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Art et designTranscription
00:00 Place à la rencontre. Notre invitée aujourd'hui garde le cap.
00:05 Écrivaine, membre de l'Académie royale de Belgique, elle mène sa barque à coup de rame
00:10 et préfère l'étendue de la mer aux cloisons.
00:13 Elle signe un plaidoyer pour la liberté des écrivains, le verbe libre ou le silence aux éditions Albain Michel.
00:19 - Bonjour Fatou Diom. - Bonjour.
00:21 - Et bienvenue dans les médias de culture. - Merci bien, bon appétit.
00:24 - Merci. - Fatou Diom, qu'avez-vous fait cette nuit ?
00:27 - J'ai pensé aux bêtises que je voudrais éviter de dire à votre micro.
00:32 - Et de quoi vous avez peur ?
00:34 - J'ai peur de la petite gosse qui sommeille à moi.
00:38 - Et qui va dire une bêtise ? - Un petit monstre qui sort de sa boîte à chaque livre.
00:42 - Ça veut dire que vous n'avez pas beaucoup dormi ? - Non, pas beaucoup.
00:45 - Ça c'est une habitude, non ? - Voilà, c'est pour ça qu'on vous pose la question.
00:48 Il faut expliquer aux auditeurs quand même pourquoi on vous pose cette question.
00:50 Vous écrivez la nuit, vous écrivez la nuit.
00:52 On pense que j'écris mes livres alors qu'en fait ce sont des sorcières qui me les dictent la nuit.
00:57 - Et qui vous empêchent donc de dormir ? - Qui m'empêchent de dormir.
01:00 - Alors qu'est-ce qui se passe la nuit ? Que vous permet la nuit que ne vous permet peut-être pas le jour ?
01:05 - Le face à face avec soi, avec sa vérité intérieure, la tranquillité nocturne.
01:12 Et puis comme on cherche de la lumière, la nuit c'est toujours sympathique pour un feu de bois.
01:18 Alors pour moi écrire c'est comme maintenir ce feu de bois et tisonner ce feu de bois en permanence.
01:24 - Ça veut dire que le jour il y a trop d'activités autour de vous, de gens, de choses qui vont vous perturber dans votre réflexion ?
01:32 - Oui, la journée est saturée, il y a trop de lumière, donc tout est visible.
01:35 - Comme dans ce studio par exemple, il y a trop de lumière.
01:38 - Mais ici, oui, je vais me planquer un petit peu à côté.
01:41 Et donc la journée, il y a de la lumière partout, donc on ne voit pas les nuances, les ombres, la pénombre.
01:50 Et pour moi c'est ça qui fait l'écriture, tout ce qui se cisèle comme ça, les esquisses de la nuit.
01:56 Et on passe dessus avec la réflexion pour passer le stabilo.
02:01 - Dans ce livre, "Le Verbe libre ou le silence", vous défendez, Fatou Dioum, votre liberté d'écrire contre le joug des éditeurs.
02:10 Est-ce que vous avez perdu à un moment donné ce goût de l'écriture et ce goût de la nuit ?
02:14 - Ça a failli arriver.
02:17 Donc je commence en disant, je remercie d'abord les éditeurs qui font entendre le murmure des écrivains.
02:25 Parce que si nous pouvons publier, c'est justement parce qu'il y a des éditeurs de cette nature.
02:29 Mais on sait que dans tous les milieux, les éditeurs qui publient les livres, qui critiquent les autres milieux,
02:35 j'espère qu'ils auront assez d'humour pour retourner le miroir et regarder leur propre corporation.
02:42 Donc il arrive parfois que l'on croise un cornac, une cavalière,
02:47 quelqu'un qui vous met la bride et qui confond son autorité d'éditeur ou d'éditrice à la créativité d'un artiste.
02:56 Ce n'est pas la même chose.
02:57 Donc ça, ça peut mettre en danger la liberté de l'auteur.
03:02 Ça m'est arrivé une fois dans ma vie. C'était suffisamment traumatisant pour inspirer ce livre.
03:07 - Qu'est-ce qui s'est passé vraiment, vous le racontez dans votre livre, Fatou Diop,
03:11 mais qu'est-ce qui s'est passé à un moment donné ?
03:13 Vous vous êtes dit, là, je n'en peux plus, je ne peux plus écrire, je ne sais plus ce que je veux écrire.
03:17 L'éditrice, la cavalière, comme vous la nommez, avait suscité ça en vous ?
03:22 - Oui, c'est quelqu'un qui contredit des choses sans proposer.
03:26 Moi, j'aime bien qu'on réussisse à me convaincre.
03:29 Donc je dis, il y a une différence entre obéir et respecter.
03:34 Donc quand on respecte un avis, c'est qu'on a compris quelque chose, c'est que votre intelligence est sollicitée.
03:39 Alors que quand vous obéissez, on vous somme de vous écraser.
03:42 Donc on annule complètement votre libre arbitre.
03:45 C'est ça que j'ai ressenti avec cette éditrice-là, qui voulait le livre comme ça, dans telle direction qu'il fallait.
03:51 Même des mots, il ne faut pas utiliser tel mot, il faut mettre tel autre mot.
03:55 Et si on va jusqu'à choisir la direction d'un écrivain, on va nier totalement son inspiration.
04:02 - Très souvent, un auteur ne fait pas assez confiance à son texte.
04:05 Il a peur de ne pas être compris.
04:07 En fait, les gens adorent s'inventer leurs livres quand ils le lisent.
04:11 Se représenter les scènes, se faire leur film, comme on dit.
04:14 Et parfois, quand vous saturez le goût de précision, de détail, d'explication,
04:19 vous enlevez au lecteur la possibilité de se faire son film.
04:23 D'abord, vous risquez de le dégoûter parce que vous lui donnez trop de matière, vous le fatiguez.
04:28 Et en plus, vous risquez de priver le livre de choses que le lecteur aurait pu imaginer en verrouillant le sens.
04:35 C'est très subtil, mais très souvent dans un manuscrit, je me vois noter, le lecteur le sait bien.
04:42 En disant ça, tu le supprimes.
04:44 - Puisqu'on parle des éditeurs, voici la voix d'un éditeur, celle de Frédéric Martin,
04:49 fondateur des éditions Le Tripode, qui parle ici, dans le podcast de Richard Guetté sur Arte Radio Bookmakers,
04:54 de son travail d'éditeur et justement de cette idée de couper.
04:58 Ça, c'est quelque chose sur lequel vous revenez beaucoup, Fatou Diop, dans votre livre.
05:02 C'est le fait de couper.
05:04 Votre éditrice vous disait "coupe, va droit au but".
05:07 - Oui, elle me prend pour une attaquante d'une équipe de foot.
05:10 Je vais bien me couper une jambe si on trouve que je marcherais mieux.
05:15 Donc, c'est juste l'utilité. Il faut me convaincre.
05:18 Donc, je vais couper tout ce qu'on veut si on me dit que c'est justifié.
05:22 C'est l'argumentation, c'est la direction, c'est la qualité de ce qui est proposé.
05:29 Finalement, un éditeur ou une éditrice peut être un partenaire, un complice,
05:34 quelqu'un avec qui on dialogue.
05:36 Donc, quand quelqu'un prend en compte votre avis, votre vision, votre idéal dans ce livre-là,
05:42 son avis peut être vraiment un plus pour la construction.
05:46 Mais quand vous avez quelqu'un qui vous dit "oui, j'ai grosso modo compris l'idée de votre livre,
05:51 mais je veux qu'il soit comme ci, comme ça, j'ai des attentes,
05:55 moi je n'ai pas promis quelque chose".
05:57 Donc, c'est la maternité ou la paternité de l'oeuvre qui est en jeu.
06:02 Qui crée le livre ? Qui écrit le livre ?
06:04 Est-ce que c'est la sensibilité d'un auteur ou ce sont les aspirations d'un éditeur ?
06:10 - Mais est-ce que cette façon de faire de l'édition que vous dénoncez,
06:13 l'absence de dialogue, l'absence d'argumentation, l'absence de volonté de vous convaincre de quelque chose,
06:18 c'est nouveau ? Ou est-ce que ça a toujours existé dans l'édition ?
06:22 - Et jusque-là, vous aviez eu la chance.
06:24 - Vous étiez épargné.
06:25 - Oui, mais il faut voir ce que Balzac disait déjà de son éditeur.
06:29 Je pense que si vous mettez des euros ou des dollars comme vous voulez,
06:34 même des francs CFA,
06:36 si vous mettez des billets quelque part, vous pouvez enlever un lobe du cerveau.
06:41 Parfois, le pouvoir financier remplace l'éthique, l'intégrité morale,
06:46 parce qu'on pense qu'au nom du pain que nous voulons gagner,
06:50 nous serions prêts à accepter n'importe quoi.
06:52 Alors, moi, je suis désolée, mais la soif ne me fera pas boire dans une mare pourrie.
06:58 Et parfois, les idées qu'on nous donne, seulement quand c'est financé uniquement pour la vente,
07:03 je considère que ce n'est pas la seule raison de l'écriture.
07:07 Et pour moi, l'écriture, c'est d'abord de l'archéologie.
07:09 On va au fond de quelque chose, et ça, c'est l'intériorité même de l'auteur.
07:13 Est-ce que vous pensez qu'il y a une uniformisation du livre en France
07:18 sur ces demandes-là de faire des formats courts, d'aller droit au but,
07:23 de répondre à des commandes, et puis avec aussi tout ce que ça comporte comme dispositif.
07:27 D'ailleurs, que ça se vende bien, qu'on le vende bien à la radio,
07:30 qu'on fasse de la promo vite, rapide, qui tape fort la rentrée littéraire.
07:34 Oui, en fait, tout doit être sexy et vendable.
07:37 Donc moi, j'apprécie les éditeurs qui attendent une réflexion, un travail, une construction.
07:43 Donc on ne se rêvait pas un jour avec une œuvre d'art.
07:46 Il faut la ciseler, il faut prendre le temps.
07:48 Et là, vous avez utilisé le mot, l'uniformisation.
07:51 Donc moi, je vous renvoie à Stephen Swig, l'uniformisation du monde.
07:55 On y est.
07:57 Donc si le goût devient quelque chose de standardisé, la créativité s'annule.
08:02 Donc où est l'originalité si nous devons produire tous la même chose ?
08:05 C'est ça la question de ce livre.
08:07 Et d'ailleurs, vous proposez une autre voix.
08:11 Comment a vécu votre éditeur ce texte que vous lui avez proposé ?
08:16 Est-ce que justement, il vous a dit "raccourci, là, tu vas trop fort" ?
08:20 Ou "tu ne peux pas dire ça sur le monde de l'édition, je vais me faire taper dessus par les autres".
08:23 Ah mais moi, je prends peut-être le risque de ne plus me faire éditer.
08:27 Ça ne vous fait pas peur ?
08:28 Absolument pas.
08:29 Moi, j'écris pour assumer qui je suis.
08:32 Vous écrivez pour vous, finalement ?
08:34 J'écris pour participer.
08:36 J'écris pour participer à notre liberté collective.
08:39 Et donc, si je ne peux pas dire honnêtement, sincèrement, ce qui m'habite, ce qui me taraude, ce qui me fait réfléchir,
08:46 donc justement, c'est ça la nécessité.
08:48 C'est cela qui apporte la nécessité de l'écriture.
08:51 Ce qui nous taraude, ce qui nous rend intranquilles, ce qui nous inquiéte.
08:56 Si je n'ai plus le droit de le dire, ça ne me sert plus à rien d'écrire.
09:00 Donc, mon écriture, elle me donnerait le contraire de ce que je cherchais dans l'écriture, c'est-à-dire un peu plus de liberté.
09:08 Est-ce que vous êtes mise à la place de l'éditeur qui vous dit, qui dit à l'auteur "coupe, fais plus, va plus droit d'autres sous-buts, fais plus simple".
09:18 Est-ce que vous êtes mise à cette place-là ?
09:20 Si je me mets à sa place, où est-ce qu'elle va se mettre ?
09:23 Lacan ?
09:25 Non, c'est-à-dire que…
09:28 Qu'est-ce qu'elle veut faire en fait, cette éditrice, cette cavalière, quand elle vous dit ça ?
09:32 Quelle est son idée derrière ?
09:34 Ça va être plus vendable si c'est plus court.
09:36 Moi, je trouve que j'ai raté une matinée de cours pour terminer "Les frères Karamazov" de Dostoevsky.
09:43 Donc voilà, je n'ai pas un gramme d'intelligence de l'ongle même de Dostoevsky.
09:48 Mais je trouve que ce ne sont pas les pages qui décident de l'intérêt d'un livre.
09:54 Donc si quelqu'un vous écrit 1000 pages avec vraiment quelque chose d'intense,
09:59 vous allez vous accrocher à ces pages, vous allez les finir.
10:02 Par contre, avec la meilleure volonté du monde,
10:04 si quelqu'un vous fait un livre tout pourri avec 150 pages,
10:08 vous demandez du secours avant d'avoir touché la trentième.
10:13 Donc du coup, l'argument n'est pas valable, il faut autre chose.
10:15 Mais seulement, va vite, ou enlève-moi ce mot du 18e siècle.
10:19 Est-ce que c'est ma faute si la langue française est magnifique et moi j'ai envie de l'explorer ?
10:23 Alors comment vous imaginez ce travail avec l'éditeur justement
10:26 pour éviter de manière générale une uniformisation ?
10:30 Vous comparez beaucoup la littérature comme ça, rapide, à du fast-food.
10:34 Vous faites souvent ce parallèle entre gastronomie et littérature.
10:36 Vous, vous donnez quelle place à votre éditeur ?
10:39 A quel moment en fait, il franchit la ligne ?
10:42 Et à quel moment vous estimez que là, c'est un bon compagnon d'écriture ?
10:46 Quand il commence à me dire quel personnage doit y être.
10:50 "Vas-y, parle de ta mère, parle de ton père, ça sera plus vendeur."
10:53 Mais c'est pas des steaks quoi, je ne les vends pas.
10:56 Et donc c'est l'auteur qui décide de s'apprivoter.
10:59 À quel moment, moi, je vais explorer mes échymoses ?
11:03 Donc comme nous disait Saint-Jean Perse, "Couleur d'échymose, ce que nous créons."
11:08 Et c'est moi qui dois sentir la brise dans laquelle j'ai envie de naviguer.
11:12 C'est comme si quelqu'un vous forçait une psychanalyse en fait.
11:15 Donc vous pouvez envoyer quelqu'un chez le psy, s'il n'a pas envie de parler, il ne parlera pas.
11:19 Pour moi, l'écrivain, c'est pareil. La plume de l'auteur, c'est lourd.
11:23 Il n'y a que sa volonté qui peut soulever cette plume et lui faire dire quelque chose.
11:29 La simple requête de l'éditeur, le chèque ne justifie pas tout.
11:33 Donc je suis désolée, et si on ne me publie plus, je reprends mes ménages.
11:37 Mais si je dois écrire sans pouvoir dire ce que je porte en moi,
11:41 les ménages me semblent encore garantir plus de souveraineté.
11:44 Or, moi, je cherche juste un peu plus de liberté.
11:47 Vous trouvez qu'il y a de la censure, même sur certains sujets, sur certaines orientations ?
11:51 Je ne parle pas que du format en fait.
11:53 Je vous dirais même pire que la censure, c'est un truc de vampire.
11:56 C'est quelqu'un qui vous aspire le cerveau.
11:58 C'est-à-dire que vous décidez d'écrire un livre, la personne ignore d'où viennent vos thèmes,
12:03 pourquoi ce sujet est fondamental pour vous.
12:06 En fait, qu'est-ce qui vous réveille la nuit ?
12:09 Est-ce que quelqu'un qui n'est pas là avec moi quand je pense à ces choses-là
12:13 pour raconter mes cauchemars à ma place ? C'est déjà ça.
12:16 Et en plus, écrire, c'est aussi un parti pris.
12:19 Ce n'est pas seulement raconter une histoire, c'est raconter une histoire d'une certaine manière.
12:23 Et chacun a évidemment son goût.
12:26 Est-ce que ça vous met en colère ?
12:28 En révolte.
12:30 C'est plus fort ?
12:31 C'est différent, révolte et colère ?
12:32 Oui, parce que la révolte, c'est la colère muée en action.
12:35 Alors que la colère, tout simplement, c'est quelque chose d'irascible, stérile.
12:39 Donc je préfère la révolte, parce que ça me garde combative et éveillée.
12:43 Mais ça vous révolte parce que vous, dans votre écriture, dans les livres que vous avez publiés,
12:48 vous racontez des choses très intimes.
12:50 Vous racontez votre histoire, l'histoire de vos parents, de vos grands-parents.
12:54 Et donc, vous vous dites, là, on s'introduit dans mon histoire.
12:59 Oui, c'est quelque chose qui relève du domaine de l'intime, comme d'ailleurs toute création.
13:05 Même, vous savez, si je veux vous décrire un verre d'eau, il y aura de l'intime.
13:09 C'est mon rapport au verre d'eau.
13:12 C'est pas le vôtre.
13:13 Et ça, je voudrais avoir le droit de le dire.
13:16 Je pense qu'un bon éditeur peut publier même un livre qu'il déteste fondamentalement.
13:21 Mais parce que c'est bien écrit, ou parce que c'est poétique, ou parce que ça apporte une vraie réflexion,
13:27 il peut trouver cette réflexion digne d'être partagée.
13:30 Donc on n'est pas obligé d'apprécier forcément les livres qu'on publie, comme si c'était nos œuvres à nous.
13:36 Ça, c'est le cas, notamment quand les éditeurs publient des hommes ou des femmes politiques avec lesquels ils ne sont pas d'accord.
13:41 Mais ça, c'est pour faire de la vente, les hommes politiques.
13:43 Oui, mais eux, ce ne sont pas des créatifs, les hommes politiques.
13:46 Nous, on est avec Rimbaud, alors qu'eux, ils sont avec l'autre que je n'aimerais pas.
13:52 Donc les hommes politiques, ils sont plus concrets, ils ont les pieds sur terre.
13:55 Ils veulent être élus, ils veulent séduire.
13:59 Moi, je ne cherche pas forcément à séduire.
14:01 Oui, d'ailleurs, vous êtes prête à ne plus être publiée.
14:03 Exactement. S'ils ne me publient pas, s'ils pensent que je mérite cette sanction-là,
14:06 moi, je leur envoie l'interrogation sur la liberté.
14:09 Est-ce que c'est comme ça que vous traiteriez la liberté d'expression ?
14:12 Moi, je suis assez inconsciente pour poser ces questions-là.
14:15 Je ne suis pas la seule auteure qui ait déjà souffert de ça.
14:19 Avant d'écrire là-dessus, j'avais déjà entendu beaucoup de gens se plaindre, mais sous cop.
14:24 En fait, c'est quelque chose qu'on ne dit pas.
14:26 Qu'on ne dit pas. Et c'est pour ça que je dis que le blues des écrivains, il est vraiment abstrait, il est silencieux.
14:31 Et il est aussi mortel que silencieux, car pudique.
14:34 Donc nous, quand on vous applaudit, vous gardez le sourire.
14:37 Donc vous ne dites pas que j'ai fait un cauchemar.
14:39 Il y a une dame, elle m'a tellement pourri la vie que quand je suis devant l'ordinateur,
14:42 c'est comme s'il y avait des frôlons sur l'écran.
14:45 Et comment vous avez fait d'ailleurs pour résoudre ce qui a donné lieu à ce livre,
14:50 cette histoire avec cette cavalière, avec cette éditrice ? Comment on fait pour résister ?
14:54 Madame, vous ne me publierez plus jamais parce que ma vie est à moi.
14:57 Vous en êtes toute seule.
14:58 Vous êtes partie ?
14:59 Non, j'ai décidé qu'elle ne me publierait plus jamais.
15:01 Même si on est dans la même maison, on peut dire, moi, je ne veux plus travailler avec Paul, Pierre ou Jacques.
15:06 Ça, c'est à moi.
15:07 Mais en fait, quand on le fait, il faut être prêt à assumer toutes les conséquences.
15:12 Et dans ce contexte-là, toutes les conséquences me conviennent parce qu'il y va de ma dignité humaine.
15:17 Chaque livre, chaque projet se développe et se construit selon sa forme à soi.
15:34 Et il me paraît qu'une des plus graves erreurs qu'un écrivain ou d'ailleurs un artiste puisse commettre
15:40 est de se laisser aller paresseusement à reprendre et s'imitant en soi-même à perpétuer une forme qui lui a une fois réussi.
15:50 Cela m'est d'ailleurs arrivé comme à tout le monde.
15:53 Je sais maintenant que chaque fois que l'écrivain s'assied à sa table devant son cahier de pages blanches pour une œuvre nouvelle,
16:01 il aura à voir naître sous ses doigts, comme un potier qui commence à faire tourner son tour,
16:07 une forme toute nouvelle et qu'il ne pourra employer qu'une fois.
16:11 Fatou Diom, est-ce que vous avez reconnu cette loi ?
16:14 La Reine Marguerite.
16:15 Oui, c'est la Reine Marguerite.
16:16 Yursenar, en 1971 sur France Culture dans l'émission Entretien avec, c'est une de vos grandes références.
16:24 On l'entend dans cet archive, elle défend la créativité, la création, le fait de ne pas s'enfermer dans quelque chose.
16:30 Est-ce que vous vous retrouvez dans cette idée-là ?
16:34 Je vous dirais même que c'est les Entretiens avec Jacques Cencelle, parce que j'allais à la maison et que j'adore.
16:40 Vous baignez dans la voix de Marguerite Yursenar.
16:42 Ce sont des phares que je garde en ligne de mire.
16:46 Comme cette dame, ce qu'elle me dit là, je suis prête à payer tous les prix pour être fidèle à ce qu'elle est en train de nous apprendre.
16:53 Pour moi, c'est ça l'intégrité de la création.
16:55 Donc l'intégrité morale, l'éthique, la loyauté à soi.
17:01 Mais on ne peut pas être loyal avec les autres si on ne l'est déjà pas avec soi-même.
17:04 Donc ce qu'elle m'apprend là, c'est une manière de participer.
17:09 Je n'ai pas la science infuse.
17:11 Mes bêtises à moi, je veux seulement qu'on me donne le droit et le privilège de les assumer.
17:17 Tout simplement.
17:19 Vous avez dit tout à l'heure, Fatou Diom, que vous vouliez assumer aussi d'où viennent vos idées, vos thèmes, la forme.
17:26 Comment ça se passe ? Comment les idées vous viennent ?
17:30 Pourquoi vous décidez d'écrire plutôt sur tel ou tel thème ?
17:33 Par exemple là sur l'édition, ou peut-être aussi sur votre grand-père, ou à d'autres moments de faire plus une forme d'essai ?
17:40 Oui, vous voyez, la dame disait ne pas céder à la paresse, de se laisser pousser dans un domaine pour écrire quelque chose.
17:47 Moi par exemple, il faut que je l'annonce. Je n'aime pas qu'on me demande d'écrire.
17:51 Ce serait bien que les gens l'entendent ça.
17:54 Donc je sais que quand on me demande une préface, un texte pour ceci ou pour cela,
17:58 je rends hommage aux gens qui ont la générosité de me faire cette confiance là.
18:02 Mais c'est juste un talent que je ne possède pas.
18:05 Vous ne pouvez pas répondre aux commandes.
18:07 Voilà, je ne sais pas le faire. Ce n'est pas que je ne veux pas.
18:09 Moi je voudrais le faire pour être l'ami de tout le monde et être toute gentille.
18:13 J'adore faire plaisir, mais je ne sais pas écrire sur commandes, ça me met en panne. J'ai peur.
18:18 Vous avez essayé ?
18:19 J'ai essayé, mais je n'y arrive pas parce qu'il n'y a pas la même sincérité.
18:22 Il n'y a pas la même fougue, la même folie, la même liberté.
18:26 Il y a une joie d'enfant qui joue.
18:28 Et là on va chez Schiller, l'instinct de jeu.
18:32 Il faut atteindre cet instinct de jeu pour se sentir suffisamment libre pour expérimenter.
18:37 Pour moi, créer, ce n'est pas seulement créer, c'est aussi expérimenter une facette de soi.
18:42 Et donc quand on me demande d'écrire un texte, vous savez, on vous demande, comme je le dis dans le texte,
18:48 d'adapter l'idée de Paul avec le style de Jacques.
18:51 Le problème c'est que Jacques écrivant du Jacques avec les idées de Paul, ce n'est plus du Jacques.
18:57 C'est du Jacques selon Paul.
18:59 Et donc on me demande de faire du fatuïyum selon fatuïyum.
19:03 Selon l'idée formatée qu'on se fait de vous et de ce que vous pourriez écrire ?
19:07 Exactement, oui, selon l'idée qu'on se fait de mon écriture ou de ma façon de penser.
19:11 Mais quand je fais du fatuïyum d'après l'idée qu'on a,
19:15 dans ce cas le style de l'auteur devient tout simplement comme du glutamate dans une sauce.
19:20 En fait, ça vous panique parce qu'on attend quelque chose de vous
19:24 et donc que vous rentriez dans un rôle ou un style qu'on vous a accolé.
19:28 Oui, alors quand je fais le livre, vous savez, vous dessinez votre maison,
19:31 vous demandez à l'architecte de la bâtir de telle manière.
19:34 C'est parfait, vous avez un plan.
19:36 Sauf que moi, quand je commence un livre, moi-même je me laisse surprendre.
19:40 Donc j'essaie de voir mais quelle folie va me pousser à faire une embardée d'un côté que je n'imaginais pas.
19:46 Parfois un personnage s'ajoute parce qu'il y a quelque chose qui m'a touchée
19:50 et puis je vais creuser alors que ce n'était même pas prévu.
19:53 Donc si un éditeur me demande de prévoir tout ça avant, alors que moi-même je ne sais pas,
19:57 c'est comme si on vous demandait, vous, de prévoir la météo de l'année prochaine.
20:02 Moi j'ai besoin de la vivre pour vous la décrire.
20:05 Alors comment ça vient justement ?
20:07 J'écoute ma petite folie et je l'assume.
20:10 Et j'arrête de vouloir être intelligente.
20:12 Donc j'accepte que voilà j'ai mes limites et que tout être humain a le droit à ses limites.
20:18 Et puis j'expérimente et je fais un peu de poésie.
20:21 Et les idées s'étoffent selon les années que j'ai lues, selon mon parcours, selon mes rencontres,
20:28 et puis selon mes humeurs. C'est une navigation marine.
20:31 Vous expérimentez, ça veut dire très concrètement.
20:33 Vous écrivez comment ? Assise devant un bureau, avec un stylo, un crayon de bois, sur un ordinateur,
20:39 vous relisez, vous corrigez, vous recommencez. Comment vous écrivez concrètement ?
20:44 D'abord je récite.
20:46 Et donc là où j'habitais avant, il y avait une petite table, quand je faisais les 100 pas,
20:50 j'avais toujours un sparradrap sur le tibia parce que je me fracassais les jambes sur la petite table quand je récitais.
20:56 Donc alors quand j'ai déménagé, je tenais à avoir une pièce qui est en longueur.
21:00 Comme ça le bureau est à côté, et moi je peux me lever et je marche, j'ai la tête en l'air, et je récite.
21:06 Et d'un coup je vais aller à l'ordinateur, je vais taper vite vite la page que j'ai en tête.
21:10 C'est comme si j'écrivais mon brouillon dans ma tête.
21:13 Je vais changer des mots parfois qui peuvent être justes, mais peut-être que leur musique ne me convient pas.
21:18 Je vais changer pour avoir une fluidité, une espèce d'ardeur, de quelque chose qui me touche.
21:24 C'est marrant parce que ça passe d'abord par le fait que ce soit musical en fait,
21:28 que vous puissiez le dire et que ça ait une fluidité.
21:31 C'est ma respiration. C'est la musique, mais aussi dans ma manière de parler, dans mon phrasé.
21:37 Et aussi il faut que je change des choses parce que parfois certaines expressions ne signifient pas la même chose en France qu'au Sénégal.
21:45 Donc avec la francophonie.
21:47 Par exemple, si je vous dis "ça me fait chaud au cœur en France" et puis quand je suis en Alsace,
21:52 vous imaginez l'hiver terrible avec une tasse de chocolat chaud, c'est merveilleux, n'est-ce pas ?
21:58 C'est une impression de bonheur.
22:00 Mais au Sénégal, si vous dites "ça me fait chaud au cœur", ça veut dire que ça me met en colère.
22:04 Imaginez le soleil des tropiques et en plus vous tisonnez le feu, on se brûle de colère.
22:10 Donc ça me fait chaud au cœur.
22:12 Donc moi je dois inventer une périphrase pour arriver à dire la même chose autrement.
22:18 Et que ça s'adresse à tout le monde.
22:20 Alors je vais me faire une métaphore qui m'amuse, mais qui n'amuse que moi parce qu'elle est sortie de nulle part et je la voulais comme ça.
22:27 Donc imaginez une éditrice qui vous dit "ça, ça n'existe pas, il faut me l'enlever".
22:31 Eh bien non madame, elle existe parce que j'ai décidé de la faire exister.
22:35 Oui mais moi je parle français depuis ma naissance.
22:37 Non mais alors, le chirurgien, il est né avec un bistouri ?
22:41 Non, il a fait des études de chirurgie et quand il opère, on lui fiche la paix.
22:45 C'est pareil pour les écrivains.
22:47 Quand on apprend la langue, quand nous l'utilisons, laissez-nous la liberté de la renverser.
22:53 C'est intéressant que vous ayez utilisé l'expression de "chaud au cœur" avec cette double dimension, Fatou Dioum,
22:58 parce qu'on a l'impression que votre écriture c'est à la fois pour vous un refuge, quelque chose qui vous fait chaud au cœur,
23:04 mais c'est aussi une zone de combat.
23:07 Quelque chose qui justement vous donne chaud au cœur.
23:10 Est-ce qu'on peut dire que c'est ces deux sens-là qu'il y a dans votre littérature ?
23:13 Ou c'est trop réducteur aussi ?
23:15 C'est pas égal. Les Wolofs disent "c'est de l'eau dans mon cœur" donc ça rafraîchit mon cœur.
23:19 Oui, c'est les deux. Mais en même temps, c'est un espace de joie.
23:22 Moi, je n'ai pas qu'une écriture de révolte ou de combat.
23:25 C'est vrai, ce livre est révolté.
23:27 Oui, mais quand vous prenez par exemple "Celles qui attendent", il y a des passages où je rends hommage aux femmes,
23:34 mais vraiment parce que je les ai admirées ici comme en Afrique, dans leur vie, dans tout ce qu'elles doivent traverser.
23:40 Quand j'écris pour mon grand-père, parce que je dis vraiment que j'écris pour mon grand-père,
23:44 j'écris pour taper des tambours et trompettes pour ma gratitude définitive.
23:48 Et donc quand je parle de lui, c'est toujours poétique parce qu'il y a de la douceur,
23:52 parce que ce souvenir-là est toujours lié à quelque chose que je respecte, que j'admire, que j'ai envie de partager.
23:58 Et cette beauté-là aussi, je ne trouve pas cette écriture-là utilitaire.
24:02 En dehors du plaisir et du simple fait de rendre ma gratitude bruyante,
24:07 il n'y a aucune raison, je le fais juste parce que j'ai envie de le faire.
24:11 Vous disiez écrire pour participer, dire ce que vous pensez.
24:15 Et donc là, effectivement, vous écrivez aussi pour participer notamment au débat qu'on peut qualifier de politique,
24:21 de comment on vit tous ensemble dans une société, sur la planète.
24:25 Il y a aussi cette idée d'apporter votre pierre à l'édifice.
24:28 Oui, ce sont les grands qui font la politique.
24:31 Donc alors, aux petites gens dont je suis, la liberté de taper sur la face du roi.
24:37 C'est vrai, c'est tout ce qui nous reste.
24:39 Donc eux, ils ont la possibilité de signer des décrets.
24:43 Donc, ils proposent et d'autres, bien placés, exécutent.
24:49 Je n'ai pas ce pouvoir, mais j'ai au moins le pouvoir d'écrire sur ce que je déplore et sur ce que je voudrais.
24:57 Donc je rêve, je porte mes colères et mes utopies.
25:01 Mais vous ne prétendez pas par exemple être un modèle ou un guide ?
25:06 Parce que ce qui est frappant, je reviens à ce texte, le verbe libre ou le silence,
25:11 c'est qu'en fait on peut le recevoir aussi comme un élan, assumer d'être libre, arrêter d'être,
25:20 il y a ce terme qui revient, de larbin, arrêter d'être des larbins, des éditeurs,
25:26 ou de ce qu'on vous demande, ou de la pensée, ou des lectures.
25:30 Donc ça c'est quand même quelque chose aussi que vous,
25:32 là vous pouvez jouer un rôle en fait d'une certaine manière, sans être un modèle peut-être.
25:37 Le modèle, moi je suis dans la quête de ma vérité intérieure.
25:42 Est-ce que quelqu'un qui est perdu en forêt, qui se promène avec une torche est un guide ?
25:47 Je ne sais pas.
25:48 Ah oui, mais il cherche son chemin.
25:52 Donc si la lumière elle est diffuse et les gens trouvent qu'il y a une piste là, et qu'ils viennent,
25:56 je suis honorée, ravie de trouver mes compagnons et de la route humaine, je serai ravie.
26:03 Mais je ne me vois pas comme un modèle puisque je suis un apprentissage et je cherche.
26:06 Et c'est pour ça que je lis encore les aînés, que je m'inspire des philosophes,
26:10 que je pense à mes grands-parents et à leur éducation qui me reste, qui me guide encore.
26:15 Donc moi j'ai l'impression de chercher comment quelqu'un qui cherche, qui n'a pas encore trouvé,
26:19 peut dire aux autres ce qu'il faut trouver ou ce qu'il faudrait trouver.
26:23 Donc je propose ma vision des choses et quand les gens partagent, je dis merci.
26:28 Mais s'ils ne partagent pas, qu'ils sachent que je suis obstinée.
26:32 Dans cette idée de recherche, on a compris, justement, vous écrivez d'abord pour vous, ça veut dire ?
26:42 C'est ma manière de vivre.
26:44 Il y a des gens qui vous lisent, ça vous le savez quand vous écrivez ?
26:47 Oui mais ça me fait peur quand même, parfois, quand j'y pense.
26:50 Alors quand j'écris, je refuse d'y penser.
26:53 Parce que ça fait ça m'émeut en fait.
26:56 C'est que si j'y pense, je n'oserai pas écrire ce que j'écris.
26:59 Donc la sale gosse qui s'exprime là, dans la nuit à Strasbourg, je mets une distance.
27:06 Si cette personne-là se mettait à imaginer une foule de personnes qui l'écoutent,
27:10 mais je n'oserai pas écrire une ligne.
27:13 Et toujours aujourd'hui ?
27:14 Et oui, toujours aujourd'hui.
27:15 Parce que moi quand j'écris, j'ai toujours l'impression d'essayer de faire une compétition avec moi-même
27:21 par rapport aux livres d'avant, pour essayer d'écrire mieux.
27:24 Et puis il faut vous souvenir, le français, je l'ai étudié à l'école.
27:28 Donc c'est l'une de mes langues.
27:30 Mon rapport à cette langue, il y a de la joie, il y a de l'amour,
27:34 mais il y a aussi quelque chose de la découverte, toujours.
27:38 J'ai l'impression que je n'ai pas encore tout saisi et je cherche.
27:42 Qui est la première personne à qui vous faites lire ce que vous écrivez ?
27:47 C'est rare que je le fasse.
27:49 D'ailleurs, c'est parfois mon éditeur.
27:51 Mais c'est déjà arrivé que je présente mon texte à un ami.
27:56 Il était le tout seul à le lire.
27:59 Parce que je sais que lui, quand il sourit, les autres vont éclater de rire.
28:03 Donc il est très difficile à satisfaire.
28:05 C'était même la raison pour laquelle mon respect, mon admiration
28:09 pour ses compétences intellectuelles, littéraires, philosophiques.
28:12 C'est pour ça que je lui ai demandé de le lire avec la conscience
28:16 d'être quasiment dans l'impossibilité de le satisfaire.
28:20 Et au moins un peu me pousser au bout de moi-même
28:23 pour essayer d'être à la hauteur de sa lecture.
28:26 Que nous le voulions ou non, nous sommes en train,
28:31 tous les continents, toutes les nations, toutes les civilisations,
28:35 nous sommes en train de constituer la civilisation de l'universel.
28:39 Le nouvel art plastique du XXe siècle, c'est inspiré de l'art nègre.
28:44 Je me rappelle encore Picasso à la porte de son atelier,
28:48 me regardant dans les yeux et me disant,
28:50 "Il nous faut être des sauvages."
28:51 Et moi je regarde et je dis, "Il nous faut être des nègres."
28:54 Et il éclate de rire et il l'acquiesce.
28:57 Bon, il nous faut rester nègres en nous enracinant dans les valeurs de la négrité.
29:04 Mais il faut nous ouvrir aux valeurs complémentaires des autres civilisations,
29:09 et en particulier de la civilisation européenne.
29:12 Autrefois on disait, "Chacun doit être grec à sa façon."
29:14 Maintenant je dis, "Chacun doit être métis à sa façon."
29:17 Là encore vous avez reconnu, Fatou Diop, vous connaissez tout par coeur.
29:20 Et on se donne ses mots.
29:21 Exactement.
29:22 Et il continue mon message,
29:23 et qu'il faut s'enraciner d'abord dans sa propre culture
29:27 pour à partir de là, assimiler par un cercle concentrique
29:31 toutes les autres cultures du monde.
29:34 Donc voilà mon chéri, avec votre terre de chileurs.
29:37 Et Yursenar ?
29:38 Et Goethe.
29:39 Non, Yursenar c'est la reine.
29:41 Ce monsieur-là c'est l'aéropage de Yursenar.
29:45 La dame d'abord.
29:46 Comment vous réussissez à retenir...
29:49 Pareil pour Yursenar, vous vous connaissez par coeur.
29:53 Là, Sangor, vous auriez pu encore le réciter là ?
29:57 Ah mais je ne sais pas.
29:59 C'est pour ça que j'écris.
30:00 Il y a des tas de choses que je ne sais pas.
30:02 Que vous avez en vous et que vous devez à tout prix mettre sur le papier.
30:05 Oui, quand j'étais à l'école primaire, j'aimais lire les choses.
30:08 Donc l'instituteur me donnait d'autres livres.
30:11 Parce que quand j'aimais le livre, je lisais tout le livre.
30:14 Et après il vient, il passe des semaines à reprendre des pages.
30:17 Et puis moi j'ai envie de lire d'autres choses.
30:19 Alors il me faisait des cadeaux en me donnant d'autres textes pour le plaisir.
30:24 C'est toujours ça que j'ai dans ma tête, dans mon coeur.
30:28 Vous dites dans votre livre que l'époque de Sangor est révolue d'une certaine manière.
30:34 Qu'est-ce qui a changé ? Qu'est-ce qui est révolu de Sangor ?
30:39 Lui, il était colonisé, pas moi.
30:41 C'est une évidence.
30:43 Les indépendances, on met ce qu'on veut derrière.
30:46 Toujours est-il qu'elles ont été signées.
30:48 J'y crois, j'y adhère.
30:50 Donc elles ne sont pas parfaites.
30:51 Nous avons encore à taper sur la table de Marianne pour qu'elle améliore les choses à notre regard.
30:56 C'est une évidence ça aussi.
30:57 Mais on ne peut pas dire que nous soyons restés là où nous en étions.
31:01 Je suis une chanceuse héritière des indépendances et du dialogue de l'universel que prenait Sangor.
31:07 Le fameux rendez-vous du donner et du recevoir.
31:09 Eh bien pour pouvoir donner et recevoir, il faut accepter de rencontrer les autres.
31:13 Et pour accepter de rencontrer les autres, il faut accepter de pardonner les conflits du passé.
31:19 Je ne dis pas les oublier.
31:20 Mais en tout cas les intégrer en tant que matrice de notre propre histoire pour pouvoir en faire un socle et avancer.
31:28 Donc moi j'y crois.
31:29 On me trouve peut-être un peu naïve.
31:33 Il y a des naïvetés positives que je revendique.
31:35 J'accepte de croire en la vie et en la fraternité entre les peuples.
31:40 Donc vous n'êtes pas dans une pensée, dans des thèmes sur la colonisation.
31:45 La décolonisation par exemple, les courants décoloniaux, de pensée décoloniale où on doit écrire d'un point de vue.
31:52 Ça c'est un sujet qui ne vous intéresse pas forcément.
31:56 Non, parce que je suis consciente de ma liberté.
31:58 Je l'habite, je l'utilise, je la défend.
32:00 Donc de quoi devrait-on me décoloniser ?
32:03 Je suis en train de parler français, j'ai adoré, je suis allée à l'école moi-même.
32:07 Donc de quoi devrait-on me décoloniser ?
32:09 Je parle plein d'autres langues africaines.
32:11 Mais je ne sais pas dire épistémologie en serrère, c'est pas que l'idée n'existe pas.
32:15 C'est juste que personne ne me l'a enseigné en serrère.
32:18 En tant qu'auteur, je ne suis pas le législateur.
32:20 J'utilise la langue que le législateur du Sénégal a bien voulu mettre à ma disposition à ma naissance.
32:26 C'était cette langue.
32:28 Donc je l'utilise sans amertume, en étant consciente des combats qui ont été menés.
32:32 Pour que moi j'ai le privilège de penser de cette façon.
32:36 Donc si on se remet à reprendre le combat de Senghor, ou le combat des coloniales comme on dit,
32:41 on invalide l'oeuvre de Senghor et Césaire.
32:45 Je ne veux pas invalider l'oeuvre de Césaire et Senghor.
32:49 Par contre, je veux participer et mener ce combat encore plus loin.
32:53 Alors pour aller, comment c'est pour aller plus loin ?
32:56 Comme disait Senghor, la troisième voie, celle de la concertation.
33:01 Donc il y a le conflit, il y a la division, il y a la troisième voie qui propose la rencontre et le respect mutuel.
33:08 Donc moi j'écris un texte là-dessus, j'appelle ça "La réflexivité du regard".
33:12 Avant, il fallait des sauvages, parce que les occidentaux oubliaient qu'eux-mêmes étaient des sauvages quand les autres les observaient.
33:19 Il n'y a rien de plus réflexif que l'exotisme.
33:24 Chaque fois que vous regardez quelqu'un en le trouvant exotique, il pense rigoureusement la même chose que vous.
33:29 Du coup, les sauvages occidentaux signoraient, moi je le rappelle, à quel point ils sont dans la même sauvagerie humaine
33:35 que nous devons dompter, améliorer, pour pouvoir vivre ensemble.
33:40 Et vous allez aussi dans ce concept que vous citez de Goethe, qui est la littérature-monde, la vête-littérature,
33:46 où là, il n'est plus question de localisation, de point de vue, mais au contraire, de ce que vous dites, de rencontre.
33:55 Oui, le souci de l'homme. C'est quoi la raison de la littérature ?
33:58 Elle est faite par des hommes, lue par des hommes et pour des hommes.
34:02 Donc on fait ça. Où que l'on soit, cette question reste vraie. Pour qui écrivez-vous ?
34:07 Mais je suis humaine, j'écris parmi les humains, je suis lue par des humains.
34:11 Donc elle s'intéresse aux humains, où que l'on soit.
34:15 Alors, est-ce qu'on est africaine, est-ce qu'on est suédoise ?
34:19 Femme, homme.
34:21 Moi, je lis Yursenar, j'étais sous mes cocotiers, et je ne comprenais pas un traitre, un paragraphe de ce que je lisais.
34:28 Et après, j'ai repris. J'ai lu Goethe, je ne savais même pas que je verrais l'Allemagne un jour.
34:33 Et Voltaire, quand je lisais ça, mon cerveau était certainement en souffrance, parce que c'était trop dur à l'époque pour moi.
34:40 Et j'ai continué à découvrir des penseurs, les Césaures, les Senghors, tout ça.
34:45 Mais vous savez, il ne suffit pas d'être noir pour être les mêmes.
34:48 De la même manière, il ne suffit pas d'être blanc pour être les mêmes.
34:51 Il y a des blancs qui sont certainement plus proches que moi, que de leurs voisins.
34:55 Comme il y a des noirs, avec lesquels peut-être je suis moins proche, parce que je les connais moins,
35:00 parce que nos cultures sont riches et diversifiées.
35:03 Mais notre humanité, elle reste la même, partout.
35:06 Donc, vous êtes vraiment dans cette voie de Goethe, en vous disant, en fait, je ne vais pas faire une écriture,
35:12 je ne vais pas m'adresser qu'aux femmes, je ne vais pas m'adresser qu'aux femmes noires,
35:16 je ne vais pas donner à entendre quelque chose de con.
35:18 Là, on retrouve en fait cette idée de parler d'une attente de soi, d'une étiquette.
35:22 - Moi, je suis mauve. - Oui, vous avez une belle écharpe mauve, tout à fait.
35:26 - Vous mettez du rouge et du bleu, vous avez du mauve.
35:28 Donc, par définition, le mauve se neutralise, s'annule dès qu'il est sectaire.
35:34 Si le bleu n'aime pas le rouge, il n'y a pas de mauve.
35:36 Si le rouge n'aime pas le bleu, il n'y a pas de mauve.
35:38 C'est exactement ce que je suis.
35:40 La Fatou Dioum que je suis, sans le Sénégal, je ne suis pas Fatou Dioum.
35:43 Sans la France, je ne suis pas Fatou Dioum.
35:45 Donc, Fatou Dioum, pour moi, dans ma tête, quand j'écris, c'est un alliage de ces deux cultures.
35:51 Donc, quelqu'un qui pense comme ça ne peut pas être pour la division.
35:54 On me reprochera tout ce qu'on veut.
35:56 À mes 195 ans, je répéterai la même chose.
35:59 - Merci. - Vous êtes invitée pour l'anniversaire.
36:02 - Merci beaucoup, Fatou Dioum, de vous.
36:05 On peut donc lire le Verbe libre ou le silence disponible aux éditions Albain Michel.
36:09 Mais pour finir, vous avez le choix.
36:12 Le choix entre deux chansons.
36:15 Et comme votre livre s'intitule, je l'ai dit, "Le Verbe libre ou le silence",
36:18 on vous propose de choisir entre une chanson sur le Verbe ou sur le silence.
36:21 Vous choisissez laquelle ?
36:23 - Oh là là !
36:25 Je suis née dans un bras de l'océan Atlantique.
36:28 Alors, "Respiration", le Verbe.
36:30 - Vous prenez le Verbe. C'est parti.
36:32 [Musique]
36:46 [Musique]
37:14 [Musique]
37:43 - Et un grand merci à l'équipe des Midi de Culture qui s'en prépare tous les jours.
37:46 Par Aïssa Touendoy, Anaïs Hisbert, Cyril Marchand, Zora Vignier, Laura Dutèche-Pérez et Manon Delassalle.
37:52 Réalisation Nicolas Berger, prise de son Élise Leu et Flavien Andréziak.
37:57 Pour réécouter cette émission, rendez-vous sur le site de France Sculpture, à la page de l'émission.
38:02 Merci Nicolas Herbeau et à demain.
38:04 - À demain Géraldine.