'est quelque chose qui lui fait terriblement... enfin qui la questionne en tout cas
05:57 - C'est aussi un personnage dont on fouille le sac à la sortie d'une librairie
06:01 elle a un vieux romain garitou corné et on lui demande si elle ne l'a pas volé
06:05 à présent vous avez "Sujets libres" Salma El Moumni, c'est pour vous cette antenne
06:09 et vous êtes venue avec un texte d'Aimé Césaire, "Cahiers d'un retour au pays natal"
06:15 Et nous sommes debout maintenant, mon pays et moi, les cheveux dans le vent
06:21 ma main petite maintenant dans son poing énorme et la force n'est pas en nous
06:24 mais au-dessus de nous, dans une voix qui vrille la nuit et l'audience
06:27 comme la pénétrance d'une guêpe apocalyptique
06:30 et la voix prononce que l'Europe nous a pendant des siècles gavé de mensonges
06:34 et gonflé de pestilence, car il n'est point vrai que l'œuvre de l'homme est finie
06:38 que nous n'avons rien à faire au monde, que nous parasitons le monde
06:42 qu'il suffit que nous nous mettions au pas du monde
06:44 mais l'œuvre de l'homme vient seulement de commencer
06:46 et il reste à l'homme à conquérir toute interdiction immobilisée au coin de sa ferveur
06:50 et aucune race ne possède le monopole de la beauté, de l'intelligence, de la force
06:55 et il est place pour tous au rendez-vous de la victoire
06:58 et nous savons maintenant que le soleil tourne autour de notre terre
07:02 éclairant la parcelle qu'a fixé notre volonté seule
07:05 et que toute étoile chute de ciel en terre à notre commandement sans limite
07:09 Merci Salmal Moumni, adieu Tanger
07:14 séché, grassé, impremé, romanc, captivant, entêtant, en lice pour le primé dix-six
07:18 Bonne route à vous et bravo !