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00:00Le 7 janvier est quelque chose qu'on porte en nous comme une sorte de secret,
00:04avec ce paradoxe que ce secret est connu d'à peu près tout le monde.
00:07Dix ans après l'attentat de Charlie Hebdo,
00:09Libération a réuni autour de sa table quatre membres de la rédaction.
00:13J'avais besoin de m'investir dans le journal
00:17parce que c'était la seule réponse possible,
00:19c'était une question presque de survie.
00:22Accompagnés de dessinateurs chargés de croquer la rencontre,
00:25nous leur avons demandé comment ils ont fait vivre le journal pendant ces dix ans.
00:29Arriver à Charlie après l'attentat,
00:34c'est quelque chose qui nous oblige quelque part,
00:37qui nous dépasse en tant que nouvelle génération qui met les pieds dans ce journal.
00:44Ils nous ont expliqué ce que signifie l'esprit Charlie.
00:47On nous reproche de ne peut-être pas suffisamment tenir compte de ce que pensent les autres,
00:51mais c'est aussi ça qui nous protège, qui protège notre spontanéité.
00:55Et ils nous ont donné leur vision de la liberté d'expression.
00:57C'est une responsabilité de s'exprimer.
00:59Si on s'exprime n'importe comment, on abîme la liberté d'expression.
01:04Merci d'être là.
01:06Nous sommes très heureux, honorés et un peu émus de vous avoir parmi nous.
01:11Ce n'est pas la première fois que Charlie Hebdo est à Libération.
01:14Nous nous rencontrons alors qu'un livre vient de sortir,
01:17qui est de votre initiative donc, qui s'appelle Charlie Liberté,
01:22le journal de leur vie et qui est consacré aux victimes de l'attentat de Charlie Hebdo.
01:28Je vais lire leurs noms puisqu'ils apparaissent tout de suite sur le quatrième de couverture.
01:33Kabu, Elsa Kayat, Charb, Honoré, Bernard Maris, Mustapha Hourad, Tinius, Wolinski.
01:43À cette liste, déjà tragique, vous avez dû ajouter au dernier moment une onzième victime,
01:51Simone Fieschi.
01:53Et dans tout cela, bien sûr, nous allons discuter, ce livre est le livre de leur vie et de leur œuvre,
02:00mais nous aurions aimé commencer peut-être par ce qu'on a appelé les rescapés, les survivants.
02:07Et donc, d'une perspective de dix ans déjà, depuis ce matin de janvier 2015,
02:14je voulais simplement vous demander comment vous avez vécu ces dix ans.
02:19Je crois que je vais commencer par toi, Harris.
02:21En janvier 2015, on ne savait pas ce qu'on ferait dans deux ans après, trois ans après.
02:28Moi, je me disais, dans un an, dans deux ans, où on en sera, on verra bien.
02:35Donc, je me disais, il faut reconstruire le journal pas à pas, à un rythme.
02:41Il ne faut pas aller plus vite que la musique, il ne faut pas aller plus vite que ce que les gens sont capables de faire.
02:45Et donc, pour moi, c'était des étapes à franchir lentement.
02:50Mais je me disais, le temps, avec le temps, j'espérais qu'on allait reconstruire le journal.
02:54Donc, il fallait laisser le temps, du temps au temps, si on peut dire,
02:58et à chacun le temps de trouver sa place et de retrouver sa place dans le journal.
03:02Donc, on peut dire au bout de dix ans, mais même pas, même avant, que le journal, oui, s'est reconstruit.
03:11Et que tous les problèmes qu'il y a eu en 2015, très matériels, très juridiques,
03:19très compliqués, très chiants, ont à peu près disparu, ils ont été réglés.
03:23Donc, depuis déjà quelques temps, déjà, on peut dire qu'on fait un journal dans des conditions à peu près normales d'un journal.
03:30Ce n'est pas rien.
03:32Ce n'est pas rien, oui. Il a fallu dix ans, enfin, un peu plus.
03:34Avant dix ans, déjà, ça commençait à nouveau à ressembler à un journal.
03:38Et toi, personnellement, durant ces dix ans, donc, où tu as dû faire face à des problèmes que tu as décrits,
03:45est-ce que tu sens, toi aussi, que c'est derrière toi ?
03:51Oui, il y a des choses qui sont derrière moi ou derrière nous.
03:54Sachant que, moi, ma préoccupation première, qui a un peu tout occulté, c'était qu'il fallait que le journal revive, en fait.
04:06Donc, ça a toujours été ma priorité.
04:07C'est vrai que, parfois, j'ai peut-être mis un peu au second plan des choses personnelles,
04:11mais c'est vrai que ce n'est pas facile de trouver l'équilibre entre les impératifs du journal et les difficultés personnelles.
04:18Voilà. C'est toujours un équilibre un peu difficile.
04:21Bon, on fait en sorte d'arriver au journal… On ne va pas raconter sa vie au journal.
04:26On vit en journal pour faire le journal.
04:29Après, ces problèmes personnels, on les gère soi-même, quoi. Voilà.
04:33– Tu penses l'avoir trouvé, cet équilibre ?
04:37– Euh… Je n'en sais trop rien.
04:43Il y a des problèmes qui ont disparu, mais, du coup, quand certains problèmes disparaissent,
04:48ça fait émerger d'autres qu'on ne voyait pas trop.
04:51Ça décante des choses. Voilà.
04:54Qui, là, par contre, s'inscrivent dans la durée.
04:55Ce ne sont plus les problèmes d'un moment ou d'un temps. Voilà.
04:58– Ils sont là pour rester, ces problèmes.
05:00– Qui resteront, oui. Voilà.
05:01– Coco, je vais te poser la même question, mais, en fait, on se voit chaque jour.
05:06Mais, est-ce que je vois, est-ce que c'est ce que tu ressens,
05:10comme Maryse vient de le dire quelquefois ?
05:11On arrive au journal, mais on ne parle pas trop de ces problèmes personnels au journal.
05:15On vient faire un journal.
05:16Et j'ai envie de te demander aussi, quand même,
05:19comment as-tu vécu ces dix dernières années ?
05:23– Eh bien, dans un premier temps, moi aussi, j'avais à cœur de refaire le journal.
05:32Et j'étais de celles qui voulaient le refaire immédiatement, tout de suite, après l'attentat.
05:38Puisque, avec tout ce qu'on avait traversé ce jour-là,
05:47je sentais que j'avais besoin de m'investir dans le journal, par le dessin,
05:54pour chasser des tas d'images, de choses du 7 janvier.
05:59Mais aussi parce que c'était la seule réponse possible.
06:02C'était une question presque de survie, de refaire le journal.
06:08Et puis, on était ensemble, malgré tout,
06:11il y avait quelque chose de très fort d'être dans les locaux de Libération,
06:16à ce moment-là, de travailler, de penser.
06:20Il y avait quelque chose de complètement hors du temps.
06:23Donc, dans l'après, en fait, il a fallu continuer le journal.
06:28Et c'est vrai que, moi, objectivement, j'étais une dessinatrice plutôt en construction,
06:33encore, dans le journal.
06:34Donc, il fallait que je mette les bouchées doubles, si je puis dire,
06:38pour pouvoir continuer, essayer de faire des colonnes, des pages,
06:44chose que je n'avais jamais faite.
06:47Début janvier 2015, je suis allée au procès DSK à Lille.
06:53C'était un reportage, je n'avais jamais fait une grosse colonne comme ça.
06:57Donc, voilà, petit à petit, il a fallu que j'apprenne davantage,
07:02que je m'investisse davantage.
07:03Et je sentais que j'avais besoin de le faire.
07:05Je sentais que c'était une nécessité vitale,
07:09parce que j'ai l'impression que si je ne continuais pas,
07:12c'était comme si j'étais restée là, moi aussi, le 7 janvier, dans la salle de rédaction.
07:18Souvent, je me suis posé la question, pourquoi je suis encore là, moi, en fait ?
07:23Et le pourquoi, il fallait que j'y réponde par le dessin, par le journal, par tout ça.
07:34C'est vrai que pendant dix ans et depuis ces dix ans,
07:40le 7 janvier, ce n'est pas quelque chose qui est ancien.
07:45C'est quelque chose qui est imprégné en moi, en nous.
07:49On vit avec ça, on compose avec ça, par le biais aussi de le fait de refaire Charlie.
07:59C'est aussi parler de nos collègues amis disparus.
08:04C'est aussi, on les évoque souvent, ils sont sur des dessins, ils sont un rire, un éclat de rire.
08:11Parfois, ça fait penser à quelqu'un comme Cabu, par exemple,
08:14qui était vraiment solaire et qui avait un sourire très éclatant.
08:19Tout amène à ça et les états d'âme, on les garde un peu pour nous, c'est vrai.
08:31Parfois, on parle un peu de trucs, mais j'ai l'impression que c'est vraiment au procès en 2020
08:41qu'on a vraiment dit des choses personnelles aussi au niveau du travail.
08:50Et ça t'a soulagé ce procès de 2020 ?
08:53Est-ce que le fameux but de la justice, que les victimes voient un processus de justice,
09:03est-ce que ça a aidé en quelque chose, au contraire, ni l'un ni l'autre ?
09:09Il y a des choses que j'ai dites à la cour d'assises que je n'avais pas dites vraiment,
09:14puis que je n'avais jamais dites comme ça, je n'avais jamais décrit ces faits-là.
09:18Et puis, on avait quand même trois casquettes là-dedans, on était témoin, partie civile.
09:25Voilà, on était là le 7.
09:30Il fallait jongler un peu avec tout ça, à la fois le côté personnel, le côté être à Charly.
09:40Ce procès, ça m'a fait quelque chose, ça a été une étape quand même que j'ai réussi à franchir.
09:51Je crois que ça nous a tous, c'était quelque chose qu'on redoutait, qu'on attendait et puis voilà, qui s'est passé.
09:59Philippe, je continue avec toi, ces dix dernières années, ton regard se porterait d'abord sur quoi ?
10:08Moi, je les ai vécues ces dix dernières années comme un rêve plus ou moins éveillé, suivant les moments.
10:17Le mot rêve est sans connotation, ce n'est pas positif ou négatif.
10:21Il y a des moments, ça penchait plutôt vers quelque chose de, sinon de joyeux, en tout cas de dynamique,
10:30qui portait vers ce qu'on a appelé la reconstruction et la création, et surtout le travail sur lequel j'insisterais.
10:43Et de temps en temps, évidemment, vers le cauchemar ou en tout cas l'épreuve, plutôt que le cauchemar, l'épreuve.
10:50Dans un cas comme le mien, qui était aussi celui de notre ami Simon qui est mort, l'épreuve était liée évidemment d'abord aux conditions physiques.
11:02Donc je dirais qu'il y a eu une première période, qui a duré quand même quelques années, qui était vraiment, pour ce qui me concerne,
11:10centrée sur l'épreuve physique, la question hospitalière et tout ce qui est.
11:21Et cette période finalement s'est conclue quand j'ai commencé à écrire le Lambeau.
11:30Donc là je suis passé de l'épreuve physique, non pas du tout à la reconstruction par l'écriture, mais par la création.
11:41Donc quelque chose qui était vraiment d'un autre ordre. J'ai toujours insisté sur le fait que l'écriture d'un livre comme celui-là n'était pas thérapeutique.
11:52La thérapie avait eu lieu, et le soin avait eu lieu avant, et on continuait d'ailleurs parallèlement.
11:59Ça c'est la première chose.
12:01Ensuite, ça a perturbé la perception que j'ai toujours du temps.
12:10C'est-à-dire qu'il y a un temps dans lequel on vit et dans lequel vivent les gens que je connais, que j'aime, etc., qui est un temps qui défile.
12:21Et puis il y a un temps arrêté, qui est celui du 7 janvier, qui s'est arrêté le 7 janvier.
12:27Et à l'intérieur, dans ce sac, il y a évidemment nos amis morts, Ries et Coco qui sont là, mais il y a aussi finalement toutes les années que j'ai vécues qui ont précédé.
12:39– Mais ce sac, c'est toi qui l'as fermé ?
12:42– Non, alors je pense que je l'ai en partie fermé, et d'ailleurs moi contrairement à Ries et Coco, et à d'autres, et à Simon en particulier,
12:53je n'ai pas assisté au procès, je suis juste allé une fois au procès de Peter Scheriff, le dernier,
12:59et je dois dire que j'y suis allé plus dans une position que l'on connaît tous ici, de journaliste, c'est-à-dire pas pour écrire, mais de curieux.
13:09Ce qui caractérise notre métier je pense avant tout c'est la curiosité, et donc j'étais curieux de voir quel était cet homme.
13:19Donc j'y suis allé uniquement pour ça, et à cette occasion j'y ai rencontré tout un tas de gens que je connaissais plus ou moins,
13:29que je n'avais pas vus parfois depuis longtemps, et qui sont à la fois des vieux amis et des fantômes, donc c'est vraiment très curieux.
13:37Mais pour le reste, effectivement, je sais que moi j'ai coupé volontairement, je pense que le Lambroum y a énormément aidé,
13:46j'avais le privilège d'avoir pu écrire un livre, et que ce livre a été beaucoup lu, donc d'avoir pu finalement partager une partie de cette expérience avec un public,
13:59ce qui est quand même vraiment un privilège, et je le vis comme tel. Pour le reste, j'ai vraiment décidé de passer à autre chose.
14:10Et pour finir, je dirais le 7 janvier, je pense que Rhys serait d'accord avec ça, est quelque chose qu'on porte en nous comme une sorte de secret,
14:20avec ce paradoxe que ce secret est connu d'à peu près tout le monde, vous voyez ?
14:24Je suis très intrigué par toi Laure, comme par rapport aux trois autres, tu es arrivé à Charlie Hebdo, un peu comme un enfant naîtrait à Père Larbourg ou à toute autre tragédie qui a un nom,
14:38et si tu peux nous dire ces dix dernières années, donc tu te formes, tu y arrives, j'ai presque envie de te demander pourquoi Charlie ?
14:49C'est un peu intimidant de prendre la parole maintenant après ces témoignages, c'est vrai qu'arriver à Charlie après l'attentat,
15:00c'est quelque chose qui nous oblige, quelque part, qui nous dépasse en tant que nouvelle génération qui met les pieds dans ce journal.
15:10Et c'est un engagement, la première fois qu'on a accepté une pige, un premier article dans Charlie, j'en étais très fière,
15:25et pour moi ça dépassait mon travail de journaliste, c'était dire que ce journal que des gens ont voulu faire disparaître, d'autres continueront d'y travailler.
15:50Après on a été un certain nombre, et aujourd'hui il y a encore d'autres plus jeunes qui viennent y travailler.
16:01C'est vrai que fort heureusement on n'a pas tous les jours ce genre de témoignages, parce que c'est très puissant, c'est innommable ce qu'ils ont vécu,
16:11et en tant que nouvelle génération, on ne comprendra jamais ce que les survivants ont vécu dans leur chair.
16:24Donc quelque part, oui, on sait qu'on côtoie des survivants d'une guerre en quelque sorte,
16:34mais on ne peut pas l'avoir toujours en tête, parce que sinon ce serait impossible au quotidien, mais on le sait, c'est toujours dans un coin de notre tête.
16:43Ça donne un engagement et une force supplémentaire, et juste on essaye d'être à la hauteur, et de faire du journalisme tout simplement.
16:51Cet engagement, tu pourrais me le définir ?
16:54C'est vrai que c'est au-delà du simple journalisme, si je puis dire, c'est-à-dire que c'est un engagement pour la liberté d'expression,
17:02on sait que Charlie est engagé à gauche, c'est un journal irrévérencieux, qui va s'en prendre à un certain nombre de tabous pour interpeller.
17:14Après j'ai essayé de trouver ma place par ce que je sais faire, ou en tout cas ce que sont mes compétences journalistiques,
17:27c'est-à-dire le reportage, l'enquête, plutôt sur des sujets de société, mais c'est vrai que c'est un engagement qui dépasse le simple journalisme.
17:38Parce que comme tu es effectivement journaliste en âme et en définition, tu vas sur le terrain, tu rencontres beaucoup de gens, comme tu es sur des sujets,
17:47et du coup tu te présentes donc lors de Charlie Heddo, est-ce que tu ressens dans la dame que tu veux interviewer, ou l'homme que tu voudrais bien être ta source,
18:01est-ce que tu ressens, tu n'as pas une hésitation, mais quand même une certaine définition de toi par rapport à ce titre ?
18:11Oui, pas forcément une définition de moi, mais en tout cas un regard sur le titre, indéniablement, et dans tous les sens, ça va vraiment dans tous les sens.
18:18Finalement ça ne laisse pas indifférent, j'ai envie de dire heureusement, sinon là ce serait vraiment inquiétant et on aurait vraiment oublié Charlie.
18:26Au début, ce qui était un peu le plus difficile je dois dire, c'était que tout le monde me posait la question d'arriver à Charlie, etc.
18:33Pour moi ça a été de réaliser combien c'était un titre incompris, mal connu, dont tout le monde avait une définition, sur lequel tout le monde avait un regard, sans même l'avoir ouvert, l'avoir lu.
18:45Et on sait très vite qu'il y a eu plein de polémiques sur le moindre dessin qui tournait en boucle sur les réseaux sociaux, sans que ce soit mis en contexte, sans qu'on comprenne,
18:53avec toute cette méconnaissance aujourd'hui et cette incompréhension de ce que sont les caricatures, de ce qu'est la satire.
19:00Et donc c'est vrai que très vite il faut faire face à ça, et aussi avec, moi je donne toujours cet exemple où je voulais interroger lors d'une polémique sur un sujet que je traitais,
19:14un des jeunes d'un groupe d'extrême gauche m'a dit je ne parle pas à ce journal raciste et islamophobe.
19:20Et alors que je voulais leur donner la parole, j'ai toujours à cœur de donner la parole à tout le monde, parce que je fais du journalisme et sur le terrain on donne la parole à tout le monde,
19:28et ça s'est reproduit à plusieurs reprises, et donc c'est vrai qu'il y a un certain nombre de gens qui ne veulent pas nous parler pour ces raisons.
19:36Donc il y a une forte incompréhension de ce qu'est Charlie, et à l'inverse il y a aussi des gens qui vont, heureusement aussi, qui ont un regard très positif sur Charlie,
19:51donc ça ne laisse jamais indifférent, à tel point, pour revenir sur votre question au début, qu'il m'arrive de ne pas, mais ça après c'est un peu la tambouille de journaliste et comment je gère le terrain,
20:02puisque c'était la question, il arrive de me présenter comme journaliste, simplement, puisque je me dois quand même de me présenter comme journaliste,
20:10mais pas forcément de dire journaliste pour Charlie, ça dépend du terrain, ça dépend de l'interlocuteur, pourquoi ?
20:16Parce que, à mon sens, quand on fait du reportage, il ne faut pas brouiller quoi que ce soit de l'interaction et de l'échange,
20:25l'idée c'est que la personne puisse se sentir le plus à l'aise possible, et être le plus soi-même, et ne pas vouloir dire quelque chose parce que ce serait Charlie, que ce soit dans un sens ou dans un autre.
20:36Et donc pour avoir accès à quelque chose de plus juste, je ne dis pas parfois que je viens de Charlie, non pas pour le cacher, mais pour privilégier quelque part le travail de reportage.
20:51Moi, il me semble que l'une des choses les pires qui puissent arriver à un journal et à des journalistes, c'est de devenir des symboles.
20:59On le voit par exemple dans les guerres où finalement les journalistes sont devenus le symbole, souvent, évidemment, malgré eux, ou de l'Occident, ou de la démocratie, ou de je ne sais quoi,
21:13et on les prend en otage, etc. Ou du pays qu'ils représentent, donc en fait c'est le pire puisque c'est un métier qui devrait tendre à une sorte de, en tout cas à la présence du journaliste, de neutralité.
21:28Il est là pour observer, écouter les autres. Mais il n'est pas là. Le symbole, inévitablement, il est au centre de la scène. Et ça, c'est vraiment la pire place pour le journaliste.
21:39Et ça, c'est un problème que Riz pourrait en parler, je pense, mais que Charlie a affronté. Et je pense que la solution qui a été trouvée, c'est justement d'essayer de s'en préoccuper le moins possible.
21:57Parce que si on commence à se prendre pour un symbole, on finit par se dénaturer et par faire des choses, écrire des articles, ou faire des dessins mauvais qui se contrôlent, on se met sur son 31, en quelque sorte, son 31 de symbole.
22:17Et ça, c'est vraiment catastrophique. Et c'est un problème que beaucoup de journalistes, je crois, affrontent. C'est vraiment un drame, le jour où le journaliste est devenu un personnage central de la société, je pense.
22:29– Tu veux dire que ce n'est pas propre à Charlie ?
22:32– Oui, je pense que… Mais Charlie, évidemment, ça s'est accentué du fait du 7 janvier, du fait du rapport de Charlie aux religions, qui est inévitablement méfiant et irrévérencieux, comme le disait Laure.
22:45C'est une vieille tradition de Charlie, et elle est toujours vivace à l'intérieur de Charlie. On respecte les croyants, mais on se méfie des croyances.
22:56– T'en penses quoi, toi, Rhys, de ce que vient de dire Philippe ?
23:01– C'est vrai que les cueils, quand on fait un métier où, à un moment donné ou à un autre, on est un peu en scène, on signe.
23:11Donc voilà, moi, je dis ceci, j'écris cela, c'est de se regarder en train de faire les choses.
23:17Je suis en train d'écrire un truc, je suis en train de faire un dessin.
23:21Je crois qu'à Charlie, on a toujours été un peu protégés de ça, parce qu'on ne s'occupe pas trop de ce qu'on pense, en fait.
23:28Et c'est ce qu'on nous reproche aussi. – De ce que pensent les autres.
23:33– On nous reproche de ne peut-être pas suffisamment tenir compte de ce que pensent les autres,
23:36mais c'est aussi ça qui nous protège, qui protège notre spontanéité.
23:41Voilà, on n'est pas dans le calcul, peut-être pas assez, certains nous le rapprochons,
23:44mais je crois qu'on garde peut-être une certaine naïveté ou candeur dans ce qu'on fait,
23:50quitte à ce que ça provoque parfois des polémiques, mais je n'ai pas le sentiment qu'à Charlie,
23:57les gens, depuis toujours, moi depuis que je suis à 92 à Charlie, étaient très soucieux de ça.
24:03Ce n'est pas un journal, pourtant il y a des très fortes personnalités,
24:06mais j'ai toujours trouvé que ce n'étaient pas des personnes qui sombraient dans le narcissisme,
24:12ou dans la mise en scène, même si on est toujours content quand on fait quelque chose,
24:17on est content de soi, mais le regard des autres, on s'en fout un petit peu quand même.
24:23Il faut un peu s'en foutre, sinon on est tétanisé, on est pétrifié,
24:27et on ne fait plus rien de spontané en fait, voilà, d'authentique et de sincère.
24:32Coco, tu as dit tout à l'heure, on était ensemble, c'est quelque chose qui vous a aidé,
24:39mais est-ce que malgré tout, pendant ces dix ans, il y a des moments où vous êtes,
24:42et surtout au fil des années, où vous vous êtes sentie un peu seule ?
24:46Seule, parfois, sur Charlie, c'est défendre beaucoup d'idées, beaucoup de valeurs,
24:57et parfois, oui, on a l'impression qu'on est un peu seule à les défendre,
25:02ou on s'attend à ce que des gens défendent ces idées aussi, puis ça ne vient pas.
25:08Mais quand on fait nos dessins, on s'interroge, on cherche, on aime à bousculer, à déranger,
25:18donc c'est sûr que derrière, on ne cherche pas forcément l'adhésion ou des choses comme ça,
25:27c'est des dessins faits pour susciter le débat, le rire.
25:32Parfois, on se sent extrêmement aimé.
25:34Certains dessins, on sent que ça porte, ça génère de l'envie, ça génère de...
25:44L'Iran, par exemple, les dessins qu'on a pu faire sur l'Iran,
25:48ont résonné énormément dans le monde entier, parce qu'on défendait leur liberté,
25:56comme on a pu défendre la nôtre aussi à certains moments,
25:58ça a résonné pour les Iraniens, les Iraniennes qui se battaient contre leur régime.
26:03Ou sur l'avortement aux Etats-Unis.
26:04Ou sur l'avortement aux Etats-Unis, il y a des dessins comme ça sur la société,
26:11des combats vraiment qui, en dessin, donnent des images très fortes et puis qui...
26:19Heureusement, il n'y a pas que des polémiques dans le dessin de presse.
26:22J'ai lu récemment quelqu'un que je connais autour de cette table qui a dit
26:25« Le dessin, c'est que des emmerdes ».
26:27Mais non, ce n'est pas que des emmerdes, c'est aussi beaucoup de rire, de partage,
26:32parce qu'aussi, ça passe par l'humour,
26:35et l'humour, c'est quelque chose d'un lien incroyable entre les êtres.
26:42Marie, toi, le fait que vous ne vous sentez pas de plus en plus seule,
26:47dans le sens où l'esprit Charlie, est-ce que tu le sens encore fort, puissant ?
26:56Moi, je trouve que c'est toujours bon pour les journalistes et les dessinateurs de Charlie
27:00d'aller faire des reportages, d'aller sur le terrain,
27:03et en fait, on rencontre des gens qui sont très touchés qu'on aille les voir,
27:10qui nous accueillent plutôt chaleureusement,
27:14et en fait, on s'aperçoit que ce n'est pas éteint tout ça.
27:16C'est encore très vif, je trouve, chez beaucoup de gens,
27:18ça signifie encore beaucoup de choses pour beaucoup de gens.
27:21Quand on parle de l'esprit Charlie,
27:24on pense à la grande manifestation du 11 janvier,
27:27qui est un événement hors normes,
27:29mais en fait, l'attachement à ce que fait Charlie,
27:34moi, je trouve qu'il est encore très vif et plus grand qu'on l'imagine.
27:39On a souvent des bonnes surprises quand on va vers les gens,
27:43on est plutôt bien reçus, même à l'étranger.
27:45Même à l'étranger, dans des pays très lointains,
27:49Charlie Hebdo, ils savent ce que ça veut dire et ils nous accueillent.
27:53Donc moi, je ne vois pas ça du tout, je pense qu'au contraire, ça s'est ancré.
27:58Alors peut-être qu'il y a des gens qui le sont moins,
28:00parce qu'ils sont passés à autre chose, mais ça c'est normal,
28:02ou peut-être que Charlie ne leur convient pas,
28:05mais il y en a en tous les cas pour lesquels c'est encore très présent.
28:09– Mais ça, c'est donc les gens ? – Oui.
28:13– Ce que je comprends, mais est-ce que les représentants de ces gens,
28:17donc les élus, le président, Matignon, les ministres,
28:23est-ce que tu les sens à l'écoute de Charlie ?
28:27Est-ce que tu te sens soutenu par le pouvoir en place ?
28:33– Alors, il faut être honnête, on a été plutôt accompagnés quand même.
28:41Pour les questions de sécurité, on a des interlocuteurs.
28:46Il y a des relations, il y a des dialogues qui se font sans aucun problème,
28:53donc on est écoutés, et de ce point de vue-là, oui,
28:58on est soutenus sur ce plan-là en tous les cas.
29:03Et en même temps, on nous a toujours dit,
29:05vous faites ce que vous voulez dans votre journal,
29:06mais sur le principe, en tant que journal,
29:09confronté à des difficultés particulières,
29:13on est accompagnés, on n'est pas seuls, ce qui est plutôt rassurant.
29:19Mais là, dernièrement, justement,
29:22Mme la ministre de la Culture, Rachida Dati,
29:24a enterriné le fait qu'il y aura un musée du dessin de presse.
29:28Je crois que ce qu'on a pu dire à ce sujet-là a été entendu.
29:33Donc, on ne parle pas dans le vide.
29:36En tous les cas, quand on nous demande à rencontrer des responsables,
29:40on est écoutés, quoi.
29:41Après, bon, ils font ce qu'ils veulent, mais on est écoutés, voilà.
29:43– C'est vrai qu'on a été très soutenus,
29:46enfin, depuis l'incendie en 2011,
29:51il y a toujours eu des protections à Charlie.
29:54Après l'attentat, il y a eu des protections qui ont été mises en place.
29:58J'avais cette discussion avec Willem il n'y a pas très longtemps,
30:01qui, lui, a refusé la protection, qui me disait,
30:04comment tu peux faire des dessins, critiquer l'État,
30:09et en même temps, avoir la protection de l'État.
30:12Il trouvait ça que c'était un peu un non-sens.
30:15Mais en même temps, il ne vient pas aux réunions d'élections.
30:19Mais c'est vrai qu'être sous protection policière,
30:23déjà, c'est quelque chose qu'on gère individuellement,
30:28voilà, ça fait partie de la vie.
30:30Moi, j'ai toujours considéré que tant qu'on était libre sur le papier,
30:33c'est très bien et c'est vrai que personne n'intervient
30:37sur ce qu'on a à dessiner, donc…
30:40Éditorialement, personne n'a jamais fait aucune remarque sur ce qu'on y faisait.
30:43Ce qui est d'ailleurs un peu surréaliste,
30:45c'est que vous dessinez des hommes politiques,
30:46puis vous les avez en face de vous, ils vous disent bonjour,
30:48alors qu'on les dessine de toutes les manières possibles et imaginables,
30:50mais ils sont polis avec nous,
30:52alors qu'on les dessine pas toujours d'une manière flatteuse.
30:55En fait, les institutions, l'État, comme on dit,
30:59en fait, dans notre cas, et à mon avis, pas que dans notre cas,
31:03protègent la liberté d'expression, en réalité.
31:05On s'est sentis protégés et effectivement, jamais,
31:10sans que ça nous empêche jamais d'écrire ou de dessiner
31:14ce qu'on avait envie de dessiner ou d'écrire,
31:16y compris contre ceux qui nous protégeaient
31:18et franchement qui ne nous l'ont jamais fait sentir, enfin voilà.
31:22Donc, et le vieux logiciel qui était, c'est l'État
31:24qui est l'ennemi de la liberté d'expression,
31:28je sais pas, une espèce de logiciel franquiste, quoi,
31:31enfin je sais pas, à mon avis, il est totalement obsolète.
31:35En tout cas, sur le plan de la liberté d'expression.
31:38Alors même qu'on sent bien qu'il persiste, d'ailleurs,
31:41Willem, tu vois, il est de sa génération aussi.
31:46Mais ce qui est intéressant, c'est que ce logiciel
31:49continue à exister chez des gens beaucoup plus jeunes.
31:52C'est l'État, le méchant, qui attaque la liberté d'expression.
31:55Moi, actuellement, en tout cas en France,
31:57c'est pas du tout ce que je crois.
31:59Et d'une manière générale, dans les démocraties,
32:01la liberté d'expression, quand elle est menacée,
32:03c'est beaucoup plus actuellement par le bas que par le haut.
32:08Vous voyez, il y a des menaces par des grandes entreprises
32:14qui sont absolument pas démocratiques dans leur fonctionnement,
32:19je vais pas citer le nom, mais bien sûr que ces gens-là
32:21sont absolument opposés à la liberté d'expression,
32:24pour des raisons d'intérêt.
32:26– Mais quand tu dis Bernard Arnault, pour citer le nom,
32:30parce que je veux pas qu'on ait l'impression qu'on a peur,
32:34mais là, ce n'est pas ce que tu voulais dire
32:35quand tu dis par le bas, n'est-ce pas ?
32:37– Non, non, ce que je voulais dire, là, c'est un haut particulier,
32:41mais ce n'est pas l'État, en fait,
32:42même si on sait qu'il y a parfois des connexions
32:45entre ces gens et certains ministres, on est d'accord.
32:49Mais ça ne me paraît pas la menace essentielle, voilà.
32:56La menace essentielle, actuellement, elle est dans…
33:00et auquel, Rhys l'a très bien dit,
33:02Charlie échappe assez naturellement parce qu'on s'en fout,
33:05elle vient de galaxies plus ou moins identitaires
33:11qui ont à disposition un merveilleux outil technique
33:16qui s'est développé à travers Internet, les réseaux sociaux,
33:19pour accentuer les pressions sur ceux dans le métier
33:25d'écrire, de raconter, de dessiner, etc.
33:29Et je dis, c'est un outil amplificateur
33:33puisqu'en réalité, on ne sait jamais au bout du compte
33:36combien de personnes ça représente,
33:38ni qui ça représente exactement,
33:40donc je pense que Rhys a raison, le mieux, c'est de s'en foutre.
33:45Mais ce n'est pas simple, et on comprend aussi
33:47que des journalistes ou des écrivains plus jeunes
33:54qui ont une carrière, en tout cas, qui veulent développer leur…
33:59fassent peut-être plus attention à ça
34:01que des vieux chevaux de retour comme nous
34:05qui en avons vécu quand même d'autres
34:07et qui avons subi plus que d'autres ce genre de,
34:12comme disait Naipaul l'écrivain, de censure radicale
34:16puisque finalement, les Kuwachis, c'est une censure radicale.
34:20Donc on a appris depuis longtemps
34:27à faire le moins d'attention possible à ça.
34:30Mais je comprends que c'est difficile pour beaucoup de gens
34:32de ne pas faire attention à ça.
34:34Et c'est une menace puisqu'à partir du moment
34:37où on est soucieux exagérément du candidaton,
34:41c'est un candidaton finalement,
34:43on commence à ne plus décrire la réalité telle qu'on l'aperçut.
34:52– Mais est-ce que si on dit,
34:55on ne va pas faire attention au candidaton,
34:57est-ce qu'on n'est pas dans un danger de manque de pertinence,
35:01de ne plus vivre dans son époque ?
35:04– C'est presque une question de bac, de baccalauréat.
35:11Et je n'étais pas un bon élève,
35:12alors je ne vais pas répondre correctement à ça.
35:15Si bien sûr, c'est-à-dire, à mon avis,
35:17là je vais basculer dans une sorte de morale,
35:21c'est que ce qui fait qu'on bascule d'un souci naturel de liberté,
35:31de restituer ce qu'on a cru comprendre d'une situation entendue, etc.
35:35à la non-pertinence, finalement c'est l'orgueil.
35:40C'est-à-dire le fait de dire,
35:42qui sont-ils pour me dire ce que je dois dire ?
35:45Et donc effectivement basculer dans ce que Ries disait
35:48qui est le narcissisme professionnel.
35:50Donc, de toute façon, on est tous ici journalistes ou dessinateurs
35:55et on sait qu'à chaque article, à chaque dessin,
35:59on est menacé d'écrire ou de dessiner quelque chose de mauvais et de non-pertinent.
36:06Et qu'à chaque fois, quel que soit le métier qu'on ait,
36:11on remet sur l'établi les choses
36:14parce qu'on n'est pas absolument sûr du résultat.
36:17Donc voilà, à chaque fois, évidemment, il faut négocier avec ça.
36:20Et donc, à mon avis, ne surtout pas s'obséder avec ce qu'en dira-t-on,
36:26d'une part parce qu'il menace la liberté qu'on peut avoir,
36:30mais d'autre part parce qu'il peut nous mettre dans une situation orgueilleuse.
36:33Moi, je ne suis pas comme ça, je vais résister à ça.
36:35Et effectivement, conduire à écrire aussi ou à dessiner n'importe quoi.
36:39Laure, est-ce que parmi tes collègues, tes confrères,
36:42les gens à qui tu as dit, je vais aller travailler à Charlie Hebdo,
36:46tu as ressenti une méfiance ?
36:51Dire, eux, c'est eux, je ne les comprends pas.
36:54Est-ce que ça a pu paraître comme un animal un peu à part dans la société française ?
37:01Ça a pu arriver.
37:06Mais en fait, je crois qu'à partir du moment où,
37:11alors pas forcément parmi des collègues journalistes quand même,
37:13mais plutôt en général, oui, dans la société,
37:17comme je disais, il y a une incompréhension de ce qu'est Charlie,
37:20mais surtout par méconnaissance.
37:22Je pense que c'est vraiment le problème majeur.
37:25Et avec le risque aussi qu'en effet, ça devienne une sorte de symbole
37:29sans que les gens ouvrent ce journal.
37:32Et je me rends compte qu'à partir du moment où on explique ce que l'on fait,
37:38et c'est le cas aussi dans les établissements scolaires,
37:42ça a pu m'arriver d'intervenir dans les établissements scolaires.
37:44Et quand on sait que je viens de Charlie, ça suscite plein de questions.
37:48Il y a aussi l'association dessinée Créer Liberté qui a été créée par Charlie Hebdo
37:52et qui intervient dans les établissements.
37:54Et ceux qui interviennent disent à chaque fois qu'à partir du moment où on explique,
38:00où on répond aux questions des jeunes qui, en effet, ont beaucoup,
38:04beaucoup d'a priori sur le journal, eh bien, en fait, ça passe.
38:09Ils comprennent. Ils disaient mais en fait, c'était que ça.
38:12Ils s'en sont fait un monde où ils ont entendu énormément d'a priori sur ce qu'ils ont,
38:16sur ce que serait le journal.
38:19Voilà, à commencer, évidemment, par le droit aux blasphèmes,
38:23qui, je crois, n'est pas du tout compris.
38:27Beaucoup le prennent comme une...
38:29Enfin, certains croyants le prennent comme une insulte à leur égard
38:33et ne comprennent pas qu'il s'agit de faire descendre,
38:38quelque part, les croyances religieuses un peu de leur piédestal,
38:42d'interroger ce qu'est le pouvoir d'une religion.
38:45Car oui, la religion a un pouvoir.
38:50Ce qui concerne les droits des femmes, on le sait,
38:52toutes les religions sont patriarcales.
38:55Et donc, c'est important de pouvoir continuer d'interroger ça,
39:01oui, de faire descendre les religions de leur piédestal
39:05et de dénoncer l'intérisme religieux.
39:07Et c'est vrai que le droit aux blasphèmes n'est pas compris.
39:14Et on doit expliquer qu'il s'agit de s'en prendre à une idée,
39:19à un dogme, d'interroger cette idée, ce dogme,
39:22mais pas de s'en prendre à la personne en soi.
39:26Or, effectivement, parfois, aujourd'hui,
39:28il y a une forme d'adéquation entre...
39:31Enfin, les religions deviennent une identité en soi.
39:36Donc, c'est peut-être ça aussi à déconstruire.
39:39C'est assez complexe.
39:40Quand on est devant des scolaires, il faut faire preuve de pédagogie.
39:45Je crois que c'est vrai que quand on est dans ce journal,
39:47il faut faire oeuvre de pédagogie en plus de faire oeuvre de journalisme.
39:53– Justement, à propos de jeunes, d'étudiants, de lycéens,
39:56Rhys, dans un de tes derniers éditos,
39:57tu dis que quand tu rencontres des lycéens, des étudiants,
40:00ils te demandent, l'une des premières choses qu'ils te demandent,
40:02c'est quelles sont les limites de la liberté d'expression.
40:05Est-ce qu'il y a des limites ?
40:08– Oui, parce qu'il ne faut pas non plus...
40:11En fait, Charlie a eu beaucoup de procès,
40:14donc les limites, on les a vues devant nous dans un tribunal.
40:17Vous êtes devant un juge et vous devez expliquer
40:19pourquoi vous avez dessiné tel personnage comme ci ou comme ça.
40:22C'est une limite, vous savez.
40:24C'est un exercice quand même particulier d'expliquer à un juge
40:27pourquoi vous avez dessiné telles choses comme ci ou comme ça.
40:31Mais ce n'est pas gênant parce qu'en fait, à l'intérieur de ces limites,
40:34une limite, ce n'est pas une interdiction.
40:36Une limite vous dit aussi tout ce que vous pouvez faire.
40:39Et moi, j'ai toujours, dès le début des 92,
40:44je savais que faire Charlie,
40:46ça serait aussi un combat devant les tribunaux.
40:48Parce que je savais qu'historiquement,
40:51l'ancien Charlie avait eu beaucoup de procès.
40:52Je savais qu'il faudrait se battre certainement,
40:55probablement, devant les tribunaux.
40:58Alors, je ne sais pas, parce que j'avais fait des études de droit,
41:00je sais qu'on avait des profs qui parfois nous parlaient
41:03de jurisprudence à Rackyrie, des interdictions à Rackyrie.
41:07Donc, je voyais aussi que les choses se jouaient devant les tribunaux.
41:09Donc, les limites, il ne faut pas en avoir peur,
41:12mais il ne faut pas en avoir peur de se battre pour les élargir.
41:16Devant les tribunaux, c'est fait pour ça.
41:17Il ne faut pas avoir honte de publier ce qu'on a envie de publier
41:19et de le défendre ensuite quand c'est nécessaire.
41:22Donc, il ne faut pas avoir peur des limites.
41:24Maintenant, c'est vrai que quand on voit ces jeunes
41:26qui parlent tout de suite des limites,
41:29je ne sais pas très bien comment interpréter ça,
41:31mais j'ai l'impression qu'ils sont aujourd'hui confrontés
41:34à une possibilité de s'exprimer qui est quasiment illimitée
41:37avec les réseaux sociaux, et ça leur fait peur.
41:40Ils ne savent pas très bien comment gérer
41:42cette immensité de choses qu'ils peuvent dire.
41:45C'est vrai que je me dis, respectivement, quand j'avais 14-15 ans,
41:48nous, on n'avait pas la possibilité de s'exprimer comme ça.
41:52On n'était pas confrontés à ce vertige de l'expression sans limite.
41:56On pouvait d'ailleurs reprocher, on pouvait s'en plaindre.
42:00On était jeunes, on ne peut pas s'exprimer,
42:03on n'écoute pas les jeunes, etc.
42:05Là, c'est l'inverse.
42:06Avec les réseaux sociaux, il y a une expression phénoménale
42:09qui peut se faire et qui est souvent un peu anarchique.
42:12Et on sent qu'ils sont en demande, peut-être pas de restrictions,
42:17mais de mieux comprendre l'espace de liberté auquel ils ont droit.
42:21Moi, j'essaie de leur donner un peu confiance en eux.
42:23Il ne faut pas avoir peur de s'exprimer,
42:25mais il faut s'exprimer, je dirais, de manière…
42:28C'est une responsabilité de s'exprimer.
42:30Si on s'exprime n'importe comment, on abîme la liberté d'expression.
42:33Donc, quand on s'exprime bien et qu'on dit bien ce qu'on a envie de dire,
42:35et on peut le dire, vous confortez la liberté d'expression.
42:38Mais si vous dites n'importe quoi, n'importe comment, vous l'affaiblissez.
42:41Donc, réfléchissez à la manière avec laquelle vous vous exprimez.
42:44Mais c'est vrai que ce n'est pas évident, quand on est ados,
42:47de voir sur les réseaux sociaux les phénomènes de harcèlement.
42:50C'est d'une violence inouïe.
42:51Je dirais que nous, de notre chance, on n'a pas connu ça.
42:54Peut-être qu'on pouvait moins s'exprimer,
42:56mais on était préservés de cette violence.
42:57Et je comprends qu'ils ont des questions qui sont de leur temps.
43:01Je m'en fille, il le dit, la société va très vite, évolue très vite.
43:05Et nous, qu'est-ce qu'on peut faire pour un peu les aider à affronter ça
43:09sans avoir peur et en même temps en ayant confiance en eux ?
43:11Moi, j'essaie toujours de leur donner confiance dans leur capacité à s'exprimer,
43:16à faire des choses.
43:17C'est pour ça qu'on fait rentrer aussi au journal des journalistes jeunes,
43:21pour leur montrer qu'ils peuvent faire des choses.
43:25Il faut qu'ils aient confiance en eux.
43:26Mais c'est vrai qu'il y a des règles à comprendre.
43:29Il faut comprendre un peu, c'est comme le code de la route.
43:31Il faut savoir jusqu'où on peut rouler, respecter certaines priorités,
43:36et on peut aller au bout du monde.
43:37– Une chose qui est…
43:40C'est que les limites et la difficulté à savoir ce que c'est la limite de l'expression
43:48est beaucoup liée à la solitude que beaucoup de jeunes, à mon avis, éprouvent.
43:53Il y a d'une part cette espèce de nébuleuse de la réputation qui se fait,
43:59on ne sait trop comment, et d'autre part la solitude vis-à-vis de ça.
44:04Et évidemment, la chance qu'on a dans les journaux,
44:07et dont beaucoup de gens, et pas seulement les jeunes,
44:10ne sont absolument pas conscients
44:12parce qu'ils ne savent pas comment fonctionnent des journaux comme les nôtres,
44:16c'est que nous, on est des équipes.
44:22Donc les limites, elles existent, elles se négocient jour après jour
44:29à travers un travail professionnel concret
44:33et une confrontation entre des gens dans une équipe.
44:36Alors bien sûr, il y a des choses qui passent qui ne devraient pas passer,
44:40il y a des erreurs, on est des hommes, on n'est pas parfaits,
44:44mais qui dit équipe dit confiance dans l'équipe.
44:48Donc naturellement, un journaliste ou un dessinateur réfléchit à ce qu'il fait,
44:59parce qu'il va être d'abord, avant d'être confronté au lectorat,
45:02il va être confronté à son équipe.
45:05Et c'est un bon critère, je ne sais pas si le mot est de sélection,
45:16en tout cas pour la réflexion face aux limites que nous, les journalistes, nous avons.
45:22C'est pourquoi d'ailleurs, c'est toujours très intéressant
45:25de faire venir dans les journaux des jeunes, des classes.
45:29Et vous les rencontrez comment ces jeunes étudiants lycéens ?
45:33Vous vous déplacez beaucoup dans les lycées, les facs ?
45:35Ou vous faites venir, comment vous les rencontrez ?
45:39On organise des rencontres dans les facs, dans les lycées,
45:43par l'intermédiaire aussi de l'association DCL qui va voir des collégiens de lycéens.
45:47Dessiner, créer, libérer, c'est une association qui a été montée
45:50juste après l'attentat de janvier.
45:53On a reçu à peu près 15 000 dessins, je crois, d'enfants de tous âges.
45:58Et en fait, ces dessins ont été triés, sélectionnés.
46:00On en a fait un outil pédagogique dans un livre
46:03qui a permis de parler de liberté d'expression.
46:06Dans ces dessins, il y en a un qui m'avait marqué, qui était assez prodigieux.
46:09Il y a un gamin qui a dessiné une porte
46:12et derrière, il a fait un petit prophète.
46:14Il a mis « et un demi-prophète, on peut » ou quelque chose comme ça.
46:19Il était assez réussi.
46:21Déjà, les enfants, immédiatement, ont pris le crayon après l'attentat
46:27pour signifier quelque chose, leur attachement au dessin,
46:34parce que le dessin, c'est quelque chose qui vient de l'enfance.
46:38Ça a été tout de suite dit.
46:40Quand on va dans les écoles, ces outils-là,
46:45justement, quand on parle de dessin, on parle de liberté d'expression,
46:49les jeunes questionnent.
46:52Suivant l'âge, il y a vraiment beaucoup à dire.
46:56Ils sont quand même intéressés.
46:58Même s'ils ne savent pas dessiner, certains prennent le crayon naturellement
47:03juste pour poser une idée, parce que le dessin, c'est avant tout une idée.
47:07– Pour revenir à la rencontre avec les étudiants,
47:09c'est vrai qu'il y a un jour ou trois semaines,
47:13on a rencontré des étudiants de Sciences Po au Havre,
47:16et il y en a un qui nous a demandé
47:18« mais qu'est-ce que vous pensez des safe spaces ? »
47:22Alors, je leur ai dit que je trouvais ça à chier,
47:26et ce vocabulaire un peu cru, ça leur a fait du bien.
47:29En fait, ils n'osaient pas le dire.
47:31Donc nous, on est là aussi un peu pour les décoincer,
47:33mais vous avez le droit aussi de dire ce que vous voulez,
47:35il ne faut pas avoir peur de s'exprimer.
47:37Et voilà, c'est ça aussi un peu l'intérêt d'aller rencontrer,
47:41c'est leur donner un peu confiance en eux et dans ce qu'ils ressentent,
47:44ils peuvent l'exprimer.

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