BRUT BOOK. "Faut pas prendre les cons pour des gens", c'est le nom de cette bande dessinée grinçante dont le tome 5 vient de sortir. Son auteur, Emmanuel Reuzé, raconte à Brut comment il imagine ses gags et comment il conjugue satire sociale et humour noir sans jamais s'autocensurer.
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Art et designTranscription
00:00Dans ce tome 5 de « Faut pas prendre des cons pour des gens », il y a Marcel Mandiciti.
00:03C'est une sorte de startup de la Mandicité.
00:06Pas de joint de suite, il y a Marcel qui est interpellé par quelqu'un.
00:08Il dit « Marcel, vous êtes le SDF le plus riche de France.
00:11En deux ans, vous êtes devenu le leader incontesté de la Mandicité. »
00:15Lui, il répond « Il n'y a pas de mystère. Aujourd'hui, la pauvreté est en pleine expansion.
00:18Je me suis trouvé au bon endroit, au bon moment. »
00:21Comment ça vous est venu ça, Marcel Mandiciti ?
00:23Les sans-abri, c'est quelque chose qui me touche beaucoup.
00:25C'est un sujet qui revient à chaque fois parce que je ne comprends pas que dans un pays comme le nôtre,
00:29il y a encore des gens qui sont à la rue alors que le gouvernement a les moyens de faire quelque chose.
00:33C'est un sujet qui reviendra dans tous les tomes de « Faut pas prendre des cons pour des gens ».
00:37À la fin, on se retrouve avec un espèce de monde parallèle mais très grinçant.
00:42Son domicile dit « Je prends uniquement les dons en ligne maintenant. »
00:45Il y a une vieille dame qui dit « Mais on peut discuter un peu quand même ? »
00:48Il répond « Non, je ne peux pas. Je suis en ligne avec un gros donateur qatari. »
00:51On ne sait pas trop où on est. On est un peu dans un décalage.
00:54On ne sait pas trop s'il faut rire ou pas.
00:56Dans mon souvenir, la chute est venue petit à petit.
01:02On a trouvé l'idée du donateur qatari et l'idée de la mendicité en ligne.
01:08On n'arrivait pas à trouver comment mettre la chute.
01:11Je crois que c'est en rajoutant la vieille dame qui avait envie de parler.
01:14On sent qu'elle a envie de parler parce qu'elle avait encore un peu d'humanité.
01:18Finalement, c'est elle qui demande de l'humanité au SDF.
01:22Il y a une sorte d'inversement des valeurs. C'est un peu étrange.
01:25Comme si c'était elle qui était un peu seule.
01:27Finalement, c'est cette modernité aussi qui fait que tout est numérisé,
01:32qu'on ne parle plus avec des gens.
01:34Au téléphone, on a sans arrêt des répondeurs, des choses comme ça.
01:37On est un peu dans cet univers-là à l'extrême.
01:41Pour vous, c'est quoi une histoire de « il ne faut pas prendre les cons pour des gens » réussie ?
01:48Une histoire réussie, c'est quand je pars de quelque chose qui m'énerve ou que je trouve injuste.
01:54J'ai envie de rentrer dedans.
01:55En général, ça se passe en 6 cases.
01:57Des fois, il y a des histoires en 2-3 pages.
01:59Mais la majorité des histoires sont en 5 ou 6 cases.
02:02Dans les 4 premières, on commence à prendre un sujet.
02:05On le fait dériver vers l'absurde.
02:07Et puis, avec la chute, on va encore plus loin.
02:10On fait un nouveau retournement de situation pour taper encore plus fort.
02:14Une histoire que j'aime bien, c'est celle dans le tome 5.
02:16C'est celle de la première page.
02:17On suppose qu'on se trouve en Amazonie.
02:20Et puis, il n'y a plus qu'un père et son fils avec une petite hutte qui sont sur un monticule de terre.
02:26Et tout autour d'eux, la forêt était complètement rasée par des bulldozers.
02:29Il y a un ouvrier qui arrive et qui leur demande de partir parce qu'ils veulent faire un centre commercial.
02:33Et puis, l'Autochtone refuse de partir.
02:36Il y a une discussion et l'ouvrier insiste.
02:38L'Autochtone finit par dire non, je ne partirai pas, je suis ici chez moi.
02:42Et l'autre lui dit, on va construire un centre commercial.
02:44Il y aura un parking, etc.
02:45Il faut vous en aller.
02:47Finalement, on se retrouve plusieurs mois après.
02:50Le parking a été construit.
02:51Ils ont laissé le monticule de l'Autochtone avec son fils et la hutte qu'il y a dessus.
02:57Mais tout le parking est rempli.
02:58C'est un parking de supermarché qui est complètement rempli.
03:01Et là, il y a une voiture qui s'approche et qui leur demande de partir.
03:04On a mis 2 ans avant de trouver la chute.
03:06On a vraiment beaucoup travaillé sur cette histoire avec Georges Bernstein et Vincent Modiquet.
03:12J'avais fait les 4 premières cases.
03:14Et puis je leur présente et après on essaie de trouver la chute ensemble.
03:17Et là, à chaque fois qu'on essayait de trouver la chute, c'était jamais ça.
03:20C'était pas assez percutant ou pas assez drôle.
03:23Et puis un jour, hop, ça vient comme ça.
03:25On se dit, oui, c'est celle-là.
03:26Tous les 3, on a vu tout de suite que c'était la bonne.
03:29Mais on ne sait pas comment les idées viennent en fait.
03:31C'est à force de faire tourner les choses.
03:32C'est pour ça qu'on n'a pas trop peur en tant qu'humoriste pour l'instant avec l'intelligence artificielle.
03:37Parce qu'on ne peut pas copier.
03:39En fait, on a toujours essayé de recopier ses gags.
03:40Quand on trouve un bon gag, on se dit, je vais essayer de le refaire en changeant un peu le contexte.
03:43Mais en fait, ça ne marche jamais ou c'est toujours moins bon.
03:46Parce que justement, ce qu'il y a d'intéressant dans l'humour, c'est qu'on recommence tout le temps à zéro.
03:50Et qu'on a beau avoir de la pratique et de la technique, ça peut aider à mettre en scène,
03:54ça peut aider à rendre un gag efficace.
03:56Mais comment trouver le gag ?
03:57On redémarre tout le temps comme la première fois.
04:00Comment vous conciliez les dessins avec le texte ?
04:03Comment ça marche ?
04:03Le dessin, justement, il faut deux choses à la fois qui l'illustrent l'idée.
04:09Et j'essaie vraiment de trouver aussi des images extrêmement stéréotypées.
04:13Parce que si on se retrouve dans le bureau d'un directeur d'école,
04:18je vais aller sur Internet et puis je vais regarder 50 bureaux de directeurs d'école
04:22pour voir exactement ce qu'on va trouver.
04:24Et que dans l'imaginaire collectif, le lecteur,
04:26il faut absolument qu'il identifie au premier coup d'œil l'image dans laquelle on va être trouvé.
04:30Plus le dessin va être entré dans une réalité qui va être évidente pour le lecteur,
04:33plus le décalage va être fort avec le texte.
04:36Je n'essaie pas de mettre des cadrages, des contre-plongées, etc.
04:39Il faut que ça soit vu au niveau du regard.
04:41Toutes les images, à part exception,
04:43parce que des fois pour montrer certaines choses dans le tome 5,
04:47il fallait par exemple que je montre un 4x4 face à une Twingo.
04:50Et donc si je voulais vraiment montrer que la Twingo ne pouvait pas passer
04:55parce que le 4x4 bougeait le passage,
04:56il fallait que je sois un peu plus haut que le regard humain.
04:59Mais en général, toutes les planches sont destinées du regard humain.
05:02Je ne fais jamais de plongée ou de contre-plongée.
05:04Je ne fais jamais de choses qui pourraient donner des effets dynamiques
05:06qui seraient pour moi arbitraires.
05:07J'essaie même de montrer les choses souvent face au mur,
05:12les personnages dos au mur.
05:13On est en face d'eux comme presque sur une scène de théâtre
05:16avec le fond qui est parallèle au regard, ou perpendiculaire.
05:20J'avais commencé à dessiner la série avec des dessins différents.
05:23Et puis quand j'ai mis les mêmes dessins,
05:26les gags étaient vraiment beaucoup plus efficaces
05:28parce qu'on a l'impression que les personnages se débattent dans un monde absurde.
05:32Ils se débattent par la pensée, par le dialogue,
05:34mais on ne les voit pas bouger.
05:37Il y a même des fois où j'ai fait deux dessins.
05:39Il y a plusieurs histoires où j'ai dessiné les histoires avec des dessins différents.
05:44Et finalement, j'ai préféré laisser le même dessin
05:46parce que c'était beaucoup plus efficace.
05:48Peut-être aussi que le fait que le dessin soit tout le temps le même
05:51sur trois cases qui se suivent, par exemple,
05:54on ne lit plus que le texte.
05:56Donc ça donne quelque chose de plus percutant, de plus rapide,
06:00quand Louis de Funès sort une phrase ultra rapide,
06:03on est vraiment dans la dynamique.
06:05Et le rythme, c'est très important en humour.
06:07Le rythme, en BD, ça veut dire quoi ?
06:09C'est combien on met de mots dans une bulle, par exemple.
06:13Combien on met de bulles dans la case.
06:14On peut très bien choisir de mettre trois bulles dans une case.
06:18Après, je fais des essais.
06:20Pour ça, c'est très pratique l'informatique
06:23parce que j'ai tous mes textes écrits avec ma typomanuelle.
06:26Donc je peux vraiment diviser une bulle en deux,
06:29déplacer une bulle et savoir à quel rythme ça va être lu
06:35parce que c'est vraiment important.
06:37Je peux faire en dix minutes,
06:39je peux essayer trois ou quatre versions.
06:41C'est vraiment pratique.
06:42Il ne faut pas prendre les cons pour des gens.
06:44Effectivement, il y a une forte dimension politique, politico-sociale.
06:47On est dans une époque de réseaux sociaux
06:49où tout est commenté sur les chaînes d'info continue,
06:52sur les réseaux sociaux.
06:53Du coup, on peut imaginer que vos gags, vos propos soient commentés.
06:58Est-ce que ça intervient dans la fabrique ?
07:02Est-ce que vous l'intégrez ou vous auto-censurez
07:06par rapport à la perception de ce que vous faites ?
07:09Je ne fais jamais de censure ou d'auto-censure.
07:12Je ne crois pas en tout cas en avoir déjà fait.
07:14À partir du moment où je trouve que le gag est drôle
07:17et qu'avec ce que ça raconte, ça me correspond et que je suis à l'aise,
07:21il n'y a pas de raison de ne pas le faire.
07:23Après, c'est vrai qu'il y a une époque assez particulière.
07:26J'ai des amis qui se censurent parce qu'ils ont peur
07:28que ça puisse faire une polémique sur les réseaux sociaux.
07:31Ils me disent tel sujet, je ne vais pas l'évoquer dans mes bandes dessinées
07:34parce que je ne préfère pas prendre le risque.
07:36C'est un peu dommage.
07:37Pour sortir une bande dessinée comme celle-ci, ça prend combien de temps ?
07:42Là, j'ai mis à peu près 10 mois pour la faire.
07:48C'est trop juste.
07:50Dans le tome 4, on avait mis 15 mois, peut-être 14 mois.
07:53C'est beaucoup plus agréable de travailler dans des conditions.
07:55Là, j'ai terminé, j'étais sur les genoux.
07:58Je pense que je vais arrêter d'en faire en un an comme ça
08:02parce que c'est un travail trop intense.
08:04Après, je vais complètement rétablir quand je termine.
08:07J'imagine que c'est pour des raisons économiques.
08:09Il faut que ça sorte pour Noël.
08:10C'est ça, oui.
08:11Bien sûr.
08:12Ça marche très bien à Noël.
08:14L'éditeur préfère que ça sorte en octobre ou novembre.
08:17Bien sûr.
08:18Comme ça, je peux glisser.
08:19Vous pouvez l'acheter pour Noël.
08:21Vous pouvez l'offrir.