MARTINEAU, Philippe - Paroles d’eau.

  • il y a 10 ans
Ce qu’on entend
quand l’image de Narcisse
prend conscience d’elle-même
et s’adresse à lui.


Je ne suis qu’un reflet,
entre ta soif et l’onde,
et pourtant je te plais :
je suis ton autre monde.

Ô Narcisse, ma blême
et insondable face
est celle que tu aimes !
quoi que toute autre fasse.

Avant ce jeu courtois
je n’avais aucun sens ;
voilà que grâce à toi
j’affleure la conscience.

Je m’étais inconnu
avant cette journée
et dois à ta venue
d’être enfin dessiné.

Avant ce jour de mai
je n’avais aucun trait
et voilà désormais
que je suis ton portrait.

Les nymphéas qui posent,
les nuages, le ciel,
notre vie : tout compose
cette jeune aquarelle.

Ce songe à la surface
ne craint pas le soleil
mais qu’un soir ne l’efface
ou qu’un vent ne l’effraye.

Surtout, reste à genoux
et résiste au sommeil,
car ce rêve entre nous
ne vit que de ta veille.

Surtout, demeure encore,
penché comme un roseau,
faute de quoi mon corps
sera la proie des eaux.

N’abandonne jamais
les rives de l’amour,
car si rien ne m’aimait
j’aurais trop de mes jours.

Je ressemblais au fond
avant de t’émouvoir,
et si la glace fond
c’est que tu veux me boire...

Ô Narcisse, ô moi-même,
le plus lourd de nos fronts
en touchant le plus blême
a fait naître des ronds...

Car à peine on m’effleure
qu’on défigure l’onde.
Faut-il qu’au moindre heurt
tant de rides répondent ?

Faut-il que mon jumeau
ne voit plus que mon trouble !
J’aime mieux mille maux
que d’aveugler mon double.

Ô Narcisse, ô moi-même,
seul en haut, seul en bas...
tout est devenu blême
depuis que tu tombas.

À quoi sert que l’on soit
composé de deux êtres
si –aussi près de soi –
on ne peut se connaître ?

Mais tu ne réponds pas.
Même l’écho, moqueur,
ne renvoie que le pas
ralenti de mon cœur.

Ton silence insinue
que s’est dissout le charme
et que les rives, nues,
n’étreignent que nos larmes.

2011 (revu en 2013)

‘Narcisse parle’, ‘Fragments du Narcisse’
et ‘Cantate du Narcisse’ : Reflet et Pureté.

Comment ne pas penser, comme l’auteur de ‘Paroles d’eau’,
à la place qu’occupe le mythe de Narcisse
dans la poésie de Paul Valéry, comme recherche de la pureté.

Narcisse aspire à la pureté
par cet amour désespéré
du reflet intouchable de sa propre image.
Idéal séduisant et fragile,
en raison de cette division au sein du moi,
entre le moi, défini et soumis au temps,
et la conscience pure.

Une passion.
Un chagrin douloureux,
car l’objet de son désir est condamné
à sombrer et à disparaître dans la nuit.

Illustration : ‘Echo and Narcissus’ (détail),
John William Waterhouse, 1903.

Paul Valery dit Narcisse (fragments)
https://www.youtube.com/watch?v=wHNHOjfgTMA

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