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Art et designTranscription
00:00 Bien, alors moi, je suis Charles Bambéné, je suis le directeur
00:05 des éditions Le Robert.
00:07 On est très heureux d'accueillir deux auteurs pour notre première
00:10 rentrée littéraire au Robert, donc Emmanuel Ruben et Alain
00:13 Mabancou dans la collection Secrets d'écriture qui a été
00:16 lancée il y a un an, Robert.
00:17 Donc, le Robert, ce n'est pas que des dictionnaires,
00:19 vous le savez, c'est aussi des ouvrages qui
00:20 parlent de langues.
00:21 Donc, la collection Secrets d'écriture s'adresse à ceux qui
00:24 aiment l'écriture et ceux qui veulent écrire.
00:26 Voilà.
00:27 Alors, Alain Mabancou, j'ai commencé par lui,
00:28 vous le connaissez tous.
00:29 Vous avez tous lu et sans doute vendu beaucoup aussi
00:32 ses romans, sa quinzaine de romans, Vercassé,
00:36 Mémoire d'un porc-épic et beaucoup d'autres.
00:38 Alain, vous avez été couronné du prix Renaudot en 2006
00:43 et d'autres prix.
00:44 C'est un auteur francophone très connu et donc je laisse la
00:48 parole à Alain pour nous présenter son ouvrage au titre
00:52 un peu énigmatique, avec un énorme clin d'œil,
00:53 Lettre à un jeune romancier sénégalais.
00:56 Bonjour.
00:59 Non, il ne fait pas le soir ici.
01:01 J'ai toujours le décalage avec Los Angeles.
01:03 Je suis très heureux d'être parmi vous et avec vous.
01:09 Ce livre s'intitule Lettre à un jeune romancier sénégalais.
01:13 Ce qui m'avait plu dans cette collection qu'on m'avait
01:16 présentée au Dictionnaire Robert, c'était le fait que les
01:19 écrivains avaient une certaine liberté dans ce qu'ils allaient
01:23 écrire sur leur métier, sur leurs secrets,
01:27 sur leur petite cuisine, sans pour autant dévoiler aussi
01:32 les épices dans leur entièreté.
01:33 Parce qu'il faut vous laisser aussi une certaine part de doute,
01:38 peut-être même de crainte de l'auteur.
01:40 Parce que si vous savez tout, vous n'avez plus respecté
01:44 comme il faut le métier, mais vous savez le faire
01:47 et j'en suis persuadé.
01:49 Donc moi, je m'étais rappelé le voyage que j'avais fait au
01:54 Sénégal et j'avais croisé un jeune Sénégalais qui m'avait
01:58 ramené un gros manuscrit parce qu'il veut être écrivain.
02:04 Et de là, il a commencé à me poser toutes sortes de questions.
02:08 Il a commencé à dire ce n'est pas possible.
02:11 Verlaine a déjà écrit ceci, Montesquieu a déjà dit cela.
02:15 Comment je vais faire pour trouver un chemin au milieu
02:18 de ces géants ?
02:20 Et à ce moment-là, je suis rentré et j'ai commencé à écrire
02:24 les premières pages de lettres à un jeune romancier
02:28 sénégalais en parlant un peu de la ville, de cette rencontre,
02:33 de la richesse du continent africain, de l'oralité,
02:37 des contes, des mythes, des premières bandes dessinées
02:41 que nous avons lues à l'époque, des premiers livres,
02:44 des livres d'aventure, les Vieil Homme et la Mer,
02:49 etc.
02:50 C'est un parcours de littérature, une certaine odyssée à l'intérieur
02:56 pour celui qui veut devenir un écrivain.
02:59 Mais c'est aussi la fabrication de l'écrivain francophone.
03:06 Comment, en marge même de l'Europe, la langue française
03:11 qui a été déversée ou imposée en Afrique a créé le pouvoir
03:16 de l'imagination qui fait qu'aujourd'hui, nous nous trouvons
03:21 des familles entières dans la littérature.
03:24 Donc ce livre, c'est un peu ce voyage auquel je vous invite
03:29 dans mon enfance, dans ma jeunesse.
03:32 Il y a des photos d'enfance, il y a des photos de bureau,
03:36 il y a des petits secrets à gauche et à droite,
03:38 des tics de littérature.
03:41 Ce qu'il faut faire, ce qu'il ne faut pas faire,
03:44 c'est qu'il faut de toute façon faire ou ne pas faire.
03:46 Il n'y a pas de problème.
03:48 L'essentiel est que vous le fassiez bien.
03:49 Voilà.
03:51 Est-ce que vous nous liriez un extrait ?
03:53 Ça, je n'étais pas préparé.
03:56 Parce que je viens de voir le livre la première fois.
04:02 Je suis arrivé hier de Los Angeles.
04:03 Donc, je le découvre tranquillement ici.
04:07 Sur la langue française, justement.
04:09 Alors, sur la langue française, une langue vit, voyage,
04:17 se heurte aux autres.
04:18 Ces pessimistes nous proposent l'immobilité alors que l'heure
04:23 est à la mobilité.
04:24 Il ne s'agit pas d'avaler tout en anglais.
04:28 Il s'agit de proposer une réalité qui nous est propre,
04:31 une façon de nommer, qui tire sa force des racines
04:35 et qui est une langue qui, de toute façon, doit être remise
04:38 en cause pour suivre le mouvement du monde.
04:41 Cette démarche optimiste passe par la remise en question
04:46 de notre propre création.
04:47 A-t-on déjà vu quelqu'un s'insurger contre les intrusions
04:51 des africanismes et des antianismes dans la langue
04:55 d'Amadou Kourouma, de Sonia Laboutensi,
04:58 de Patrick Chamoiseau ?
04:59 Tout au plus, certains évoquent un enrichissement.
05:03 D'autres parlent de tropicalisme.
05:05 Vivant aux États-Unis, chère à Lyon, je suis persuadé,
05:10 je suis parfois surpris de voir comment la langue anglaise
05:14 intègre le français dans son vocabulaire.
05:16 C'est le cas de la gastronomie.
05:19 En l'occurrence, la France a su imposer une réalité qui lui est
05:23 propre, de sorte que toute tentative de dénaturation
05:27 qu'entreprendrait la langue anglaise ne pourrait que
05:31 paraître absconce.
05:33 En français et en anglais, un croissant reste un croissant,
05:37 un filet mignon reste un filet mignon,
05:40 un menu à la carte reste un menu à la carte.
05:43 C'est la langue anglaise qui s'enrichit.
05:45 Or, nous sommes tellement emportés dans notre pessimisme aveugle
05:50 que nous ne notons pas cette métamorphose et employons
05:54 notre énergie à faire le bilan de nos cauchemars.
05:58 Merci.
05:59 Vous l'avez compris, c'est un récit très impressionnant.
06:09 Ce n'est pas du tout une masterclass d'écriture,
06:11 c'est vraiment un ouvrage écrit avec le ventre par
06:14 Anna Mamoukou et qui est absolument bouleversant.
06:16 Il est dans le sac que vous aurez.
06:20 Emmanuel.
06:23 Emmanuel Rubens, c'est un auteur que vous connaissez aussi.
06:25 Je pense qu'il y a une oeuvre déjà importante derrière lui,
06:28 vous êtes plus jeune Emmanuel.
06:29 Vous avez 14 ans.
06:31 Emmanuel, on le présente souvent comme un écrivain voyageur
06:37 ou un écrivain même cycliste.
06:38 Il a écrit un très beau livre en 2019 qui s'appelle
06:41 "Sur la route du Danube".
06:42 En 2020, "Savre", plus récemment "Les Méditerranéennes".
06:46 C'est déjà une vraie oeuvre qui est constituée.
06:49 On a demandé à Emmanuel de participer à cette collection
06:52 et d'écrire ce très beau "L'archipel de l'écriture".
06:54 Bonjour à toutes et à tous.
06:58 Si je devais présenter ce livre, je vous dirais qu'en fait,
07:00 il peut se lire comme un roman.
07:01 Ce n'est pas un roman, mais ça peut se lire comme un roman,
07:05 comme un roman d'apprentissage et comme aussi un voyage,
07:11 comme une invitation dans un voyage.
07:13 Ce voyage, c'est un archipel et cet archipel,
07:16 il s'appelle l'Azintari.
07:18 Alors, il avait un premier nom.
07:19 D'abord, vous le découvrirez, ce nom dans le livre.
07:22 C'est un archipel que j'ai inventé dans mon enfance,
07:26 à l'âge de 9 ans.
07:27 Je raconte comment j'ai inventé cet archipel.
07:30 Vous trouverez des cartes inédites de cet archipel.
07:34 Vous trouverez l'histoire de cet archipel.
07:37 Et j'ai développé tout le livre autour de la métaphore de l'archipel
07:42 parce que je crois que l'écriture,
07:44 je crois qu'un roman est un archipel.
07:47 Je crois que les roquements que nous construisons,
07:49 ceux d'Alain, les miens,
07:52 ceux d'Edouard Glissant, qui est un peu mon maître,
07:54 parce que vous le trouverez,
07:56 et qui est, je pense, aussi pour Alain un maître.
08:00 Edouard Glissant a développé toute cette théorie des archipels
08:05 et vous le trouverez cité plusieurs fois dans ce livre.
08:09 Moi, j'ai inventé un pays qui, au départ, n'était pas un archipel,
08:12 qui se trouvait à la frontière de la France, en forêt noire.
08:18 Et puis, un jour, un grand-oncle,
08:22 qui avait été parachutiste à Baden-Baden,
08:24 se promenant, promenant ses doigts comme ça sur les cartes,
08:27 parce que j'ai dessiné des cartes de cet archipel,
08:30 les cartes que vous allez retrouver là,
08:31 des cartes au un millionième,
08:32 ensuite des cartes aux 200 millièmes,
08:35 ensuite des cartes aux 100 millièmes,
08:37 toujours de plus en plus précises.
08:38 Je dis qu'à un moment,
08:39 j'ai laissé un petit peu de blanc sur les cartes
08:41 parce que j'étais un petit peu...
08:43 Je n'arrivais plus à aller plus loin dans le détail.
08:50 Eh bien, un jour, avec ces cartes entre les mains,
08:52 il me dit "Mais non, on ne peut pas annexer la terre
08:55 "dans notre peuple."
08:56 Et donc, à partir de ce moment-là,
08:59 j'ai découpé cet archipel...
09:01 J'ai découpé, pardon, ce pays,
09:03 j'en ai fait un archipel et je l'ai déplacé
09:05 dans la mer Baltique.
09:06 Je raconte ça.
09:07 Et toutes les histoires que j'ai commencées à raconter à l'époque,
09:12 ça a commencé par des bandes dessinées.
09:14 J'ai lu le livre d'Alain,
09:16 donc je sais que les bandes dessinées
09:17 ont eu une grande importance pour lui.
09:18 Ensuite, ça a été "Les romans policiers".
09:22 Et ensuite, la première fois que j'ai voulu écrire un roman sérieux,
09:24 j'ai pris le modèle de Zola.
09:26 C'était germinal.
09:28 Et là, je situais toutes ces histoires dans cet archipel.
09:33 Donc toutes ces histoires se situaient en Zintari.
09:36 Donc vous allez découvrir la Zintari,
09:38 vous allez voyager en Zintari,
09:40 mais vous allez voyager aussi dans le processus de l'écriture
09:45 puisque je montre comment devenir un écrivain,
09:49 c'est explorer un archipel,
09:50 c'est explorer un archipel de l'enfance.
09:52 Le livre commence par "Fais un effort,
09:55 "souviens-toi de ce pays que tu as inventé dans ton enfance".
10:01 Ça commence comme ça.
10:03 Et ensuite, j'explique comment on habite l'archipel.
10:09 Parce qu'en fait, c'est pas parce que vous avez inventé...
10:13 Je dis qu'il faut inventer un pays, un nom, un pseudonyme,
10:20 un alter ego,
10:22 mais c'est pas parce que vous avez inventé tout ça
10:23 et que vous avez publié un premier roman
10:25 que vous êtes devenu un écrivain.
10:27 C'est là que les choses deviennent les plus difficiles.
10:29 Et pour moi, c'est avec mon deuxième roman
10:31 que c'est devenu le plus difficile.
10:32 Et donc, je raconte comment ensuite on habite cet archipel,
10:36 comment on aménage l'archipel,
10:38 c'est-à-dire comment on organise ce chaos.
10:40 Nous, les écrivains, nous avons, en fait,
10:43 comme peut-être nous tous,
10:45 nous avons un chaos intérieur.
10:47 Certains arrivent à le dire, à le formuler, ce chaos intérieur,
10:51 et puis d'autres, non.
10:53 Et ensuite, à la fin, il faut libérer l'archipel.
10:56 Je dis que cet archipel, on peut le libérer,
10:59 c'est grâce à vous, c'est grâce à l'éditeur, bien sûr,
11:01 c'est grâce à toutes les personnes
11:02 qui travaillent dans la maison d'édition,
11:04 c'est grâce aux personnes qui s'occupent
11:06 des relations presse, des relations libraires,
11:09 et c'est grâce, bien sûr, aux libraires,
11:11 aux représentants et aux libraires.
11:12 Donc c'est grâce à vous
11:14 que cet archipel pourrait être libéré.
11:16 Peut-être je lis le début du livre.
11:20 "Donc fais un effort, souviens-toi de ce pays
11:24 "que tu as inventé dans ton enfance.
11:27 "J'écris depuis l'âge de 9 ans.
11:29 "C'était le 9 novembre 1989.
11:33 "Ce jour-là tombait le mur de Berlin.
11:36 "J'avais vu les images à la télé, comme beaucoup d'enfants.
11:39 "Il y avait des hommes et des femmes en liesse,
11:40 "des pans de béton qui s'écroulaient,
11:43 "des checkpoints qui s'ouvraient,
11:45 "des trabans qui roulaient vers l'ouest.
11:48 "J'avais senti ce jour-là que plus rien ne serait comme avant,
11:51 "qu'entre le monde de mon enfance, dans lequel j'étais né,
11:54 "et celui dans lequel je grandirais, s'ouvrait un fossé.
11:58 "Et pourtant, ici, à l'ouest de ce rideau de fer
12:01 "désormais caduque, rien ou presque ne changerait.
12:05 "Les mêmes remaniements ministériels, la même routine.
12:08 "Dans la morne cité EDF où je grandissais,
12:10 "je ne vivrais pas les bouleversements
12:12 "d'un petit Allemand de l'Est ou d'un petit Roumain.
12:15 "Il faudrait attendre la guerre du Golfe,
12:17 "l'embrasement de la Yougoslavie
12:19 "et l'afflux des premiers réfugiés pour comprendre
12:21 "que toute l'Europe et même le monde entier
12:25 "était concernée par la chute d'un mur.
12:28 "Ce soir-là, quand ma mère a éteint la télé,
12:31 "je suis monté dans ma chambre.
12:33 "À l'étage de notre petit pavillon au volet vert,
12:36 "j'ai inventé un pays.
12:38 "À l'heure où tombait un mur,
12:39 "à l'heure où s'ouvrait une frontière,
12:42 "je traçais ma propre frontière
12:44 "et j'échafaudais mon propre mur d'encre et de papier
12:48 "sur l'espace vierge d'une carte.
12:51 "J'ai précieusement conservé la trace de cette annexion précoce.
12:54 "C'est sur une carte du Saint-Empire romain germanique
12:58 "dans un volume illustré de T.Lowland Spiegel,
13:01 "conseil de lecture maternelle,
13:03 "que j'ai tracé mon premier contour,
13:05 "et c'est en marge de ce livre
13:06 "que j'ai rédigé ma première histoire.
13:09 "Les deux passions de ma vie, l'écriture et la géographie,
13:12 "venaient de s'exprimer dans l'invention d'un pays.
13:17 "Longtemps, je mènerai de pair ces passions souvent contradictoires,
13:20 "m'efforçant tantôt de nier le poète en moi,
13:22 "tantôt de brimer le scientifique,
13:24 "avant de comprendre que l'écriture,
13:26 "et plus particulièrement l'écriture romanesque,
13:30 "était une manière de réconcilier
13:33 "ces deux facettes de ma personnalité."
13:36 (Applaudissements)
13:38 -Merci beaucoup, cher Emmanuel.
13:47 L'ouvrage... Les épreuves sont bien sûr disponibles.
13:50 Vous pouvez les demander à votre représentant
13:52 ou à l'agence Tram, qui nous aide pour le lancement.
13:55 Merci beaucoup à tous les deux.
13:57 -Merci à vous.
13:58 (Applaudissements)
14:01 (...)