Mathieu Bock-Côté propose un décryptage de l’actualité des deux côtés de l’Atlantique dans #FaceABockCote
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00:00Bonsoir à tous, ravi de vous retrouver pour Face à Mathieu Bocoté, cher Mathieu, bonsoir.
00:05Bonsoir.
00:06Bonsoir Arthur de Vatrigan, ravi de vous retrouver, invité exceptionnel, émission exceptionnelle,
00:12il n'y aura pas d'édito ce samedi soir.
00:14Alain Finkielkraut, bonsoir.
00:15Bonsoir.
00:16Merci d'être avec nous.
00:17La modernité a contre-courant.
00:20Mathieu Bocoté, pourquoi avoir invité Alain Finkielkraut ce samedi soir ?
00:25Parce que pour l'électeur d'Alain Finkielkraut, la publication de la modernité a contre-courant est un livre événement.
00:31Pourquoi ? Parce que c'est l'entrée de l'oeuvre d'Alain Finkielkraut dans la collection bouquins,
00:34où on retrouve plusieurs de ses livres, plusieurs des livres d'entretien normalement,
00:38des livres de conversation qu'il a pu avoir avec différents intellectuels, différents journalistes,
00:42et aussi un ouvrage absolument remarquable, Nous autres modernes,
00:46dans lequel Alain Finkielkraut a condensé sa philosophie et son enseignement.
00:51Et ce sera l'occasion aujourd'hui, dans un premier temps dans cette émission,
00:54d'avoir un échange avec lui sur son rapport à la modernité,
00:57et dans le deuxième temps, sur l'art de la conversation qui se perd dans les temps présents.
01:01Alain Finkielkraut, bonsoir.
01:02Bonsoir.
01:03Alors, je l'ai dit, dans ce livre qui est paru chez bouquins, où on rassemble plusieurs de vos livres,
01:09l'un d'entre eux, ce sera la première partie de notre entretien, Nous autres modernes.
01:13Nous autres modernes, qui est le fruit de votre enseignement pendant longtemps, si je ne me trompe pas, à Polytechnique,
01:19mais qui est aussi le lieu où vous explorez le plus finement, je crois, dans votre oeuvre, votre rapport à la modernité.
01:25On vous présente souvent injustement comme un anti-moderne,
01:29on ne vous présentera certainement pas comme un moderne enthousiaste.
01:32Comment vous présenteriez-vous ? Comme un moderne sceptique ?
01:35Et d'abord et avant tout, qu'entendez-vous par la modernité ?
01:38Alors, moderne, c'est déjà un paradoxe.
01:44Notre civilisation se présente comme moderne.
01:48Ce n'est pas la première fois qu'une civilisation veut imposer ses institutions et ses idées,
01:56mais c'est la première fois qu'au lieu de préciser, de proposer un principe intemporel,
02:04elle donne comme idéal le temps et ses changements.
02:08De coup, moderne. Nous sommes modernes, c'est Bacon qui disait ça,
02:13la vérité est fille du temps et non de l'autorité.
02:18On parie sur le temps, donc sur la progression temporelle.
02:25Et ça, il faut en faire d'une certaine manière d'abord crédit à la modernité,
02:30parce qu'avec les temps modernes, avec Bacon et Descartes,
02:36la fin de la philosophie n'est plus la contemplation des intéressés de l'éternel,
02:44mais le soulagement de la condition humaine.
02:48C'est ce que disait Descartes, la conservation de la santé est le but principal de mes études.
02:55Il faut que la Terre cesse d'être une vallée de larmes,
03:00se rendre comme maître et possesseur de la nature pour soulager, je viens de vous le dire, la condition humaine.
03:07C'est un projet, la modernité c'est un projet, d'où la confiance dans le temps,
03:12un programme magnifique dont nous ne sommes tous les bénéficiaires.
03:18C'est C.A.S. Lewis qui disait fermer les yeux et imaginer un monde sans chloroforme.
03:24Je pense que je suis vivant devant vous grâce à la médecine, grâce donc au progrès de la médecine.
03:35Donc il faut être capable d'abord de témoigner de la gratitude pour ce projet et pour sa réussite.
03:45Simplement, les choses ont un peu mal tourné, c'est-à-dire l'homme avance,
04:01mais son avancée est beaucoup moins une promesse qu'une menace aujourd'hui.
04:10L'humanité est en train de dévaster la Terre et nous réapprenons, nous autres modernes,
04:24une notion que nous croyons à tous les sens du terme dépasser, celle de limite.
04:29Dépasser parce que précisément la modernité c'est le dépassement, c'est le déchaînement de prométhée.
04:35Et tout d'un coup vient cette sagesse, devrait venir cette sagesse que les anciens nous ont léguée
04:42et que nous avons rejetée, nous autres modernes, la mesure.
04:46La mesure si magnifiquement célébrée par Camus dans L'homme révolté.
04:51Comment maîtriser notre maîtrise ?
04:53Voilà d'ailleurs ce que devrait essayer de faire l'écologie et ce qu'elle ne fait pas.
05:02Il devrait empêcher le pouvoir de l'homme de devenir non plus une promesse, moi je dis, mais une menace.
05:11Et l'écologie ne le fait pas parce qu'elle, au contraire, devient l'écologie officielle, une succursale de la technique.
05:24Prenons les éoliennes.
05:27Je vous donne une publicité d'EDF.
05:31Avant le vent c'était juste le vent.
05:33D'ici à 2030, EDF va encore doubler sa production d'énergie renouvelable.
05:39Donc le vent c'était le vent.
05:41Maintenant le vent est, pour le dire en termes adhériens, arraisonné.
05:46Il doit servir, de même que le Rhin, disait Heidegger, n'est aujourd'hui plus qu'un fournisseur de pression hydraulique.
05:54Donc si vous voulez, l'arraisonnement technique du monde continue et l'écologie officielle est partie prenante.
06:04Et moyennant quoi d'ailleurs, les éoliennes se répandent et en laissent la terre.
06:09Parce que ça devrait être aussi le souci, ça doit être la responsabilité de l'homme de veiller sur la beauté du monde.
06:17Et l'écologie a oublié ce souci.
06:20Vous nous dites que la modernité a un peu mal tourné en quelque sorte.
06:23La modernité a perdu le sens des limites.
06:25Mais Daniel Bell, le sociologue américain, disait dans un ouvrage consacré aux contradictions culturelles du capitalisme.
06:32Il disait que le capitalisme repose sur un stock de vertus anciennes,
06:36un stock de vertus accumulées, des mœurs, des marqueurs culturels,
06:41qui d'une génération à l'autre, inévitablement vont s'émousser.
06:46Donc la modernité, disait-il à sa manière, détruit ses propres conditions de possibilité.
06:52Chaque génération qui passe, la modernité détruit toujours un peu plus ce qui l'avait rendu possible,
06:57le sens des limites qui l'avaient civilisé.
06:59De ce point de vue, ne sommes-nous pas pris dans un mouvement d'autodestruction inévitable ?
07:03Oui, vous avez raison.
07:05Surtout que quand même, ce que la technique au sens allégérien prononce,
07:12ce qu'elle promet même, c'est la disponibilité de toute chose.
07:17Nous devenons des consommateurs universels.
07:22Tout est là pour notre bénéfice immédiat.
07:27Donc la publicité va dans ce sens, et en effet, aucune vertu ne résiste à ce mouvement de plus en plus fort.
07:38Mais il y a aussi autre chose sur quoi je voudrais insister.
07:43Une contradiction de la modernité qui vient au départ.
07:53La démocratie a été inventée par les cités grecques,
07:59mais elle est revenue en Europe après les guerres civiles religieuses.
08:07Les hommes ont pris conscience de l'horreur, de l'arrogance meurtrière
08:15de ceux qui se croyaient les confidents de l'absolu.
08:19Donc, chacun s'est rendu compte de sa propre finitude,
08:29et c'est à partir de cette finitude qu'on a essayé de construire les états modernes.
08:37C'est ce que dit Camus, le démocrate est modeste.
08:43Il y a aussi une modestie inhérente à la modernité à travers la redécouverte de la démocratie.
08:52Il sait, le démocrate, qu'il ne sait pas tout et qu'il a besoin de consulter les autres et de savoir ce qu'ils savent.
09:01Mais la démocratie, c'est aussi autre chose, d'entrée de jeu.
09:06C'est un mouvement, c'est ce que Tocqueville appelle magnifiquement
09:11le développement graduel et irrésistible de l'égalité des conditions.
09:18Un mouvement qui va de la servitude à la liberté, de l'ordre hiérarchique à l'égalité de tous avec tous.
09:30Vous comprenez bien qu'il y a là une contradiction interne.
09:35Soit la démocratie est un espace où les opinions se confrontent à égalité
09:41et on parie en disant la vérité est accessible par ce moyen,
09:48soit la démocratie est une ascension vers un but ultime de la totale liberté et de l'égalité définitive.
09:57Mais si c'est une ascension, si c'est un espace la démocratie, on a des adversaires.
10:05Si c'est un mouvement ascensionnel, il n'y a plus d'adversaires.
10:09Il y a d'un côté les vivants de plein droit et de l'autre côté les morts-vivants,
10:14ceux qui appartiennent à une époque révolue de l'histoire.
10:18On les appelle aujourd'hui les réactionnaires.
10:21Et ceux-là, si vous voulez, leur date de péremption est dépassée depuis longtemps.
10:26Ils n'ont plus rien à faire sur la Terre.
10:29D'où une sorte de dogmatisme inhérent dans un cas.
10:32On est dans la politique, la démocratie est un concept politique.
10:35Dans un autre cas, c'est un concept historique.
10:38C'est l'histoire qui dicte sa loi et donc aucun débat n'est plus possible.
10:48Mais ce n'est pas parce qu'il y aurait d'un côté des démocrates et d'autres qui ne le sont pas.
10:52C'est deux conceptions de la démocratie qui se heurtent violemment.
10:57– Arthaud de Matrigan.
10:58– Dans ces conceptions de la démocratie,
11:01le problème d'origine n'est-il pas que la recherche du bonheur
11:05a remplacé la recherche de la vérité, qu'est la quête de l'Occident depuis les Grecs ?
11:09Il suffit de regarder les bibliothèques, c'est du coaching, c'est comment bien vivre.
11:13Et ce n'est plus des manuels de philosophie ou d'histoire.
11:16– Non, ça c'est vrai, c'est vrai, vous avez raison.
11:19Moi je ne maîtrisais pas totalement l'idée de bonheur.
11:24Mais effectivement, je n'irais pas chercher mon bonheur chez un coach.
11:30Mais je formulerais les choses un peu autrement.
11:35Les deux figures hyper modernes aujourd'hui sont le migrant et le trans.
11:44C'est ça qui est extraordinaire.
11:46Le migrant, il n'a pas d'identité.
11:49S'il est migrant, il ne vient pas de quelque part, il est migrant.
11:53Et effectivement, il est celui qui objecte à l'idée de séparation, à l'idée de préférence.
12:04Il faut lui ouvrir les portes parce qu'il incarne l'humanité contre la particularité.
12:10Donc il est l'objet de toutes les attentions du démocrate au deuxième sens,
12:18que j'ai formulé tout à l'heure.
12:20C'est parce qu'il incarne l'égalité totale.
12:24Il n'y a plus de différence entre l'autochtone et l'étranger.
12:30Avec ce migrant érigé en modèle, en exemple.
12:36Et puis, de l'autre côté, le trans.
12:39Vous en avez parlé à plusieurs reprises après ce rapport inouï de la Haute Autorité de la Santé,
12:51invitant à rembourser les opérations de transidentité à partir de l'âge de 16 ans.
12:58Le trans, ça devrait rester une exception.
13:03Une exception à considérer avec le maximum d'humanité possible, bien sûr.
13:08Dans quelle mesure cette volonté est-elle authentique ?
13:14Comment peut-on éventuellement la satisfaire ?
13:18Non, c'est un modèle.
13:20Pourquoi ? Parce que le trans, c'est la figure ultime de la liberté.
13:25Il est cause à sui, cause de lui-même.
13:28Pour nous tous, la liberté est hypothéquée par la naissance.
13:35Nous ne choisissons pas notre sexe.
13:39Il nous tombe dessus, si j'ose dire.
13:42Et là, tout d'un coup, la part non choisie de l'existence est réduite à rien.
13:48Et d'ailleurs, tout le monde est invité à se penser sur le modèle du trans.
13:52Non pas pour réaliser cette opération, mais pour dire qui il est.
13:56Genderfluid, etc.
13:58Une multitude d'identités peuvent apparaître, mais chacun décide pour lui-même.
14:03Et aux Etats-Unis, on le voit, choisir son propre pronom.
14:06Ce sont ces deux figures qu'on nous invite, si vous voulez, à méditer,
14:11sur le modèle desquels nous devons nous penser,
14:15parce que c'est le dernier stade, c'est l'apothéose de la démocratie.
14:23Émancipation totale d'un côté, égalité totale de l'autre.
14:28Alors, qui réfléchit à la modernité pose inévitablement la question d'une transcendance manquante.
14:34C'est-à-dire que puisque, finalement, les fins dernières sont dans l'histoire,
14:37toujours insaisissables, l'idée d'une transcendance divine,
14:40certains diraient du sacré, semble insaisissable.
14:43Et pourtant, vous êtes à la recherche d'une transcendance,
14:45vous la trouvez, vous me corrigerez si je me trompe, dans la culture,
14:48dans la transmission, dans la possibilité à chaque génération
14:51de transmettre une certaine idée de la civilisation.
14:54Certains disent que cette culture, toutefois, est impensable sans le culte qui l'a rendue possible.
15:00Comment se pose la question de la transcendance pour les modernes que nous sommes ?
15:06Écoutez, c'est aussi un des paradoxes de ce qu'on appelle les temps modernes.
15:13Parce que je disais, pour Bacon, la vérité est fille du temps et non de l'autorité.
15:19On ne se retourne pas, on regarde vers l'avant.
15:23Alors déjà, Peggy avait émis une objection très intéressante,
15:30il disait que l'humanité dépassera les premiers dirigeables
15:35comme elle a dépassé les premières locomotives.
15:38Après la téléphotographie, elle inventera tout le temps...
15:42Écoutez bien, c'est Peggy, c'est le début du XXe siècle, tout début.
15:50Après la téléphotographie, elle inventera tout le temps des graphies et des scopies
15:55et des phonies qui ne seront pas moins télés les unes que les autres.
16:00C'est incroyable, c'est incroyable.
16:03Il dit, et on pourra faire le tour de la Terre en moins de rien,
16:07mais ce ne sera jamais que de la Terre temporelle.
16:10J'en viens à votre transcendance.
16:12Et on ne voit pas que des hommes jamais pourront se vanter d'avoir dépassé Platon.
16:21Et c'est très intéressant, il choisit Platon.
16:24Et ça, l'humanisme de la Renaissance, donc une partie de la modernité,
16:30en avait pris acte.
16:32On lisait les textes anciens avant la Renaissance,
16:37mais on les lisait dans une perspective théologique.
16:41Aristote nous menait à la vérité de l'Église.
16:45Et tout d'un coup, on redécouvre ces textes anciens pour eux-mêmes.
16:49Et alors, là, se dit quelque chose, un peu à l'opposé de Descartes,
16:56Cogito ergo sum, c'est-à-dire pour accéder à nous-mêmes et au monde,
17:03nous avons besoin de passer par le détour des signes d'humanité
17:09déposés dans les œuvres de culture.
17:11C'est ça, la transcendance.
17:12Il n'y a pas d'accès immédiat.
17:14On a besoin de ça.
17:15Alors, ça peut être Cicéron, mais ça peut être évidemment
17:18beaucoup d'autres textes.
17:21Et ça a été vraiment le pari de l'Europe moderne,
17:28c'est-à-dire l'unité de l'Europe n'est plus religieuse,
17:32elle se fait autour de la culture.
17:35Et comme le dit Gundera dans ce texte fondateur que je cite souvent,
17:41Un Occident kidnappé, la tragédie de l'Europe centrale,
17:44aujourd'hui, la culture cède la place.
17:47Cette transcendance-là cède la place.
17:50Et là, il faut en revenir à l'égalité.
17:53Il faut en revenir à l'égalité des conditions,
17:55c'est-à-dire au nom de l'égalité, on proclame que tout est égal.
18:01Et donc, on ne va pas nous emmerder avec des admirations protocolaires.
18:06On ne va pas demander aux enfants de se prosterner devant des textes
18:10en leur disant, voilà, c'est admirable, faites-nous confiance,
18:15faites-nous crédit, non.
18:16D'ailleurs, on n'arrête pas de dire, il faut développer
18:19l'esprit critique de l'enfant dès son plus jeune âge,
18:22c'est-à-dire ne pas faire crédit, ne pas faire confiance,
18:25regarder même les textes essentiels de haut.
18:30Et c'est ce principe-là d'égalité, ce tout-est-égal,
18:33ce nihilisme du tout-est-égal qui vient à bout
18:36de ce qu'on pourrait appeler la transcendance moderne.
18:40– Arthur de Vatrigan.
18:42– Il y a eu un paradoxe assez surprenant justement
18:45entre la transcendance moderne et la transcendance ancienne,
18:48c'est Notre-Dame.
18:49On a même vu un président de la République parler de transcendance.
18:51On a vu le monde s'arrêter devant la sagesse des anciens,
18:54quoique, pour citer Sylvain Téchon, le président a voulu
18:57faire rentrer l'éternité dans un quinquennat.
18:59Qu'est-ce qu'on peut tirer de cet événement ?
19:02Est-ce que c'est quelque chose qu'on peut voir comme positif,
19:05comme un changement ?
19:07– Je ne sais pas si c'est un changement,
19:09mais je suis moi-même très ému par l'émotion
19:14qu'a causée l'incendie de Notre-Dame.
19:18Une émotion française, mais mondiale aussi.
19:22Tout le monde s'est arrêté, on s'est dit
19:24c'est pas possible que ce monument s'effondre.
19:28Et je reconnais que j'ai regardé la cérémonie,
19:32j'ai vu Notre-Dame restaurée dans sa splendeur,
19:37j'ai trouvé le discours du chef de l'État tout à fait à la hauteur,
19:42récupération par récupération,
19:44je n'entre pas dans ces considérations-là.
19:48C'était le discours que l'on voulait entendre,
19:53et c'est… alors que dire ?
19:59Il y a de toute façon un mystère des cathédrales,
20:05ce gigantisme, ce savoir-faire extraordinaire
20:10à une époque qui n'avait pas les moyens techniques de la nôtre.
20:14Le fait aussi qu'on ait eu recours
20:17pour la reconstruire à des artisans à l'ancienne,
20:22tout cela évidemment donne l'image d'une continuité historique
20:27émouvante, que l'on soit croyant ou non.
20:31Et même quand on ne croit pas,
20:33on est évidemment subjugué par la hauteur du monument.
20:39C'est une forme de transcendance à laquelle je n'accède pas normalement
20:45puisque je n'ai pas en moi l'idée de l'au-delà.
20:49Je suis un… Dieu le Père ?
20:53Non, si, Dieu le Père, je suis orphelin,
20:56et je n'en tire aucune gloire, aucune vanité,
21:00parce que j'aimerais avoir en moi la consolation
21:06de l'idée d'une autre vie.
21:08Moi, ce serait merveilleux de dire
21:10« Je vais vivre autrement et je reverrai les miens ».
21:15C'est ça, la beauté de l'au-delà.
21:17Je reverrai les miens, je poserai à mes parents
21:20des questions que je n'aurais pas posées,
21:22j'en profiterai pour discuter longuement sur le pays, etc.
21:28J'ai une idée très précise de ce que serait pour moi l'au-delà.
21:32Malheureusement, cela reste une idée.
21:34Mais pour en revenir à Notre-Dame,
21:37c'était un moment aussi qui m'a fait ressentir,
21:45m'a fait toucher du doigt l'importance capitale
21:50de la continuité historique.
21:52Il nous reste une minute avant la pause.
21:54Je vous pose une question à la lumière de Notre-Dame.
21:56Pour le moderne que vous êtes,
22:00l'homme qui ne sent pas l'appel de l'au-delà
22:02mais qui admire les cathédrales,
22:04avez-vous déjà eu la tentation de prier ?
22:07Oui, ça m'arrive.
22:09Mais en général, pas pour moi.
22:12Quand je suis inquiet, très inquiet pour l'un des miens,
22:19je me mets tout bas à prier.
22:24Quand j'étais enfant, j'étais beaucoup plus bête
22:27parce que j'avais peur de rater mes compositions,
22:31parce qu'on faisait des compositions en sixième ou en cinquième.
22:34Je passais à marcher avec Dieu.
22:37Je disais, si jamais ça marche pour moi,
22:40si jamais je croirais en toi.
22:43Mais maintenant, je prie plus sérieusement pour les autres.
22:49La publicité en revient dans un instant
22:51pour la seconde partie de Face à Mathieu Bocoté
22:54avec comme invité exceptionnel ce samedi soir Alain Finkielkraut.
22:57A tout de suite.
23:01De retour sur CNews pour la suite de Face à Mathieu Bocoté
23:05toujours avec comme invité exceptionnel Alain Finkielkraut.
23:07La modernité a contre-courant.
23:10Mathieu Bocoté, c'est à vous pour la suite de cet entretien absolument passionnant.
23:14Alors en première partie, nous avons parlé justement
23:16de votre rapport à la modernité
23:18que vous avez exploré dans le livre Nous Autres Modernes
23:21qui est présent notamment dans ce recueil d'ouvrages
23:23qu'est la modernité a contre-courant.
23:25En deuxième partie d'entretien,
23:27j'aimerais consacrer en fait notre échange
23:29à votre rapport à la conversation.
23:31Parce qu'il y a dans votre livre,
23:33plusieurs livres justement de conversation.
23:36Des échanges que vous avez pu avoir avec des philosophes,
23:38des intellectuels, des journalistes.
23:40Et surtout, je me permets de faire un détour
23:42avec votre activité hebdomadaire depuis quelques décennies déjà
23:46pour France Culture, l'émission Réplique.
23:48Alors vous animez chaque samedi matin de 9h à 10h,
23:51si je ne me trompe pas, l'émission Réplique
23:53où vous recevez des gens et ce n'est ni un clash,
23:56comme on pourrait dire, c'est la culture du clash
23:58qui s'est emparé de tout depuis quelques années.
24:00Et ce n'est pas non plus une simple conversation entre amis
24:03qui partageraient à peu près tous les mêmes points de vue
24:07et d'ailleurs c'est une manière de rappeler
24:09leur accord commun dans la conversation.
24:11Quel est le sens de cette émission Réplique
24:13que vous menez depuis quelques décennies déjà?
24:15C'est une émission à laquelle je tiens beaucoup,
24:19même à laquelle je tiens de plus en plus.
24:21D'abord, en effet, je suis étonné de sa longévité.
24:25En 2025, ça va faire 40 ans,
24:29ce qui me stupéfie.
24:33J'espère pouvoir continuer encore quelques années
24:36parce que je ne m'en lasse pas.
24:39Le sens pour moi, en effet,
24:43c'est de donner vie à la conversation
24:48sous toutes ses formes.
24:51D'abord, en effet, l'échange
24:55sans conflictualité.
25:02J'aime que l'on puisse réfléchir ensemble
25:07à un sujet, souvent un sujet littéraire,
25:11et avoir différents éclairages.
25:14J'ai fait une émission récemment
25:17sur les dieux en soif d'Anatole France
25:19avec Guillaume Méteiller et François Taillandier.
25:22Nous avons, pour l'anniversaire de la mort d'Anatole France,
25:27réfléchi ensemble à l'intérêt,
25:32à la beauté de ce livre d'un auteur
25:35qui était longtemps négligé.
25:38Ce n'était pas la profondeur,
25:40c'était le beau style, disait-on avec un certain mépris.
25:44On se souvient aussi de la grande animosité,
25:51la grande hostilité des surréalistes
25:53à l'égard d'Anatole France.
25:55Au lendemain de sa mort,
25:57ils avaient publié un petit pamphlet répugnant
26:00sur un cadavre.
26:03Ils piétinaient le cadavre d'Anatole France.
26:07Celui-ci mérite beaucoup mieux.
26:10On a pu le dire.
26:12J'ai fait aussi une émission dans le même sens
26:14sur Mme Bovary, etc.
26:17Et puis, il y a les débats.
26:20Il y a les débats auxquels je tiens énormément
26:23parce que la période ne leur est plus favorable.
26:27Après tout, la revue Le Débat a été arrêtée.
26:33— Fondée par Pierre Manant et...
26:35— Pierre Norat.
26:36— Pierre Norat et Marcel Gaucher.
26:38— Pierre Norat et Marcel Gaucher.
26:39Elle a été arrêtée.
26:40Alors, on peut leur reprocher
26:41de ne pas s'être choisis de successeurs.
26:44Un petit côté, après moi, le déluge.
26:46Mais il y avait aussi un constat.
26:491980, naissance du Débat.
26:52C'est en rupture avec, justement,
26:55le modèle satrien.
26:57Sous l'égide, sous l'hégémonie de Sartre
27:01et de ses épigones,
27:03la vie intellectuelle était placée
27:05sous le signe du combat, même de la guerre.
27:08De la guerre.
27:09Il y avait vraiment le vrai et le faux
27:12qui s'affrontaient.
27:14Et donc, aucun débat n'était possible.
27:17La politique, par renversement
27:20de la formule de Clausewitz,
27:21était la continuation de la guerre
27:24par d'autres moyens.
27:27Survient la prise de conscience
27:30de l'imposture totalitaire.
27:32Donc, les intellectuels se parlent à nouveau.
27:35Et c'est d'ailleurs un moment
27:37dont je me souviens très bien.
27:39Ça a duré une vingtaine d'années seulement.
27:43Et puis, Norat dit, voilà,
27:47le temps du débat est venu ou revenu.
27:50On peut discuter ensemble.
27:53On peut argumenter.
27:55Car, comme aurait dit Montaigne,
27:58la cause de la vérité
28:02est la cause commune à l'un et à l'autre.
28:06Et puis, cette période bénie
28:09s'éclose en 2002
28:13avec l'apparition du petit pamphlet
28:16du libel de Daniel Lindenberg,
28:20le rappel à l'ordre,
28:22et c'est sur les nouveaux réactionnaires,
28:24publiés sous le haut commandement
28:27de Pierre Rosanvalon.
28:29Ce libel a fait éclater le centre Raymond Aron,
28:32c'est très intéressant,
28:34Aron que Sartre traitait par le mépris,
28:36qui était dirigé par Marcel Gauchet-Pierre Manon
28:40et Pierre Rosanvalon.
28:42Et Lindenberg dit que Gauchet et Manon,
28:45il les inscrit sur la nouvelle liste noire
28:48de ceux qui ne pensent pas dans le sens de l'histoire
28:52et Manon est déjà accusée d'islamophobie.
28:56Donc, ça explose,
28:58la liste noire revient à la mode
29:02et les choses n'ont fait qu'empirer.
29:04Depuis, j'ai l'impression qu'on a multiplié les listes noires
29:07et les noms ne font que s'ajouter à cette liste.
29:09Les listes noires se multiplient.
29:12Imaginez ce qui va se passer
29:15si, je persiste à dire, par malheur,
29:19Marine Le Pen est élue à la présidence de la République.
29:23Dans les jours qui vont suivre,
29:25le monde va publier la liste des intellectuels
29:30qui ont rendu possible cette accession
29:34du Rassemblement national au pouvoir
29:38en banalisant, en légitimant ces idées.
29:43La liste est prête, elle est renouvelée de temps en temps,
29:46mais elle est là.
29:48On vit, et en plus, c'est un phénomène
29:51qui se répand dans toutes les universités
29:53sous le nom de wokisme.
29:55Aujourd'hui, sous le nom de wokisme, non,
29:57parce que la spécialité du wokisme,
29:59c'est de dire que le wokisme n'existe pas.
30:01Mais qu'est-ce que c'est le wokisme ?
30:04C'est l'idée qu'à le temps présent
30:06de tout savoir,
30:08non pas le savoir absolu,
30:10mais la sensibilité absolue.
30:12C'est-à-dire, nous réagissons
30:15à toutes les discriminations.
30:17Racisme, sexisme, misogynie,
30:20enfin sexisme, homophobie, transphobie,
30:24et j'en parle.
30:25Quitte à en inventer quelques-unes,
30:27quitte à en inventer quelques-unes,
30:29désormais le spécisme,
30:31qui est une forme de racisme inter-espèce,
30:33on nous explique que reconnaître un privilège
30:35de l'être humain dans le vivant,
30:37c'est déjà une forme de discrimination
30:38contre le reste du vivant.
30:39Alors ça, j'ouvre une parenthèse
30:41avec cette idée de spécisme,
30:43parce que la préoccupation du sort des animaux,
30:47qui est tout à fait légitime et même salutaire,
30:51elle est évidemment spéciste.
30:53C'est-à-dire que le sort de l'éléphant
30:57peut préoccuper l'homme,
31:00et doit préoccuper l'homme,
31:03mais le sort de l'homme ne préoccupera
31:05jamais l'éléphant.
31:08Et Isabelle de Fontenay,
31:10qui a écrit Le silence des bêtes,
31:12un livre que certains considèrent
31:14comme animaliste,
31:15se réclame du spécisme.
31:17Donc l'antiséptisme est une idiotie,
31:19mais vous avez raison,
31:20ça fait partie,
31:22c'est une des composantes
31:24de cette sensibilité absolue,
31:26mais ça conduit à regarder le passé
31:29avec une certaine hauteur,
31:31une certaine condétendance,
31:32parce que jamais on a atteint
31:34cette sensibilité-là
31:36quand il n'y avait pas homophobie,
31:38il y avait racisme, etc.
31:40Donc on traque les stéréotypes,
31:43et notamment les stéréotypes de race
31:45et de genre,
31:46et on les traque aussi
31:47chez les contemporains
31:48qui ne sont pas assez éveillés.
31:50Donc ça rend le débat
31:52quasiment impossible,
31:54puisqu'il y a d'un côté les philes
31:56et de l'autre côté les phobes.
31:57Donc les philes et les phobes,
31:58ils ne peuvent pas penser ensemble,
31:59ils ne peuvent pas penser en même temps.
32:01Et c'est face à cet durcissement,
32:05à ce raidissement,
32:06que je tiens énormément à maintenir
32:09la conversation en vie,
32:10notamment dans Réplique.
32:12– Arsene Vatrigan.
32:13– Justement, vous parlez de durcissement,
32:15mais n'est-il pas du fait
32:17du retour du marxisme ?
32:19On avait l'impression,
32:20on a eu le sentiment
32:21qu'après la chute du mur,
32:22le marxisme avait disparu.
32:23Depuis dix ans,
32:24on voit que c'est une offensive
32:25très vigoureuse et très séductrice.
32:27On le voit dans tous les courants,
32:28même chez les woke,
32:29même chez les spécistes.
32:30Cette idéologie-là,
32:31comment l'expliquer ?
32:33– Je ne suis pas sûr
32:34que ce soit exactement le marxisme.
32:37C'est-à-dire, oui,
32:39c'est un peu la même chose.
32:41Parce que le marxisme,
32:44c'était la division du monde
32:47en deux blocs antagonistes,
32:50deux subjectivités
32:53qui s'affrontaient à l'échelle du monde.
32:55Mais ces blocs,
32:57c'était la classe ouvrière
33:01et la classe bourgeoise.
33:05Maintenant, la pensée dualiste
33:08fait un grand retour,
33:10alors qu'on croyait vraiment
33:12en avoir fini avec ça.
33:14La pluralité humaine
33:16retrouvait ses droits.
33:18Le chiffre 2 n'était plus
33:21le chiffre du réel.
33:23Et ça, c'était quand même une victoire.
33:25Non, le chiffre 2 revient en force,
33:29mais les deux blocs,
33:31ce sont les dominants et les dominés.
33:33Donc les marxistes s'y retrouvent,
33:35mais ça va au-delà.
33:37Soit on est du côté des dominés,
33:40soit on est du côté des dominants.
33:42Et quand il arrive
33:45à un dominé de mal agir,
33:48c'est forcément à la faute du dominant.
33:51Et ça, on le voit dans le traitement
33:53de ce qu'on persiste à appeler
33:55les faits divers, si vous voulez.
33:57La violence de ce qu'on appelle
34:01les dominés est perçue
34:03comme une contre-violence,
34:05et de cette façon, elle est excusée,
34:07et même elle se retourne contre les victimes,
34:09puisque les victimes,
34:11ce sont des dominants.
34:13Donc c'est ce dualisme
34:17qui sévit aujourd'hui
34:20avec une force extraordinaire
34:23et qui explique aussi
34:26la situation très délicate,
34:30c'est le moins qu'on puisse dire,
34:32faite aux Juifs
34:34dans le monde de notre temps.
34:36Ils avaient,
34:38jusqu'à une date assez récente,
34:42un statut de victimaire.
34:46Le Juif, ça pouvait être
34:48l'opprimé par excellence,
34:50pas seulement le dominé, l'opprimé.
34:52On avait les images, bien entendu,
34:55de la Deuxième Guerre mondiale,
34:57des ghettos et des camps.
34:59Et puis, il y a eu la guerre de 1967,
35:01la victoire d'Israël,
35:03les conquêtes territoriales d'Israël,
35:05et le changement soudain de statut.
35:09L'opprimé est devenu l'oppresseur,
35:13et le palestinien tente à devenir,
35:15on le voit tous les jours,
35:17le Juif.
35:19Et donc on s'adosse même
35:21aux souffrances des Juifs
35:23pour, précisément,
35:25légitimer, aujourd'hui,
35:27leur persécution.
35:29Puisque, d'une certaine manière,
35:31ils sont du mauvais côté de l'histoire,
35:35et la fidélité aux malheurs juifs
35:39impose, à Columbia, à Sciences Po,
35:41ou ailleurs,
35:43d'aller malmener les Juifs d'aujourd'hui.
35:47Mais je pense que c'est devenu
35:51dominant-dominé, oppresseur-opprimé,
35:53le grand paradigme de notre époque.
35:55Alors, vous êtes un philosophe atypique.
35:57C'est-à-dire, à la différence
35:59de plusieurs philosophes,
36:01vous n'êtes pas dans un système
36:03auto-référentiel, mais vous êtes
36:05toujours en conversation,
36:07vous avez fait plusieurs livres
36:09de conversation, on l'a évoqué.
36:11Et de la même manière,
36:13vous ne référez pas seulement
36:15à des philosophes, mais vous êtes
36:17probablement, de tous les philosophes
36:19sont quelquefois moins les philosophes
36:21que les écrivains qui alimentent
36:23ensuite votre philosophie. Est-ce que je me trompe ?
36:25Et si je ne me trompe pas, pourquoi ?
36:27Ah oui, il est vrai que
36:29je fais une grande place
36:31dans ma vie
36:33à la littérature,
36:35et dans la littérature aux romans.
36:39Oui, c'est vrai.
36:41La beauté
36:45du roman,
36:47c'est, si vous voulez,
36:49de ne jamais lâcher
36:53le spécifique,
36:55le particulier.
36:57C'est cette extraordinaire
36:59phrase de Philippe Rode
37:01dans J'ai épousé un communiste.
37:03Quand on généralise la souffrance,
37:05on a le communisme.
37:07Quand on particularise
37:09la souffrance, on a la littérature.
37:11Défendre
37:13le particulier.
37:15Justement,
37:17ce que fait le romancier,
37:19c'est d'arpenter continuellement
37:21la pluralité humaine.
37:23C'est de ne pas céder
37:25au vertige
37:27de la généralisation.
37:29Mais penser, c'est généraliser.
37:31Nous avons besoin
37:35de concepts,
37:37mais nous avons besoin
37:39de la surveillance du général
37:41à partir du particulier,
37:43précisément ce que nous offre
37:45la littérature.
37:49Je le constate,
37:51je vous ai cité Philippe Rode,
37:53je consulte un certain nombre d'ouvrages
37:55de philosophie, bien sûr,
37:57mais j'ai aussi des romans
37:59constamment ouverts devant moi.
38:01Je fais réplique,
38:03je fais une émission,
38:05puis tout d'un coup, je pense à telle ou telle page
38:07de Kundera, et je vais la chercher
38:09et je la ressors.
38:11Et il y a d'autres auteurs encore,
38:13même si, effectivement, j'ai
38:15une direction particulière pour
38:17Rode et Kundera.
38:19Vous prêtez aussi une image un peu
38:21d'écliniste
38:23sur la littérature contemporaine.
38:25Dans votre réplique, vous invitez régulièrement
38:27des écrivains. Est-ce que vous lisez encore
38:29la littérature contemporaine
38:31et quels auteurs vivants, français
38:33ou étrangers, vous surprennent
38:35encore aujourd'hui, et pourquoi ?
38:37Je ne suis pas d'écliniste
38:39en matière littéraire.
38:41Je pense que le chef-d'oeuvre
38:43relève du miracle.
38:45De toute façon, il n'est pas
38:47programmé.
38:49Je serais plutôt inquiet, donc,
38:51d'écliniste pour ce qui concerne
38:53la réception
38:55de la littérature.
38:57On imprime
38:59encore de beaux livres,
39:01mais je ne suis pas sûr que ces beaux livres-là
39:03impriment eux-mêmes.
39:05C'est ça qui
39:07m'inquiète. Je pense que nous sommes
39:09entrés dans l'âge de l'après-
39:11littérature.
39:13Mais ce n'est pas parce qu'il n'y a plus d'écrivains.
39:15C'est parce qu'il y a de moins en moins de lecteurs.
39:17D'ailleurs, on en fait l'expérience quand on
39:19prend le train.
39:21Les gens consultent
39:23leur ordinateur
39:25ou surtout leur portable.
39:29Je vois la manie du scrolling.
39:31C'est comme ça qu'on dit, je crois.
39:33Trois heures
39:35de TGV,
39:37scrolling interminable.
39:41C'est ce que
39:43dit Régis Debray
39:45dans son langage. Nous avons
39:47changé de médiasphère.
39:49Nous sommes passés de plus en plus
39:51de la graphosphère à la vidéosphère.
39:53Je ne vais pas non plus
39:55me mettre à pester contre la vidéosphère.
39:57Je suis avec vous
39:59ici dans une émission de télévision.
40:01La télévision a
40:03bien sûr son utilité
40:05mais avec les nouvelles technologies,
40:07le livre tente à être
40:09de plus en plus
40:11marginalisé.
40:13Quels sont les auteurs que je lis ?
40:15Je suis un lecteur
40:17et c'est
40:19d'une banalité extrême
40:21mais j'ai accordé
40:23beaucoup d'importance au livre
40:25de Michel Houellebecq.
40:29L'extension du domaine de la lutte
40:31que je trouve absolument extraordinaire
40:33avec ce personnage secondaire
40:35de Raphaël Tisserand,
40:37d'une laideur extrême
40:39et qui se fait...
40:43qui prend des vestes
40:45à chaque fois qu'il s'approche d'une fille.
40:49Elle le renvoie très brutalement
40:51et à la fin il meurt dans un accident de voiture,
40:53toujours puceau, parce qu'il n'a jamais voulu
40:55aller voir une prostituée. Il voulait
40:57conquérir une fille, il n'a pas pu.
40:59C'est un personnage à 28 ans qui ressemble fort
41:01à un suicide.
41:03C'est absolument bouleversant
41:05et ça devrait justement
41:07parler aujourd'hui
41:09où les féministes
41:11réduisent
41:13justement le monde
41:15à deux forces, ou plutôt une force
41:17et une faiblesse, le mal
41:19dominant et puis
41:21la femme opprimée
41:23ou humiliée. Il arrive aussi
41:25dans justement
41:27ce qu'est le marché
41:29très cruel de la séduction
41:31à des hommes d'être
41:33humiliés. Ça, c'est ce que dit
41:35très bien ce livre. J'ai aimé aussi
41:37Particules élémentaires.
41:39J'ai aimé le dernier livre,
41:41Anéantir, même si la croisade
41:43de Houellebecq contre le suicide
41:45assisté me paraît
41:47sujette à discussion.
41:49J'aimerais bien l'inviter à République
41:51pour en parler avec lui.
41:53Voilà.
41:55J'aime aussi
41:57Sylvain Tesson,
41:59qui me paraît
42:01un très bel écrivain.
42:03Justement, lui, c'est un peu
42:05au confluent
42:07de la littérature
42:09et de la poésie.
42:11J'aime
42:13D'autres vies que la mienne
42:15d'Emmanuel Carrère
42:17et surtout
42:19L'adversaire,
42:21vous savez, sur Romand,
42:23celui qui a,
42:25quand son subterfuge allait être
42:27dévoilé, tuer
42:29sa femme, ses enfants,
42:31ses parents et le chien
42:33de ses parents aussi.
42:35C'est un livre sur le mal
42:37d'une extraordinaire simplicité
42:39et d'une extraordinaire profondeur.
42:41Voilà trois noms, mais il y en a d'autres
42:43et d'autres ne me viennent pas aujourd'hui à l'esprit.
42:45Il nous reste environ 2 minutes 30.
42:47Vous êtes souvent présenté,
42:49je ne crois pas que ce soit faux,
42:51comme un philosophe de l'inquiétude,
42:53un philosophe de l'inquiétude existentielle,
42:55un philosophe peut-être même de l'angoisse devant la modernité
42:57et pourtant, vous n'êtes pas
42:59que ce philosophe de l'inquiétude, il existe aussi
43:01un Alain Finkielkraut heureux.
43:03Qui a lu
43:05ce petit ouvrage de mémoire que vous avez consacré
43:07à votre parcours, en fait, où vous racontez
43:09l'histoire avec votre épouse et tout ça, découvre
43:11un Alain Finkielkraut tout à fait heureux.
43:13La question sera posée, mais pour tous ceux qui n'ont pas encore eu la chance
43:15de le lire, qu'est-ce qui rend Alain Finkielkraut
43:17heureux ?
43:19Oui, j'en parle dans Pêcheur de perles,
43:21mais si vous voulez,
43:23nous vivons,
43:25si vous voulez,
43:27le progrès dont je parlais
43:29tout à l'heure est devenu un processus
43:31et nous ne savons pas
43:33comment l'arrêter.
43:35Donc les sujets, dans tous les domaines,
43:37les sujets d'inquiétude ne manquent pas.
43:39Mais,
43:41par rapport aux grandes catastrophes
43:43de l'histoire,
43:45nous avons encore
43:47le droit à une vie privée.
43:53Et c'est une chance,
43:55parce qu'il n'y avait pas
43:57de vie privée
44:01avec la montée des périls
44:03et pendant les deux guerres mondiales.
44:05L'histoire faisait irruption
44:07dans la vie.
44:09Elle abattait
44:11le mur de la vie privée.
44:13Pour moi, ce n'est pas le cas.
44:15Ce n'est pas le cas.
44:17Donc, ce qui me rend heureux,
44:19c'est
44:21cette chance d'avoir
44:23de véritables amis
44:25et avec lesquels,
44:27et qui ne sont pas nombreux,
44:29parce que beaucoup d'amis, c'est une contradiction
44:31dans les termes, mais avec lesquels
44:33la conversation est continuelle.
44:35Et j'ai aussi
44:37une chance, c'est que
44:39mon fils soit devenu un ami,
44:41ce n'est pas donné, surtout quand on pense
44:43à ce qu'est l'adolescence.
44:45L'interminable adolescence d'aujourd'hui,
44:47dans l'adolescence,
44:49on se dit, c'est foutu.
44:51Non, l'amitié est possible
44:53et puis, je ne veux pas
44:55en faire des tonnes,
44:57mais j'ai la chance
44:59inouïe,
45:01la chance de l'amour.
45:03Dans la conférence,
45:05dans la correspondance
45:07de Mitterrand avec
45:09Anne Pingeot, il a cette phrase
45:11très belle, je ne l'ai pas lue
45:13toute entière, « Tu es ma chance de vie ».
45:15Je trouve ça,
45:17c'est une phrase magnifique
45:19et que je peux m'attribuer à moi-même.
45:21– Un grand merci Alain Finkielkraut,
45:23la modernité à coutre courant,
45:25vous y avez répondu en quelque sorte,
45:27mais on approche du réveillon
45:29du 31 décembre, que pouvons-nous souhaiter
45:31à Alain Finkielkraut pour 2025 ?
45:35– C'est de tenir bon et d'être encore là.
45:37– Merci à tous les trois,
45:39on se retrouve évidemment
45:41dans un instant pour l'heure d'épreuve.