La justice selon Kafka avec Nathalie Wolff, Maîtresse de conférences en droit public, UVSQ.
Catégorie
🗞
NewsTranscription
00:00On continue ce Lex Inside et on va parler de l'ouvrage « La justice selon Kafka » avec
00:16Nathalie Wolf, maîtresse de conférence en droit public à l'université Versailles-Saint-Quentin
00:22qui assure la direction scientifique de cet ouvrage. Nathalie Wolf, bonjour.
00:28Bonjour, merci de votre invitation.
00:30A l'occasion du centenaire de la mort de l'écrivain Franz Kafka, vous avez réuni
00:36dans cet ouvrage universitaires, magistrats, traducteurs, éditeurs et artistes qui sont
00:43réunis pour analyser le regard sur l'œuvre de Franz Kafka, son regard sur la justice.
00:51Quels sont les principaux thèmes de cet ouvrage ?
00:54Comme vous venez de l'indiquer, on a un livre qui est un livre collectif et ce livre est d'abord le
01:01fruit d'un colloque qu'on a mené l'année dernière au Centre culturel tchèque de Paris. On a voulu
01:08réunir un certain nombre de voix pour pouvoir rendre compte de la multiplicité des facettes
01:13de cette œuvre, de cet auteur avec une personnalité extrêmement complexe. Comme vous l'avez dit,
01:19des éditeurs, notamment de chez Gallimard, Blanche Cerchiglini, qui nous a expliqué pourquoi il
01:24fallait republier, retraduire Kafka. Des universitaires, des juristes, bien sûr, des magistrats,
01:31notamment du tribunal administratif de Paris, qui ont un club de droit et littérature, avec son
01:37ancien président Jean-Christophe Duchondoris. Également des traducteurs comme Stéphane Pénel
01:42et tout un ensemble de voix qui sont venus tirer le fil de la justice, avec trois thèmes,
01:48d'abord la langue de la justice, parce que chez Kafka tout commence par la langue, évidemment. Cette
01:54langue qui est transparente, qui est sobre, mais qui en réalité va ouvrir, donner lieu à des
01:59vertiges très très grands. D'ailleurs Stéphane Pénel, qui est donc l'un des traducteurs en
02:05pléiade et également en folio, nous explique que Kafka va recourir à un lexique juridique
02:11fondamental sans jamais aller dans le jargon d'experts. Alors la langue chez Kafka, c'est
02:17une langue, il parle allemand, c'est un tchèque qui est de religion juive et qui vit dans cette
02:23Mitteleuropa où on est dans un millefeuille d'espaces, de langues, donc vraiment le travail
02:27sur la langue était important. Et quelque chose d'intéressant aussi à noter, c'est qu'il y a,
02:33à partir de l'œuvre de Kafka, un adjectif, l'adjectif kafkaïen, pour décrire une institution,
02:40un pouvoir qui est labyrinthique, qui est opaque, qui est gangrénant. Et donc c'est le deuxième
02:46thème qu'on a voulu tirer dans ce livre, c'est analyser cette justice kafkaïenne avec
02:52toute cette monstruosité qui la caractérise. Et puis dernier thème, on s'est intéressé
02:57à la question de l'individu, l'individu justiciable, qui n'est pas toujours aussi soumis et résigné qu'on
03:03le croit, qui est complexe, contradictoire. Le consentement kafkaïen, il est mu par à la fois
03:09une volonté de se soumettre à la loi et en même temps de chercher le libre arbitre. Donc c'est un
03:14livre qui, si vous voulez, s'interroge sur cet esprit du procès, comme le disait un autre grand
03:21écrivain qui s'appelle Milan Kundera, et un questionnement sur l'absurde. Donc un livre pour
03:26parler bien sûr du sérieux de Kafka, mais aussi pour montrer, parce que c'est aussi ça Kafka,
03:31et on ne le sait pas toujours, c'est pas que l'être souffroteux et angoissé. C'était un
03:36homme très gay qui jouait au tennis, il aimait nager, il était drôle, il faisait des blagues,
03:41c'était un artiste. Et donc on a voulu aussi dans ce livre faire ressortir tout ce côté
03:47artistique de Kafka en invitant un certain nombre d'artistes. Et on peut voir dans le livre par
03:53exemple de très beaux dessins, portraits, qui ont été faits et offerts par Pancho,
03:57dessinateur de presse au Canard Enchaîné. Donc un livre que j'espère gay dans ces thématiques aussi.
04:02Donc on voit qu'effectivement toutes les facettes de Franz Kafka. On va revenir sur évidemment
04:09la justice kafkaïenne. Comment la justice est-elle représentée chez Kafka ? Alors d'abord,
04:17ce qu'on peut dire c'est qu'elle est présente dans une grande partie de son oeuvre. Et ça c'est
04:21quand même un premier paradoxe, parce que Kafka c'était un juriste. Il travaillait dans un office
04:26public d'assurance le jour et la nuit il écrivait. Et Kafka il déteste le droit. Il dit même qu'on
04:32parle le droit à des sillures de bois mâchées avant lui par des milliers de gueules. Donc vous
04:37voyez, c'est assez fort comme image. Voilà c'est assez fort comme image. Donc Kafka déteste le droit
04:43et pourtant le droit est vraiment très très présent. Par exemple dans le procès, ce roman très célèbre
04:50qui raconte l'histoire de Joseph K qui est cet homme sans visage et sans histoire et qui est
04:55arrêté on ne sait pas pourquoi. Et puis il ne va pas du tout comprendre l'engrenage judiciaire dans
04:59lequel il va être pris. Le droit est présent dans la colonie pénitentiaire avec cette machine
05:04monstrueuse, vous vous souvenez, qui grave la sentence des prisonniers dans leur chair. Et il est présent
05:10aussi le droit dans beaucoup d'oeuvres beaucoup plus méconnues. Par exemple dans Défenseur, un homme
05:16qui cherche un avocat parce qu'on a toujours besoin d'un avocat pour être défendu. Enfin bref, le droit
05:19est partout. La justice est omniprésente, elle est écrasante, elle est monstrueuse, elle est
05:25labyrinthique. Et deuxième paradoxe, alors que la justice est omniprésente, que le droit est partout,
05:31la justice est nulle part. Elle est insaisissable, elle est inaccessible pour tous les personnages
05:36qui se présentent à elle. Et chez Kafka, la justice est cette machine absolument écrasante
05:46où tous les hommes sont sans cesse coupables de ce qu'ils ont fait mais de ce qu'ils n'ont pas
05:51encore fait et de ce qu'ils vont faire. On peut dire que la responsabilité est innée et que la
05:57culpabilité est ontologique. Donc on a chez Kafka une machine judiciaire qui est un monstre qui
06:03toujours attrape les hommes. Alors on va essayer de se replonger maintenant dans les temps modernes
06:07entre guillemets. Quelle est la pertinence de Kafka pour la réflexion juridique contemporaine ?
06:14Oui, Kafka réfléchit sur les insuffisances, sur les défaillances du droit. Donc la justice dans
06:20la fiction kafkaïenne bien sûr nous conduit à analyser notre propre justice et c'est le
06:26pouvoir de la littérature et notamment des grands classiques que de venir en permanence interroger
06:32notre société, poser un regard sur la façon dont fonctionne notre monde. Et parfois la littérature
06:39anticipe aussi le droit. Alors évidemment avec l'œuvre de Kafka et avec ses grandes œuvres,
06:46il y a quelque chose d'intemporel qui vient toucher le contemporain. Et donc ça c'est la
06:52première chose qu'on peut dire sur Kafka et sur ses textes. Par exemple si on prend un texte qui
06:57s'appelle « L'étrange tribunal » qui n'est pas du tout connu, un fragment comme ça de deux pages qui
07:01raconte l'histoire d'un homme qui est condamné à mort, il va se faire exécuter et il explique à son
07:05bourreau pourquoi c'est absurde. Et bien ce texte il nous touche beaucoup plus je crois qu'un grand
07:11discours, que des démonstrations, ce qu'avait fait Victor Hugo avant avec « Le dernier jour du
07:15condamné », il nous touche dans notre chair. C'est ça le pouvoir de la littérature. Et deuxième pouvoir
07:20de la littérature et pouvoir chez Kafka, et bien c'est de nous conduire à travailler notre esprit
07:27critique. De quelle manière ? Alors par exemple il y a un texte dans le procès, un passage où on est
07:35devant la loi, il y a un gardien et il y a un homme qui se présente, un homme de la campagne qui veut
07:40entrer. Et le gardien l'en empêche peut-être plus tard. L'homme attend, il attend, il vieillit, il
07:46vieillit encore, il est proche de la mort. Et à ce moment-là le gardien lui dit « Pourquoi tu n'es
07:51pas rentré ? ». Voilà, c'est ça un condensé des textes de Kafka. Je crois que tout est là pour nous
07:57dire au fond et bien qu'il faut toujours se méfier de ce qu'on croit comprendre. Il faut se déprendre
08:04de soi-même, c'est très difficile, et toujours garder cet esprit critique sur la façon dont on
08:09fait le droit, dont on fabrique la loi. Kafka, il est cet éclaireur qui va pousser sous nos
08:16yeux les injustices, mettre sous nos yeux les structures cachées. Alors ce n'est pas un combattant
08:23des droits de l'homme, ce n'est pas ça, mais il a, en partant du réel, il réussit à nous obliger,
08:28nous juristes, à faire oeuvre d'imagination pour peut-être fabriquer une justice plus juste.
08:37On va conclure sur ces beaux mots. Merci Nathalie Wolff. Je rappelle que vous êtes maîtresse en
08:44droit public à l'université Versailles Saint-Quentin. Merci beaucoup. Tout de suite, on poursuit l'émission,
08:50on va parler numérique et territoire. Quels sont les défis pour les collectivités territoriales ?