Au lendemain de la destruction du barrage de Khakovka et d'attaques ukrainiennes dans la région russe de Belgorod et dans le Donbass, la situation s'est soudainement aggravée en Europe de l'Est. La paix s'éloigne-t-elle, ou assistons-nous aux dernières tentatives désespérées avant des négociations ? Pour faire le point sur ce conflit, mais aussi pour évoquer les attaques des médias mainstream à son encontre, "Chocs du monde" reçoit Anne-Laure Bonnel, grand reporter au Libre Media.
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00:00 [Générique]
00:22 Bonsoir à tous et bienvenue dans Choc du Monde, l'émission des crises et de la perspective
00:26 internationale de TV Liberté. Je suis ravi de vous retrouver ce soir, ravi malgré des
00:31 circonstances difficiles, difficiles en Ukraine, en Europe de l'Est, mais pour cela nous allons
00:36 en discuter avec Anne-Laure Bonnel. Bonsoir Anne-Laure Bonnel.
00:39 Bonsoir Edouard.
00:40 Vous êtes grand reporter, grand reporter pour Libre Média et vous vous êtes fait
00:44 connaître depuis plus d'un an pour vos vues, disons alternatives, sur le conflit en Ukraine
00:50 dans le Donbass car vous avez réalisé plusieurs documentaires, documentaires passionnants
00:54 depuis 2015 sur cette région qui était jusque-là inconnue du monde. Vous vous y êtes rendu
01:00 une demi-douzaine de fois, me semble-t-il, depuis 2015. Vous connaissez les zones de
01:06 guerre tragiques de l'Europe de l'Est et du Caucase et c'est pour ça que vous
01:10 êtes ici ce soir. Anne-Laure Bonnel, je vous propose d'abord de faire un petit tour
01:14 d'actualité, de l'actualité la plus brûlante pour comprendre la situation.
01:18 Grande offensive ukrainienne ou simple prélude, une chose est sûre. Armée par l'Occident,
01:23 Kiev a repris l'initiative sur le front. Dans la région russe de Belgorod, lourdement
01:28 bombardée depuis deux semaines, des troupes ukrainiennes ont franchi la frontière, portant
01:32 le combat dans le village russe de Novatovolianka. D'autres tentatives ont été signalées
01:36 autour de Bakhmout et au sud de Donetsk et pour l'heure, l'état-major russe revendique
01:41 avoir repoussé les attaques ukrainiennes, affirmant infliger de très lourdes pertes.
01:46 Mais au sud, dans la région de Kherson, le barrage de Kharkovka qui alimente la Crimé
01:50 en eau a été détruit par un bombardement. 80 agglomérations étaient menacées d'inondation.
01:56 Sur l'ensemble du front, pas de doute, l'été s'annonce brûlant.
02:00 L'actualité la plus brûlante, c'est donc celle que l'on vient de voir, le barrage
02:10 de Kharkovka qui a été donc détruit, par qui ? Point d'interrogation. L'Ukraine,
02:15 la Russie s'accusent mutuellement, concrètement, d'inonder l'autre. 15 agglomérations sont
02:23 déjà inondées, 80 en tout seraient menacées. Anne-Laure Bonnel, c'est évidemment difficile
02:28 de juger l'actualité immédiate, mais quelle est pour vous l'hypothèse la plus crédible
02:35 ? Les Russes ont-ils voulu ralentir l'offensive ukrainienne ou les Ukrainiens ont-ils voulu,
02:39 selon vous, noyer les positions russes ?
02:41 Alors tout d'abord, peut-être je vais commencer par vous rappeler ce qui se passe depuis 2022
02:50 et ce qu'on a pu lire dans la presse généraliste depuis 15 jours. Nous traversons cette fameuse
02:58 période que les militaires connaissent très bien, que connaît un peu moins bien l'opinion
03:01 publique, qui est le brouillard de la guerre. On a eu, avant l'explosion de ce barrage,
03:06 énormément d'informations dont on a beaucoup de difficultés à savoir si elles sont vraies,
03:12 si elles sont fausses, d'où elles viennent, s'il s'agit de rumeurs, etc. Tout cela participe
03:19 dans toutes les guerres, depuis toujours, à la perturbation de l'information, la perturbation
03:27 du moral des troupes, la perturbation de l'équilibre de l'opinion publique de chaque camp. Et ce
03:35 barrage a été touché, endommagé hier. C'est un acte très grave. Au même moment, malheureusement
03:44 et bizarrement, on a un agenda assez étrange médiatique qui se croise. Nous apprenons,
03:51 ce n'est pas une surprise, mais nous apprenons qu'il y a de très fortes chances, je reste
03:56 prudente mais en réalité les meilleurs analystes ne partagent pas ma prudence, il s'agirait
04:03 de... on apprend que les Ukrainiens seraient à l'œuvre du sabotage du Nord Stream 2.
04:11 Donc aujourd'hui, dire qui est responsable de l'explosion de ce barrage, en regard de
04:18 l'information sur le Nord Stream 2, ça n'a aucun sens. Vous voyez, quand je vous dis
04:26 on traverse ce fameux brouillard, je pense que c'est dans l'intérêt ni de l'un ni de
04:31 l'autre de l'avoir fait sauter. Qui l'a fait sauter, ça pourrait être... La seule
04:36 chose que je peux faire en toute humilité, c'est d'émettre des hypothèses. En voilà
04:42 une, imaginons que ce soit ni l'un ni l'autre. Certains ont en effet évoqué la possibilité
04:47 de fissures aggravées par les combats autour... Fissures, services de renseignement extérieur,
04:53 tout est possible dans une guerre. D'accord, donc vous préférez suspendre votre jugement
04:56 par prudence. Je ne comprends rien. En tout cas, on peut essayer de tirer quelques
05:02 hypothèses intéressantes. Ça tombe très mal.
05:06 Pour ? Pour les deux.
05:08 Pour les deux. Ça tombe très mal. Ça tombe très mal déjà
05:11 dans un premier temps pour les récoltes et l'agriculture. C'est un domaine que uniquement
05:16 les spécialistes retiendront mais qui aura son importance dans les mois à venir. Et
05:21 ça tombe très mal parce qu'on attend cette fameuse contre-offensive, non pas depuis un
05:26 mois, quinze jours, mais depuis des mois déjà. On nous l'annonçait fin d'hiver,
05:31 etc. Elle devait être en route, elle devait être imminente. Là, la contre-offensive,
05:38 je ne prends aucun risque en m'avançant de la sorte, elle est impossible à mettre
05:46 en place. Dans ce cas, cela joue plutôt en faveur des
05:49 Russes. D'ailleurs, historiquement, c'est vieux comme la guerre, disons, pour arranger
05:53 une offensive. Écoutez, c'est là où moi je ne partage
05:56 pas, mais ça n'engage que moi, je ne partage pas cet avis. Je crois que les Russes s'en
06:00 sortent plutôt bien sur le front, malgré ce que l'on dit. On voit depuis déjà quelques
06:06 mois une communication extravagante sur les plateaux télé, Belgorod, le drone sur le
06:16 Kremlin, etc. Le sentiment que j'ai, c'est qu'il s'agit quand même de gesticulation
06:21 et on passe à côté d'événements quand même essentiels, qui est certes, le front
06:26 semble figé, mais on a tout de même une armée russe qui fait face à un armement
06:33 international. On peut sans risquer quoi que ce soit dire, faire face à l'OTAN, même
06:41 si ça reste tabou, c'est une réalité. Et cette armée est quand même face à une
06:48 technologie sans précédent, à des drones sans précédent et à la première armée
06:53 du monde qui est l'armée des Etats-Unis, qui livre des milliards et des milliards.
06:57 Donc ça ne se passe pas si mal que ça pour les Russes finalement, leur reproche de ne
07:02 pas avancer. Bon, ils n'avancent pas, mais moi ce que je constate c'est qu'ils ne reculent
07:07 pas. Donc c'est plutôt, à mes yeux, ça pourrait être, restons au conditionnel,
07:13 dans l'avantage des Ukrainiens qu'il n'y ait pas eu cette contre-offensive. Parce
07:18 que si cette contre-offensive, imaginons, restons sur des hypothèses, c'était mal
07:22 passé. Vous imaginez un petit peu en termes de communication, comment on se justifie après
07:28 les milliards que nous avons donnés auprès du public occidental ? Je dis bien du public
07:32 occidental parce que cette guerre, il faut le rappeler, c'est terrible. La guerre c'est
07:37 une tragédie, ce qui se passe est terrible. Je me permets de le répéter depuis 2015,
07:43 mais elle n'intéresse que les occidentaux cette guerre.
07:46 Alors Bonnel vous le dites, vous rappelez que vous êtes intéressé par cette tragédie
07:52 depuis 2015. C'est un conflit qui dure depuis 8 ans, évidemment c'était régional il
07:57 y a 8 ans, et puis c'est quasiment une guerre mondiale aujourd'hui. Il a donc pris une
08:02 ampleur de... Guerre mondialisée, pour l'instant.
08:03 Guerre mondialisée si vous préférez. Mais ce conflit est d'une certaine manière
08:08 depuis un an devenu, petit à petit, une habitude en Occident. Et pourtant il semble redémarrer
08:13 depuis un mois, évidemment avec cette hypothèse, cette perspective de contre-offensive ukrainienne,
08:18 et puis des bombardements en Russie. Vous voyez sur cette carte la région de Belgorod,
08:23 réalisée par Choc du Monde, vous voyez Chebykino qui est une ville qui a été bombardée,
08:28 et puis les combats ont aussi été portés jusqu'à Novaya Tovalyanka, une ville qui
08:33 est à cheval sur la frontière russo-ukrainienne. Donc au mois de mai, les Ukrainiens semblent
08:39 reprendre un peu l'initiative. Mais ma question n'est pas militaire si je
08:42 puis dire. Ma question est plus générale, plus diplomatique.
08:47 Anne-Laure Bonnel, on voit le conflit de nouveau s'aggraver. Selon vous, la paix reste-t-elle
08:53 inatteignable aujourd'hui, au début de l'été 2023 ?
08:56 Eh bien moi je ne crois pas. J'ai l'impression de ne pas penser comme tout le monde. Je pense
09:01 que la paix est dans l'esprit de tous, enfin de tous ceux qui comptent. Elle est dans l'esprit
09:08 des Américains, elle est dans l'esprit des Russes, elle est également dans l'esprit
09:12 des Chinois, parce que ça, voilà, pour tout un tas de questions de relations internationales,
09:17 et ça va bien au-delà des questions géopolitiques. Je vous rappellerai, et ça c'est quand même
09:22 passé sous les radars et il faut le rappeler, il faut vraiment insister là-dessus, qu'en
09:26 mars 2022, nous avions des négociations qui étaient proches d'un accord. Les spécialistes
09:33 disent 50-50, avec le Premier ministre à l'époque israélien me semble-t-il, en Turquie.
09:40 Vous voyez, en mars, cette tentative de paix n'était pas taboue, elle a été pensée,
09:47 il y a eu des réunions, elle a été réfléchie en présence aussi bien des Russes que des
09:51 Ukrainiens.
09:52 Et tu aurais été torturé par Londres ?
09:55 Je ne sais pas, mais c'est ce qu'on dit. En tout cas, elles ont eu lieu, et on n'en
10:00 a pas suffisamment parlé, et c'est dommage, parce qu'il aurait fallu insister et renouveler
10:06 ce type d'approche, renouveler ce type de réunion, ce type de rendez-vous.
10:10 Donc que la paix s'éloigne, je ne pense pas, que le monde se divise, oui, ça c'est
10:18 une réalité. La paix ne s'éloigne pas, tout simplement parce qu'aujourd'hui,
10:22 on est en train d'assister au développement multipolaire à l'international de plusieurs
10:27 axes d'influence, et là, nous voyons l'Indonésie, la Chine et tout un tas d'autres pays appeler
10:34 à la paix, le Brésil, etc.
10:37 Donc, pour les Occidentaux, ça semble de plus en plus compliqué, mais le reste du
10:41 monde est quand même en train de frapper à la porte et de dire "il est temps que
10:43 ça s'arrête".
10:44 Et c'est la première fois que nous avons le reste du monde qui fait face à l'hégémonie,
10:49 à la puissance américaine, à son soft power, à sa diplomatie, pour demander des comptes.
10:54 Donc, moi j'ai le sentiment, à contre-courant je le reconnais, que beaucoup réclament la
11:00 paix.
11:01 Et ensuite, il peut s'agir simplement d'effets de communication, vous savez, la politique,
11:06 les relations internationales et la géopolitique, c'est beaucoup d'effets de communication,
11:11 évidemment.
11:12 Mais en tout cas, le terme "paix", le mot "paix" est prononcé, et ce, très régulièrement.
11:17 On l'entend très peu dans l'Union européenne, mais on l'entend partout dans le monde.
11:22 Donc je ne crois pas que l'espoir de paix s'éloigne.
11:26 Je ne sais pas combien de temps ça va prendre, mais en tout cas qu'il y ait des négociations
11:31 en coulisses, c'est une certitude.
11:33 Ce qui se passe, il n'y a aucun doute, mais ça se passe sans l'Union européenne, c'est
11:38 ce qui est un peu plus gênant.
11:39 J'espère, pour ma part, que la France va rentrer dans le jeu.
11:42 On pourra revenir sur cette question, parce que moi je suis convaincue que la France a
11:48 un rôle à jouer, et qu'elle peut encore le jouer.
11:50 Ce qui se passe là, on sent bien que les élections américaines approchant, il y a
11:55 une tension entre les démocrates et les républicains, et on voit que les mécontentements sur la
12:03 guerre commencent, d'ailleurs on le voit même dans les médias mainstream, les Américains
12:09 commencent à s'écharper sur la guerre en Ukraine.
12:11 Ils en ont, on peut le dire de façon un peu légère, voire grossière, ils en ont ras
12:14 le bol.
12:15 Donc à partir du moment où les Américains commencent à enclencher un processus, généralement
12:21 l'Union européenne suit.
12:23 Deuxième signal faible qui me fait dire que la négociation ne parle pas trop vite, en
12:33 tout cas, est en cours, et je répète encore une fois, ça peut prendre un an, mais c'est
12:36 en cours, et quand c'est en cours, c'est déjà bon signe.
12:39 C'est quand même étonnant que lors de l'explosion du barrage hier, qui aura des conséquences,
12:46 on ait au même moment la révélation sur la responsabilité des nationalistes ukrainiens
12:56 dans le sabotage du Nord Stream 2.
12:58 Cette information ne serait pas sortie sans l'accord du Pentagone, quoi qu'en disent
13:02 les journalistes.
13:03 Le Washington Post en a fait sans doute bien informer.
13:05 Donc pourquoi ça sort maintenant ?
13:08 Pour ça, je vous laisse répondre.
13:11 D'ailleurs, je vous posais une question, si on revient sur le Donbass.
13:15 Vous avez donc visité cette région, encore une fois, oubliée de l'Europe.
13:20 Comment vivent-ils objectivement ce conflit qui s'est, comme vous disiez il y a quelques
13:25 instants, mondialisé ? Vos sources ont-elles changé de regard à la fois sur le conflit
13:32 et sur le monde depuis un an ?
13:35 Depuis un an ?
13:36 Je vais rappeler le Donbass.
13:40 Tout le monde l'a découvert en février 2020.
13:43 Personne ne savait où était le Donbass et très peu savaient où était Kiev, pour
13:47 commencer.
13:48 C'est terrible, mais c'est une réalité.
13:49 On est nuls en géographie.
13:50 Donc le Donbass, c'est devenu malheureusement et tragiquement célèbre.
13:55 Le Donbass, depuis 2014, pardonnez-moi, est coupé en deux.
14:00 Dès 2014, on a une partie qui entre en guerre civile, appuyée par des forces russes et
14:10 séparatistes et l'autre côté est appuyée, l'après Maïden, on ne va pas y revenir
14:14 parce que c'est très compliqué, mais est appuyée par des Occidentaux, notamment les
14:19 Américains.
14:20 Donc dans le Donbass, dès 2014, on peut aujourd'hui, étant donné que l'émotion de la sidération
14:30 de la guerre de 2022 commence un tout petit peu à s'apaiser, rappeler les faits.
14:35 Tout ça a commencé il y a déjà neuf ans.
14:37 C'est une région extrêmement complexe et nous avions en 2022 déjà environ 15 000
14:43 morts de chaque côté, civils et militaires, dont on n'avait que très peu parlé.
14:50 Donc en 2022, il y a un an, qu'est-ce que je constate ? C'est une région épuisée,
14:57 déjà par huit ans de conflit.
15:00 Huit ans de conflit, je ne dis pas que ça a bombardé pendant huit ans non-stop.
15:07 Et heureusement d'ailleurs, les accords de Minsk II avaient largement calmé la situation.
15:12 De 2016-2015 à 2022, on avait vraiment la ligne de contact qui était en feu.
15:21 Malheureusement pour Donetsk, qui est la capitale de l'Oblast, qui était à une
15:27 dizaine de kilomètres de cette ligne de front, Donetsk a toujours été perturbée.
15:32 Donc le quotidien des habitants, beaucoup moins qu'en 2022 certes,
15:37 mais il y a toujours eu des tirs, ça il faut le reconnaître et appuyer là-dessus.
15:42 Donc on a une population qui a vécu pendant huit ans dans une zone de haute intensité,
15:47 de conflit, rien de comparable à 2014 en termes d'intensité,
15:52 rien de comparable à 2014 et 2015, mais ça fait quand même huit ans de tension
15:57 où vous avez des civils blessés, tués, vous avez des attaques,
16:04 vous avez le stress de vivre sur une ligne de contact, sur une ligne de front, des incursions.
16:09 Il faut imaginer quand même, pour nous Européens, enfin on va dire Français pardon,
16:14 c'est très difficile, mais vivre en zone de guerre pour une population,
16:18 c'est psychologiquement épuisant, c'est une lente torture.
16:27 Donc les gens que je vois en 2022, finalement ont le sentiment de faire un flashback
16:32 de 2014-2015, à plus grande échelle certes, parce qu'on a eu l'Ukraine
16:38 et encore ce serait très intéressant de revenir là-dessus,
16:40 sur ce qui s'est passé en février 2022.
16:43 Et les gens que je croise dans le Donbass sont des gens épuisés, épuisés par huit ans.
16:49 Est-ce que ça a évolué ? Est-ce que le discours ensuite a évolué ?
16:52 Les gens, moi, que j'avais filmé, ce que j'ai vu, je ne peux pas témoigner
16:56 pour l'ensemble du Donbass, parce que c'est complexe et qu'il y a une partie
16:58 qui n'était pas sous contrôle séparatiste, je ne sais pas ce que pensent les gens de ce côté.
17:05 Mais moi, les gens que j'ai filmés, les gens que j'ai rencontrés,
17:08 n'ont pas parlé sous la contrainte, ça je peux vous l'assurer,
17:11 parce que si ça avait été le cas, ils seraient partis en 2014,
17:13 ils pouvaient le faire au début de la guerre.
17:15 Tous ceux qui sont restés se sont éprorusses et ça, ça ennuie tout le monde.
17:18 Mais moi, je n'y peux rien, c'est une réalité, ce sont des faits.
17:21 Et d'ailleurs, ce que je vous dis et qui a été très mal entendu
17:24 lors de mon retour en mars 2022, ça a été dit par Luc Ferry,
17:29 des 2014, ma collaboratrice et moi-même,
17:32 nous avons archivé tous les discours des hommes politiques.
17:34 Tous disent la même chose, attention, l'Ukraine, et le Donbass particulièrement,
17:40 est une région très particulière, il suffit d'observer les élections,
17:45 elles ont toujours été en faveur pro-russe.
17:48 Nous sommes à la frontière russe, nous sommes avec des russophones, russophiles.
17:55 La population est plus âgée et est née sous l'Union soviétique, 91, c'était hier.
18:01 Ces gens-là se sentaient encore russes, c'est l'histoire qui a parlé.
18:06 Il ne s'agit pas de dire c'est bien, il ne s'agit pas de dire c'est mal,
18:08 c'est un fait, ce fait dérange.
18:10 Mais enfin, 91, moi j'avais 11 ans, c'est hier 91.
18:15 Donc quand il y a eu la chute de l'Urs, la chute du mur,
18:18 et la chute de l'Urs en particulier,
18:21 l'Ukraine certes a gagné son indépendance,
18:24 mais les mentalités ne changent pas du jour au lendemain.
18:27 Quelqu'un qui est né sous l'Union soviétique ne va pas se sentir naturellement
18:31 comme si cela était une évidence ukrainienne.
18:34 Ces gens se sentaient russes, ils sont nés dans l'Union soviétique.
18:37 Qu'on partage ou pas ces idées, peu importe, il s'agit d'observer des faits.
18:42 Donc je reviens, ce que je vous dis là sur la complexité de cette région du Donbass
18:48 a été appuyé par Dominique de Villepin, par Hubert Védrine,
18:52 par Monsieur Sarkozy, par Madame Royal, par Kissinger.
18:55 Je parle des plus connus parce que le reste c'est du domaine des experts
18:58 que le grand public ne peut pas connaître.
19:00 Donc je n'ai pas énoncé de scoop ce que je vous dis là, tout le monde le sait.
19:06 Oui, c'était une forme de sens commun.
19:09 Alors justement, quand on vous écoute Anne-Laure Bonnel,
19:11 on peut se poser la question, et excusez-moi de vous poser une question
19:14 aussi personnelle, aussi subjective,
19:17 pourquoi une Française, mère de famille,
19:19 se rend-elle dans ce genre de pétrin, j'ai envie de dire, de manière très familière,
19:23 enfin en tout cas dans ces zones de guerre d'une très grande brutalité
19:27 comme les images récentes de Backmouth peuvent en attester ?
19:31 Alors je ne suis pas la seule Française à l'avoir fait.
19:34 Madame Boudoul ou Madame Niva se sont rendues également dans le Donbass.
19:39 Ce sont des femmes, elles sont françaises.
19:42 Ensuite, pourquoi en Ciran ?
19:44 Je ne vais pas faire de généralité, je ne suis pas à la place de toutes les femmes reportères.
19:48 Il y en a certaines, je les admire, je pense notamment à Vigueric et Photoreporter,
19:53 quand je vois ces photos, je suis émue,
19:56 elles m'offrent le monde à travers son regard,
19:59 elles me donnent à voir et à imaginer ce que je ne vois pas dans les médias de masse.
20:06 Donc grâce à ces regards et grâce à ces grands reporteurs,
20:09 j'ai une partie du monde en feu, certes, mais du monde qui vient à moi,
20:13 et ce regard féminin est peut-être un peu plus sensible,
20:18 mais mieux davantage que le regard masculin, mais c'est très personnel.
20:22 Pourquoi moi je suis partie ?
20:24 Eh bien, je suis partie totalement par hasard, Edouard,
20:27 je ne l'ai pas choisie, ce n'est pas un métier que je rêvais de faire,
20:31 ça m'est tombé dessus.
20:32 Pour revenir très rapidement sur les circonstances, nous sommes en 2014.
20:37 En 2013-2014, sur plusieurs mois, je gagne un concours à cette époque-là
20:41 sur France 4 qui est le TV Lab, je gagne le concours de la meilleure émission télé,
20:46 cette émission s'appelle "Lazarus lève le voile".
20:50 Un homme me reconnaît, il s'agit d'un Ukrainien qui vient de Tcherkassy,
20:57 cet homme c'est le père d'une petite fille qui est dans la classe de ma fille,
21:02 parce que je suis mère de famille, il me dit "Ah mais c'est extraordinaire,
21:05 j'ai voté pour votre programme télé, j'ai adoré ce que vous faites,
21:09 mais est-ce que vous savez ce qui se passe dans le Donbass ?"
21:12 Alors je lui ai dit "Écoutez, Donbass, voilà..."
21:15 Je lui ai dit "Bon, là il m'explique que c'est l'Ukraine, etc."
21:18 Il était passionné, heurté, bouleversé et il me montre des images.
21:23 Je m'en rappelle très bien, j'étais à l'anniversaire de cette petite fille avec ma fille,
21:27 il me montre des images parce que le programme pour lequel j'avais remporté le prix
21:31 chez France Télévisions était un programme de décryptage de l'actualité pour les jeunes,
21:36 pour leur expliquer comment pensait le monde, comment douter, comment réfléchir,
21:40 comment aiguiser son esprit critique et ça lui avait plu.
21:46 Donc il m'a montré ces images d'actualité, ça allait de soi pour lui.
21:49 Et j'ai découvert le Donbass grâce à cet homme, un Ukrainien, français,
21:56 qui m'a fait découvrir des archives dont j'ignorais tout.
22:02 Et cet homme-là, par ailleurs, a une association,
22:07 son association était en charge parce que ça bombardait énormément en 2014,
22:13 rappelez-vous, le conflit commence en 2014, et lui retape des maisons à Doniask.
22:20 Et il me dit "mais écoutez, est-ce que vous voulez m'accompagner ?
22:23 Je fais de l'humanitaire, suivez-moi, venez voir de vos propres yeux".
22:30 Je me dis "c'est incroyable", j'avais du mal à croire toutes les images que j'ai vues.
22:34 Donc là, évidemment, avant de donner mon accord, je fad-check,
22:38 je regarde sur Internet, je commence à taper exactions de bataillons
22:47 que je ne citerai pas pour ne pas avoir d'ennuis,
22:49 parce que j'ai compris qu'ils veulent mieux se taire désormais.
22:52 Je tombe sur des rapports d'ONG, d'Amnesty International,
22:55 sur des exactions des deux côtés.
22:58 Elles sont encore en ligne et au cas où elles ne sont plus en ligne,
23:00 j'ai tout enregistré sur WebArchive.
23:03 Donc tous ces dossiers confirment les images que cet homme me montre.
23:12 Là j'en parle au père de ma fille, je lui dis "écoute, c'est incroyable,
23:15 il faut que j'aille voir ce qu'il se passe là-bas,
23:17 il ne m'a pas raconté de salade, il n'a pas exagéré,
23:21 il y a une guerre civile extrêmement violente, j'y vais".
23:29 Et on est parti à Donièque.
23:34 Au départ nous devions passer par Kiev,
23:36 Kiev a refusé qu'on passe parce qu'il livrait des médicaments
23:41 et qu'on l'avait accusé d'aider l'autre côté
23:44 et il était devenu ennemi numéro un de Kiev.
23:47 Mais au départ je devais filmer les deux côtés.
23:50 Donc vous voyez, tout ça a été comme beaucoup de choses dans la vie finalement.
23:54 Un grand hasard, un grand hasard qui m'a coûté cher
23:57 mais que je ne regrette aucunement.
23:59 Et voilà comment je me suis retrouvée d'émission de télévision à Paris
24:04 où je travaillais pour des sociétés de production françaises,
24:07 j'étais co-auteur de programmes, je développais des films documentaires
24:13 et du jour au lendemain je me suis retrouvée en zone de guerre
24:16 avec un homme qui parlait parfaitement et l'ukrainien et le français,
24:20 qui est né là-bas, qui a fui Tcherkassy en 1991
24:24 pour les raisons que vous imaginez, et qui était parfaitement autonome,
24:28 qui n'était pas du tout influencé, comme ça a pu être dit
24:30 par certains de mes confrères, par les séparatistes ou quoi que ce soit.
24:34 Nous avons tout fait à deux en voiture
24:38 et il n'y avait pas d'influence séparatiste.
24:41 Alors, pro-russes, qu'il y ait à l'époque des pro-russes,
24:44 qu'il y ait évidemment des infiltrations de services secrets,
24:47 eh oui bien sûr, mais comme dans toutes les guerres.
24:50 Les guerres génèrent des services secrets,
24:53 des services de renseignement, c'est des paniers de crabes.
24:55 Vous allez, j'ai été au Liban, je peux vous dire que
24:58 sans guerre, c'est déjà un panier de crabes.
25:00 Dès qu'il y a des tensions, il y a des infiltrations de tout genre,
25:04 partout, c'est normal.
25:06 Donc les accusations que peuvent faire certaines personnes,
25:10 "vous partez en zone de guerre, vous êtes influencé par des services",
25:13 c'est très mal connaître le métier finalement.
25:15 Parce que vous, en tant que reporter, que documentariste,
25:19 que réalisateur et que journaliste, quel est votre travail ?
25:22 Votre travail est de savoir que vous allez avoir des services de renseignement avec vous,
25:26 devant vous, à côté, devant, derrière,
25:29 ce que vous diront tous les grands reporteurs,
25:31 et ensuite d'arriver à trier ce qui est vrai du faux,
25:35 trier votre matière quand vous allez rentrer dans votre pays,
25:39 recouper les informations comme le frein militaire,
25:43 et voir ce qui s'approche le plus de la vérité,
25:45 parce que personne ne détient la vérité en toute humilité.
25:48 Vous dites que cette aventure vous a coûté cher,
25:52 vous avez beaucoup plaidé pour la paix depuis un an,
25:54 vous êtes indignée, comme vous le faites ici,
25:57 et inversement, comme vous venez de le rappeler,
25:59 on vous a reproché d'être par exemple proruce ou je ne sais quoi.
26:02 Les fact-checkers de Libération se sont intéressés à vous, etc.
26:07 Comment vit-on, personnellement, encore une fois,
26:10 ces critiques et le fait d'être rejeté à la marge du,
26:15 disons, allez, le mainstream ?
26:17 On apprend la patience, on apprend l'endurance,
26:22 on comprend finalement que,
26:27 maintenant c'est devenu un peu un liet de motif pour moi,
26:30 que le temps médiatique n'est pas le temps d'une guerre,
26:33 que tout va très vite, que certaines vérités dérangent.
26:37 J'ai rapidement compris en 2022 que j'aurais ces ennuis,
26:41 je n'ai eu aucune surprise.
26:42 Comment on le vit ?
26:47 C'est mon entourage qui le vit très très mal, très très très mal.
26:50 Sentiment d'injustice.
26:52 Tous ceux qui me connaissent, d'ailleurs, en plus,
26:54 tout ce qui a été dit est faux.
26:58 Vous savez, je ne juge aucun parti politique,
27:02 je n'ai pas d'avis sur la politique,
27:05 mais je ne fais pas de politique, je n'ai jamais été encartée,
27:08 je ne fréquente aucun parti et je ne vais dans aucun meeting.
27:12 Donc on a essayé de me salir en disant que j'étais proche
27:15 de certaines personnalités politiques, c'est faux.
27:19 On a essayé de me salir en expliquant que j'avais été influencée
27:22 par des pro-russes, c'est faux.
27:24 Un vrai journaliste aurait regardé le générique de fin du film documentaire
27:29 et serait allé interroger le producteur du film pour savoir
27:31 comment nous avions réalisé ce film.
27:33 L'information a été à portée de main.
27:35 Donc, comment on le vit ?
27:40 L'injustice, c'est un peu trop fort.
27:42 Au départ, on est énervé, au départ, on est épuisé.
27:45 Et puis, on s'accroche, on apprend à patienter et à pardonner.
27:58 Vous savez, le gros problème de la presse,
27:59 et c'est pour ça qu'il y a une défiance de plus en plus accrue
28:02 des Français envers la presse,
28:04 c'est qu'à force de rechercher le scoop pour le scoop
28:06 et de raconter des sottises, ça ne marche plus.
28:11 Et on voit bien que, d'ailleurs c'est très dangereux
28:13 parce que ça fait le jeu maintenant de ce qu'on nomme les complotistes.
28:17 À force de raconter des salades,
28:19 plus personne ne sait qui croire, qui dit vrai, qui dit faux.
28:23 Mais ce qui est encore plus terrible, c'est qu'une rédaction ne s'excuse jamais.
28:28 Elle peut impunément détruire une vie, mettre en danger des familles entières.
28:35 Imaginez, j'ai un nationaliste ukrainien qui vient tuer ma fille,
28:38 persuadé que je suis un agent du Kremlin,
28:42 en regard de ses articles mensongers.
28:44 Est-ce que ces gens-là, ils pensent à ça ?
28:46 Vous savez, la déontologie, les valeurs, les véritables enquêtes, etc.
28:52 Ça échappe à beaucoup de monde.
28:55 Les enquêtes échappent à beaucoup de monde.
28:57 Anne-Laure Bonnel, ce sera de la mot de la fin.
28:58 Je rappelle d'ailleurs que vous êtes désormais reporter pour LibreMédia.
29:01 Vous avez rebondi et nous en sommes très heureux ici.
29:04 Merci beaucoup de votre présence ici,
29:06 de votre retour sur vos expériences sur le don Basse
29:09 et vos éclairages sur l'actualité.
29:11 Merci beaucoup d'avoir répondu à l'appel de Chocs du Monde,
29:14 qui évidemment est le magazine des crises
29:17 et de la prospective internationale de TV Liberté.
29:20 Anne-Laure Bonnel, merci beaucoup.
29:21 Merci Edouard.
29:23 Sous-titrage Société Radio-Canada