Zoom - Yann Caspar : Aux sources de la propagande contemporaine

  • l’année dernière
La vie d’Edward Bernays, ainsi que son œuvre, sont incontournables pour comprendre les mécanismes de la propagande contemporaine. Et c’est donc faire acte utile que de parcourir sa vie comme le fait le journaliste franco-hongrois Yann Caspar dans "L’homme qui murmurait à l’oreille des foules".
Bernays, le père de la propagande moderne, aura passé sa vie à manipuler l’opinion publique. Et avec quel succès ! Doublement neveu de Freud, il appliqua aux relations publiques les intuitions de son oncle en matière de psychologie, et reste celui qui aura convaincu les femmes américaines de se mettre à fumer !
Un redoutable charmeur de serpents, en somme, capable d’envouter les populations. Et le talent est héréditaire puisque son petit neveu n’est autre que le premier PDG de Netflix, plateforme de propagande voire d'endoctrinement.
Partez à la découverte de Bernays, progressiste cynique dont se sont inspirés et s’inspirent encore bien des sectaires et des totalitaires.

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Transcript
00:00 Je vous le dis, la vie d'Edouard Bernays ainsi que son oeuvre sont incontournables
00:09 pour comprendre les mécanismes de la propagande contemporaine.
00:12 Pour en parler, j'ai le plaisir de recevoir le journaliste franco-hongrois Yann Kaspar.
00:18 Bonjour Yann Kaspar.
00:19 Bonjour, merci Albilt.
00:20 Et vous êtes l'auteur d'un ouvrage sur Bernays intitulé "Edouard Bernays, l'homme
00:24 qui murmurait à l'oreille des foules".
00:26 C'est aux éditions de la Nouvelle Librairie et c'est en vente sur le site TVL.fr, sur
00:31 la boutique TVL.fr.
00:33 Bernays a été classé en 1990 parmi les 100 Américains les plus influents du siècle.
00:40 Mythes ou réalité ? Vérité ou propagande ?
00:44 Les deux, évidemment.
00:46 Il a effectivement eu une influence sur le XXe siècle et on verra par la suite qu'il
00:52 en a aussi sur le XXIe siècle encore.
00:54 Il est considéré comme étant le père de la propagande moderne, comme la personne qui
00:59 a participé à la commission Krill lors de la Première Guerre mondiale, lorsque le président
01:05 Wilson voulait retourner l'opinion publique et convaincre la population américaine d'entrer
01:10 en guerre.
01:11 Il est à l'origine du tabagisme féminin, ou plutôt il serait à l'origine du tabagisme
01:17 féminin, puisque son rôle a très largement été exagéré dans tout ça.
01:20 Il est aussi à l'origine du petit déjeuner à l'américaine et il est surtout l'auteur
01:25 d'un ouvrage absolument magistral en 1928, "Propaganda", où il explique toutes les
01:31 méthodes de propagande à mettre en place pour manipuler l'opinion, pour influencer
01:36 l'opinion, que ce soit dans le secteur commercial, le secteur politique, etc.
01:41 Le fait qu'il ait été classé à la fin du XXe siècle parmi les personnes américaines
01:47 les plus influentes du XXe siècle, c'est tout simplement parce qu'il est mort centenaire,
01:51 à 104 ans.
01:52 Donc il a enterré tous ses concurrents, puisqu'il y avait beaucoup de ses concurrents dans le
02:00 domaine des relations publiques, des journalistes, des publicitaires qui étaient au moins aussi
02:05 influents que lui au XXe siècle.
02:08 Mais voilà, il a un peu pu embellir son parcours et par ses relations dans la presse, il a
02:15 sans doute réussi à convaincre la rédaction du magazine Life de le classer dans ce classement
02:20 très prestigieux.
02:21 Et puis il y a des éléments dans sa biographie qui font qu'on retient son nom plus facilement
02:26 que d'autres.
02:27 Exemple, il naît à Vienne en 1891, mais ses parents émigrent rapidement aux États-Unis.
02:36 Et à lui seul, et vous le dites, il incarne finalement ce basculement qui s'est opéré
02:40 dans la première partie du XXe siècle au détriment de l'Europe continentale et au
02:47 profit déjà du monde anglo-saxon.
02:49 Il incarne de fait, sans l'avoir voulu, ce basculement qui s'est opéré.
02:53 Oui, le passage de l'écrit à l'image, le passage de ce qui est solide à ce qui
02:59 est fluide, le passage du vertical à l'horizontal, enfin toutes ces choses qui vraiment, de manière
03:05 très très nette, se font au lendemain de la Première Guerre mondiale.
03:10 Et surtout, en fait, il naît, si j'ose dire, lorsqu'il est encore tout petit.
03:17 C'est un mythe à lui tout seul, puisque sa famille, sa filiation est absolument extraordinaire.
03:22 Son père est le frère de la femme de l'épouse de Sigmund Freud, le fondateur, le maître
03:31 à penser de la psychanalyse.
03:33 Et sa mère est la sœur de Freud.
03:36 Et c'est un argument de vente à sa filiation freudienne dont il va se servir toute sa vie
03:42 pour écraser ses concurrents en expliquant qu'il correspond avec son oncle sur des questions
03:49 de psychologie individuelle, collective, qu'il va faire entrer dans la sphère politique,
03:55 dans le domaine des relations publiques, toute l'œuvre théorique de son oncle Sigmund
04:01 Freud.
04:02 Donc c'est aussi pour ça, en réalité, qu'on le...
04:05 C'est-à-dire qu'il réussit à créer l'idée qu'il est le maître de la propagande
04:09 face à son oncle qui était le maître de la psychologie, alors que même Freud semble
04:14 être plus en retrait sur les capacités intellectuelles et sociales de son neveu.
04:20 Bien sûr, pour des raisons, je dirais, théoriques, et aussi pour des raisons assez morales ou
04:27 anthropologiques même.
04:29 C'est-à-dire que Freud reste un Viennois, un cosmopolite certes, mais un Viennois,
04:34 donc un Européen.
04:35 Il est très attaché à la pensée fondamentale.
04:38 Bien sûr, on peut penser ce qu'on veut de son œuvre, mais c'est un déminement
04:42 lettré qui a une culture classique, alors que son neveu Édouard, eh bien, il épouse
04:48 cette vie américaine qui est faite de rapidité, d'image, et qui n'est plus du tout dans
04:55 le concept.
04:56 Donc, même Freud, ce sont les raisons, je dirais, concrètes, et pour des raisons théoriques
05:01 aussi, c'est-à-dire que Freud explique bien que ces méthodes de psychanalyse doivent
05:08 être appliquées au cas par cas, et qu'il ne faut jamais rentrer dans le domaine des
05:12 foules.
05:13 Et ça, Bernays va le faire de manière absolument, de manière très permanente, tout au cours
05:19 de sa vie.
05:20 Il va expliquer qu'il existe un inconscient collectif des désirs qui ne sont pas cachés
05:26 sous chaque individu, mais sous toute une foule, et tout son travail va consister à
05:31 identifier ce sur quoi on peut souffler pour orienter une foule.
05:36 C'est-à-dire que l'individu passe au second plan, et il s'intéresse à la foule qui
05:42 avance d'elle-même, qui se soumet de manière volontaire, et qui pense qu'elle se libère
05:47 alors qu'elle se passe les menottes autour du poignet.
05:49 – Vous avez dit précédemment qu'il fait ses premières armes en 1917, c'est-à-dire
05:55 quand on décide que le peuple américain soutienne la guerre, alors que jusque-là,
06:00 on a été plutôt dans le camp du pacifisme, il va donc transformer les opinions publiques.
06:06 Et puis il y a deux actions qui vont aussi influencer durablement les opinions publiques,
06:11 c'est, vous l'avez dit, le tabagisme pour les femmes, c'est-à-dire l'émancipation
06:15 des femmes par la possibilité de fumer comme les hommes, et puis aussi le petit déjeuner
06:20 américain qu'on nous sert encore dans les hôtels, c'est lui.
06:23 Alors, trois choses, la première, la commission Krill, vous le disiez, donc dès en 1916,
06:29 Wilson, président démocrate, est réélu à plus de 60% de manière massive sur des
06:35 slogans pacifistes, alors que l'Europe entière est déjà en guerre, c'est-à-dire qu'il
06:39 explique à sa population que "nous ne rentrons pas en guerre, nous ne mêlons pas
06:42 à ce qui se passe sur le continent européen".
06:43 Il change d'avis.
06:44 Le 6 avril 1917, il déclare la guerre, après avoir été réélu, il déclare la guerre
06:51 à l'Allemagne, mais là il a un gros problème, c'est que l'écrasante majorité de la
06:53 population américaine est pacifiste, voire isolationniste, ne veut pas se mêler des
06:59 querelles des vieux peuples européens, etc.
07:02 Donc le 13, une semaine plus tard d'avril, il met en place ce qu'on a appelé la commission
07:06 Krill, du nom de George Krill, et là c'est véritablement la première expérience massive
07:14 et permanente du matin au soir de propagande moderne, et Bernays va être en charge de
07:19 la branche, un rôle assez modeste, secondaire, mais il sera dans le cœur de la machine tout
07:23 de même, de la branche sud-américaine de cette commission, donc on a les fameuses affiches
07:28 de propagande, les discours de 4 minutes sur la place publique, les places publiques de
07:35 toutes les petites et grandes villes américaines, des volontaires, 75 000 au total, on fera
07:41 le calcul, à la fin de la guerre, toucheront par ces petits discours de 4 minutes, 3 fois
07:47 le total de la population, donc c'est absolument prodigieux, pas de télévision, pas d'internet
07:50 évidemment encore à l'époque, et on est là, sans arrêt, expliquer aux américains
07:56 pourquoi est-ce qu'ils ont intérêt à se battre contre l'affreuse Allemande, etc. au
08:03 nom des valeurs américaines, etc.
08:05 Et en quelques mois ça fonctionne.
08:06 Sur le tabagisme pour les femmes ou sur le petit déjeuner, est-ce qu'on est sur de la
08:10 publicité ? Ils utilisent les méthodes de publicité qu'on connaît bien pour faire
08:16 accepter ces points de vue, c'est de la propagande ou alors c'est du cynisme ? Est-ce que c'est
08:21 un progressiste ou un cynique ?
08:24 Oui, c'est très clairement un progressiste, c'est d'ailleurs le maître de la pensée,
08:30 de la communication progressiste, le progressisme transgresser des situations figées, transgresser
08:39 des traductions, c'est ce qui est au cœur de la mécanique bernésienne, c'est-à-dire
08:43 faire passer un message en expliquant bien aux personnes ciblées, aux propagandées
08:50 qu'accepter une nouvelle donne économique et sociale est une libération.
08:55 Pour le cas du tabagisme féminin, il ne va pas expliquer à ses clients, c'est-à-dire
09:00 Lucky Strike à l'époque, qu'il faut conquérir le marché féminin parce que le tabac c'est
09:07 quelque chose de bien pour les femmes, parce que Lucky Strike est une marque extraordinaire,
09:12 il ne va pas dire aux femmes "fumez" parce que non, il va passer par des méthodes qu'il
09:18 avait déjà théorisées, qu'il était en train de théoriser dans Propaganda en 1928
09:23 et qu'il appliquera ensuite tout au long de sa vie, c'est-à-dire qu'il détourne
09:27 l'attention du produit, là je pense que ça vous rappellera quelque chose, vers un
09:33 tiers parti ou une idée tierce et c'est sur cette idée ou sur cette personne que
09:39 les personnes qui sont ciblées par cette propagande vont se concentrer pour être complètement
09:46 happées par l'idée ou la tierce personne.
09:50 Donc là dans le cas du tabagisme féminin, c'est tout simple, il va expliquer aux femmes
09:55 que "fumer" est une marque de virilité ou d'émancipation et un symbole de lutte
10:02 contre la domination masculine.
10:04 Alors, il n'avait pas été le premier à faire ça, d'ailleurs d'autres travaillaient
10:08 pour Lucky Strike à l'époque, notamment Albert Lasker qui est un très grand père
10:11 de la publicité moderne aux États-Unis, mais c'est lui qui va donner en quelque
10:17 sorte son nom, aujourd'hui on ne retient que lui, organiser un défilé dans les rues
10:21 de New York avec ces mannequins de Vogue qui fument, des articles de journaux ensuite sur
10:26 plusieurs jours dans toute la presse américaine pour expliquer que la femme libre, la femme
10:30 moderne, la femme qui s'affirme et qui ose défier l'autorité de son mari fume.
10:36 La cigarette est un symbole phallique, c'est quelque chose de vertical, donc voilà comment
10:44 il fait.
10:45 Pour le petit déjeuner à l'américaine, alors là c'est encore quelque chose de
10:47 beaucoup plus concret, il passe par l'autorité des médecins, alors là j'imagine que ça
10:52 vous rappellera quelque chose, on est en plein dedans depuis quelques années, c'est-à-dire
10:56 qu'il demande à environ 5000 médecins de lui démontrer que le déjeuner frugal n'est
11:00 pas quelque chose de bon pour la santé et que les américains ont intérêt à s'alimenter
11:04 copieusement pour bien commencer leur journée.
11:06 Bernay était en cheville avec les entreprises de l'agroalimentaire américain, le bacon
11:10 et les oeufs, c'est-à-dire le petit déjeuner américain.
11:13 Les médecins vont lui dire "oui, très bien, recherche, graphique, études à l'appui,
11:18 c'est très bien de manger très copieusement, très lourdement le matin pour bien débuter
11:23 sa journée".
11:24 Il relaye ça dans la presse, la ménagère américaine voit ça, le bon père de famille
11:28 et en quelques semaines les ventes de bacon et d'oeufs augmentent.
11:31 Et on y est encore.
11:32 Et ça c'est internationalisé, dans les rues de Paris on peut trouver bacon and eggs.
11:38 Bien sûr, institutionnalisé.
11:39 Alors quels sont les principaux rouages, autres que ceux que vous venez de décrire, de Bernays
11:44 qui seraient adaptables finalement, on le voit bien, à la propagande moderne, c'est-à-dire
11:48 celle que nous subissons en 2023.
11:51 Vous donnez par exemple comme information que l'idée de Bernays c'était de ne jamais
11:58 contraindre pour contraindre.
12:00 En tout cas être contraint sans s'en rendre compte, oui, jamais contraindre, c'est-à-dire
12:05 qu'on est typiquement dans de la propagande horizontale et non dans de la propagande verticale
12:11 comme on a pu le connaître en Union soviétique ou dans l'Allemagne nazie, c'est-à-dire
12:15 que là voilà, il y avait un message très affirmatif, très autoritaire et qui ne s'y
12:21 soumettait pas, pouvait avoir quelques problèmes.
12:23 Aux États-Unis, dans les années 20, c'est une société qui au moins en apparence était
12:28 parfaitement libre, ça il faut bien le reconnaître.
12:30 Et Bernays est là-dedans, c'est-à-dire qu'il essaye de trouver ses points de contact
12:36 sur les groupes pour insuffler des messages, pour aller dans le sens des désirs, des pulsions,
12:44 c'est quelque chose de très permissif.
12:48 On n'est plus dans le répressif comme les grands systèmes verticaux comme par exemple
12:54 les religions ou la foi, c'est-à-dire qu'on est libre parce qu'on se soumet aux pratiques
13:01 de la foi ou ce genre de choses, c'est comme ça qu'on trouve notre… non, non, pas du
13:05 tout, il faut se lâcher, se décomplexer complètement mais derrière il y a des messages
13:11 et des produits qui sont vendus.
13:12 Donc c'est quelque chose d'horizontal, simplement tout ça fonctionne, eh bien évidemment
13:17 lorsque il y a ce bâton de la propagande horizontale, certes, mais ça reste un bâton,
13:22 et de l'autre côté une carotte de confort matériel et d'économie qui tourne à plein
13:27 régime, ce sont les années 20 aux États-Unis, les années…
13:30 - Vendre, vendre.
13:31 - …25.
13:32 - Voilà.
13:33 Dites-moi, Yann Caspar, vous soulevez une phrase, vous levez un lièvre quasiment dans
13:37 Propaganda 1928, on peut lire cette phrase, je l'ai citée en entier si vous me permettez
13:42 parce qu'elle suscite quand même la réflexion.
13:45 "La manipulation consciente, intelligente des opinions et des habitudes de masse joue
13:50 un rôle important dans une société démocratique.
13:53 Ceux qui manipulent ce mécanisme social imperceptible forment un gouvernement invisible qui dirige
14:01 véritablement le pays."
14:02 Et je me suis dit, rapporté à une question comme l'immigration, Bernays accréditerait
14:06 presque le complot pour contraindre les peuples au grand remplacement.
14:10 - Oui, il n'a jamais appelé au complot, il n'a jamais appelé à constituer des sociétés
14:15 secrètes.
14:16 - Un gouvernement invisible qui dirige véritablement le pays.
14:17 - Il faut faire attention avec ce terme, c'est-à-dire que c'est le seul endroit dans Propaganda
14:24 où on trouve ce terme d'invisible.
14:28 En réalité, les personnes dont il parlait c'était tout simplement les cabinets de conseillers
14:32 en relations publiques.
14:33 - C'est McKinsey dont il parle.
14:35 - Voilà, par exemple, on ne connaît pas aujourd'hui, alors s'il y a je crois un Fabius qui est
14:39 dans… c'est McKinsey, c'est le seul, mais moi je ne connais pas le nom du PDG de McKinsey.
14:45 Donc c'est plutôt sous cet angle-là qu'il faut comprendre, invisibles et non pas, des
14:50 personnes qui se réunissent dans des salles obscures, des fauteuils club avec des cigares.
14:55 Il faut faire très attention, il y a beaucoup de…
14:56 - Mais Caspar, en disant cela aujourd'hui, si quelqu'un disait la même chose, même
14:59 en faisant attention au mot invisible, il serait critiqué de complotiste.
15:02 - Ah, c'est pas moi qui l'ai dit, c'est écrit noir sur blanc.
15:03 Et la traduction est bonne, parce que c'était en anglais à la base.
15:05 - Donc il n'est pas complotiste.
15:06 - En tout cas, il fait partie non pas du pouvoir politique directement et non pas du pouvoir
15:13 économique, mais d'un nouveau métier qu'il appelle à créer et à développer, le métier
15:20 de conseiller en relations publiques.
15:21 Il lance son premier cabinet en 1919 à New York et en réalité tous ses livres, toute
15:26 son œuvre théorique, il a écrit quatre ouvrages, sont des cartes de visite.
15:29 C'est-à-dire qu'il va expliquer "je suis un conseiller en relations publiques,
15:33 au même titre, mon métier est tout aussi important au même titre que celui d'un
15:37 médecin, d'un avocat, etc."
15:40 Je crois que c'est plutôt de ce point de vue-là qu'il faut comprendre "invisible",
15:43 c'est aussi pour se donner un peu de l'importance, si vous voulez, parce qu'il n'y a pas
15:47 de diplôme, à l'époque il n'y avait pas de diplôme de conseiller en relations publiques.
15:50 En réalité dans la phrase, ce qui est plus important, c'est plutôt "mouvement imperceptible",
15:54 c'est-à-dire la foule ne se rend pas compte qu'elle est prise au piège, et "société
15:59 démocratique", c'est-à-dire que la démocratie a principalement deux carburants, une démocratie
16:07 moderne, évidemment américaine, européenne, le carburant, l'abondance, la société de
16:16 consommation, ça coince à ce niveau-là depuis quelques années, et l'huile moteur,
16:20 l'huile moteur, eh bien c'est la propagande, sinon le moteur se grippe, c'est-à-dire
16:25 qu'une société démocratique, alors là c'est évidemment explosif, bien plus explosif
16:29 que le terme "gouvernement invisible" en fait, qui est assez simplet, comme ça, sur
16:34 lequel on peut ergoter, mais moi je pense que le fait d'associer le mot "propagande",
16:39 ce que fait sans arrêt Bernays, "propagande" à la notion de démocratie, c'est ça qui
16:44 dérange véritablement, c'est-à-dire qu'une démocratie, contrairement à ce qu'on pourrait
16:48 croire, ne maintient pas sa stabilité parce que les citoyens y ont un jugement libre
16:55 et éclairé, non.
16:57 Ce qu'explique Bernays, à longueur de page, c'est que ces gens, ces citoyens, sont manipulés.
17:02 Un point important dans votre développement, je suis obligé malheureusement de tracer
17:08 rapidement les chapitres de l'ouvrage, mais c'est la mise en perspective du niveau d'éducation
17:14 face à cette propagande manipulatrice.
17:16 On a souvent indiqué que le niveau d'études ou de connaissances préservait finalement
17:21 l'individu de la propagande, et donc plus les niveaux d'études étaient importants,
17:24 plus il était préservé de la propagande.
17:26 Vous dites que ce n'est pas forcément le cas.
17:28 Oui, soyons sincères, c'est souvent vrai.
17:32 Nous avons autour de nous des personnes diplômées, éduquées, qui ne se laissent pas manipuler,
17:40 qui ne se laissent pas faire.
17:41 Mais évidemment, en sociologie ou en psychologie, il faut toujours voir les tendances de fond.
17:46 Et ce qu'explique Bernays, et ce qu'expliquera ensuite dans les années 50 et les années
17:50 60 Jacques Ellul, qui est l'auteur d'un ouvrage très épais sur l'histoire de la
17:55 propagande, c'est que pour fonctionner, pour qu'une démocratie fonctionne avec la
18:02 propagande qui est nécessaire pour faire fonctionner la démocratie, il faut que les
18:08 propagandés, les citoyens, nous, soient très éduqués.
18:11 Pourquoi ? Parce que si on prend l'exact opposé, un inalphabète ou un illettré,
18:16 un inculte, ne peut pas être manipulé.
18:18 Déjà pour la bonne et simple raison que, pour le coup, il ne sait pas lire, en l'occurrence.
18:24 Mais si vous voulez, plus on descend dans l'échelle sociale, moins on a de personnes
18:33 qui sont susceptibles d'être sensibles aux messages qui sont envoyés d'en haut.
18:38 Pour plusieurs raisons.
18:39 Il y a bien évidemment celle du confort matériel.
18:41 C'est-à-dire que lorsqu'on vit dans un confort matériel, dans un certain habitus
18:45 social pour employer les terminologies de Bourdieu, disons qu'on trouve ça à peu
18:50 près normal qu'il y ait une élite des gens en haut qui nous explique ce qu'il
18:54 faut faire, ce qu'il ne faut pas faire, ce qu'on peut penser, ce qu'on ne peut
18:57 pas penser.
18:58 En bas, ce n'est pas du tout le cas.
19:00 Et ensuite, la deuxième chose, c'est qu'il y a des correspondances.
19:05 Ce n'est pas forcément le niveau d'éducation qui compte, mais c'est plutôt le niveau
19:07 d'information, la quantité d'information qu'on ingurgite.
19:11 C'est-à-dire qu'un universitaire, un retraité qui se gaffe de BFMTV juste du matin
19:15 au soir, ou un jeune urbain hyper connecté, une fois qu'il a ingurgité beaucoup d'informations,
19:20 et qu'il doit répondre à une question très claire, pour faire très simple, est-ce que
19:25 le pass sanitaire c'est bien ou pas ? Eh bien, il est obligé de beaucoup simplifier.
19:31 Donc sa réponse va plutôt être "oui mais non" ou "non mais oui".
19:35 Alors que le plombier, l'ouvrier, etc., qui lui, ne croule pas sous les informations
19:41 toute la journée, il va avoir tendance à donner une réponse absolument sauvage à
19:47 ce genre de questions.
19:48 Et aussi, il a des collègues avec qui il peut parler librement.
19:52 C'est-à-dire qu'un directeur de ressources humaines, il faut qu'il soit un peu plus
19:56 convenable lorsqu'il se balade dans les bureaux.
19:59 Et alors là, je veux bien ensuite qu'on m'accuse de tous les maux.
20:04 C'est-à-dire que concrètement, je suis en train d'expliquer que moins on est éduqué,
20:08 plus on est intelligent, d'un certain point de vue.
20:10 Bon, je...
20:11 – Le bon sens peut-être, le bon sens.
20:13 – Bon sens populaire, la décence commune d'Orwell, ce genre de choses.
20:18 C'est-à-dire qu'effectivement, on l'a très bien vu au début de l'épisode Covid,
20:24 c'est-à-dire qu'on avait là des avocats, des biologistes, etc., qui passaient leur
20:27 temps à lire des courbes, à s'informer, et puis au final, ils nous expliquaient que
20:33 quand même c'est dangereux, bon, pas tant qu'on le dit, mais alors ils réfléchissaient.
20:37 Moi, les réactions de bon sens que j'ai pu constater tout au début de mars, avril
20:43 2020, c'était quasiment systématiquement des réactions de personnes qui émanaient
20:48 de personnes qu'on qualifiait tout simplement de simples, qui n'étaient pas à des niveaux
20:54 très élevés dans la hiérarchie sociale.
20:56 Tout simplement, elles n'avaient pas le temps.
20:59 Ce qui leur importait, c'était de travailler, de boucler les fins de mois, et non pas de
21:04 lire telle ou telle étude d'un chercheur américain sur la vitesse de propagation
21:08 d'un virus respiratoire.
21:09 Voilà.
21:10 – Moralité simple, mais ils avaient déjà tout compris.
21:12 – Je voudrais conclure par encore au moins deux questions rapidement que l'on peut lire
21:16 dans la biographie de Bernays, et que vous rappelez.
21:18 Tout d'abord, sans faire des rappels incessants à cette période-là, Goebbels se serait
21:25 inspiré des travaux de Bernays.
21:27 Est-ce que cela veut dire, à contrario, que les mécaniques Bernays forment un outil indispensable
21:32 aux deux grands systèmes de propagande totalitaire nés d'une même matrice, le communisme
21:36 et le nazisme ?
21:38 – L'exactitude factuelle, d'abord, c'est-à-dire la chronologie.
21:42 La propagande de masse en Union soviétique devient très, très efficace à la fin de
21:50 la guerre civile au début des années 30, et le nazisme commence en 1933.
21:54 C'est-à-dire qu'on a des expériences à grande échelle de propagande en Allemagne
21:57 et en Union soviétique qui viennent après ce qui a été mis en pratique, théorisé
22:02 dans les domaines commercial, politique aux États-Unis.
22:05 C'est la première chose.
22:06 La deuxième chose, Goebbels n'est qu'un exemple, on pourrait parler de Staline aussi,
22:09 qui était absolument un féru de films hollywoodiens.
22:14 Il les regardait en cachette au Kremlin, il avait une salle où il regardait les westerns
22:19 et puis il était absolument subjugué par la capacité de manipulation des films américains.
22:23 Les propagandistes soviétiques et allemands connaissaient les conseillers en relations
22:32 publiques états-unien, européen, enfin, européen de l'ouest, ce genre de choses.
22:38 Mais l'erreur qu'ils ont faite, c'est qu'ils ont verticalisé tout ce qui était
22:44 horizontal aux États-Unis, c'est-à-dire qu'ils ont fait dégénérer cette propagande
22:48 et évidemment Bernays l'a emporté sur Goebbels et sur Staline.
22:54 Mais est-ce qu'il n'est pas en train de perdre la partie, puisque d'un certain point
22:59 de vue, on est en train de réverticaliser cette propagande, puisque là, ça n'aura
23:03 échappé à personne depuis mars 2020, la contrainte n'est plus un problème, c'est-à-dire
23:07 qu'on nous a expliqué pendant plusieurs mois quand est-ce qu'il fallait sortir de
23:10 chez nous, comment est-ce qu'il fallait se soigner, ce qu'on avait le droit de dire,
23:14 ce qu'on n'avait pas le droit de dire, ça avait commencé avant, mais je crois que
23:16 mars 2020 est vraiment une rupture.
23:19 La propagande horizontale moderne à la Édouard Bernays touche peut-être à sa fin, elle
23:26 est en train de dégénérer, c'est-à-dire tout ce qui faisait sa subtilité, son côté
23:31 imperceptible, comme vous le disiez, ne jamais contraindre pour contraindre, tout ça a volé
23:37 en éclats ces dernières années.
23:39 Bon, moralité, les totalitaires se sont inspirés de Tim, mis au point aux USA.
23:43 Historiquement, c'est vrai.
23:44 C'est un scoop.
23:45 Si Bernays était le neveu, double-neveu de Freud, il était aussi le grand-oncle de Marc
23:51 Randolph.
23:52 Marc Randolph, c'est plus précisément Marc Bernays Randolph.
23:54 Et c'est le fondateur, co-fondateur de Netflix, ancien PDG de Netflix, le premier, le cinéma
23:59 au quotidien, le cinéma dont Bernays disait qu'il est la courroie de transmission la
24:04 plus efficace de la propagande.
24:05 La boucle est bouclée.
24:06 La boucle est bouclée, si Bernays avait vu ça, il aurait été très très fier de son
24:10 petit neveu.
24:11 Il aurait résulté.
24:12 Bernays n'a jamais réussi à épouser de campagne hollywoodienne, il est resté à New
24:18 York, la radio, la presse, finalement il y avait ce fantôme européen qui l'entait
24:23 un peu, alors que Hollywood dominait déjà à l'époque.
24:25 Et ce qu'a fait son petit neveu, et bien oui, c'est-à-dire que H24, ce "binge-watching"
24:34 comme disent les Américains, c'est-à-dire que c'est littéralement se shooter à Netflix
24:42 du matin au soir, passer d'un épisode à l'autre avec en réalité toujours les mêmes
24:48 messages.
24:49 "Societo", je n'aime pas trop ce terme, mais il s'agit bien de ça, c'est-à-dire
24:54 qu'il y a un conditionnement mental, une soumission à tout un appareil idéologique
24:59 qui se fait par la consommation de Netflix, et ça, Bernays en rêvait, parce qu'on
25:05 est installé dans son canapé très confortablement.
25:08 On est fatigué, mais on arrive à rester éveillé, à regarder ses séries de 21h jusqu'à
25:16 3h du matin, et on ne se rend pas compte qu'on est l'objet d'une manipulation.
25:22 Je ne suis pas en train de dire qu'il faut bouder Netflix, bien au contraire, moi il
25:24 m'arrive de regarder Netflix parce que c'est très important pour savoir où en sont les
25:31 maîtres de la propagande actuelle, ils sont vraiment en train de penser ça, ils veulent
25:35 vraiment qu'on pense ça, donc moi il m'arrive de jeter un oeil à Netflix, mais il faut
25:40 bien constater qu'il y a un troupeau, un public sauvage qui se jette dans les bras
25:46 de cette société américaine, et c'est absolument déplorable.
25:49 – Des outils, Yann Caspar, TVL, on a mis en place contre Netflix, premièrement à
25:54 travers un ouvrage d'Edouard Chanot qui était aux éditions de la Nouvelle Librairie,
26:00 qui évoque tout ce mécanisme de Netflix, et puis nous avons nous une émission qui
26:04 leur est quasiment consacrée qui s'appelle "Tueurs en série", une fois tous les
26:08 15 jours le samedi où nous décryptons, déconstruisons les émissions ou les séries
26:13 ou les films de Netflix.
26:15 Nous avons vu comme quoi Netflix pouvait être la courroie de transmission la plus efficace
26:19 aussi de la propagande.
26:21 Allez, on va arrêter là, mais j'invite tous les téléspectateurs à se jeter sur
26:25 ce petit ouvrage intéressant, même passionnant d'Edouard Bernays, "L'homme qui murmurait
26:30 à l'oreille des foules et dont le travail n'a pas fini de continuer à agir sur les
26:36 foules du 21e siècle".
26:38 Merci à vous Yann Caspar pour votre entrevue à la Peste.
26:39 Merci à vous.
26:40 Merci.
26:40 Merci.
26:41 Merci.
26:42 ♪ ♪ ♪

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